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dale au couvent.indd 5 Oscar Panizza Un scandale au couvent nouvelles traduites de l’allemand par Jean Bréjoux Minos La Différence 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 7 UNE HISTOIRE DE NÈGRE Tantam vim et efficaciam nonulli phantasiae et imaginationi in proprium imaginantis corpus tribuerunt. Bendicti XIV « De imaginatione et ejus viribus ». 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 8 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 9 Je venais de m’installer comme jeune médecin débutant dans un faubourg de l’est de Hambourg. Le commerce mondial de ce port avait toujours exercé sur moi un attrait particulier. Grâce aux faibles honoraires que je demandais et aux soins gratuits que je donnais aux pauvres, je m’étais attiré très vite une nombreuse clientèle qui, il est vrai, se composait pour la plupart de petites gens. J’habitais un logement dégagé, presque comme à la campagne. J’avais commencé mes consultations en été pour avoir de la ville, qui m’était complètement étrangère et qui désormais allait être mon lieu de séjour, une impression aussi favorable que poss ible. Une vaste prairie sous mes fenêtres servait en général de refuge à de grandes caravanes, à de petites troupes d’animaux rares ou exotiques qui pour la plupart venaient de Londres et attendaient sur place de repartir quelque part au centre de l’Europe. À proximité immédiate de chez moi se trouvait également l’asile d’aliénés. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 10 10 C’était par une belle matinée de juin. Mes consultations allaient commencer. À la porte qui ouvrait sur la salle d’attente j’entendais depuis environ un quart d’heure des murmures, des bruits sourds qui ne faisaient que s’amplifier, le tout entrecoupé de cris d’enfants. Soudain la porte de mon appartement qui débouchait sur le couloir, s’ouvrit sous une énergique poussée et un nègre entra. Derrière lui mon aide se précipitait, soucieuse d’expliquer et d’excuser cette entrée contraire au règlement. Sans se laisser impressionner le moins du monde, l’homme noir, qui avait lu mon nom sur la porte, s’était précipité et, écartant la jeune femme, avait ouvert brutalement la porte. Je pensai tout de suite à la consternation qu’aurait provoquée ce nègre dans la salle d’attente bondée d’enfants, je calmai la demoiselle, la renvoyai et d’un geste amical de la main j’invitai le nègre à s’asseoir. Or cet individu avait déjà commencé à déverser sur moi un flot de paroles en un invraisemblable charabia. « Hallo ! Vous docteur ? You are the doctor ? – Bien sûr. – J’ai important consultation pour vous – heu... j’ai important communication, très important, très agréable communication – important et agréable pour moi, je sais pas si pour vous aussi. Mais je crois vous bon docteur qui a un cœur – at least I presume – Vous ne croirez pas ce que je vais raconter, impossible pour tête sensée, je veux dire vous ne croirez certainement pas, mais c’est vrai, terriblement vrai, presque trop extraordinaire pour 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 11 11 être vrai. I’m a nigger, that is I have been a nigger – Je suis été – oh ! j’ai été nègre, je suis plus nègre du tout ! » Ici il me faut attirer l’attention du lecteur sur un point : le nègre qui était devant moi et ne voulait s’asseoir sous aucun prétexte, était noir. Voilà qui paraîtra à beaucoup de gens une remarque superflue, or elle ne l’est nullement, comme le lecteur le verra à la fin de ces débats dans un cabinet de consultation. J’ajoute que ce nègre n’était pas seulement noir, il lui manquait encore ces teintes brunâtres, ces taches plus claires, telles qu’on les trouve chez les tribus qui habitent à quelque distance de l’Équateur. Cet homme‑là était entièrement noir, de cette noirceur bleutée que présente un tuyau de poêle fraîchement ciré, en un mot c’était un authentique nègre du Soudan. Il était vêtu à l’occidentale, portait un macfarlane à carreaux clairs, de coupe anglaise, un élégant feutre marron et avec ça des bottes énormes qu’il paraissait avoir achetées toutes faites et que, ignorant de leur forme, il avait chaussées à l’envers, c’est‑à‑dire la gauche au pied droit et la droite au pied gauche. Il donnait par sa stature une impression de puissance ; son visage