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Alors que les dispositifs d’insertion “préférentielle” en milieu rural
initiés par les pouvoirs publics à la fin des années soixante-dix ont
échoué, on assiste, à partir de 1986, à un mouvement d’installation
des Hmong dans le Sud de la France, notamment dans le Gard, où
ce groupe se lance dans la culture maraîchère. Plusieurs raisons à
cela : la prolétarisation qui a suivi l’arrivée en France est souvent perçue comme une servitude. Or, s’installer comme exploitant agricole
est relativement aisé du point de vue matériel, et permet d’échapper
au salariat ou au chômage, de maîtriser sa propre ascension sociale.
par
Erick Gauthier,
doctorant
en ethnologie
et anthropologie
sociale,
École des hautes
études en sciences
sociales (EHESS),
Paris
Durant les années soixante-dix, la péninsule indochinoise a subi
nombre de profonds changements d’ordre économique, social et politique. Le pouvoir politique changeant de mains, comme au Laos, a
entraîné avec lui des déplacements massifs de populations appartenant à des ensembles ethnoculturels multiples. Des dizaines de milliers d’individus, hommes, femmes et enfants, vont connaître à la suite
de ces soubresauts une triste destinée les menant dans un premier
temps vers les pays riverains, sur les terres desquels ils trouveront
un accueil (camps thaïlandais pour réfugiés) pendant parfois de
longues années avant d’espérer un départ, dans un second temps, vers
des horizons meilleurs. Parmi ces réfugiés, on compte des Laotiens
d’ethnie hmong. Plus de 100 000 représentants de ce groupe ethnique
fuiront le Laos pour une terre d’accueil – majoritairement vers les
États-Unis et, dans une moindre mesure, vers la France, où près de
10 000 d’entre eux ont élu domicile. Arrivés essentiellement entre
1976 et 1977 pour les premiers, en 1980-1981 pour les derniers, parfois regroupés en communautés comptant plus de quarante cellules
familiales (Bourges, Rennes, Nîmes, Orléans, région parisienne,
etc.), ils sont répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain.
Les trajectoires de ces nouveaux hôtes sont intéressantes à plus
d’un titre. Exception faite des insertions dites “préférentielles” en
milieu rural français, la quasi-totalité des Hmong, accueillis dans un
premier temps dans des centres d’hébergement provisoire (CPH), élit
domicile dans les ensembles urbains des villes moyennes de province.
Là, les hommes exercent majoritairement une activité professionnelle
dans des entreprises du secteur industriel pendant de nombreuses
années avant, pour quelques-uns d’entre eux, de tenter l’expérience
du travail agricole, à l’instar de leurs compatriotes en Guyane (voir
FRANCE, TERRE D’ASIE
DU PARCOURS MIGRATOIRE HMONG
N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 61
LE MARAÎCHAGE, NOUVELLE ÉTAPE
N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 62
FRANCE, TERRE D’ASIE
l’article de Nathalie VerhaegeLES HMONG DANS LE MONDE
Gatine, p. 72). En effet, peu nomAu mois de mai 1975, le Laos devenait communiste.
breux au début à s’aventurer dans
Nombre de Hmong ayant participé de façon mascette voie, ils sont bientôt des
sive aux guerres d’Indochine allaient se réfugier en
dizaines à opter pour la polyculture
Thaïlande. Au cours de l’année 1976 a débuté leur
commerciale maraîchère dans le
départ vers les pays occidentaux. On dénombre
Sud de la France, plus précisément
actuellement environ dix millions de Hmong. La
dans le département du Gard.
plus grande communauté se trouve en Chine du
Privilégiant la dispersion tout
Sud, berceau d’origine, avec 7 390 000 personnes
en tentant de respecter, autant
(recensement 1990). Dans les années quatre-vingtque possible, un rapprochement
dix, en Asie du Sud-Est, on compte 570 000 Hmong
selon les liens de parenté, la poliau Viêt Nam, 260 000 au Laos, 80 000 en Thaïlande.
