Que pèse la filière viticole ?

Transcription

Que pèse la filière viticole ?
dossier
VIGNOBLE & POLITIQUE
Que pèse
la filière
viticole ?
Depuis le mois d’octobre dernier, lors de la présentation par Marisol
touraine, ministre de la Santé, du projet de nouvelle loi de santé
publique, jusqu’à son adoption, en avril, par les députés (au moment de
boucler ces pages, le texte législatif devait encore passer par le Sénat,
avant une éventuelle seconde lecture à l’Assemblée nationale, ndlr),
on a beaucoup écrit, dans ces pages comme dans celles des magazines
spécialisés et des journaux des territoires viticoles, sur les rapports
entre vignerons et politiques.
en début d’année, le fabricant de bouchons Diam, pour sa traditionnelle
journée en Champagne, avait choisi comme thème « Viticulture et
politique ». À cette occasion, Alexandre Adler, historien, journaliste,
avait rappelé qu’à une époque, « un tiers des parlementaires français
était issu de la filière viticole, alors qu’aujourd’hui, on les compte… »
Autant d’éléments qui nous ont donné envie de nous plonger dans
les rapports entre vignoble et politique, de revisiter l’histoire de ces
élus champenois d’antan, avec le concours précieux d’Yves tesson,
historien, et d’interroger des élus vignerons champenois, locaux et
nationaux, d’aujourd’hui.
22 | LA ChAMpAgNe VItICoLe
A
popularité retentissante auprès du grand
utomne 2013. Un rappublic. L’affiche de François Hollande
port de la mission inbuvant un verre de vin avait, semble-t-il,
terministérielle de lutte
contre les drogues et
beaucoup moins plus à l’Élysée.
les conduites addictives
En mars dernier, alors que le projet de
nouvelle loi de santé publique arrivait
(Mildeca) était entre les
en Commission des affaires sociales de
mains des sénateurs, qui s’apprêtaient à
l’Assemblée nationale, des amendements
examiner le projet de loi de finances de
la sécurité sociale. Qu’y lisait-on ? Qu’il
issus de l’Anpaa (Association nationale
était recommandé, entre autres, de rade prévention en alcoologie et addictologie) reprenaient les mêmes idées que
dicaliser les messages sanitaires sur les
celles contenues
vins, ou encore
dans le rapport
de limiter encore
Dans le cadre de l’examen
de la Mildeca.
plus la publicide la loi de santé publique,
té, en particulier
Dans le même
les députés vignerons ont
temps à peu près,
sur internet. À
l’époque, Vin & été rejoints par de nombreux la France, par
Société, l’associa- autres, pas forcément élus de la voix de son
ministre des Aftion qui défend
circonscriptions viticoles
faires étrangères,
la filière au plus
haut niveau de l’État, avait lancé une
Laurent Fabius, choisissait l’œnotourisme comme l’un des cinq pôles d’excelgrande campagne de communication
lence nationaux en matière de tourisme.
sur le web, cequivavraimentsaoulerlesEt le président de la République, comme
français fr. L’opération avait connu une
son Premier ministre, ne manquaient pas
de déclarer tout leur amour pour les vins
au salon international de l’agriculture.
De là à tomber dans la schizophrénie, il
n’y a qu’un pas…
« C’est exactement le sens de mon intervention en séance à l’Assemblée nationale récemment, lorsque nous examinions le projet de loi de santé publique,
remémore Catherine Vautrin, députée
de la Marne. Laurent Fabius, le ministre
des Affaires étrangères, a raison de vouloir promouvoir l’œnotourisme quand
on sait ce que représente la filière pour
la France. Mais quand on voit les amendements qui sont arrivés en séance… La
mention sanitaire « l’alcool tue », notamment, pour remplacer « l’abus d’alcool
est dangereux pour la santé ». Nous nous
sommes mobilisés pour que cet amendement ne passe pas et nous avons réussi.
En revanche, nos propositions pour distinguer la publicité de l’information ne
sont pas passées. Nous verrons ce que
n°812
N°812 MAI 2015
| 23
dossier
Histoire
Les réseaux politiques du champagne :
des origines à la création du CIVC
Par Yves Tesson, historien,
docteur à l’université Paris-Sorbonne
L
e champagne, dès ses origines, tire parti de l’engagement des professionnels
dans le monde politique, et ce, au plus haut niveau. Si le vin de Champagne
n’est pas seulement le roi des vins mais aussi le vin des rois, c’est qu’il bénéficiait auprès de ceux-ci d’ambassadeurs de première catégorie. C’est ainsi que Nicolas Brulart, propriétaire d’un domaine viticole à Sillery, profita au XVI­e siècle de sa
charge de Grand Chancelier de France pour placer avantageusement ses vins à la
cour et tenter de supplanter les crus bourguignons.
