Que pèse la filière viticole ?
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Que pèse la filière viticole ?
dossier VIGNOBLE & POLITIQUE Que pèse la filière viticole ? Depuis le mois d’octobre dernier, lors de la présentation par Marisol touraine, ministre de la Santé, du projet de nouvelle loi de santé publique, jusqu’à son adoption, en avril, par les députés (au moment de boucler ces pages, le texte législatif devait encore passer par le Sénat, avant une éventuelle seconde lecture à l’Assemblée nationale, ndlr), on a beaucoup écrit, dans ces pages comme dans celles des magazines spécialisés et des journaux des territoires viticoles, sur les rapports entre vignerons et politiques. en début d’année, le fabricant de bouchons Diam, pour sa traditionnelle journée en Champagne, avait choisi comme thème « Viticulture et politique ». À cette occasion, Alexandre Adler, historien, journaliste, avait rappelé qu’à une époque, « un tiers des parlementaires français était issu de la filière viticole, alors qu’aujourd’hui, on les compte… » Autant d’éléments qui nous ont donné envie de nous plonger dans les rapports entre vignoble et politique, de revisiter l’histoire de ces élus champenois d’antan, avec le concours précieux d’Yves tesson, historien, et d’interroger des élus vignerons champenois, locaux et nationaux, d’aujourd’hui. 22 | LA ChAMpAgNe VItICoLe A popularité retentissante auprès du grand utomne 2013. Un rappublic. L’affiche de François Hollande port de la mission inbuvant un verre de vin avait, semble-t-il, terministérielle de lutte contre les drogues et beaucoup moins plus à l’Élysée. les conduites addictives En mars dernier, alors que le projet de nouvelle loi de santé publique arrivait (Mildeca) était entre les en Commission des affaires sociales de mains des sénateurs, qui s’apprêtaient à l’Assemblée nationale, des amendements examiner le projet de loi de finances de la sécurité sociale. Qu’y lisait-on ? Qu’il issus de l’Anpaa (Association nationale était recommandé, entre autres, de rade prévention en alcoologie et addictologie) reprenaient les mêmes idées que dicaliser les messages sanitaires sur les celles contenues vins, ou encore dans le rapport de limiter encore Dans le cadre de l’examen de la Mildeca. plus la publicide la loi de santé publique, té, en particulier Dans le même les députés vignerons ont temps à peu près, sur internet. À l’époque, Vin & été rejoints par de nombreux la France, par Société, l’associa- autres, pas forcément élus de la voix de son ministre des Aftion qui défend circonscriptions viticoles faires étrangères, la filière au plus haut niveau de l’État, avait lancé une Laurent Fabius, choisissait l’œnotourisme comme l’un des cinq pôles d’excelgrande campagne de communication lence nationaux en matière de tourisme. sur le web, cequivavraimentsaoulerlesEt le président de la République, comme français fr. L’opération avait connu une son Premier ministre, ne manquaient pas de déclarer tout leur amour pour les vins au salon international de l’agriculture. De là à tomber dans la schizophrénie, il n’y a qu’un pas… « C’est exactement le sens de mon intervention en séance à l’Assemblée nationale récemment, lorsque nous examinions le projet de loi de santé publique, remémore Catherine Vautrin, députée de la Marne. Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, a raison de vouloir promouvoir l’œnotourisme quand on sait ce que représente la filière pour la France. Mais quand on voit les amendements qui sont arrivés en séance… La mention sanitaire « l’alcool tue », notamment, pour remplacer « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé ». Nous nous sommes mobilisés pour que cet amendement ne passe pas et nous avons réussi. En revanche, nos propositions pour distinguer la publicité de l’information ne sont pas passées. Nous verrons ce que n°812 N°812 MAI 2015 | 23 dossier Histoire Les réseaux politiques du champagne : des origines à la création du CIVC Par Yves Tesson, historien, docteur à l’université Paris-Sorbonne L e champagne, dès ses origines, tire parti de l’engagement des professionnels dans le monde politique, et ce, au