tique d’accueil des réfugiés d’Asie
Quant à la Birmanie, nous n’avons pas d’estimation.
du Sud-Est, planifiée par les pouEn Occident, il y aurait 250 000 personnes d’origine
voirs publics et assurée sur place
hmong aux États-Unis, 30 000 en France (projecpar des mouvements de type assotion tenant compte de la Guyane), 600 au Canada
ciatif, fut empreinte du souci d’évi(estimation), 600 en Argentine (estimation) et
ter les formations éventuelles de
environ 1 000 en Australie.
concentrations urbaines trop
Kao-Ly Yang
denses. Les nouveaux venus séjournent des mois durant dans des
centres d’accueil répartis sur tout
l’Hexagone, où leur sont proposés des soutiens en tout genre. Leur
départ de ces structures rime avec l’obtention d’un logement, le plus
souvent de type HLM, et avec l’exercice d’une activité professionnelle
pour le chef de famille. Aussi, selon leurs aptitudes, les hommes trouvent-ils pour la plupart des emplois en tant qu’ouvriers spécialisés.
Cependant, tous ne suivent pas cet itinéraire et certains groupes familiaux ne prendront pas la direction des CPH, puis celle des logements
des cités et les emplois du secteur industriel.
INSERTIONS PLANIFIÉES EN MILIEU RURAL
En effet, une minorité parmi les réfugiés connaît un autre sort. Une
option des plus insolites, née semble-t-il d’une volonté légitime, voit
le jour en métropole. Estimant que les grands ensembles urbains sont
susceptibles de représenter une difficulté certaine pour l’intégration
de personnes récemment déplacées et familiarisées avec un espace
social sans commune mesure avec celui de la transplantation, les responsables associatifs et de structures administratives ont mis en place
des insertions “préférentielles” en milieu non plus urbain mais rural.
Cette formule est considérée comme une solution adéquate durant
les premières années d’installation sur le territoire français, car per-
2)- Nous avons ailleurs retracé
brièvement l’histoire de cette
migration interne.
Cf. “Les Hmong du Laos dans
le Gard : de l’essartage au
maraîchage. Une intégration
socio-économique
sans intervention extérieure
au groupe”, Anthrœpotes,
vol. II, n° 3, 1997, pp. 2-14 ;
“Citadins ou ruraux ?
Entre milieu urbain et milieu
rural : les Hmong maraîchers
de la Zup de Nîmes”,
Anthrœpotes, vol. III, n° 1,
1998, pp. 15-26, repris
intégralement sous le même
titre, in J.-M. Marconot (dir.),
Aspects du pays nîmois,
Nîmes/Montpellier,
Riresc-Recherches sociales/Fler,
coll. “Quartiers”, 1999,
pp. 73-107.
UN MOUVEMENT
VERS LE SUD DE LA FRANCE
Renouant ainsi avec une ancienne vocation agricole répandue
parmi les générations adultes de l’émigration-immigration, des Hmong
venant de toute la France métropolitaine (Haute-Garonne, Cher, Lot,
Tarn, Bouches-du-Rhône, Isère, Landes, région parisienne…), mais
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FRANCE, TERRE D’ASIE
1)- Jean-Pierre Hassoun,
Hmong du Laos en France.
Changement social,
initiatives et adaptations,
Puf, coll. “Ethnologie”, Paris,
1997, pp. 83-84.
mettant d’adoucir un contact culturel estimé difficile et angoissant
d’une part, et de planifier les processus d’acculturation d’autre part.
À partir de 1977, ce projet mène quinze groupes familiaux hmong dans
les Cévennes, dans le petit village de Florac. Il est bientôt suivi de trois
autres expériences : l’une sur la commune de Vicq-sur-Breuilh, en
Haute-Vienne, une autre à Celle, dans la Creuse, et enfin une dernière
sur l’ensemble communal d’Arudy, dans les Pyrénées-Atlantiques.
