Piochéli n°67 - Imre Kertesz, Etre sans destin
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Piochéli n°67 - Imre Kertesz, Etre sans destin
PIOCHELI 67 Je peux l’affirmer : l’attente n’est pas propice à la joie – c’est du moins ce que j’ai observé quand nous avons fini par arriver pour de vrai. Je devais être fatigué, et puis peut-être mon impatience d’arriver à destination m’avaitelle finalement fait oublier cette pensée ; j’étais en quelque sorte plutôt indifférent. J’ai aussi un peu raté l’événement. Je me rappelle que j’ai été réveillé brusquement par le hurlement dément de sirènes qui devaient se trouver dans les environs ; la faible lueur qui filtrait du dehors signifiait que c’était l’aube du quatrième jour. J’avais un peu mal au coccyx, là où je touchais le plancher du wagon. Le train était à l’arrêt, comme souvent, et toujours en cas d’alerte aérienne. Il y avait du monde aux fenêtres comme à chaque fois. Tous pensaient voir quelque chose – et jusqu’alors, cela avait toujours té le cas. Au bout d’un certain temps, je suis arrivé à mon tour à la fenêtre : je n’ai rien vu. Dehors, l’aube était fraîche et odorante, au-dessus des champs qui s’étendaient au loin plainait une brume grise, et soudain, comme un coup de trompette, un rayon rouge, fin et aigu, surgit quelque part devant nous, et je compris : j’assistais au lever du soleil. C’était beau et tout à fait intéressant : à la maison, à cette heure-là, je dormais encore. J’ai également aperçu un bâtiment, une station de patelin perdu ou bien l’avantposte d’une grande gare, tout près devant moi, à gauche. Il était minuscule, gris et encore complètement désert, avec de petites fenêtres fermées et un de ces toits ridiculement pentus que j’avais vus hier dans les parages : sous mes yeux, ses contours se sont stabilisés dans la lueur brumeuse, puis il est passé du gris au violet, et en même temps les fenêtres se sont illuminées d’un scintillement rouge quand les premiers rayons de soleil les ont frappées. D’autres l’ont remarqué aussi, et j’en ai parlé moi-même aux curieux qui se pressaient derrière nous. Ils me demandaient si je voyais un nom de lieu. Je distinguais même deux mots dans le jour naissant, en haut du mur, sur le côté étroit du bâtiment qui faisait face au sens de la marche du train : « Auschwitz-Birkenau » - c’est ce que j’ai lu, c’était écrit avec les lettres pointues et sinueuses des Allemands, avec un double trait d’union ondulé. Mais bon, en ce qui me concernait, je fouillais en vain dans mes connaissances géographiques, et les autres n’en savaient finalement pas plus que moi. Après, je me suis rassis, parce qu’il y en avait derrière moi qui voulaient ma place, et comme il était encore tôt et que j’avais sommeil, je me suis vite rendormi. Imre KERTESZ Etre sans destin roman traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Cahrles Zaremba Actes sud Babel N°973, p. 103-105 Edition originale Budapest 1975 1