Françoise Casanova, Bernard Darras, Multimédia et

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Françoise Casanova, Bernard Darras, Multimédia et
MEI « Médiation et information », nº 11, 2000 ______ F. Casanova, B. Darras
MULTIMÉDIA ET MÉTASÉMIOTIQUE ICONIQUE
Françoise Casanova et Bernard Darras
Professeurs
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
« Je prétends que les opérations cognitives désignées par le vocable
« pensée », loin d’être l’apanage de processus mentaux intervenant à un
niveau bien au-dessus et au-delà de la perception, constituent les
ingrédients fondamentaux de la perception elle-même. Je me réfère ici
aux opérations qui consistent à explorer activement, à sélectionner, à
appréhender ce qui est essentiel, à simplifier, à abstraire, à analyser et à
synthétiser, à compléter, à réajuster, à comparer, à résoudre des
difficultés, de même qu’à combiner, à trier, à placer dans un contexte. La
perception visuelle et la pensée visuelle ne font qu’un”.
Rudolph Arnheim, 1976, pp. 21-22.
R é s u m é : Cet article débute par une exploration du concept
de métasémiotique iconique, et tente d’aborder la question de l’analyse de
l’image par l’image dans les multimédias. Il poursuit par une approche
typologique des dispositifs métasémiotiques iconiques et plurimédias. Enfin,
après avoir appliqué l’approche métasémiotique à des produits audiovisuels
et multimédias, il pose la question de la mutation et de la divulgation de la
culture visuelle.
1. Enjeux d’une métasémiotique iconique
Dans cet article, nous souhaitons interroger la capacité des signes
iconiques à exister et fonctionner en position « méta ». Sur ce point,
notre conception de la métasémiotique iconique dérive du concept de
métalangage proposé par les logiciens de l’école de Vienne qui ont
distingué « la langue dont nous parlons de la langue que nous
parlons » et de la distinction introduite par Louis Hjelmslev, qui utilise
le terme « métasémiotique » pour qualifier les sémiotiques
scientifiques qui s’intéressent soit à des sémiotiques-objets
scientifiques (logique, mathématiques, linguistique) soit à des
sémiotiques-objets non scientifiques (images, mode, etc.).
Dans ce texte nous appellerons « sémiotique-objet » tout ensemble de
signes organisés, c’est-à-dire tout système de signes, et nous
appellerons « métasémiotique » tout dispositif théorique produisant un
ensemble d’opérations analytiques. A ce titre, l’analyse sémiotique
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constitue toujours une métasémiotique des sémiotiques-objets qu’elle
institue, et qu’elle étudie.
S’il est évident que les langues naturelles peuvent communiquer non
seulement au sujet des “choses”, mais aussi d’elles–mêmes, il n’est
pas évident que ceci soit accessible à tous les systèmes de
communication, notamment aux ensembles de signes iconiques. C’est
pourquoi les questions suivantes ont été plusieurs fois posées, et à
notre connaissance n’ont pas trouvé de réponses définitives.
- La langue est elle le médiateur le plus approprié des sémiotiques non
linguistiques et peut-elle tout en dire ? Par exemple, la langue peutelle parler des images, ou ne fait-elle que parler sur les images, et si
elle peut en parler, peut-elle tout en dire ?
- Une sémiotique non linguistique peut-elle fonctionner au niveau
méta ? Par exemple, le schéma d’une image peut-il être considéré
comme une forme signifiante renvoyant au fonctionnement de l’image
objet et l’explicitant ?
- Les images peuvent-elles être de bons médiateurs des images ? Par
exemple, l’image-méta peut-elle faire le commentaire d’une imageobjet ?
- Le cas échéant, une méta-image peut-elle constituer une théorie
sémiotique scientifique (c’est-à-dire explicite), ou au moins une
modélisation ? Par exemple, l’utilisation des chorems dans la
modélisation géographique est-elle une théorie du paysage ?
- Enfin, une combinaison de la langue et de sémiotiques non
linguistiques constitue-t-elle un dispositif mieux adapté que la langue
seule pour traiter des formes signifiantes diverses ? C’est précisément
ce que tentent avec des succès divers les livres illustrés, les
expositions, certains films documentaires et bien évidemment le
multimédia.
La question générale que nous posons ici concerne, à terme, la
capacité des signes de l’univers iconique – schémas, pictogrammes,
diagrammes, images – à participer de la Sémiotique comme théorie.