Au XVIIIe siècle, c’est la famille d’officiers Bertin du Rocheret, spécialisée dans
le courtage en vin, et figurant parmi les premiers négociants à avoir recours à la
« champagnisation », qui s’appuie sur ses charges politiques pour asseoir son empire. Adam Bertin, lieutenant et maire d’Epernay, président du grenier à sel, bénéficie de la protection de la famille Morvilliers ce qui lui permet pendant un temps, à la
fin du XVIIe siècle, d’échapper à la crise qui frappe les courtiers contraints par le roi
à acheter leurs charges. Quant à Valentin Philippe Bertin, sa situation de président
de l’élection lui vaut d’être exonéré des droits sur les vins issus de ses récoltes, le
plaçant dans une position de force face à ses concurrents.
Au XIXe siècle, on voit beaucoup de négociants issus de l’immigration allemande
s’engager en politique. C’est pour eux, par le biais de ce qui est alors encore considéré comme un service, une manière de remercier la communauté qui les a accueillis. C’est aussi un moyen de faire accepter des fortunes fulgurantes pouvant susciter certaines jalousies. L’exemple le plus fameux est celui d’Edouard Werlé, né en
Prusse et président de la Maison Veuve Clicquot. Elu député et maire de Reims sous
le Second Empire, il est à l’origine du désenclavement de Reims grâce à la construction de la ligne Epernay-Reims qu’il inaugure en 1854 raccordant ainsi la ville à l’axe
Paris-Strasbourg ce qui facilitera considérablement les expéditions de champagne.
Au début du XXe siècle, l’engagement politique des membres de la profession
constitue un appui dans la construction et la défense de l’appellation. Adrien Lannes
de Montebello, associé de la Maison du même nom, et député de la Marne de 1893
à 1906 et de 1910 à 1914, défend ainsi les intérêts des Champenois à l’occasion du
débat sur le projet interdisant la fabrication de vins artificiels (1896-1897).
Bertrand de Mun (1870-1963), patron de Veuve Clicquot qui sera tout à la fois
président du Syndicat du commerce des vins de Champagne (SCVC, désormais
UMC) et député de la Marne s’opposera au pacifisme d’Aristide Briand dans les années 1920. Membre de la Commission du Traité de paix en 1919, à ses yeux, l’Allemagne doit payer : là-encore, la question des dommages concerne au premier plan
la Champagne dévastée par une guerre dont la ligne de front est passée au cœur
même du vignoble. Mais, Bertrand de Mun porte surtout le fer contre le protectionnisme, pire ennemi du champagne, celui-ci étant, à cette époque plus que jamais, un
produit d’export (jusqu’à 85 % des expéditions à la fin du XIXe siècle !). Ceci amène
souvent les représentants politiques de la Marne à s’opposer aux députés du midi
viticole qui craignent au contraire la concurrence des vins de masse italiens, grecs
et espagnols. On voit d’ailleurs parfois les députés champenois faire passer par surprise, en l’absence des députés du Midi, des accords commerciaux.
Bertrand de Mun est le créateur de la Commission d’exportation des vins (ancêtre de la Fédération des exportateurs de vins & spiritueux) qui regroupe les
maisons de négoce des grandes régions viticoles tournées vers la conquête des
marchés étrangers et exerce à Paris un lobby très efficace. Initiateur de la Ligue
internationale des adversaires des prohibitions dans les années 1920, il organise
une contre-propagande auprès des représentants politiques pour lutter contre le
discours des ligues de tempérance et faire valoir les vertus des vins « naturels » et
« modérés » de Champagne tandis que la Prohibition constitue le « pire statut légal
de l’alcoolisme » favorisant les spiritueux.
