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La démocratisation de la culture en France à l’épreuve des chiffres de fréquentation Olivier Donnat* Cette rubrique est ouverte aux débats, aux conflits, aux thèmes d’actualité. Un colloque international, organisé par le Département des études et de la prospective (DEP) et l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE-Sciences Po) aura lieu du 28 au 30 novembre 2002 à Paris sur le thème « Le(s) public(s). Politiques publiques et équipements culturels ». www.culture.gouv.fr/dep/colloque/index.htm I l n’est pas facile de faire un bilan de la politique culturelle française, tant on du mal, quand on se livre à cet exercice, à se défaire d’un sentiment contradictoire. Nul ne peut contester, en effet, le chemin considérable parcouru en quarante ans : le maillage du territoire en salles de spectacles, musées, bibliothèques ou écoles de musique est suffisamment satisfaisant pour qu’une large majorité de Français estime que le lieu où ils habitent est plutôt bien situé en matière d’offre culturelle ; les dispositifs de soutien à la création ont été à la fois consolidés et élargis à de nouvelles formes d’expression, les conditions de vie et de travail des artistes se sont beaucoup améliorées, l’administration culturelle s’est professionnalisée, et les différentes alternances politiques des années 1980 et 1990 ont démontré le large consensus qui régnait aujourd’hui sur les grandes options de la politique culturelle. Des inégalités d’accès qui perdurent Et pourtant, les résultats d’enquêtes sont là pour rappeler que quarante ans de politique culturelle n’ont pas permis, dans un contexte général pourtant favo- 4 6 fois à la singularité de leur profil sociodémographique et à l’avantage que constitue, en matière d’offre culturelle, le fait d’habiter la capitale. Quand on compare les résultats de la dernière enquête « Pratiques culturelles des Français », réalisée en 1998, à ceux de 1973, on constate que la fréquentation des équipements culturels est dans l’ensemble supérieure à ce qu’elle était auparavant : la plupart des sorties et visites culturelles ont vu leur taux de pratique progresser, à un rythme certes inférieur à celui des bibliothèques mais néanmoins significatif, notamment dans le cas des concerts de rock ou de jazz, des musées et des expositions temporaires. Les disparités géographiques se sont légèrement réduites au cours des vingt-cinq dernières années, du fait de l’augmentation des taux de fréquentation des ruraux qui ont comblé une partie de leur « retard », notamment pour la fréquentation des cinémas, des bibliothèques ou des monuments historiques, en grande partie du fait des mutations de l’espace périurbain et rural et du renouvellement de ses habitants. Les habitants de Paris intramuros continuent cependant à fréquenter les équipements culturels beaucoup plus massivement que les autres Français, pour des raisons qui tiennent à la Toutefois, la comparaison avec les chiffres de 1973 ne laisse apparaître aucune réduction significative des écarts entre les milieux sociaux. La tendance à la hausse constatée à l’échelle de la population française renvoie plus à des évolutions structurelles – gonflement des catégories de population pour qui la fréquentation des équipements culturels est la plus familière (les cadres et professions intellectuelles supérieures, les professions intermédiaires et les étudiants notamment) – qu’à un réel élargissement des publics. Les taux de fréquentation des cadres supérieurs et professions libérales et, dans une moindre mesure, des cadres moyens restent dans l’ensemble nettement plus élevés que ceux des autres catégories de population, notamment des ouvriers dont les taux sont stables et parfois même en léger recul ; dans les cas où le taux de fréquentation des cadres moyens ou des employés a progressé, celui des cadres supérieurs et professions libérales a progressé à peu près dans les mêmes proportions. Il n’y * Voir Auteurs p. 27. SOMMAIRE / CONTENTS / SUMARIO Page 2 2 rable (augmentation du pouvoir d’achat, progrès considérables de la scolarisation…), de convertir le peuple à l’amour de l’art. AGORA 8 La démocratisation de la culture en France à l’épreuve des chiffres de fréquentation The democratisation of culture in France in the light of attendance levels La democratización de la cultura en Francia frente a las cifras de frecuentación 8 Le nouveau financement de la culture dans la nouvelle économie 10 New Finances for the Cultural Sector in the New Economy 12 Nuevas finanzas para el sector cultural en la nueva economía 20-27 PUBLICATIONS EUREKA 27 AUTEURS / AUTHORS 28-29 WHO’S WHO 14 FOCUS 14 La Loterie nationale britannique et la culture – Une évaluation des sept premières années 16 Evaluating the UK Lottery and the Arts – The First Seven Years 18 Los fondos de la Lotería Nacional en el Reino Unido y las artes – Los primeros siete años 30-31 BABEL 32 CIRCLE Photo Sénat. G. Butet. L’exposition de photographies de Yann Arthus Bertrand sur les grilles du jardin du Luxembourg aurait été vue par plus de 2 millions de personnes en 2000-2001. The exhibition of Yann Arthus Bertrand’s photographs on the railings of the Luxembourg Gardens received over 2 million visitors during 2000 and 2001. La exposición de fotografías de Yann Arthus Bertrand sobre la verja del jardín de Luxembourg ha sido vista por más de 2 millones de personas en 2000-2001. 