Nous n’avons pas, pour le moment, l’intention d’approfondir une telle
étude, aussi nous contenterons-nous d’interroger la capacité des signes
iconiques à servir de déclencheurs, d’opérateurs d’interprétation,
d’aides à l’interprétation, voire d’interprétants pour d’autres signes
iconiques.
En amont de ces travaux et réflexions, nous formulons l’hypothèse
qu’il est possible de faire la théorie des images, des œuvres d’art et
des objets de la culture, d’élaborer des poétiques, mais aussi de définir
les fondements d’une œuvre ou d’une production visuelle artistique ou
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non, autrement que par le biais des seules traductions, interprétations
et abstractions verbales. En conséquence, nous supposons qu’il est
aussi possible d’accomplir certaines de ces opérations par le “langage”
non verbal dont relève structurellement l’œuvre ou l’objet visuels, ce
que d’aucuns ont nommé le « langage plastique »81, ou le « langage
visuel », et que, pour notre part, nous nommons volontairement
« sémiotique iconique » pour éviter les confusions qu’introduisent les
termes « langage » et « visuel ». De la sorte, les images pourraient être
interprétées par des formes parentes des leurs et non pas par la seule
verbalisation. D’où il résulterait que l’intelligibilité de l’image
pourrait être révélée par d’autres voies que celles du langage verbal
(Saint-Martin, 1987). Ceci ne signifie pas que soient prônées la
précédence ou la prééminence d’un langage sur l’autre82. Au contraire,
loin des sectarismes unidimensionnels, nous croyons que c’est
l’altérité et la complémentarité des divers médias qui sont sources de
richesses et nous plaidons en faveur des systèmes plurimédias (Darras,
1996, pp. 25-27).
Concernés par les possibilités des métasémiotiques iconiques, et
engagés dans leur promotion, nous ne voulons pas souscrire au projet
réductionniste qui isole les modalités communicationnelles les unes
des autres dans l’espoir de les purifier. Nous avons, au contraire, la
conviction que cette tendance « séparatiste » fabrique des objets
artificiels peu compatibles avec la communication comme ensemble
de modes communicationnels en coopération et en interaction. En
revanche, nous sommes convaincus que l’état de sur-développement
de la pensée verbale réclame un rattrapage et un effort de
81
Cf. par exemple, Félix Thürlemann (1982, Paul Klee, analyse sémiotique
de trois peintures, Lausanne, l’Age d’Homme), Fernande Saint-Martin
(1987, Sémiologie du langage visuel, Québec, Presses de l’Université du
Québec), Marie Carani (1992, De l’Histoire de l’art à la sémiotique
visuelle, Québec, Ed. du Septentrion), Groupe Mu (1992, Traité du signe
visuel, Paris, Seuil), ou plus récemment dans le n° 6 de la revue Méi, les
articles de Catherine Saouter et Philipe Verhaegen (in Darras, B. (1997)
pp.125-150). Le débat sur le « langage visuel » et la sémiotique des
messages visuels a été initié par Roland Barthes, en 1964, dans l’analyse
d’une affiche qui vantait les mérites des pâtes Panzani.
82
Pour Émile Benveniste la langue a la capacité d’être « l’interprétant de tous
les systèmes sémiotiques », puisqu’elle peut, « en principe, tout
catégoriser et interpréter, y compris elle-même » ; d’où sa prééminence
comme système signifiant » (1974, Problèmes de linguistique générale 2,
Paris, Gallimard. pp. 61-63).
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compensation tant il est difficile de se défaire des excès du
« logophonocentrisme » (Saint-Martin, 198783).
« Pour les auteurs comme pour les usagers, les hiérarchies
traditionnelles reculent à mesure que s’installe l’horizontalisation. La
linéarité s’efface au profit du réseau ; l’image n’est plus la servante du
texte ; l’utilisateur construit ses parcours, et des liens se créent pour
construire des associations et des relations inédites »84.
L’enchaînement linéaire du verbe et les cloisonnements qui lui sont
afférents ont pour corollaire un refoulement de la pensée pluridimensionnelle. Laquelle, avec la communication multimédia, trouve
enfin droit de cité et d’être citée.
2. Des dispositifs duels et multiples
Lors de nos expériences d’auteurs et de chercheurs dans le
multimédia85, nous avons été particulièrement intéressés par la
capacité de certains dispositifs iconiques visuels86 à rendre compte ou
à exploiter d’autres dispositifs visuels. Étant donnés leur succès auprès
du public et les débats critiques qu’ils nourrissent87, ils méritent d’être
discutés. Ces dispositifs de métacommunication se caractérisent
essentiellement par leurs objectifs et par les moyens qu’ils utilisent.