24 | La Champagne Viticole
VIGNOBLE & POLITIQUE
feront les sénateurs, qui doivent prochainement examiner cette loi. »
La députée marnaise a pris l’initiative d’écrire à Manuel Valls, le Premier
ministre, « afin que l’autorité officielle
France Stratégie soit saisie et évalue les
conséquences et les perspectives de l’application de la loi Évin. De très nombreux députés, membres notamment du
groupe d’étude œnologie, ont accepté de
co-signer ce courrier ».
Sur ce dossier, Philippe Martin, LE vigneron député champenois, s’est réjoui
que « l’ensemble des députés membres
de l’Anev était présent dans l’hémicycle
pour voter, tous s’étaient mobilisés. »
L’Anev, l’association des élus de la vigne
et du vin, regroupe 120 parlementaires,
donc pas seulement issus des terroirs viticoles, des Conseils départementaux,
quelques Conseils régionaux et de nombreux maires de communes.
À l’instar de Catherine Vautrin, Françoise Férat, sénatrice de la Marne, n’est
pas non plus directement issue de la filière, mais son fief de Cuchery, dans le
canton de Châtillon-sur-Marne, est on
ne peut plus viticole. « La lecture de la loi
de santé publique devrait arriver en mai
ou juin, mais sur ce dossier, je ne suis pas
vraiment inquiète, la majorité (de droite
et du centre, ndlr) s’entend sur ces questions ». Françoise Férat est vice-présidente du groupe Vigne et vin au Sénat,
une quarantaine d’élus, présidé par Gérard César, sénateur de Gironde. « C’est
un groupe qui travaille bien, proche de
Gérard César, qui est tellement attaché
à ses racines viticoles bordelaises qu’il
nous porte. Gastronomie, vin, excellence, culture… Nous sommes tous très
conscients de ce que représente la filière
viticole. Les régions viticoles sont toutes
représentées dans ce groupe, et je crois
que nous savons porter les revendications des filières, et nous n’avons pas affaire à des intégristes du domaine de la
santé et de l’alcool. »
Quelle sera la place
de la Champagne dans
le grand ensemble avec
Lorraine et Alsace ?
Dans un autre dossier politique qui fait
l’actualité depuis un an, celui des grandes
régions, les rapports entre vignerons et
parlementaires ont été solides. Dans le
sud de l’Aisne viticole, élus locaux, le député-maire de Château-Thierry Jacques
Krabal en tête, et viticulteurs sont ras-
QUE PÈSE LA FILIÈRE VITI-VINICOLE ?
« Nous sommes conscients des valeurs des vignerons. »
Françoise Férat, sénatrice de la Marne
soit portée et soutenue clairement. » Plus
semblés pour réclamer l’appartenance
à la région administrative de la Chamgénéralement, l’exploitante et maire de
Bouzy, estime que « les représentants
pagne.
Cette réforme terridu vignoble ne sont
pas assez nombreux en
toriale décidée en 2014
politique, et c’est un
entrera en vigueur à l’issue des élections régiovrai manque. Je crois
même que les organinales de décembre 2015.
Et pour la Champagne
sations professionnelles
viticoles devraient datout entière, c’est loin
vantage soutenir les élus
d’être neutre. Au sein de
l’actuelle région Chamissus du monde viticole,
pagne-Ardenne, la place
les aident à s’engager
et à parvenir dans des
de la viticulture est ensphères où ils peuvent
tendue, les près de 40 %
avoir une vraie zone
de la balance commerd’influence,
comme
ciale que représentent
Philippe Martin à l’Asles ventes de bouteilles
Catherine
semblée nationale. »
pèsent son poids écoVautrin
Rachel Paillard fait partie
nomique, personne n’y
de ces élus prédestinés. Qu’elle ait été
trouve à redire. Demain, au sein d’un
agricultrice et viticultrice n’a pas joué
ensemble qui réunira l’Alsace, la Chamun si grand rôle dans son désir d’entrer
pagne-Ardenne et la Lorraine, l’échelle
en politique. « Depuis toute petite, j’ai
change. « La position de la Marne, de
toujours été entourée de personnes qui
l’Aube, de la Champagne en général,
s’engageaient, j’ai toujours eu la fibre
c’est un vrai enjeu, estime Rachel Pailpolitique. Dans la cour d’école, je défenlard, elle-même conseillère régionale.
dais déjà les idées de mon grand-père qui
Il faudra que la place de la Champagne
PAROLE DE VIGNERONNE ÉLUE
Sophie Signolle-Gonet,
conseillère départementale
de la Marne
Elue au conseil départemental depuis mars
2015 sur le canton d’Epernay II.