Notre dessein n’est pas de relater avec précision l’histoire de ces
tentatives d’insertion en milieu rural, et nous renvoyons le lecteur à
la bibliographie concernant ce sujet (voir p. 71). Rappelons pour
mémoire que ces “insertions préférentielles” se sont toutes inscrites
dans la courte durée et se sont soldées par un échec. Les résultats
n’ont pas été à la hauteur des espoirs attendus par les membres du
dispositif d’accueil. Et à l’enthousiasme des premiers jours succéderont bien vite dépit et déception. Les familles hmong concernées par
ces implantations ne se stabiliseront pas dans les campagnes et
petites communes françaises au-delà du début des années quatre-vingt
et, peu à peu, toutes finiront par quitter les lieux pour rejoindre leurs
compatriotes installés dans les grands ensembles urbains des villes
moyennes de province. Là, les hommes trouveront eux aussi des
emplois non qualifiés, dans le secteur industriel majoritairement. Aussi
les années quatre-vingt se caractériseront-elles par un phénomène
massif de prolétarisation, à tel point que cette mise au travail industriel correspond à une “phase du changement social qui reste un des
événements majeurs des premières années de la transplantation”(1).
Alors que les années quatre-vingt voyaient un développement de la
culture maraîchère des Hmong en Guyane française, elles entraînaient
sur le territoire métropolitain leurs compatriotes à une mise au travail
industriel. Et il faudra attendre la fin de ces mêmes années, c’est-à-dire
1986-1987, pour que s’amorce un mouvement nouveau – initié par le
collectif hmong lui-même et non planifié par les pouvoirs publics – qui
se poursuivra durant les années quatre-vingt-dix. En effet, quelques cellules familiales hmong, bientôt imitées dans leur choix par quelques
autres, vont faire le voyage en direction du Sud de la France afin de tenter l’aventure des cultures maraîchère dans les costières du Gard(2).
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FRANCE, TERRE D’ASIE
aussi de Guyane française, quittent leur ville et parfois leur emploi,
certes après quelques hésitations, pour tenter à leur tour l’expérience
du travail agricole. Le département du Gard, qui abritait déjà des
familles hmong, va devenir le pôle d’attraction de ce courant migratoire. Ce n’est qu’au début des années quatre-vingt-dix que ce mouvement connaît une ampleur notable. En
Ayant observé l’évolution
effet, si seulement quatre producteurs
hmong sont déclarés aux services de la
de la situation des premières familles
Mutualité sociale agricole (MSA) du
à s’être lancées dans l’aventure
Gard en 1987, ils sont quinze en 1988,
du maraîchage, d’autres Hmong vont
et ce chiffre ne fera que croître jusvenir à leur tour s’installer à Nîmes.
qu’en 1995, année durant laquelle 97
producteurs hmong sont recensés comme exploitants agricoles. C’est
à partir de l’année suivante que les effectifs suivront une courbe
décroissante (74 exploitants en 1996, 63 en septembre 1997, 56 en
février 1998) avant de connaître une nouvelle augmentation : 69 à la
fin 1998 et 76 en 1999(3).
Ayant observé discrètement mais attentivement l’évolution de la
situation des premières familles à s’être lancées dans cette aventure
(débouchés pour les récoltes, viabilité de l’activité, revenus escomp- 3)- Ces données, obtenues
auprès des services de la MSA,
tés, conditions de travail, investissements nécessaires, possibilités se doivent d’être nuancées
et interprétées avec prudence.
de logement sur place, etc.), attentifs en cela aux nombreuses Notre enquête menée à Nîmes
permet d’affirmer que
rumeurs circulant à cette époque dans la communauté tout entière nous
ces indications sont à revoir
sur l’argent qu’il était désormais possible de retirer d’une telle acti- à la hausse puisque ne sont
recensés là que
vité, d’autres Hmong vont venir, à leur tour, s’installer à Nîmes. Deve- les producteurs déclarés,
quelques exploitants
nus exploitants agricoles, ils louent des terrains d’une superficie res- les
exerçant dans des conditions
treinte, de l’ordre de 2,5 à 5 hectares, sur lesquels vont être mis en moins transparentes n’étant
évidemment pas pris
en compte.
culture salades de plein champ, courgettes et haricots verts.