83
Logophonocentrisme largement dénoncé par l’auteur et auquel, d’une
certaine façon, elle-même n’échappe pas puisqu’elle déclare que « les
sémiologues qui étudient le langage visuel ne sont généralement pas des
« utilisateurs » de ce langage et ne sauraient, à partir d’une pratique,
acquérir une compétence linguistique analogue à celle du grammairien du
langage verbal qui, lui, en est usager » (Opus cité. p. 91).
84
Darras, B. et Casanova, F. (1998), p. 7.
85
Bernard Darras et Françoise Casanova ont conçu et réalisé un multimédia
interactif d’initiation à l’Histoire de l’art. Darras, B. et Casanova, F.
(1997), L’Annonciation, Paris, Réunion des Musées Nationaux. D’autre
part Bernard Darras est Chef de projet du site Web de l’Université Paris I
Panthéon-Sorbonne et pour la même université d’un multimédia de
communication externe.
86
On rappelle que « l’iconicité n’est pas exclusivement d’ordre visuel, de la
même façon que la représentation n’est pas exclusivement visuelle. La
vue n’est qu’un des cinq sens ; la représentation peut aussi être d’ordre
auditif, gustatif, olfactif et tactile » (Fisette, J. (1996). Pour une
pragmatique de la signification, Montréal, XYZ éditeur, p. 155).
87
Nous pensons, par exemple, au problème du rôle et de la fonction dévolus
aux reproductions d’œuvres d’art dans les multimédias interactifs. A ce
sujet, cf. Chateau, D. et Darras, D. (1999).
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Chaque cas est une rencontre d’opérations topologiques procédant par
association et dissociation, par juxtaposition et superposition, par
conjonction et voisinage, par inclusion, entrelacement et imbrication
entre une image source et un dispositif iconique second. Chaque
dispositif, en fonction de ses desseins – sémiotiques, didactiques,
ludiques et esthétiques – engendre des opérations d’indexation, de
guidage, de schématisation, d’abstraction, de déconstruction et de
reconstruction favorisant l’observation, l’analyse, l’interprétation, le
commentaire et l’appropriation de la sémiotique-objet que constitue
l’image source.
Le diagramme suivant modélise les interactions entre les divers ordres
de représentation disponibles dans les multimédia.
Dans la typologie suivante nous esquissons les grands axes des
relations duelles et multiples que favorise le multimédia et que, pour
une bonne part, autorisait déjà l’audiovisuel.
2.1. Le visuo-visuel
2.1.1 Interactions entre des images « brutes »
On peut regrouper dans cette catégorie :
- A. les opérations de voisinage de deux ou plusieurs reproductions
permettant de constituer un groupe de transformation, de mettre au
jour des relations originales, de faire surgir des traits récurrents, de
confronter les différents traitements d’un même thème
iconographique (l’Annonciation, Suzanne au bain, la Tentation de
Saint-Antoine) ou d’une même technique (la perspective
curviligne), de souligner l’appartenance à un même genre ou à une
même époque, de favoriser la comparaison, etc 88 ;
88
Ce procédé de mise en co-présence et de montage des reproductions, qui
164
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-
-
B. la présentation de ressources documentaires, telles que des
croquis et des ébauches, mais aussi des emprunts à d’autres
images, telles les photographies ou films d’objets ou de paysages
(par exemple, des photographies de la montagne Sainte Victoire
qui sont mises en rapport avec les séries peintes de Cézanne) ;
C. l’imbrication d’une image dans une autre, telle qu’une image
fixe encadrée par une image mobile ou image 2D incrustée dans
une image 3D (voir par exemple, les études des Annonciations de
Fra Angelico (Darras, Casanova, 1998).
2.1.2. Les interactions avec des images “dérivées”
Par images dérivées, nous entendons les productions iconiques
engendrées à partir d’une image source.