plus haut niveau. Si le vin de Champagne n’est pas seulement le roi des vins mais aussi le vin des rois, c’est qu’il bénéficiait auprès de ceux-ci d’ambassadeurs de première catégorie. C’est ainsi que Nicolas Brulart, propriétaire d’un domaine viticole à Sillery, profita au XVIe siècle de sa charge de Grand Chancelier de France pour placer avantageusement ses vins à la cour et tenter de supplanter les crus bourguignons. Au XVIIIe siècle, c’est la famille d’officiers Bertin du Rocheret, spécialisée dans le courtage en vin, et figurant parmi les premiers négociants à avoir recours à la « champagnisation », qui s’appuie sur ses charges politiques pour asseoir son empire. Adam Bertin, lieutenant et maire d’Epernay, président du grenier à sel, bénéficie de la protection de la famille Morvilliers ce qui lui permet pendant un temps, à la fin du XVIIe siècle, d’échapper à la crise qui frappe les courtiers contraints par le roi à acheter leurs charges. Quant à Valentin Philippe Bertin, sa situation de président de l’élection lui vaut d’être exonéré des droits sur les vins issus de ses récoltes, le plaçant dans une position de force face à ses concurrents. Au XIXe siècle, on voit beaucoup de négociants issus de l’immigration allemande s’engager en politique. C’est pour eux, par le biais de ce qui est alors encore considéré comme un service, une manière de remercier la communauté qui les a accueillis. C’est aussi un moyen de faire accepter des fortunes fulgurantes pouvant susciter certaines jalousies. L’exemple le plus fameux est celui d’Edouard Werlé, né en Prusse et président de la Maison Veuve Clicquot. Elu député et maire de Reims sous le Second Empire, il est à l’origine du désenclavement de Reims grâce à la construction de la ligne Epernay-Reims qu’il inaugure en 1854 raccordant ainsi la ville à l’axe Paris-Strasbourg ce qui facilitera considérablement les expéditions de champagne. Au début du XXe siècle, l’engagement politique des membres de la profession constitue un appui dans la construction et la défense de l’appellation. Adrien Lannes de Montebello, associé de la Maison du même nom, et député de la Marne de 1893 à 1906 et de 1910 à 1914, défend ainsi les intérêts des Champenois à l’occasion du débat sur le projet interdisant la fabrication de vins artificiels (1896-1897). Bertrand de Mun (1870-1963), patron de Veuve Clicquot qui sera tout à la fois président du Syndicat du commerce des vins de Champagne (SCVC, désormais UMC) et député de la Marne s’opposera au pacifisme d’Aristide Briand dans les années 1920. Membre de la Commission du Traité de paix en 1919, à ses yeux, l’Allemagne doit payer : là-encore, la question des dommages concerne au premier plan la Champagne dévastée par une guerre dont la ligne de front est passée au cœur même du vignoble. Mais, Bertrand de Mun porte surtout le fer contre le protectionnisme, pire ennemi du champagne, celui-ci étant, à cette époque plus que jamais, un produit d’export (jusqu’à 85 % des expéditions à la fin du XIXe siècle !). Ceci amène souvent les représentants politiques de la Marne à s’opposer aux députés du midi viticole qui craignent au contraire la concurrence des vins de masse italiens, grecs et espagnols. On voit d’ailleurs parfois les députés champenois faire passer par surprise, en l’absence des députés du Midi, des accords commerciaux. Bertrand de Mun est le créateur de la Commission d’exportation des vins (ancêtre de la Fédération des exportateurs de vins & spiritueux) qui regroupe les maisons de négoce des grandes régions viticoles tournées vers la conquête des marchés étrangers et exerce à Paris un lobby très efficace. Initiateur de la Ligue internationale des adversaires des prohibitions dans les années 1920, il organise une contre-propagande auprès des représentants politiques pour lutter contre le discours des ligues de tempérance et faire valoir les vertus des vins « naturels » et « modérés » de Champagne tandis que la Prohibition constitue le « pire statut légal de l’alcoolisme » favorisant les spiritueux. 