Sans nous étendre ici sur les caractéristiques du système productif
hmong(4), nous pensons néanmoins qu’il peut être utile d’en donner 4)- Cf. notre thèse en cours,
EHESS, Paris.
quelques précisions. Les hésitations des débuts sont désormais supplantées par une maîtrise et un savoir-faire sans conteste de ces nouveaux producteurs. Aujourd’hui, ils sont devenus de véritables spécialistes de la culture de salades et de courgettes, et sont reconnus
comme tels par nombre d’acteurs de la filière (acheteurs-expéditeurs,
fournisseurs de plants et autres produits, maraîchers non hmong, etc.).
Ils alimentent ainsi les marchés professionnels de la région.
La polyculture, pratiquée au sein d’unités familiales restreintes
indépendantes les unes des autres, est une affaire de famille. L’unité
de production correspond en principe à une unité de résidence, par
exemple celle du groupe domestique. L’organisation du travail met
en avant l’intégration de tous les membres de la maisonnée aux acti-
DANS LA VIE D’UN EXPLOITANT
Pour saisir pleinement la manière dont est pratiquée la polyculture commerciale chez les Hmong, nous nous pencherons sur l’emploi du temps journalier d’un producteur rencontré à Nîmes. La
société agricole étant masculine, et le marché une affaire d’hommes,
c’est l’époux qui va tous les matins écouler sa production sur les
places de vente. Réveillé tôt, souvent avant 4 heures, il s’installe au
volant de son camion – chargé le soir précédent des denrées récoltées la veille – et prend seul la direction du marché d’intérêt national (MIN) de Châteaurenard, dans le département voisin des
Bouches-du-Rhône, à une heure de route de son exploitation. Une
fois sur les lieux, il doit attendre que le carreau du marché ouvre
ses portes aux usagers, à 5 heures – tout producteur, pour augmenter ses chances de vente, arrive tôt, dans l’espoir d’“avoir une bonne
place”. En effet, tous les apporteurs sont persuadés de l’existence
d’emplacements meilleurs, et ce en dépit des efforts d’homogénéi-
Le travail est
une affaire de famille.
L’unité de production
correspond en principe à
une unité de résidence.
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UNE JOURNÉE
FRANCE, TERRE D’ASIE
vités de production, en fonction des prédispositions de chacun, et l’allocation différentielle de travail va donc varier selon les âges et les
sexes. Les lopins de terre loués et mis en culture se caractérisent par
leur superficie réduite. Et à cette faiblesse de l’étendue des parcelles
s’ajoute la faible mécanisation, cette dernière trouvant compensation dans l’utilisation d’une force de travail nombreuse, rapidement
mobilisable et d’une redoutable efficacité. Les travaux des champs
(récolte, cueillette, plantation, désherbage, etc.), bref, toutes les
tâches agricoles impliquant un lourd labeur, sont réalisées à la main.
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FRANCE, TERRE D’ASIE
sation faits quant à la valeur des divers emplacements. Après de nouveaux longs moments d’attente passés à discuter entre compatriotes, a lieu la vente des apports de chacun. Chaque exploitant agricole se transforme alors en vendeur.
Vers 8 heures, le maraîcher livre les quantités vendues aux acheteurs-expéditeurs avant de s’en retourner vers ses champs, en milieu
ou fin de matinée. Il y rejoint son épouse et d’autres membres de la
maisonnée qui, depuis le matin, s’activent, qui à récolter, qui à
cueillir les haricots ou à “couper” les courgettes. À 13 heures 30, il repart
vendre la production récoltée durant la matinée et déjà chargée dans
le véhicule. Cette fois, le chef d’exploitation, souvent accompagné d’un
enfant, se rend sur une autre place de vente, le marché d’intérêt local
de Saint-Étienne-du-Grès, également dans les Bouches-du-Rhône, à
une heure de route de son champ. Se reproduit alors un schéma assez
similaire à celui du matin à Châteaurenard. Le producteur sera de
retour vers 19 heures et travaillera encore quelques heures : haricots et petits pois n’attendent pas. On refait alors les mêmes gestes.