Nous comptons parmi ces images les productions suivantes :
- la présentation par juxtaposition ou superposition d’imageries
techniques telles que les éclairages rasants et les radiographies, qui
fournissent des informations spécialisées ;
- les détourages ou masquages ;
- les interventions graphiques indexant des parties par des
changements de luminosité ou de texture tels que les sur-éclairages ou
les assombrissements directs ou progressifs, les voilements et
dévoilements, les contrastes flous/nets, les hachurages, les
accentuations ou variations chromatiques, etc… ;
- les indexations graphiques linéaires par des flèches, des soulignés,
des entourages ;
- les analogies graphiques linéaires fixes ou animées mettant en
évidence des propriétés plastiques ou des lignes de force ;
Mais aussi les informations de structure telles que :
- la révélation des constructions perspectives (linéaire, atmosphérique)
et de leurs attributs par la superposition de tracés, ou de zones
chromatiques ou de luminance ;
permet d’introduire un « mouvement » entre les images, n’est pas
nouveau en histoire de l’art. Aby Warburg (1866 - 1929), avec son projet
« mnémosyne » qui fonde « une iconologie des intervalles et des écarts »
(cf. Michaud, A-P. (1998). Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris,
Macula), et André Malraux, avec le concept de « musée imaginaire »
(1965), l’ont tous deux largement utilisé, exploité et théorisé. C’est sur ce
type d’approche que se fondent les études d’Hubert Damisch (1987,
L’origine de la perspective, Paris, Flammarion) ou de Daniel Arasse
(1999, Annonciations italiennes, Paris Hazan).
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- le tracé par superposition des plans – fixes ou animés – des
compositions réelles ou supposées, et des traits génériques de l’image
source ;
- la monstration par accentuation des zones chromatiques de la
composition colorée ;
- les schémas procédant à différentes opérations d’abstraction ;
- et d’une certaine manière les grossissements, fixes ou en
mouvement, de parties ou de détails ;
- etc.
En général, les dérivations sont produites directement sur la
reproduction de l’image source pour former des images « mixtes »,
mais elles peuvent aussi être mises en regard de l’image source ou
confrontées entre elles.
2.1.3. Les “acteurs” de la page écran
Outre leurs fonctions esthétique et de communication, notamment
d’indices et de repères de l’interactivité de structure et de
l’interactivité de surface, les outils, textures et habillages des
différentes pages peuvent aussi intégrer des éléments empruntés à
d’autres images. Ces emprunts plus ou moins motivés contribuent eux
aussi aux jeux de l’inter-iconicité et de l’intra-iconicité.
2.2. Le visuo-verbal
Les interactions qui se tissent entre les images et le langage verbal
peuvent se classer en deux types, selon le statut dévolu au texte : soit
qu’il est donné à lire sur l’écran, soit qu’il est oralisé.
2.2.1. Images et textes écrits
Il s’agit, d’une part des interactions entre images et textes écrits dont
la pratique et la tradition sont directement issues du livre (titres,
légendes, etc.), et d’autre part des fonctions hyper médias dérivées de
l’informatique. L’interactivité de surface se manifeste alors dans les
roll-over, les appels de menu, et les boîtes de dialogues tels que les
messages d’aide.
Dans le premier cas, plus que dans le second, la typographie peut
aborder l’image des mots et les dimensions scripto-visuelles.
2.2.2. Images et textes vocalisés
Il s’agit ici des interactions entre images et textes vocalisés, incluant
les différents régimes du traitement de la voix off, in, over, et
through89. Le lecteur ou le commentateur des images peut avoir ou
89
Voir Michel Chion (1982), La voix au cinéma., Paris, Cahiers du cinéma.
pp. 135-136.
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non un visage. Dans un premier temps, la tradition des documentaires
et le poids des fichiers vidéo ont conduit à privilégier les voix sans
visage. Le DVD-Rom ne manquera pas de changer cette orientation.
2.3. Le visuo-acoustique
On retrouve ici “la tripartition classique, certes discutable… entre
musique, paroles et bruits”90.
Les interactions sont visuo-acousmatiques91 quand elles concernent les
interactions entre images, textes et éléments sonores dont on ne voit
pas la cause, et visuo-acoustiques quand l’origine du bruit/son est
rendu visible92.
2.4. Les relations multiples
L’exposé des combinaisons d’interactions entre les images, les textes,
les voix, la musique et les bruits, excède les ambitions de cet article.
Nous ne présenterons, pour illustrer cette partie, que le cas des
animations visuelles.