24 | La Champagne Viticole VIGNOBLE & POLITIQUE feront les sénateurs, qui doivent prochainement examiner cette loi. » La députée marnaise a pris l’initiative d’écrire à Manuel Valls, le Premier ministre, « afin que l’autorité officielle France Stratégie soit saisie et évalue les conséquences et les perspectives de l’application de la loi Évin. De très nombreux députés, membres notamment du groupe d’étude œnologie, ont accepté de co-signer ce courrier ». Sur ce dossier, Philippe Martin, LE vigneron député champenois, s’est réjoui que « l’ensemble des députés membres de l’Anev était présent dans l’hémicycle pour voter, tous s’étaient mobilisés. » L’Anev, l’association des élus de la vigne et du vin, regroupe 120 parlementaires, donc pas seulement issus des terroirs viticoles, des Conseils départementaux, quelques Conseils régionaux et de nombreux maires de communes. À l’instar de Catherine Vautrin, Françoise Férat, sénatrice de la Marne, n’est pas non plus directement issue de la filière, mais son fief de Cuchery, dans le canton de Châtillon-sur-Marne, est on ne peut plus viticole. « La lecture de la loi de santé publique devrait arriver en mai ou juin, mais sur ce dossier, je ne suis pas vraiment inquiète, la majorité (de droite et du centre, ndlr) s’entend sur ces questions ». Françoise Férat est vice-présidente du groupe Vigne et vin au Sénat, une quarantaine d’élus, présidé par Gérard César, sénateur de Gironde. « C’est un groupe qui travaille bien, proche de Gérard César, qui est tellement attaché à ses racines viticoles bordelaises qu’il nous porte. Gastronomie, vin, excellence, culture… Nous sommes tous très conscients de ce que représente la filière viticole. Les régions viticoles sont toutes représentées dans ce groupe, et je crois que nous savons porter les revendications des filières, et nous n’avons pas affaire à des intégristes du domaine de la santé et de l’alcool. » Quelle sera la place de la Champagne dans le grand ensemble avec Lorraine et Alsace ? Dans un autre dossier politique qui fait l’actualité depuis un an, celui des grandes régions, les rapports entre vignerons et parlementaires ont été solides. Dans le sud de l’Aisne viticole, élus locaux, le député-maire de Château-Thierry Jacques Krabal en tête, et viticulteurs sont ras- QUE PÈSE LA FILIÈRE VITI-VINICOLE ? « Nous sommes conscients des valeurs des vignerons. » Françoise Férat, sénatrice de la Marne soit portée et soutenue clairement. » Plus semblés pour réclamer l’appartenance à la région administrative de la Chamgénéralement, l’exploitante et maire de Bouzy, estime que « les représentants pagne. Cette réforme terridu vignoble ne sont pas assez nombreux en toriale décidée en 2014 politique, et c’est un entrera en vigueur à l’issue des élections régiovrai manque. Je crois même que les organinales de décembre 2015. Et pour la Champagne sations professionnelles viticoles devraient datout entière, c’est loin vantage soutenir les élus d’être neutre. Au sein de l’actuelle région Chamissus du monde viticole, pagne-Ardenne, la place les aident à s’engager et à parvenir dans des de la viticulture est ensphères où ils peuvent tendue, les près de 40 % avoir une vraie zone de la balance commerd’influence, comme ciale que représentent Philippe Martin à l’Asles ventes de bouteilles Catherine semblée nationale. » pèsent son poids écoVautrin Rachel Paillard fait partie nomique, personne n’y de ces élus prédestinés. Qu’elle ait été trouve à redire. Demain, au sein d’un agricultrice et viticultrice n’a pas joué ensemble qui réunira l’Alsace, la Chamun si grand rôle dans son désir d’entrer pagne-Ardenne et la Lorraine, l’échelle en politique. « Depuis toute petite, j’ai change. « La position de la Marne, de toujours été entourée de personnes qui l’Aube, de la Champagne en général, s’engageaient, j’ai toujours eu la fibre c’est un vrai enjeu, estime Rachel Pailpolitique. Dans la cour d’école, je défenlard, elle-même conseillère régionale. dais déjà les idées de mon grand-père qui Il faudra que la place de la Champagne PAROLE DE VIGNERONNE ÉLUE Sophie Signolle-Gonet, conseillère départementale de la Marne Elue au conseil départemental depuis mars 2015 sur le canton d’Epernay II. « Tout seul, le vigneron n’est rien. Il