Toutes les denrées sont ensuite mises en caisse, pesées et rangées.
Et ce n’est qu’aux alentours de 21 heures, parfois plus tard encore,
que le chef de famille et son épouse rentrent à leur domicile à Nîmes.
Cet aperçu nous éclaire sur la somme de travail qu’il est nécessaire de fournir par tous pour mener à bien une exploitation. Les journées sont longues, l’activité pénible. Tous les jours de la semaine, et
ce neuf mois durant, le maraîcher et les siens soutiennent ce rythme
de travail. Alors comment expliquer un tel engouement pour le
maraîchage, en dépit des efforts qu’il exige ? D’où vient ce désir soudain de quitter domicile et parfois emploi pour changer de région et
s’adonner à l’agriculture ? Quelles sont les motivations de ce choix ?
LE TEMPS INDUSTRIEL :
NIVELLEMENT SOCIAL INTRA-ETHNIQUE
ET SERVITUDE
Comme le remarque à juste titre Jean-Pierre Hassoun, “l’entrée
de tous [les Hmong] dans le monde industriel a annulé également
les débuts de différenciation sociale qui avaient commencé à voir
le jour au Laos, et a remodelé partiellement les interactions sociales
et symboliques avec les autres populations originaires du Laos”(5).
Avec pertinence, cet auteur relate, à travers des trajectoires individuelles, les rapports humains entretenus sur les lieux de travail ainsi
que les codes relationnels et les comportements(6). C’est à travers ces
situations d’interactions quotidiennes que les ouvriers hmong vont
se forger une opinion des grandes entreprises. Outre la découverte
5)- J.-P. Hassoun, Hmong
du Laos en France, op. cit.,
pp. 84-85.
6)- Cf. J.-P. Hassoun, Hmong
du Laos en France, op. cité ;
“Les Hmong à l’usine”, Revue
française de sociologie,
vol. XXIX, n° 1, 1988,
pp. 35-53.
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FRANCE, TERRE D’ASIE
du temps industriel (découpage du temps quotidien, horaires) et de
la productivité (cadences, rendements), l’intériorisation des normes
du travail en entreprise se pose comme un élément déroutant de la
modernité. Et en raison d’un début de différenciation sociale amorcée dans le pays avant l’exil, et qui a apporté avec elle nombre de
modifications et aspirations nouvelles, les Hmong ont connu, le
conflit indochinois aidant, des changements sociaux, élargissant par
là même leur vision du monde. En conséquence, le modèle du Hmong
qui prévalait – agriculteur itinérant des régions montagneuses laotiennes, fidèle à son caractère indépendant – a peu à peu fait place
à un autre, même s’il restait le modèle dominant dans certaines provinces lao, en l’occurrence Sayaboury.
À Xieng Khouang, province d’où sont
Faute de maîtriser les rites
originaires un grand nombre de Hmong
d’interaction et le langage en vigueur
accueillis en France, ce modèle n’avait
dans le monde du travail industriel,
cependant plus cours, ou tout du moins
perdait de son acuité. Avec la guerre et
les nouveaux salariés ont senti peser
son cortège de bombes, des populations
sur eux le poids de ces relations,
ont été déplacées. Des Hmong ont fui les
de leurs codes…
hauteurs pour les plaines. De nouveaux
métiers sont apparus (infirmiers, enseignants, militaires, commerçants…) tandis que d’autres voyaient s’agrandir leur sphère d’activité (forgeron, etc.). Or, dans le contexte de la transplantation, les
connaissances et savoir-faire sont dévalués puisque inadaptés au
nouveau champ socio-économique d’intervention et à ses exigences,
le capital acquis dans le pays d’origine n’étant pas transposable dans
le pays d’accueil. Alors, tous, tant l’instituteur et le militaire de carrière (simple soldat ou officier de haut rang) que l’essarteur, le forgeron, etc., vont se positionner sur le même plan, à égalité les uns avec
les autres. Quel que soit le parcours antérieur de chacun des membres
du collectif, les métiers occupés dans l’Hexagone seront identiques
pour tous, à savoir des postes d’ouvriers non ou peu qualifiés.
