terrorisme » est-il une question de style
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terrorisme » est-il une question de style
LE CHOC DES BARBARIES Le « terrorisme » est-il une question de style ? Un mot rythme, depuis trois ans le discours politique et le discours des médias. Il sature notre univers mental. Le terrorisme, bien sûr. Le terrorisme : des civils qu’on assassine, pas pour ce qu’ils auraient fait, mais simplement parce qu’ils sont là, victimes disponibles et que leur mort est destinée à faire peur. Voilà ce qu’est le terrorisme. Cela paraît clair et sans équivoque. Et pourtant… Tous les jours, en Irak et ailleurs, des civils, hommes, femmes et enfants, qui ont le simple tort d’être là se font égorger par des islamistes en djellabah, où sont déchiquetés par les bombes humaines. Cela, c’est du terrorisme. Tous les jours, en Irak et ailleurs, des civils hommes, femmes et enfants, qui ont le simple tort d’être là, sont fauchés, en plus grand nombre encore, par les mitrailleuses et les missiles d’armées régulières et démocratiques. Cela, c’est regrettable, c’est condamnable mais, apparemment, ce n’est pas du terrorisme. Même pas avec des guillemets. Le seul fait que les forces de la « coalition » en Irak se voient systématiquement épargner, quoi qu’elles fassent, cette qualification de « terroristes » est déjà, pour elles, une grande victoire dans la guerre de propagande que se livrent les deux camps. En effet, opposer le terrorisme islamique aux « exactions » américaines est une chose. Admettre que l’usage de la terreur est des deux côtés, en est une autre car cela revient à dire que la « guerre » menée contre le terrorisme est aussi immorale que le terrorisme lui-même. Mais n’est-ce pas le cas ? Y a-t-il une raison défendable à ce traitement différencié des belligérants dans les médias ? Ecartons d’emblée les arguments liés aux buts de guerre proclamés par les uns et les autres : cela voudrait dire qu’à ceux qui combattent pour la « bonne » cause, tout serait permis. C’est précisément cette idée que le mot de « terrorisme » vise à disqualifier : aucune cause ne justifie qu’on vise délibérément des civils. Or, que font les troupes américaines en Irak ? Examinons brièvement quelques faits. Un rapport récemment réalisé par des experts américains en santé publique révèle1 que le nombre de civils irakiens tués depuis l’invasion américaine pourrait être beaucoup plus élevé qu’estimé et avoisiner les 100.000. Un des auteurs précise que « L’usage de la puissance aérienne dans des zones densément peuplées aboutit à tuer beaucoup de femmes et d’enfants ». Certes, on n’envoie pas des avions, comme les nazis à Guernica, dans le seul but de terroriser la population elle-même. Mais on choisit délibérément, pour épargner les combattants (pourtant aguerris et surarmés) de son propre camp, un mode d’agression qui produit en masse des morts civiles évitables. Tuer des civils parce que les combattants sont plus difficiles à atteindre, n’est-ce pas précisément ce que font les sbires de Ben Laden, ou, aujourd’hui, les preneurs d’otage de Zarkaoui ? Parfois, l’objectif de terreur est plus directement avoué. Ainsi, en novembre 2003, bien après que la guerre ait été déclarée « terminée » par Georges Bush, des avions et des hélicoptères ont bombardé Bagdad pour atteindre des bâtiments supposés vides où se seraient cachés des insurgés. Un analyste américain (pro-Bush, pourtant) s’étonne : « Si votre intention est de faire sauter un bâtiment, pourquoi ne pas simplement envoyer des ingénieurs et faire sauter le 1 Los Angeles Times, 29 octobre 2004. Profitons-en pour rendre hommage, à travers ce journal remarquable, à cette partie de la presse américaine qui a refusé d’abdiquer son esprit critique. bâtiment ? Une raison pourrait être de rappeler aux Irakiens la force massive de l’Armée américaine : ils pourraient laisser tomber ces bombes pour de pures raisons de perception publique ».2 Un événement plus récent à choqué l’opinion mondiale (mais très brièvement malheureusement) : après qu’un char américain Bradley ait sauté dans un attentat-suicide à Bagdad, le 16 septembre dernier, deux hélicoptères américains ont tiré dans la foule qui se réjouissait. Le général américain en charge de l’explication a simplement déclaré que «Les troupes sont autorisées à utiliser une force mortelle pour éviter que des équipements sensibles tombent entre des mains hostiles ». Les hélicoptères ont tiré sept missiles et trente rafales de mitrailleuse lourde, tuant seize personnes, toutes civiles (dont le journaliste d’Al Jazira qui filmait la scène) et en blessant 61 autres. Ces faits et des centaines d’autres sont bien connus. Ils ont été reconnus et commentés par l’armée américaine. La seule différence entre ces actes et ceux des terroristes islamistes, c’est en définitive le style : les islamistes pratiquent la surenchère dans l’horreur en « théâtralisant » leurs actions (d’où les décapitations exhibées sur les vidéos). Les troupes américaines tuent en s’excusant, et surtout, elles se gardent bien de faire le compte des civils irakiens tués par leurs missiles ou leur mitrailleuses (les estimations viennent toujours d’organisations indépendantes). Mais à part cela ? Beaucoup de ces morts imputables à l’armée américaine étaient parfaitement évitables, même du point de vue de ses propres objectifs de guerre. Parfois les civils « paient » parce que les combattants sont difficiles à atteindre. Parfois, ils sont tout simplement visés pour les désolidariser de ces mêmes combattants. Il y a une expression pour cela : cela s’appelle du « terrorisme d’Etat ». Les journalistes, pourtant bien plus critiques qu’il y a dix ans, ont du mal à utiliser l’expression. Il reste une sorte de pudeur déplacée, une difficulté à reconnaître que des armées d’Etats démocratiques puissent, en définitive, utiliser les mêmes méthodes que leurs adversaires « barbares ». Comme si nous n’avions pas assez d’exemples ! De Dresde au Vietnam en passant par Hiroshima, les cas abondent qui montrent que les armées des démocraties ne sont pas immunisées contre les crimes de guerre. Qu’aujourd’hui, elles les commettent au nom même de la « guerre contre le terrorisme » est une tragédie pour la démocratie elle-même : pour des centaines de millions de déshérités, en particulier dans le monde islamique, la démocratie pourrait finir par prendre le visage de cette terrible image de George Orwell dans « 1984 » : « … une botte piétinant un visage humain… éternellement ». Si nous voulons donner une chance à la démocratie dans le monde, nous devons impérativement condamner tous les crimes terroristes et plus que tous les autres, ceux qui se commettent – sincèrement ou non – au nom de la démocratie elle-même. Mais pour cela, il faut d’abord accepter de les reconnaître pour ce qu’ils sont : des crimes terroristes. Et appeler donc à un nouveau tribunal de Nuremberg, à une vraie cour pénale internationale… Marc Jacquemain, Sociologue, Pierre Verjans, Politologue Université de Liège 2 Los Angeles Times, 20 novembre 2003.