« Tout seul, le vigneron n’est
rien. Il est collectivement.
Pour être, vivre et améliorer
les choses, cela passe par
la collectivité. »
« Je me suis engagée pour défendre autrement
mon canton, mon territoire, la vigne et les vignerons. Lors des dernières
départementales, j’ai eu le sentiment que les vignerons n’avaient pas compris
l’enjeu de ces élections. Certes, le conseil départemental est principalement
occupé par les questions sociales, mais c’est tout de même un plus pour notre
métier qu’il y soit représenté. Si l’on veut prendre en compte notre profession,
nos attentes, notre vie sur le territoire, il faut s’en occuper et ne pas laisser
d’autres, parfois parachutés par les partis politiques, décider pour nous. Moi,
je les connais les problématiques de notre territoire, puisque j’y vis. Et je ne
vais pas me délocaliser, mes vignes sont ici. »
n°812
N°812 MAI 2015
| 25
dossier
VIGNOBLE & POLITIQUE
PAROLE DE VIGNERON ÉLU
Claude Penot,
maire de Ville-sur-Arce
A été élu pour un quatrième mandat consécutif en 2014, conseiller
municipal et adjoint auparavant.
« Nous avons tout intérêt à conserver une permanence de la représentation
des secteurs agricoles et viticoles dans les communes. Nos filières pèsent
sur tous les secteurs territoriaux : budget, fiscalité, environnement. Un élu
vigneron ou agricole maîtrise tous ces éléments pour son métier, et il peut
apporter sa compétence ajoutée à la vie de la commune. (…)
La tâche du maire devient de plus en plus complexe, c’est vrai. En revanche,
je mets de côté les questions de responsabilité. J’approche de la retraite,
mais pour les plus jeunes, un mandat d’élu prend beaucoup de temps. (…)
Je me suis bien rendu compte que c’était moins chronophage il y a vingt
ans, trente ans. La complexité de la fonction de maire, le temps qu’elle
prend, c’est exponentiel. (…)
Il y aussi la désaffection générale de la société qui s’éloigne de plus en plus
de la politique. (…)
Au niveau intercommunal, ça se passe bien. La majorité des maires de
la Côte des Bar sont soit directement impliqués, soit très liés à l’activité
viticole, par l’histoire de la famille, ou parce qu’ils vivent dans nos villages
depuis longtemps. »
Histoire (suite)
Dans les années 1930, lorsque la Prohibition est abolie aux Etats-Unis, B. de
Mun recrute un ancien membre de l’ambassade de France pour mettre en place
un groupe de pression réunissant d’anciens associés de Roosevelt. Ceux-ci doivent
agir sur les membres de l’administration américaine pour réduire les droits de
douane très élevés qui frappent le champagne en échange d’une commission par
caisse importée. Enfin, dans la conclusion des accords commerciaux internationaux, Bertrand de Mun est aussi en relation avec Paul Marchandeau. Cet avocat
radical socialiste avait d’abord bâti sa carrière en défendant le Syndicat général des
vignerons dans ses procès contre le vignoble aubois. Puis, devenu maire de Reims,
député et ministre du Commerce, il constitue un appui essentiel du négoce pour
lutter contre l’influence des producteurs de fruits français qui veulent limiter les
importations américaines conduisant les Etats-Unis à se venger sur le champagne.
Les vignerons restent de leur côté longtemps en marge de tout engagement politique. Leur moyen de pression repose davantage sur leur nombre et la menace que
leur révolte peut faire planer sur l’ordre public. Toutefois, surtout après 1911, ils
sont de plus en plus conscients de cette faiblesse. La nécessité se fait jour d’agir de
manière plus discrète et, ainsi, ne pas faire de mauvaise publicité au champagne en
donnant à croire que les pratiques frauduleuses sont générales. Gaston Poittevin, le
secrétaire général de la Fédération des syndicats de la Champagne de 1904 à 1919
sera le premier à franchir le Rubicon. Devenu député en 1919, il siège à la commission de l’agriculture et des boissons en tant que vice-président et prend la tête du
groupe parlementaire viticole. Il est intéressant ici de noter que, comme pour un
grand nombre de vignerons, cet engagement se fait au sein du parti radical socialiste. L’historien Georges Clause explique cette tendance politique du vignoble par
la structure foncière qui, formée de micro propriétés, constitue une véritable démocratie rurale. Il souligne aussi que, si le vignoble n’a pas eu immédiatement des représentants politiques nationaux, il a connu une politisation beaucoup plus précoce
et de tendance moins conservatrice comparée au reste du monde agricole. L’explication réside dans la plus forte intégration du vignoble aux réseaux commerciaux et
donc de son ouverture sur le monde. Le courant en faveur des coopératives s’inscrit
par ailleurs bien dans la veine idéologique du radical-socialisme. Ce positionnement
politique contraste avec celui des négociants très proches des courants politiques
issus du catholicisme social et fermement opposés à la franc-maçonnerie.