Ce nivellement au sein du groupe ethnique s’est observé de façon
évidente durant la première décennie de la transplantation. N’avonsnous pas rencontré, dans le Gard, des hommes aujourd’hui exploitants agricoles, qui au Laos étaient militaires ou officiers dans l’armée (colonel par exemple), ou enseignants titulaires d’un diplôme
de professeur, partageant aujourd’hui la même activité agricole que
leurs compatriotes, simples agriculteurs itinérants au pays et dépourvus de capital scolaire et qui, avant leur tentative agricole, travaillaient
dans les mêmes entreprises que ces compatriotes, aux mêmes postes ?
Nous assistons dès lors à un “nivellement social à la fois intra et inter-
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FRANCE, TERRE D’ASIE
ethnique” pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Hassoun. Tous
ces hommes se sont retrouvés à occuper des postes similaires d’ouvriers spécialisés. Alors que les uns s’élevaient, les autres éprouvaient
un sentiment contraire. Ce mouvement vers des professions non qualifiées s’est généralisé à l’ensemble du collectif.
CONDITION OUVRIÈRE ET HONNEUR
Cependant, de tels emplois requéraient un nécessaire capital, sorte
d’ethos industriel qu’aucun ne possédait véritablement. Faute de maîtriser pleinement les rites d’interaction et le langage en vigueur dans
le monde du travail industriel du pays d’accueil, ces nouveaux salariés
ont senti peser sur eux le poids de ces relations, de leurs codes, etc. Et
c’est à travers une expression idoine, aux yeux des interlocuteurs, qu’est
résumée cette situation. En effet, nombreux sont les hommes à parler
de ua qhev, formule traduite littéralement par “faire l’esclave, le serviteur” qui reflète la condition ouvrière et est à mettre en relation avec
la notion d’honneur. Et l’honneur (ou plutôt le sentiment de l’honneur)
et donc le déshonneur et la honte, qu’il nous faut ici mettre en rapport
avec la notion vernaculaire, si prégnante en Asie, de “perte de la face”
(poob ntsej muag)(7), sont susceptibles d’être mis à l’épreuve, c’est-àdire d’être offensés. Si pour garder ou sauvegarder (et non seulement
pour sauver) la face, un individu doit manifester, à travers la ligne d’action suivie, une image de lui consistante validée par le regard (jugement) des autres participants de l’interaction, tout en étant en parfaite harmonie avec la situation contextuelle, il semble que la condition
ouvrière se présente en conséquence comme des plus inconfortables
et ne favorise guère un idéal relationnel. Aussi ces raisons ont-elles influé
sur les décisions des hommes à délaisser ces entreprises (et leurs
emplois) et à franchir le pas pour se lancer vers l’agriculture. En effet,
aux champs, point n’est besoin de se soumettre aux volontés d’un supérieur, de “faire l’esclave”.
D’autres raisons ont motivé ce choix. Quelques arguments sont
avancés par les interlocuteurs hmong eux-mêmes. Outre les faits évoqués ci-dessus, sont mentionnées les possibilités indéniables offertes
dans le secteur agricole. Le département du Gard, et plus précisément la région située au sud/sud-est de la ville de Nîmes, dans un
rayon de dix à vingt kilomètres, possède des superficies de terres cultivables nombreuses, disponibles en raison de la non-succession et du
non-remplacement des cessations d’activité d’une part, des accords
de Dublin accordant des primes à l’arrachage de vignes d’autre part.
Il est alors aisé de trouver des terrains à exploiter, qui plus est de
superficie réduite – de un à quatre hectares –, sachant qu’il n’est pas
7)- Composé de lub ntsej
muag, “le visage”
(ntsej signifiant “les oreilles”
et muag, “les yeux”), et poob,
“tomber” ou “perdre”,
au sens de perdre un être
cher par exemple.