imberbe était pourvu de lèvres charnues, d’un nez largement épaté, de grands yeux expressifs et d’un menton court mais bien fait. Je dois dire que l’apparition de ce personnage dans mon cabinet ne m’était pas particulièrement agréable. Le pathos agressif avec lequel il s’était introduit de force chez moi, comme le lecteur l’aura remarqué, me faisait craindre que je ne me débarrasserais pas très facilement 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 12 12 de lui. Entre-temps une heure avait sonné. Dans la salle d’attente attenante les clients se pressaient, elle était déjà archicomble et pourtant on entendait sans cesse des coups de sonnette qui annonçaient l’arrivée de nouveaux clients. D’un autre côté la pensée que j’étais très insuffisamment calé en médecine tropicale et orientale m’inquiétait ; quant à la pathologie des nègres, je l’ignorais totalement. Les discours que l’homme me tenait en gesticulant de plus en plus violemment indiquaient qu’à l’origine il avait été instruit en anglais et qu’il n’avait appris l’allemand qu’ensuite ; il le parlait d’ailleurs avec l’accent anglais. La maladie principale des Anglais qui séjournent sous les tropiques, me dis‑je, c’est l’ivrognerie. Et la première passion que les peuplades sauvages imitent lorsqu’elles sont en contact avec les Occidentaux, c’est celle de l’eau-de-vie. Ce nègre, pensai‑je, souffre peut‑être du foie ? J’interrompis son incessant charabia, que je ne saurais reproduire intégralement pour le lecteur. « Mon ami, êtes‑vous malade ? Où avez‑vous mal ? – Malade ? répondit brutalement mon vis‑à‑vis tout noir, en ouvrant de grands yeux, malade ? Moi pas malade, mais solide, bien plus solide qu’avant ! – Et alors, que voulez‑vous de moi ? demandai‑je non sans quelque irritation. – Si ou plaît, docteur, vous bon cœur, écoutez‑moi. » La pensée me vint alors que ce garçon pouvait demander une aumône. Je tirai mon porte‑monnaie, pris une petite pièce et la lui tendis. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 13 13 « Qu’avez‑vous, docteur ? s’écria le nègre avec un geste de recul devant ma main tendue. – Une petite chose pour vous aider. – De l’argent ? Pas besoin d’argent, moi j’ai argent ! » et, ce disant, il frappait sur sa poche droite d’une main vraiment énorme. « Argent c’est grande saleté, ajouta‑t‑il en tirant de sa poche avec sa grosse patte noire un tas de monnaie qu’il me mit en tremblant sous le nez, voilà docteur, voulez‑vous argent ? Argent c’est saleté », répéta‑t‑il, soufflant comme un bœuf. Il s’était avancé d’un pas et les deux globes blancs de ses yeux me considéraient d’un air menaçant. En voyant cette main noire, où se mêlaient des pièces d’or, d’argent et de bronze, d’une valeur non négligeable, trembler sous mes yeux, cette main aux ongles sales, jaunes comme des coings, avec leur courbure simiesque, et sentant la sueur particulière aux nègres, j’eus l’impression d’être en face d’une bête qui pouvait m’écraser à tout moment d’un seul coup de patte. Aussi décidai‑je d’agir avec la plus grande douceur vis‑à-vis de cet excité. « Deux ans je suis excentric dancer au Royal Garden de London, docteur, et j’ai fait beaucoup argent sale. » Mon visiteur me montrait joyeusement deux rangées de dents d’un fort calibre. « Mais dites‑moi ce que vous avez, repris‑je très calmement, pour que je puisse faire quelque chose pour vous. Là, à côté, il y a cinquante personnes qui attendent », ajoutai‑je en montrant la porte de ma salle d’attente. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 14 14 – All right », fit le nègre, ressortant sa main vide de sa poche. Il se recula d’un pas, rectifia sa position et continua : « Je suis de Pululi. – Je n’y vois pas d’inconvénient, repartis‑je avec humeur tout en me levant de ma chaise, là où pousse le poivre. – Non, pas la Côte du Poivre, répondit le nègre en gesticulant affreusement, la Côte du Poivre, c’est plus loin, où le soleil se couche. – Continuez, continuez, qu’on en arrive enfin à votre maladie ! – J’étais meilleur dancer dans mon village. Nous danser en sabots et chanter très jolies chansons avec – comme ça ! » Et ce disant le nègre fit un saut en l’air, si haut qu’il toucha du pied droit le plafond de la pièce pourtant assez haute, et fit tomber un petit morceau de plâtre ; en même temps il lançait un cri affreux, une sorte de borborygme qui manifestement devait exprimer la joie ; pour finir il retomba sur son pied droit avec une telle force que plusieurs verres qui se trouvaient sur ma table tombèrent, et que lui‑même fut enveloppé d’un nuage de poussière. Dans la pièce à côté un enfant se mit à crier. « Oui, docteur, meilleur dancer à Nikowikdwanga. Mais pour mon grand malheur ! Je n’ai jamais regardé dans l’eau parce que le Grand Esprit Noir défend au peuple du Soudan se regarder dans l’eau, et nous autres y a pas miroir. Je m’ai jamais regardé dans l’eau. Je sais jamais moi être noir ! Et dancing, c’est mon malheur. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 15 15 – Mais qu’est‑ce que tout cela a à voir ici ? répondis‑je. Arrivons à votre maladie ! – Un beau jour un homme vient à moi et demande : veux‑tu aller chez puissant peuple des Anglais qui portent habits sur tout le corps, et dancing, singing dans maison pleine de lumières ? Et il montre sa main plein d’or sale – comme ça. » Et mon nègre de replonger sa main dans la poche droite de son pantalon, et de me passer sous le nez le noir récipient de sa patte avec un tas d’or puant. Je n’osai pas reculer de peur qu’il ne s’avançât encore davantage. Je me contentai de dire : « Et alors ? – Je suis parti avec cet homme parce que je croyais argent est pur, non pas sale et j’ai monté sur un grand bateau anglais et nous voyager deux mois sur la mer, et j’ai pas regardé dans l’eau parce que le Grand Esprit Noir défend au peuple du Soudan se regarder dans l’eau. Et j’ai pas su que moi noir ! Et puis arrivée à Liverpool... – Continuez, continuez, le pressai‑je. – À Liverpool, docteur, j’ai vu beaucoup hommes brillants promener entre grandes maisons avec une figure comme la farine et la craie – horrible, horrible ! – Continuez, continuez. Comment avez-vous supporté le climat ? – Air très bon, manger très bon, habitation très bon ! Mais les hommes grimacent avec la figure et tous promener beaucoup ensemble et me regarder avec figure de craie. – Bah, on s’y habitue. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 16 16 – Oh yes, docteur, on s’habitue, je m’ai habitué, j’ai appris l’anglais. Mais un jour je promenais à Lancaster Street et je regarde à travers un bloc d’eau... – Un bloc d’eau ? Qu’est‑ce que cela veut dire ? – Je regarde à travers un bloc d’eau dans une maison où les gens mettent jolies choses pour vendre. – C’était sans doute une vitrine ? – Well, c’était un bloc d’eau. – Mais c’était du verre ? – Well, le verre c’est de l’eau solide. – Mon Dieu, si vous voulez. Et après ? – Well, docteur, je regarde dans le bloc d’eau mais c’était sans le vouloir parce que le Grand Esprit Noir défend au peuple du Soudan de regarder dans l’eau solide. Mais je regarde et, docteur, qu’est‑ce que je vois ? – Eh bien, c’était peut‑être un miroir et vous vous êtes vu vous‑même. – Un horrible monstre tout noir ! Un gorille ! Je croyais il y a un animal dans la boutique et il regarde dehors, mais les hommes blancs qui passaient se sont vus aussi dans le bloc d’eau et alors j’ai compris que l’horrible animal c’était moi ! Alors j’ai su je suis noir, et le soir si les Anglais applaudissent quand je fais singing and dancing, c’est parce que je suis un animal de nègre bien noir, et ils font jaillir lumière artificielle par mille tuyaux pour mieux me voir. – Mon Dieu, vous avez une drôle de façon de voir les choses. Vous auriez pu vous apercevoir plus tôt des différences qui existent dans la couleur de la peau. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 17 17 – Oui, et maintenant j’ai trouvé les visages de craie des Anglais, et encore plus des Anglaises, très pretty, très beau. Alors j’ai maudit le Grand Esprit Noir qui a peint le peuple du Soudan en noir et j’ai décidé moi devenir blanc. – Ah, vous avez décidé de devenir blanc. Voilà qui ne vous avancera pas beaucoup. – Quoi, docteur, vous ne savez pas que nous avons une chose dans la tête qui peut tout changer ? – Et qu’est‑ce que c’est ? – Nous avons une chose qui peut faire tout ce qu’elle veut. – Je ne comprends pas. Que voulez‑vous dire ? – Well, si le peuple du Soudan noir et affreux a quelque chose comme ça dans le cerveau, alors Anglais et Allemands ont aussi. – Mais enfin il n’y a pas de pot de peinture qui puisse peindre tout comme nous le voulons ! – Pas