26 | La Champagne Viticole
était maire. » Forcément, vu le territoire
où elle réside, Bouzy, sa naissance dans
une famille d’agriculteurs et son mariage
avec un viticulteur l’a fait s’intéresser
particulièrement aux problématiques de
ces filières de la terre. Si, pour Rachel
Paillard, la politique semble une vocation, le temps où agriculteurs et viticulteurs peuplaient les rangs des assemblées
départementales, régionales ou nationales est bien révolu.
« L’agriculture, et donc la viticulture,
sont très peu représentées à l’Assemblée
nationale, comme au Sénat. » Signe des
temps qui durent, la courbe de cette
représentation baisse sans cesse. Et si
l’on peut faire le même constat pour
la Champagne, pour Philippe Martin,
député de la Marne et vigneron à Cumières, « en Champagne, les vignerons
peuvent encore se permettre de se présenter aux élections parce que nous vendons encore nos vins, mais dans d’autres
régions viticoles, c’est très difficile de
pouvoir concilier les deux. Je l’ai vu sur
ma propre entreprise : mes vingt-deux
années de mandat se sont faites sentir sur
mon exploitation, puisque j’ai été absent. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir
ma fille dans l’entreprise, mais sans elle,
ce serait beaucoup plus difficile. »
Catherine Vautrin estime que « s’il y
a moins de députés directement issus du
vignoble, en Champagne, il nous reste
quand même Philippe Martin. Et c’est
devenu rare, un vigneron député. Mon
suppléant, Philippe Salmon, l’est également. »
Philippe Martin regrette globalement
l’absence de représentation de la plupart
des activités professionnelles au profit
des fonctionnaires, « qui peuvent, eux,
QUE PÈSE LA FILIÈRE VITI-VINICOLE ?
Philippe Martin et
Rachel Paillard.
Yves Détraigne,
Françoise Férat et
René-Paul Savary.
retrouver leur emploi après leur mandat,
c’est plus facile. Et on le voit avec l’Ena
(Ecole nationale de l’administration,
ndlr) qui fait sortir de nombreux politiques ».
Pour Charles de Courson, lui aussi député de la Marne et « presque » vigneron, puisqu’il possède une vigne, héritée
de son père, louée à un viticulteur de-
puis 1990, « la proportion de vignerons
dans la population active française est
faible. Il doit y avoir environ 100 000,
120 000 exploitations viticoles, sur environ 25 à 30 millions d’actifs, soit 0,3 %.
Si l’on rapporte à l’Assemblée nationale
à la proportionnelle, cela représente un
à deux députés sur 577. » Le député relativise la faible représentation : « Le lobby
n°812
N°812 MAI 2015
| 27
dossier
Histoire (suite)
Ces deux tendances politiques ne sont cependant pas sans points communs et si
l’une professe la gratuité quand l’autre défend une morale contractuelle suivant la
doctrine du solidarisme du champenois Léon Bourgeois, sur le terrain, les ententes
demeurent possibles. C’est ainsi que la Commission de Châlons puis le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC) peuvent être considérés, davantage
encore qu’un compromis, comme une rencontre entre ces deux idéologies.
Du côté des catholiques sociaux, le CIVC répond d’une certaine manière à l’entente entre le capital et le travail contre le principe de la lutte des classes. Il est vu
d’ailleurs comme tel par les communistes qui le stigmatisent en tant que « syndicat
jaune ». Il faut en effet considérer que les vignerons, même s’ils sont propriétaires,
sont encore très proches du monde prolétaire. De même, d’un point de vue catholique social, le CIVC répond au principe de subsidiarité, permettant la survivance de
corps intermédiaires réglant sur le plan local ce qui ne nécessite pas d’intervention
d’un pouvoir central jugé trop distant et intrusif.