OU UN SEMBLANT DE LIBERTÉ RETROUVÉE
L’installation est, de plus, facilitée par le fait qu’il n’est pas (ou
presque pas) nécessaire de posséder du gros matériel agricole et par
le faible montant des capitaux requis. Tout nouvel exploitant doit
acquérir une camionnette pour transporter ses denrées sur les places
de vente et un minimum de matériel (système d’arrosage, etc.), qu’il
achètera le plus souvent d’occasion auprès d’un ancien producteur
local ou à l’un de ses compatriotes. Il peut parfois aussi s’agir d’un
prêt d’un parent en attendant que l’emprunteur gagne suffisamment
après sa première récolte pour pouvoir soit acheter ce matériel prêté,
soit en acquérir d’autre ou le rétrocéder. De plus, le Gard est un département à vocation agricole et les producteurs de fruits et légumes y
sont nombreux. La présence de places spécialisées dans l’achat et la
vente de primeurs et de fruits, réservées aux professionnels de l’activité, d’importance diverse, localisées dans les départements voisins
des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse, permet l’écoulement des
récoltes presque toute l’année. En résumé, 100 000 francs suffisent
pour tenter sa chance et s’installer maraîcher dans le Gard.
Des logements disponibles à Nîmes, où résidaient déjà des groupes
hmong, ont facilité l’installation de nouvelles cellules familiales qui,
outre la garantie d’un toit, se retrouvent dans un environnement familier (cités et grands ensembles, affublés du vocable Zup) en compagnie des leurs. Ainsi, une communauté hmong locale se reconstitue
et le nouvel habitant ne se sentira pas isolé. Mais il semble que ce
sont principalement les conditions de travail qui se posent comme les
atouts essentiels du choix du maraîchage. Travailler pour soi et non
pour un autre, c’est-à-dire un patron non hmong, est important. Le
maraîchage va permettre d’échapper à la situation de salariat puisque,
à travers cette nouvelle activité, le chef de famille est chef d’exploitation. Il est “son patron”, pour reprendre les termes des interlocuteurs, à la fois producteur et vendeur de ses propres denrées, et perçoit directement l’argent de ses efforts. En outre, avec le maraîchage,
il est loisible de combiner une forme d’ascension sociale accessible à
tous les membres du collectif sans qu’une discrimination liée à des
paramètres extérieurs, à la nécessité d’obtenir une qualification adé-
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LA CLEF DES CHAMPS
FRANCE, TERRE D’ASIE
nécessaire d’être titulaire d’un diplôme ou de tout autre titre attestant de compétences ou formation dans le domaine agricole. Il suffit simplement de justifier d’une autorisation d’installation, de s’inscrire auprès des différents services administratifs et d’avoir des
papiers en règle (dans le cas d’exploitants étrangers).
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quate par exemple, n’apparaisse. Le producteur travaille à sa guise et
est seul maître de ses choix. Il est le gestionnaire de son exploitation.
Les notions de liberté et d’indépendance dans le travail, malgré la pénibilité inhérente à l’activité, sont ainsi fréquemment évoquées.
Le chômage de la fin des années quatre-vingt a contribué lui aussi
à entretenir ce mouvement interne vers les costières nîmoises. Des
hommes sans emploi, en contrat, bref sans avenir professionnel intéressant, ont alors espéré vivre des jours meilleurs sous le soleil gardois. Cette activité génératrice de revenus conséquents et sur un cycle
extrêmement rapide, qui a priori convient à merveille aux Hmong,
n’exige pas de compétences spécifiques (langue, âge, etc.) et est
ouverte à qui veut tenter sa chance. De plus, le cadre dans lequel elle
s’inscrit n’est pas pour leur déplaire. Ils apprécient en général la vie
en plein air, sur leurs parcelles, en milieu rural, tout en étant domiciliés, faute de choix, en zone urbaine(8). Le travail en lui-même n’est
pas perçu uniquement sous l’angle des efforts à fournir, des conditions météorologiques difficiles, etc. Chacun des maraîchers prend
effectivement plaisir à travailler la terre pour son compte.