est collectivement. Pour être, vivre et améliorer les choses, cela passe par la collectivité. » « Je me suis engagée pour défendre autrement mon canton, mon territoire, la vigne et les vignerons. Lors des dernières départementales, j’ai eu le sentiment que les vignerons n’avaient pas compris l’enjeu de ces élections. Certes, le conseil départemental est principalement occupé par les questions sociales, mais c’est tout de même un plus pour notre métier qu’il y soit représenté. Si l’on veut prendre en compte notre profession, nos attentes, notre vie sur le territoire, il faut s’en occuper et ne pas laisser d’autres, parfois parachutés par les partis politiques, décider pour nous. Moi, je les connais les problématiques de notre territoire, puisque j’y vis. Et je ne vais pas me délocaliser, mes vignes sont ici. » n°812 N°812 MAI 2015 | 25 dossier VIGNOBLE & POLITIQUE PAROLE DE VIGNERON ÉLU Claude Penot, maire de Ville-sur-Arce A été élu pour un quatrième mandat consécutif en 2014, conseiller municipal et adjoint auparavant. « Nous avons tout intérêt à conserver une permanence de la représentation des secteurs agricoles et viticoles dans les communes. Nos filières pèsent sur tous les secteurs territoriaux : budget, fiscalité, environnement. Un élu vigneron ou agricole maîtrise tous ces éléments pour son métier, et il peut apporter sa compétence ajoutée à la vie de la commune. (…) La tâche du maire devient de plus en plus complexe, c’est vrai. En revanche, je mets de côté les questions de responsabilité. J’approche de la retraite, mais pour les plus jeunes, un mandat d’élu prend beaucoup de temps. (…) Je me suis bien rendu compte que c’était moins chronophage il y a vingt ans, trente ans. La complexité de la fonction de maire, le temps qu’elle prend, c’est exponentiel. (…) Il y aussi la désaffection générale de la société qui s’éloigne de plus en plus de la politique. (…) Au niveau intercommunal, ça se passe bien. La majorité des maires de la Côte des Bar sont soit directement impliqués, soit très liés à l’activité viticole, par l’histoire de la famille, ou parce qu’ils vivent dans nos villages depuis longtemps. » Histoire (suite) Dans les années 1930, lorsque la Prohibition est abolie aux Etats-Unis, B. de Mun recrute un ancien membre de l’ambassade de France pour mettre en place un groupe de pression réunissant d’anciens associés de Roosevelt. Ceux-ci doivent agir sur les membres de l’administration américaine pour réduire les droits de douane très élevés qui frappent le champagne en échange d’une commission par caisse importée. Enfin, dans la conclusion des accords commerciaux internationaux, Bertrand de Mun est aussi en relation avec Paul Marchandeau. Cet avocat radical socialiste avait d’abord bâti sa carrière en défendant le Syndicat général des vignerons dans ses procès contre le vignoble aubois. Puis, devenu maire de Reims, député et ministre du Commerce, il constitue un appui essentiel du négoce pour lutter contre l’influence des producteurs de fruits français qui veulent limiter les importations américaines conduisant les Etats-Unis à se venger sur le champagne. Les vignerons restent de leur côté longtemps en marge de tout engagement politique. Leur moyen de pression repose davantage sur leur nombre et la menace que leur révolte peut faire planer sur l’ordre public. Toutefois, surtout après 1911, ils sont de plus en plus conscients de cette faiblesse. La nécessité se fait jour d’agir de manière plus discrète et, ainsi, ne pas faire de mauvaise publicité au champagne en donnant à croire que les pratiques frauduleuses sont générales. Gaston Poittevin, le secrétaire général de la Fédération des syndicats de la Champagne de 1904 à 1919 sera le premier à franchir le Rubicon. Devenu député en 1919, il siège à la commission de l’agriculture et des boissons en tant que vice-président et prend la tête du groupe parlementaire viticole. Il est intéressant ici de noter que, comme pour un grand nombre de vignerons, cet engagement se fait au sein du parti radical socialiste. L’historien Georges Clause explique cette tendance politique du vignoble par la structure foncière qui, formée