De fait, ce sera grâce à Robert-Jean de Vogüé, chrétien s’il en est, patron de Moët &
Chandon et fils de Louis de Vogüé, le grand promoteur du mutualisme agricole et
pionnier de l’Europe verte, que le CIVC sera finalement mis en place par une loi spécifique en 1941. Celle-ci, grâce aux appuis politiques de Robert-Jean de Vogüé dont
le beau-frère est alors ministre du Travail, loin de reproduire la doxa vichyste, s’inscrit dans la continuité de la construction interprofessionnelle champenoise et tire
parti du chaos politique pour arracher des pouvoirs à l’Etat. Robert-Jean de Vogüé
sera d’ailleurs par la suite déporté en raison de ses activités dans la Résistance, une
expérience qui consolidera encore son aspiration à un dialogue social dépassant
l’esprit de parti.
Du côté des radicaux-socialistes, le CIVC répond à l’idéal de répartition équitable
des bénéfices entre les acteurs de la profession et de lutte contre la spéculation.
C’est pourquoi, les députés vignerons participeront grandement à sa mise en place.
En 1936, c’est le député vigneron radical socialiste Henri Martin qui va doter par
une nouvelle loi, la Commission de Châlons de son premier pouvoir de coercition
en reliant le respect du prix du raisin au droit à l’appellation. En 1939, avec le député aubois Paul Lambin, il dépose à l’Assemblée un projet proposant la création
d’un Office du vin qui, si son étude est interrompue par la guerre, préfigure le CIVC.
Cet organisme permanent vise en effet à réglementer non plus seulement les rendements et les prix, mais l’ensemble du marché et de la production tandis qu’il est
dirigé par un Conseil central paritaire. Sans doute la place plus importante accordée aux coopératives par rapport au futur CIVC est-elle la marque de l’influence de
la Commission viticole socialiste. Celle-ci envisage en effet, à terme, d’en faire les
uniques intermédiaires entre négociants et vignerons. Henri Martin est d’ailleurs
lui-même le président de la coopérative d’Hautvillers et le vice-président de la Fédération des coopératives créée en 1939.
On soulignera pour conclure les destins tragiques de Gaston Poittevin et son
gendre Henri Martin, tous deux morts en déportation. Ils n’eurent guère de postérité dans le monde politique alors que le négoce a continué à marquer son empreinte
sur le plan national avec des personnalités flamboyantes comme Jean Taittinger,
ministre de la Justice sous Pompidou.
VIGNOBLE & POLITIQUE
viticole n’est pas fait de viticulteurs, mais
de parlementaires qui sont attachés à la
filière. Ce lobby existe bel et bien, il est
d’ailleurs transcourant, et quand il y a des
sujets, on l’entend, il y a quelques personnes qui s’en occupent ! »
Des élus d’un territoire
viticole se doivent d’être
en contact permanent
avec les professionnels
Si, au niveau national, la défense et la
promotion des vignerons n’est donc pas
forcément l’apanage d’élus directement
issus de la filière, il faut pouvoir compter
sur des parlementaires proches du terrain, à l’écoute des organisations professionnelles comme le SGV.
Françoise Férat : « Les trois sénateurs
marnais que nous sommes, avec René-Paul Savary et Yves Détraigne, suivons
de près les travaux du SGV et du CIVC.
Les élus professionnels le savent d’ailleurs,
à chaque fois que nous sommes sollicités
par le SGV pour un amendement, nous le
faisons suivre. »
« Je ne sais pas si c’est dommageable qu’il
y ait peu de vignerons élus, explique Catherine Vautrin, mais je sais que pour nous,
élus d’un territoire où il y a une appellation
comme la Champagne qui compte tant en
France et dans le monde, nous nous devons d’être proches de toutes les familles
professionnelles viti-vinicoles. Personnellement, j’ai toujours été élue d’une circonscription mi-urbaine, mi-rurale, et dans les
cantons ruraux, j’ai toujours eu des villages
de l’appellation. Les contacts que j’ai en
permanence avec les professionnels, s’ils ne
me permettent pas de me qualifier de spécialiste, me permettent de bien connaître la
matière. » Le travail qu’a mené Catherine
Vautrin pour lutter contre le projet européen de libéralisation des droits de plantation, entre 2008 et 2013, l’a effectivement
démontré.