8)- Cf. E. Gauthier, “Citadins
ou ruraux ?”, Anthrœpotes,
article cité.
FRANCE, TERRE D’ASIE
QUEL BILAN AUJOURD’HUI ?
Sans vouloir ici faire le panégyrique des Hmong gardois, il convient
cependant de noter que ce mouvement interne d’une fraction de cette
population de l’Hexagone vers le Gard force l’admiration. Leur réussite économique qui, rappelons-le, n’est pas imputable à un savoirfaire spécifique au départ – la polyculture telle qu’elle se pratique
chez les Hmong est une activité nouvelle et les producteurs ne
cachent nullement leurs hésitations et lacunes en ce domaine à leurs
débuts –, est incontestable(9), même si d’aucuns pourraient parler,
comme Laurence Costes à propos des commerçants et vendeurs à la
sauvette du métro parisien, de “savoir-faire de la misère face à la
discrimination subie”(10). Parfaitement inscrits dans le cycle de production local et régional, les Hmong ont su faire preuve de volonté et
leur ténacité leur a donné raison. Malgré des effectifs en constante
variation, plus de cent groupes hmong tirent leurs revenus de cette
activité et la poursuivent en dépit d’évidentes difficultés périodiques
(aléas climatiques, lois du marché, prix de vente, concurrence, somme
de travail collectif à fournir…).
Devenus pour la plupart de véritables spécialistes de la mise en
culture de certaines denrées, ils alimentent désormais les marchés
professionnels de la région et fournissent à la vente des apports de
très haute qualité, salués par tous les professionnels de la filière. À
l’instar de leurs homologues guyanais, les Hmong gardois ont prouvé
9)- Nous gardons à l’esprit
que cette situation
s’accompagne
également de difficultés
(rapports parents/enfants,
assiduité scolaire des jeunes,
résultats scolaires, etc.).
10)- Laurence Costes,
L’étranger sous terre.
Commerçants et vendeurs
à la sauvette du métro
parisien, Paris, L’Harmattan,
coll. “Logiques sociales”,
1994, p. 66.
Yves Conoir, “Essais de réinsertion rurale dans la
métropole”, Réfugiés, n° 33-34, 1984.
Marie-Odile Géraud, Regards sur les Hmong de
Guyane française. Les détours d’une tradition, L’Harmattan, coll. “Recherches asiatiques”, Paris, 1997.
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A PUBLIÉ
Py Cha, “Hmong dans le Maine-et-Loire”
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n° 1222, novembre-décembre 1999
N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 71
Yves Ajchenbaum, Jean-Pierre Hassoun, Histoires
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France, Association pour le développement de la
recherche en économie et en statistique (Adres),
Paris, 1980.
FRANCE, TERRE D’ASIE
BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE
leurs compétences et ont innové.
On les a vus se prolétariser en
France durant les années quatrevingt, se sous-prolétariser parfois aux États-Unis ; on les voit
désormais s’installer dans le
cercle de l’activité maraîchère et
jouer un rôle de choix dans la
production régionale en Languedoc-Roussillon. Cette place nouvelle occupée dans le paysage
économique de la région comble
ces hommes et ces femmes de
joie et de fierté parfois non dissimulée. Convaincus d’avoir participé à leur manière à une aventure s’inscrivant dans l’histoire
du groupe en exil, ils regardent
néanmoins leur parcours avec
modestie et lucidité. Ce positionnement social les a élevés du
rang de réfugiés démunis à celui
de “petits patrons” aux revenus
appréciables, et ce en l’espace de
deux décennies seulement…
Est-ce là le signe d’une volonté
de réussir l’intégration dans leur
nouveau champ socioculturel, ou
un simple désir de quitter définitivement – sans soutien extérieur – le cercle protecteur du
dispositif d’accueil pour voler de
✪
leurs propres ailes ?