A ce niveau de combinatoire, se trouvent, par exemple, les diaporamas
(succession d’images fixes non mises en mouvement) et les
animations visuelles (suite d’images fixes mises en mouvement) qui
introduisent des effets de diégèse dans le dispositif en réseau. Ils sont
en général conçus dans une double perspective, didactique et ludique
(dans le cas du multimédia “l’Annonciation”, également dans une
perspective esthétique). Dans ces productions, les images sont mises
en séquences suivant diverses stratégies (défilé, enchaînement,
superposition, juxtaposition, arrêt sur image, etc.).
On assiste, là, à l’émergence de nouveaux outils pour médiatiser le
savoir, à l’instauration et à l’exploitation d’une nouvelle forme de
communication et de transmission de la signification, qui repose sur le
caractère direct de la communication multimédia. En témoigne par
exemple la mise en œuvre des images possédant des zones sensibles
qui permettent d’activer différents liens, de sélectionner des images
90
Jacques Aumont et Michel Marie (1988), L ’Analyse des films, Paris,
Nathan. p. 150.
91
A propos de la situation acousmatique, voir Pierre Schaeffer (1966), Traité
des objets musicaux, Paris, Seuil. p. 91
92
Par ailleurs, on retiendra que Michel Chion distingue deux types de
perception, l’audio-visuel et la visu-audition : (1998), Le son, Paris. pp.
219-220 et suivantes.
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dans l’image ou de faire surgir des sons, d’ouvrir des fenêtres de texte,
d’inscrire l’image-source à l’intérieur d’un réseau signifiant qui ne
doit plus rien à la linéarité des dispositifs d’apprentissage
traditionnels.
Ces diaporamas et ces animations visuelles sont souvent des études et
des réalisations de type « historico-sémiotico-plastique », qui utilisent
les outils de l’histoire de l’Art et de l’histoire des images en général,
notamment l’iconographie, l’iconologie et les sémiotiques
appropriées, mais aussi les techniques graphiques de la
communication visuelle et iconique, et au-delà les techniques des arts
plastiques.
Elles visent, à travers un travail de l’image numérique93, à mobiliser et
dynamiser efficacement les savoirs sur une œuvre particulière ; à
favoriser l’appréhension de cette œuvre par une approche raisonnée, à
en désigner les traits saillants et pertinents susceptibles de concourir à
l’engendrement du sens.
3. Le projet métasémiotique audiovisuel et multimédia, ambitions
et limites
La réflexion sur la métasémiotique iconique n’a pas encore attiré outre
mesure l’attention des chercheurs. Elle a cependant une histoire, qui
est encore à écrire, et qui mérite d’être étudiée en relation avec les
développements récents qu’introduisent les Nouvelles Technologies
de l’Information et de la Communication, et notamment les aptitudes
qu’ont ces technologies à changer les pratiques traditionnelles dans
tous les domaines des loisirs, de la culture, du travail, de
l’apprentissage et de l’éducation. Ce n’est certes pas dans un seul
article qu’on pourra traiter de cette histoire. On fera toutefois
référence au travail de réflexion qu’Alain Jaubert réalise dans sa série
Palettes. Dans cette série, outre les incessants croisements entre
commentaires visuel et verbal, la palette graphique est, à de très
nombreuses reprises, mise au service d’activités méta-iconiques. Pour
ne prendre qu’un exemple, le film documentaire "Piero della
Francesca : le rêve de la diagonale" illustre ceci de façon exemplaire,
puisqu’à partir des constituants géométriques du tableau de Piero,
« La Flagellation », et par l’entremise d’images de synthèse
commentées oralement, l’auteur se livre à une démonstration serrée
qui porte sur le système perspectif utilisé par le peintre, puis, de là,
93
On comprend qu’il ne s’agit pas d’analyses électroniques et
« automatiques » de l’image, ce qui advient lorsqu’on applique
indistinctement les services offerts par certains logiciels d’animation.
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développe une reconstitution conjecturale 3D des structures
architectoniques et des bâtiments représentés dans l’œuvre.
Au registre des réalisations informatiques, on peut trouver des
animations visuelles dans de nombreux autres produits multimédia,
tels, par exemple, les CD-Roms « Le Louvre » (Montparnasse
Multimédia, RMN, CD-Rom 1994 ; DVD 1999), « Orsay » (RMN,
1996) ou « Picasso » (Grolier Interactive, GIE/Welcome, 1996), pour
ne citer que ces produits parmi les plus appréciés du grand public.