2 circular No 14 – octobre/October/Octubre 2002 a donc pas eu, à l’échelle de la population française, de « rattrapage » des milieux sociaux les moins investis dans la vie culturelle. Prenons l’exemple des concerts de musique classique. La légère augmentation de la fréquentation (9 % des Français ont assisté à ce genre de concert au cours des douze derniers mois, contre 7 % en 1973) est due presque exclusivement à l’évolution structurelle de la société française au cours de la période. Les cadres supérieurs et professions libérales sont le seul groupe dont le taux a augmenté entre 1973 et 1997, en dépit d’un léger recul dans les années 1990. De même, l’exemple des musées vient rappeler qu’une augmentation des entrées dans un équipement ne signifie pas nécessairement diversification des publics. On constate en effet que l’augmentation de la proportion des Français ayant visité un musée au cours des douze derniers mois (33 % en 1997 contre 27 % en 1973) renvoie, en dehors de l’évolution structurelle de la société française, à une progression des taux de fréquentation des agriculteurs, des patrons de l’industrie et du commerce et surtout des cadres supérieurs ; les taux de fréquentation des cadres moyens, des employés et des ouvriers n’ont, en revanche, pas bougé. Le cas des salles de cinéma est différent : l’apparente stabilité observée à l’échelle de la population française (49 % des Français de 15 ans et plus ont fréquenté une salle au cours des 12 derniers mois, contre 52 % en 1973) masque en réalité les importantes mutations survenues dans la composition sociale du public, du fait du retrait relatif des milieux populaires. Alors que le taux de fréquentation des cadres supérieurs demeurait stable au cours de la période, celui de tous les autres milieux sociaux chutait brutalement dans les années 1970 avant de se stabiliser par la suite, sauf dans le cas des ouvriers dont la fréquentation a continué à baisser : en 1997, moins de la moitié de ces derniers (44 %) se sont déplacés au cinéma au moins une fois dans l’année, contre 78 % vingt-cinq ans plus tôt. Les chiffres apportent par conséquent un démenti à ceux qui pensent (pensaient ?) que l’augmentation de l’offre publique de culture entraîne mécaniquement un élargissement des publics : d’une part, les catégories de population faiblement diplômées – sans même par- ler des fractions de la société les plus marginalisées (les « exclus ») – continuent à accorder une place très limitée aux activités artistiques dans leur temps de loisirs et à fréquenter rarement les équipements culturels ; d’autre part, les réticences à l’égard de la création contemporaine demeurent très fortes à l’échelle de la population française, voire même au sein des milieux cultivés, au point qu’elles peuvent parfois donner le sentiment de se renforcer. La fréquentation des équipements culturels reste marquée, à l’échelle de la population française, par de profondes disparités entre les milieux sociaux : les taux de fréquentation des cadres supérieurs et professions libérales, et, dans une moindre mesure des cadres moyens, restent dans l’ensemble, aujourd’hui comme au début des années 1970, nettement plus élevés que ceux des autres catégories de population. En un mot, le constat concernant les publics, quelles qu’en soient les nuances, est clair : la culture cultivée, quand elle s’est diffusée, l’a fait le plus souvent grâce à la médiatisation de « grands événements » ou à la starisation de quelques artistes, selon des modalités qui s’apparentent plutôt à des formes de dévotion distraites, très éloignées en tout cas des exigences du rapport cultivé à l’art qui suppose une confrontation directe, régulière et informée avec les œuvres. La diversification des modes d’accès à l’art Un tel constat, qui repose sur la seule évolution de la fréquentation des équipements culturels, est toutefois partiel car il ne rend compte que très imparfaitement des importantes mutations survenues ces dernières années dans l’accès à l’art et à la culture. On ne peut plus en effet poser la question de la démocratisation uniquement par rapport à la question de l’accès aux équipements culturels, car ces trente dernières années ont été marquées par une spectaculaire diversification des modes d’accès à l’art et à la culture, liée notamment à la montée de l’audiovisuel. L’arrivée dans les foyers des magnétoscopes, des platines laser, des baladeurs et, plus récemment, des micro-ordinateurs, combinée à la diversification des programmes, a en effet permis de « transporter » l’art et la culture à domicile et favorisé l’émergence de nouvelles formes de réception et d’ap- propriation de l’art et de la culture : des cinéphiles accumulant les cassettes vidéo aux visiteurs de musées virtuels sur l’internet, en passant par les mélomanes traquant le son « pur » dans les dernières innovations technologiques, nombreux sont les exemples qui montrent que la rencontre avec les grandes œuvres de l’art et de l’esprit – si l’on reprend la perspective d’André Malraux – ne passe plus systématiquement par la fréquentation d’un équipement culturel et n’est plus réservée ni à un temps ni à un espace particulier. D’autres phénomènes vont dans le même sens. Le succès de formes de participation à la vie culturelle « hors les murs », depuis les événements exceptionnels comme la Fête de la musique aux spectacles de rue, en passant par les sons et lumières et les festivals, constitue une autre mutation qui oblige à ne plus appréhender la participation à la vie culturelle seulement à travers la fréquentation des équipements culturels : une large partie des personnes assistant à un spectacle de rue, en effet, ne va pas dans les théâtres voir des spectacles joués par des professionnels, de même que bon nombre des touristes attirés par les villes d’art ou les centres-villes chargés d’histoire ne vont pas dans les musées ou les monuments historiques. De même pour la pratique en amateur d’activités artistiques, dont la progression spectaculaire au cours du dernier quart de siècle auprès des enfants et des adolescents et dans une moindre mesure des adultes révèle que de plus en plus de Français, quel que soit leur âge, sont tentés d’aborder l’art par la pratique en amateur, sans pour cela avoir des contacts fréquents avec le monde des professionnels. « Refonder » les politiques culturelles ? Cette diversité croissante des rapports à l’art et à la culture constitue assurément l’un des facteurs qui obligent à repenser le projet de démocratisation et peut-être plus largement à « refonder » les politiques culturelles. Elle incite en tout cas à regarder les équipements culturels d’un regard neuf, comme des espaces polymorphes qui doivent être suffisamment ouverts pour permettre des formes diverses d’appropriation et autoriser des passerelles entre les différentes formes que prend aujourd’hui l’intérêt pour l’art et la culture. 3 circular No 14 – octobre/October/Octubre 2002