Tony Verbicaro
PAROLE DE VIGNERON ÉLU
Eric Rodez, maire d’Ambonnay
Elu maire en 2001, il est au conseil municipal depuis 1989.
« On n’est plus assez fier de la Champagne et du champagne, et c’est naturel que cela se traduise par le très faible nombre
d’élus vignerons. Nous devons nous le dire, et faire avancer les choses en nous présentant dans les instances consulaires
et politiques. Bien sûr, le vigneron d’aujourd’hui manque de temps. Mais on ne perd pas son temps à être présent dans les
chambres consulaires et les conseils municipaux. Cela signifie rencontrer les autres, et rencontrer les autres, cela n’est pas
une perte de temps. C’est de notre culture et de notre histoire qu’il s’agit. C’est très important que cela soit toujours porté,
génétiquement, dans les conseils municipaux. (…)
Aujourd’hui,trop de mes collègues vignerons oublient que l’on a une chance inouïe d’être derrière la bannière champagne. »
28 | La Champagne Viticole
QUE PÈSE LA FILIÈRE VITI-VINICOLE ?
PAROLES DE VIGNERONS ÉLUS
Patrick Marx,
maire de Venteuil
Elu maire en 2014.
« J’ai été adjoint il y a deux mandats de cela,
j’ai arrêté, et puis une équipe de jeunes est
venue me trouver pour prendre la place.
J’ai hésité, parce que c’est très difficile
de concilier le métier de viticulteur et
l’activité de maire, ça demande du temps.
S’occuper d’une commune, ça occupe un
bon mi-temps. Je viens de passer cette première année de maire à trouver la
bonne organisation pour que mon exploitation en pâtisse le moins possible. (…)
Le village est presqu’exclusivement viticole, le conseil municipal est
largement représenté par des viticulteurs. (…)
Administrativement et juridiquement, avant, c’était moins compliqué. (…)
C’est important que les vignerons soient représentés dans les conseils
municipaux des communes viticoles, j’essaie d’inciter les jeunes vignerons
à s’engager. Sur mes quatre adjoints à la mairie, trois sont viticulteurs. Je les
encourage, notamment pour prendre ma suite. »
Patrick Lopez, maire d’Hautvillers
Elu depuis 1983, maire depuis 1989, Patrick Lopez est l’arrière-petit-fils
de Gaston Poittevin et le petit-fils d’Henri Martin, deux figures politiques
issues du vignoble champenois.
« Je n’ai connu ni Gaston Poittevin, ni Henri Martin, qui sont morts en
déportation. Mais on m’a raconté, et puis cela doit être dans les gênes de la
famille. Et moi, ça me plaît, j’aime ça. Quand j’ai été élu, j’étais fier, parce que je
suis vigneron comme eux, et puis par rapport à leurs parcours. (…)
Avec ma femme, quand j’étais été élu, parce que c’est aussi une histoire de
couple, on s’était dit qu’elle en ferait plus sur l’exploitation. Mais moi, en
vingt-cinq ans, j’ai vraiment vu un changement. Je passe beaucoup plus de
temps aux affaires de la maire aujourd’hui qu’avant. (…)
Je pense qu’il y a un désengagement de la politique en général. On voit bien
qu’il y a moins de personnes engagées dans les associations, et aussi dans
les milieux politiques. Il faut aimer ça, il faut aimer se dévouer, passer du
temps pour les autres. Peut-être que cela se perd aussi. Je ne pense pas que
l’augmentation de la paperasse ou un travail de vigneron plus compliqué
soit l’explication. L’individualisme, je pense, est la principale raison de cette
désaffection. (…)
La représentativité de la filière, c’est plus important au niveau des élus
nationaux, mais à notre niveau local, ça compte aussi. A Hautvillers, il y a
moins de vignerons élus aujourd’hui au conseil municipal qu’il y en avait
il y a vingt, trente ans. Ça se retrouve aussi dans la population. Il y a moins de
vignerons, plus de double-actifs. Avant, sur le plan touristique par exemple, les
chambres d’hôtes, les gîtes, étaient tenus par des vignerons. Aujourd’hui, c’est
moins le cas. Mais l’image de la commune est toujours viticole ! »
« Je suis maire vigneron,
mais je ne suis pas le
maire des vignerons. »
n°812
N°812 MAI 2015
| 29