Monsieur Dirk VAN DEN BULCK Commissaire général aux réfugiés
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Monsieur Dirk VAN DEN BULCK Commissaire général aux réfugiés
Monsieur Dirk VAN DEN BULCK Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides Boulevard du Roi Albert II, 26A 1000 Bruxelles, Bruxelles, le 15 octobre 2012 Monsieur le Commissaire Général, Nous avons pris connaissance de l’arrêt prononcé le 02 octobre 2012 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire Singh contre Belgique.1 Cet arrêt nous semble intéressant à plus d’un titre. Dans la mesure où il comporte certaines observations concernant l’analyse effectuée par votre administration, nous aurions apprécié pouvoir discuter du sujet avec vous. Pour rappel, cette affaire concerne une famille de demandeurs d’asile qui déclara avoir la nationalité afghane, être membres de la minorité sikhe et avoir fui l’Afghanistan pour l’Inde en 1992. Le mari se serait par la suite installé à Moscou avant de rejoindre à nouveau son épouse et ses enfants en 2009. L’ensemble de la famille serait alors retourné à Kaboul, mais ne s’y sentant pas en sécurité, ils auraient décidé de fuir vers la Belgique. Le 13 avril 2011, votre administration rejeta leur demande d’asile au motif principal qu’ils ne pouvaient pas établir de façon plausible la nationalité afghane de l’épouse. Les documents d’identité saisis à la frontière n’ont pas été examinés. Dans le cadre du recours introduit devant le CCE, les requérants déposèrent, par le biais de la correspondance électronique entre le CBAR et le HCR, des attestations d’enregistrement sous mandat du HCR en Inde, accompagnées d’informations sur les durées de séjour en Inde des époux. 1 CEDH, 2 octobre 2012, Singh et autres C. Belgique, requête n°33210/11 Le 24 mai 2011, le CCE rejeta les recours introduits par les requérants considérant notamment que les documents du HCR étaient facilement falsifiables et qu’à défaut de fournir les originaux, ces documents n’avaient aucune valeur probante. A la suite de la décision de refoulement prise par l’Office des Etrangers, les requérants saisirent la Cour Européenne des Droits de l’Homme en application de l’article 39 du règlement, en vue de suspendre leur éloignement vers la Russie, demande à laquelle la Cour fit droit pour la durée de la procédure au fond. La Cour a ensuite examiné le litige sous l’angle de l’article 13 CEDH en combinaison avec l’article 3 CEDH et a considéré, dans son arrêt précité, que cette disposition avaient été violée par l’état belge. L’arrêt prononcé a retenu notre attention à plusieurs égards, notamment quant à l’établissement des faits et la charge de la preuve dans le cadre d’une demande de protection et quant à l’évaluation du risque au sens de l’article 3 de la CEDH. En l’espèce, la Cour reproche au CGRA de n’avoir procédé à aucun acte d’instruction complémentaire en se retranchant derrière le manque de crédibilité apparent des requérants2. Pour la Cour, la démarche qui a consisté, tant pour votre administration que pour le CCE, à écarter des documents, qui étaient au cœur de la demande de protection, en les jugeant non probants, sans vérifier leur authenticité, ne peut être considérée comme un examen attentif et rigoureux attendu des autorités nationales. Toujours selon la Cour, si les instances ont des doutes sur le contenu des déclarations d’un demandeur d’asile, elles ont le devoir de mener les actes d’instruction qui sont à leur portée et qui permettraient de dissiper ces doutes. La Cour reproche enfin à votre administration de ne pas avoir procédé à l’évaluation de la crainte des requérants au sens de l’article 3 de la Convention, en se retranchant derrière le manque de crédibilité apparent3. Un tel examen implique notamment de se prononcer au 2 « (…) Si le fait de ne pas accorder plein crédit aux déclarations des requérants et d’instiguer un doute quant à la nationalité et au parcours des requérants relevait à l’évidence de l’appréciation de l’instance d’asile, la Cour observe que le CGRA n’a posé aucun acte d’instruction complémentaire, telle que l’authentification des documents d’identité présentés par les requérants, qui lui aurait permis de vérifier ou d’écarter de manière plus certaine l’existence de risques en Afghanistan. » (§100) 3 « La Cour note que ni le CGRA ni le CCE ne se sont interrogés, même à titre accessoire, sur la question de savoir si les requérants courraient des risques au sens de l’article 3 de la Convention Elle remarque que cet examen a été occulté au niveau du CGRA par l’examen de la crédibilité des requérants et les doutes quant à la sincérité de leurs déclarations.» (§100) 2 final sur les risques encourus dans le pays d’origine ou à défaut, dans un pays où la réadmission sera assurée.4 Cet arrêt rencontre les inquiétudes que nous avons déjà exprimées à plusieurs reprises dans le passé dont notamment : - L’examen de la crédibilité des demandeurs fait parfois appel à des modes d’évaluations qui se révèlent faillibles.5 Trop peu d’attention est apportée aux éléments objectifs que les personnes sont en mesure de présenter. La prise en considération de la vulnérabilité des demandeurs d’asile et de leur dénuement, doit passer par une application plus concrète du bénéfice du doute. Le refus de protection sans que les instances ne se soient prononcées in fine sur l’éventualité d’un retour dans le pays d’origine, ne peut être considéré comme un examen rigoureux au sens de l’article 3 CEDH. Nous serions intéressés de savoir quelles conclusions vous entendez tirer de cet arrêt ? Votre administration entend-elle prendre des mesures pour remédier aux manquements soulevés par la Cour ? Nous sommes naturellement très intéressés à vous rencontrer pour en discuter. En vous remerciant pour l’attention que vous accorderez à la présente, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Commissaire général, l’expression de nos sentiments distingués. Pour le Comité Belge d’Aide aux Réfugiés, Charlotte VANDERHAERT 4 « Ensuite, s’agissant de la possibilité que les requérants puissent être admis, volontairement ou autrement, par l’Inde, la Cour relève que le Gouvernement belge ne fournit aucun argument convaincant qu’il s’agirait là d’une alternative réaliste. Rien ne démontre d’ailleurs que les autorités belges examineront les risques de traitements contraires à l’article 3 encourus par les requérants dans un pays tiers (voir mutatis mutandis, Auad c. Bulgarie, no 46390/10, § 106, 11 octobre 2011 et références citées). » (§83) En extrême urgence, le CCE a récemment pu constater dans une affaire similaire que suite à la mise en doute du séjour en Afghanistan, le CGRA s’était dispensé d’examiner si le retour en Afghanistan d’une famille sikhe était de nature à la mettre en danger. Le Conseil a alors suspendu l’exécution de l’OQT sur base de ce grief défendable au regard de l’article 3 CEDH. RvV arrest 86.028 van 22 augustus 2012. Ceci démontre que certaines décisions du CGRA se révèlent au final inexécutables. 5 Par exemple, dans le cas des membres de la communauté sikhe et hindoue, le CGRA prend pour témoignage principal celui de l’épouse, ce qui d’un point de vue sociologique paraît fort contestable au vu de son inscription dans un mode de vie traditionnel. 3