de micro propriétés, constitue une véritable démocratie rurale. Il souligne aussi que, si le vignoble n’a pas eu immédiatement des représentants politiques nationaux, il a connu une politisation beaucoup plus précoce et de tendance moins conservatrice comparée au reste du monde agricole. L’explication réside dans la plus forte intégration du vignoble aux réseaux commerciaux et donc de son ouverture sur le monde. Le courant en faveur des coopératives s’inscrit par ailleurs bien dans la veine idéologique du radical-socialisme. Ce positionnement politique contraste avec celui des négociants très proches des courants politiques issus du catholicisme social et fermement opposés à la franc-maçonnerie. 26 | La Champagne Viticole était maire. » Forcément, vu le territoire où elle réside, Bouzy, sa naissance dans une famille d’agriculteurs et son mariage avec un viticulteur l’a fait s’intéresser particulièrement aux problématiques de ces filières de la terre. Si, pour Rachel Paillard, la politique semble une vocation, le temps où agriculteurs et viticulteurs peuplaient les rangs des assemblées départementales, régionales ou nationales est bien révolu. « L’agriculture, et donc la viticulture, sont très peu représentées à l’Assemblée nationale, comme au Sénat. » Signe des temps qui durent, la courbe de cette représentation baisse sans cesse. Et si l’on peut faire le même constat pour la Champagne, pour Philippe Martin, député de la Marne et vigneron à Cumières, « en Champagne, les vignerons peuvent encore se permettre de se présenter aux élections parce que nous vendons encore nos vins, mais dans d’autres régions viticoles, c’est très difficile de pouvoir concilier les deux. Je l’ai vu sur ma propre entreprise : mes vingt-deux années de mandat se sont faites sentir sur mon exploitation, puisque j’ai été absent. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir ma fille dans l’entreprise, mais sans elle, ce serait beaucoup plus difficile. » Catherine Vautrin estime que « s’il y a moins de députés directement issus du vignoble, en Champagne, il nous reste quand même Philippe Martin. Et c’est devenu rare, un vigneron député. Mon suppléant, Philippe Salmon, l’est également. » Philippe Martin regrette globalement l’absence de représentation de la plupart des activités professionnelles au profit des fonctionnaires, « qui peuvent, eux, QUE PÈSE LA FILIÈRE VITI-VINICOLE ? Philippe Martin et Rachel Paillard. Yves Détraigne, Françoise Férat et René-Paul Savary. retrouver leur emploi après leur mandat, c’est plus facile. Et on le voit avec l’Ena (Ecole nationale de l’administration, ndlr) qui fait sortir de nombreux politiques ». Pour Charles de Courson, lui aussi député de la Marne et « presque » vigneron, puisqu’il possède une vigne, héritée de son père, louée à un viticulteur de- puis 1990, « la proportion de vignerons dans la population active française est faible. Il doit y avoir environ 100 000, 120 000 exploitations viticoles, sur environ 25 à 30 millions d’actifs, soit 0,3 %. Si l’on rapporte à l’Assemblée nationale à la proportionnelle, cela représente un à deux députés sur 577. » Le député relativise la faible représentation : « Le lobby n°812 N°812 MAI 2015 | 27 dossier Histoire (suite) Ces deux tendances politiques ne sont cependant pas sans points communs et si l’une professe la gratuité quand l’autre défend une morale contractuelle suivant la doctrine du solidarisme du champenois Léon Bourgeois, sur le terrain, les ententes demeurent possibles. C’est ainsi que la Commission de Châlons puis le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC) peuvent être considérés, davantage encore qu’un compromis, comme une rencontre entre ces deux idéologies. Du côté des catholiques sociaux, le CIVC répond d’une certaine manière à l’entente entre le capital et le travail contre le principe de la lutte des classes. Il est vu d’ailleurs comme tel par les communistes qui le stigmatisent en tant que « syndicat jaune ». Il faut en effet considérer que les vignerons, même s’ils sont propriétaires, sont encore très proches du monde prolétaire. De même, d’un point de vue catholique