peinture, pas couleur fausse – couleur véritable. – Soit. Quel a été le résultat de vos efforts ? – Well, docteur, deux mois j’ai été tous les jours regarder dans bloc d’eau et j’ai pensé : Poppy, tu dois devenir blanc, et j’ai presque plus rien mangé, et plus dormir. J’étais si faible que je pouvais plus dancing and singing et alors Master m’a renvoyé, et des nuits entières j’ai marché pour chercher bloc d’eau pour me regarder – parce que la nuit ils sont tous fermés et alors j’ai courir au fleuve et j’ai regardé dedans une heure, deux heures, 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 18 18 la nuit entière. Enfin, docteur, après deux mois j’étais comme un chien, pas parler, pas avaler mais toujours dans ma tête l’image claire de ma figure, merveilleuse image de nègre blanc... – Et alors ? dis‑je, devenu curieux. – Well, docteur, après deux mois, un jour, brusquement – it was a wonderful signt ! – je suis devenu blanc. Well, un matin, dans Lancaster Street je regarde dans un bloc d’eau et je suis – oh ! j’ai couleur blanche, merveilleux visage blanc ! Oh, I tell you, doctor, j’étais le plus beau homme à Liverpool et tous les gens me regardent et j’ai été chez mon Master et je dis je veux de nouveau dancing and singing. Mais il a envoyé moi à Hambourg, sur le bateau... » À ce moment une voiture s’arrêta devant ma maison et j’entendis deux hommes sauter rapidement du siège avant. J’étais presque abruti par les discours de mon visiteur. À ce qu’il semblait, le bruit de la voiture l’avait fait sursauter. Encore rouge et tremblant de l’excitation produite par son récit, le nègre était devant moi, plein d’espoir, semble‑t‑il. Le rouge du sang monté à son visage avait donné à sa peau noire un reflet de bronze. Ses yeux blancs me regardaient, tendus, impatients. Mais en même temps sa respiration accélérée et sa façon craintive de tourner la tête vers la porte m’indiquaient qu’il flairait un danger quelconque. En même temps les murmures, le brouhaha, qui venaient de la porte de ma maison me firent comprendre qu’il venait de se passer quelque chose d’extraordinaire. La salle d’attente elle 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 19 19 aussi se mit en effervescence. Peut‑être m’avait‑on amené un accidenté ? « Bon, en quoi alors puis‑je vous aider ? demandai‑je avec le plus grand calme à mon vis‑à-vis. – Well, docteur, je vous prie me donner un certificat que je suis blanc. Les diables noirs qui... » Sans vouloir entendre le reste de son discours, je l’interrompis : « Oui, mon bon ami, mais vous êtes noir, noir comme un nègre du Soud... » À ces mots je sentis qu’on me serrait la gorge et j’entendis un cri que seule peut‑être une hyène est capable de pousser. Sous mon nez je vis surgir le visage du nègre, altéré de sang, ses pupilles blanches exorbitées, je sentis son haleine chaude. J’aurais sans doute vite perdu connaissance si au même instant deux hommes portant le même costume de treillis rayé n’avaient bondi dans la pièce. « Le voilà ! » cria l’un d’eux. En les voyant, le nègre qui m’avait sauté à la gorge comme une panthère et commençait à m’étrangler, me lâcha et se précipita sur eux en hurlant : « Les voilà les diables noirs ! » Il y eut une terrible bataille entre les deux hommes en uniforme – j’avais reconnu en eux les employés de l’asile de fous – et le Soudanais bâti en hercule. Les pièces d’or et d’argent roulaient çà et là sur le sol, car mon nègre se trouvait souvent la tête en bas et les pieds en l’air. Il ne cessait de hurler : « Docteur, aidez‑moi contre les diables noirs ! » Ses yeux étaient tellement exorbités qu’ils recouvraient son visage écumant de fureur comme d’un reflet blanc. Dans la salle d’attente les enfants s’étaient mis à pous- 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 20 20 ser des cris affreux ; ma secrétaire, pâle et affolée était debout devant la porte grande ouverte. Le nègre finit par être maîtrisé et ligoté. Il me jeta encore un terrible regard blanc. Puis on le saisit, on l’emporta, on le glissa dans la voiture et voup !, avant que j’aie pu dire ouf, les voilà partis tout droit pour l’asile d’aliénés. 29/10/2015 12:34 dale au couvent.indd 4 Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1979 (rééd. 1989). © SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. 29/10/2015 12:34