social, le CIVC répond au principe de subsidiarité, permettant la survivance de corps intermédiaires réglant sur le plan local ce qui ne nécessite pas d’intervention d’un pouvoir central jugé trop distant et intrusif. De fait, ce sera grâce à Robert-Jean de Vogüé, chrétien s’il en est, patron de Moët & Chandon et fils de Louis de Vogüé, le grand promoteur du mutualisme agricole et pionnier de l’Europe verte, que le CIVC sera finalement mis en place par une loi spécifique en 1941. Celle-ci, grâce aux appuis politiques de Robert-Jean de Vogüé dont le beau-frère est alors ministre du Travail, loin de reproduire la doxa vichyste, s’inscrit dans la continuité de la construction interprofessionnelle champenoise et tire parti du chaos politique pour arracher des pouvoirs à l’Etat. Robert-Jean de Vogüé sera d’ailleurs par la suite déporté en raison de ses activités dans la Résistance, une expérience qui consolidera encore son aspiration à un dialogue social dépassant l’esprit de parti. Du côté des radicaux-socialistes, le CIVC répond à l’idéal de répartition équitable des bénéfices entre les acteurs de la profession et de lutte contre la spéculation. C’est pourquoi, les députés vignerons participeront grandement à sa mise en place. En 1936, c’est le député vigneron radical socialiste Henri Martin qui va doter par une nouvelle loi, la Commission de Châlons de son premier pouvoir de coercition en reliant le respect du prix du raisin au droit à l’appellation. En 1939, avec le député aubois Paul Lambin, il dépose à l’Assemblée un projet proposant la création d’un Office du vin qui, si son étude est interrompue par la guerre, préfigure le CIVC. Cet organisme permanent vise en effet à réglementer non plus seulement les rendements et les prix, mais l’ensemble du marché et de la production tandis qu’il est dirigé par un Conseil central paritaire. Sans doute la place plus importante accordée aux coopératives par rapport au futur CIVC est-elle la marque de l’influence de la Commission viticole socialiste. Celle-ci envisage en effet, à terme, d’en faire les uniques intermédiaires entre négociants et vignerons. Henri Martin est d’ailleurs lui-même le président de la coopérative d’Hautvillers et le vice-président de la Fédération des coopératives créée en 1939. On soulignera pour conclure les destins tragiques de Gaston Poittevin et son gendre Henri Martin, tous deux morts en déportation. Ils n’eurent guère de postérité dans le monde politique alors que le négoce a continué à marquer son empreinte sur le plan national avec des personnalités flamboyantes comme Jean Taittinger, ministre de la Justice sous Pompidou. VIGNOBLE & POLITIQUE viticole n’est pas fait de viticulteurs, mais de parlementaires qui sont attachés à la filière. Ce lobby existe bel et bien, il est d’ailleurs transcourant, et quand il y a des sujets, on l’entend, il y a quelques personnes qui s’en occupent ! » Des élus d’un territoire viticole se doivent d’être en contact permanent avec les professionnels Si, au niveau national, la défense et la promotion des vignerons n’est donc pas forcément l’apanage d’élus directement issus de la filière, il faut pouvoir compter sur des parlementaires proches du terrain, à l’écoute des organisations professionnelles comme le SGV. Françoise Férat : « Les trois sénateurs marnais que nous sommes, avec René-Paul Savary et Yves Détraigne, suivons de près les travaux du SGV et du CIVC. Les élus professionnels le savent d’ailleurs, à chaque fois que nous sommes sollicités par le SGV pour un amendement, nous le faisons suivre. » « Je ne sais pas si c’est dommageable qu’il y ait peu de vignerons élus, explique Catherine Vautrin, mais je sais que pour nous, élus d’un territoire où il y a une appellation comme la Champagne qui compte tant en France et dans le monde, nous nous devons d’être proches de toutes les familles professionnelles viti-vinicoles. Personnellement, j’ai toujours été élue d’une circonscription mi-urbaine, mi-rurale, et dans les cantons ruraux, j’ai toujours eu des villages de l’appellation. Les contacts que j’ai en permanence avec les professionnels, s’ils ne me permettent pas de me qualifier de spécialiste, me permettent de bien connaître la matière. » Le travail qu’a mené Catherine Vautrin pour lutter contre le projet européen de libéralisation des droits de plantation, entre 2008 et 2013, l’a effectivement démontré. Tony Verbicaro PAROLE DE VIGNERON ÉLU Eric Rodez, maire d’Ambonnay Elu maire en 2001, il est au conseil municipal depuis 1989. « On n’est plus assez fier de la Champagne et du champagne, et c’est naturel que cela se traduise par le très faible nombre d’élus vignerons. Nous devons nous le dire, et faire avancer les choses en nous présentant dans les instances consulaires et politiques. Bien sûr, le vigneron d’aujourd’hui manque de temps. Mais on ne perd pas son temps à être présent dans les chambres consulaires et les conseils municipaux. Cela signifie rencontrer les autres, et rencontrer les autres, cela n’est pas une perte de temps. C’est de notre culture et de notre histoire qu’il s’agit. C’est très important que cela soit toujours porté, génétiquement, dans les conseils municipaux. (…) Aujourd’hui,trop de mes collègues vignerons oublient que l’on a une chance inouïe d’être derrière la bannière champagne. » 28 | La Champagne Viticole QUE PÈSE LA FILIÈRE VITI-VINICOLE ? PAROLES DE VIGNERONS ÉLUS Patrick Marx, maire de Venteuil Elu maire en 2014. « J’ai été adjoint il y a deux mandats de cela, j’ai arrêté, et puis une équipe de jeunes est venue me trouver pour prendre la place. J’ai hésité, parce que c’est très difficile de concilier le métier de viticulteur et l’activité de maire, ça demande du temps. S’occuper d’une commune, ça occupe un bon mi-temps. Je viens de passer cette première année de maire à trouver la bonne organisation pour que mon exploitation en pâtisse le moins possible. (…) Le village est presqu’exclusivement viticole, le conseil municipal est largement représenté par des viticulteurs. (…) Administrativement et juridiquement, avant, c’était moins compliqué. (…) C’est important que les vignerons soient représentés dans les conseils municipaux des communes viticoles, j’essaie d’inciter les jeunes vignerons à s’engager. Sur mes quatre adjoints à la mairie, trois sont viticulteurs. Je les encourage, notamment pour prendre ma suite. » Patrick Lopez, maire d’Hautvillers Elu depuis 1983, maire depuis 1989, Patrick Lopez est l’arrière-petit-fils de Gaston Poittevin et le petit-fils d’Henri Martin, deux figures politiques issues du vignoble champenois. « Je n’ai connu ni Gaston Poittevin, ni Henri Martin, qui sont morts en déportation. Mais on m’a raconté, et puis cela doit être dans les gênes de la famille. Et moi, ça me plaît, j’aime ça. Quand j’ai été élu, j’étais fier, parce que je suis vigneron comme eux, et puis par rapport à leurs parcours. (…) Avec ma femme, quand j’étais été élu, parce que c’est aussi une histoire de couple, on s’était dit qu’elle en ferait plus sur l’exploitation. Mais moi, en vingt-cinq ans, j’ai vraiment vu un changement. Je passe beaucoup plus de temps aux affaires de la maire aujourd’hui qu’avant. (…) Je pense qu’il y a un désengagement de la politique en général. On voit bien qu’il y a moins de personnes engagées dans les associations, et aussi dans les milieux politiques. Il faut aimer ça, il faut aimer se dévouer, passer du temps pour les autres. Peut-être que cela se perd aussi. Je ne pense pas que l’augmentation de la paperasse ou un travail de vigneron plus compliqué soit l’explication. L’individualisme, je pense, est la principale raison de cette désaffection. (…) La représentativité de la filière, c’est plus important au niveau des élus nationaux, mais à notre niveau local, ça compte aussi. A Hautvillers, il y a moins de vignerons élus aujourd’hui au conseil municipal qu’il y en avait il y a vingt, trente ans. Ça se retrouve aussi dans la population. Il y a moins de vignerons, plus de double-actifs. Avant, sur le plan touristique par exemple, les chambres d’hôtes, les gîtes, étaient tenus par des vignerons. Aujourd’hui, c’est moins le cas. Mais l’image de la commune est toujours viticole ! » « Je suis maire vigneron, mais je ne suis pas le maire des vignerons. » n°812 N°812 MAI 2015 | 29