Cependant, et malgré l’engouement qu’elles suscitent, les animations
qui sont proposées se contentent en général de mobiliser, de façon très
formelle et répétitive, quelques traits structuraux appartenant aux
œuvres (lignes constructives et disposition des plans ou
personnages/acteurs/objets). Le multimédia « Le Musée de
l’Ermitage » (Montparnasse Multimédia, RMN, Intersoft/Musée de
l’Ermitage, 1998), fait exception et témoigne d’une recherche
plastique plus approfondie en la matière. Par ailleurs, des CD-Roms
tels « Vélasquez” (Emme, 1995) et « Toutankhamon » (Christiane
Desroches-Noblecourt, Syrinx, 1997) utilisent, aux mêmes fins
ludiques et de transmission d’informations, des réalisations en images
de synthèse.
On citera également les analyses/animations présentées dans le
multimédia réalisé par les auteurs ; elles reposent sur la mise en jeu et
l’exploitation de cette métasémiotique iconique94.
Une différence – et non des moindres – qu’introduisent ces analyses
d’œuvres par rapport à leurs consœurs audiovisuelles95, est leur
insertion dans un dispositif multimédia interactif. Le spectateur peut y
devenir également utilisateur (spect-acteur selon la formule désormais
consacrée). S’il ne peut intervenir que de façon très rudimentaire sur
les animatiques qui n’offrent guère plus de fonctionnalités qu’un
magnétoscope96, il peut accéder à l’ensemble des outils qui
accompagnent l’image dont il a regardé l’animatique. Il peut utiliser
deux types de loupe, faire appel à un comparateur pour afficher
n’importe quelle image appartenant au corpus d’œuvre. Il peut aussi
enregistrer les images qu’il a choisies dans une « iconothèque » dont il
a la maîtrise. Il peut imprimer telle ou telle image ou l’exporter sur le
disque dur de son ordinateur afin de la manipuler et de l’explorer à
94
Scénarisation et suivi infographique par Françoise Casanova.
95
Outre les différences de temporalités et d’esthétiques afférentes aux médias
utilisés.
96
Avec en plus la possibilité de réaliser des photos numériques de l’écran.
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l’aide des outils graphiques traditionnels (sur ou d’après l’impression
papier), ou à l’aide des logiciels infographiques contemporains (travail
direct sur l’écran de l’ordinateur). Il peut alors créer lui-même ses
propres images qui ont pour source celles offertes par le multimédia.
Un même modèle ou un même répertoire d’origine peuvent ainsi, en
fonction des initiatives de l’utilisateur, commander la réalisation de
toute une série d’autres productions iconiques : « Rien n’interdit en
principe qu’un métalangage devienne à son tour le langage-objet d’un
nouveau métalangage » (Barthes, 1964, p. 132) ; le processus
fonctionne ad infinitum97. Ce multimédia, qui offre aussi une
« réserve » d’œuvres non analysées, est une invitation à l’exploration
et à la manipulation.
Le multimédia « Mapa mondi, l’Atlas Catalan », produit par la
Bibliothèque Nationale de France et réalisé par Claude Lemmel
(1998), est un multimédia documentaire qui met remarquablement
l’accent sur les outils d’appropriation. Pour ce faire, il propose
différents niveaux d’écriture, dont les carnets devenus classiques, mais
surtout des instruments d’indexation et d’annotation des images dans
les calques. Au-delà de ce qu’il permet déjà, Claude Lemmel
souhaitait développer de véritables outils de « surcharge graphique »
permettant par exemple de redessiner les lignes de construction (voir
l’entretien avec Claude Lemmel dans ce livre). Les complications
imposées par l’environnement de programmation utilisé (Director) lui
ont fait renoncer à ce projet. Cette même ambition, qui nous animait
lors de la conception du multimédia « l’Annonciation », devient
aujourd’hui plus accessible. La prolifération des logiciels de
traitement de l’image fixe ou animée sera certainement très stimulante
pour de telles approches. Elles pourraient se généraliser si les
systèmes éducatifs assumaient vraiment leurs nouvelles missions de
formation (voir dans cet ouvrage l’article de Bernard Darras).
97
Une enquête est en cours qui devrait apporter des informations sur les
usages que font les étudiants en Arts plastiques de ces possiblités
graphiques (CNED, Enquête CD-Rom « Annonciation », Françoise
Casanova, 1999/2000). Dans une autre veine, une exposition des travaux
d’étudiants de 3ème cycle d’Arts Plastiques ayant utilisé le CD-Rom
« Annonciation » comme support, a eu lieu du 6 au 17/12/99, à
l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Richard
Conte.
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4. Nouveaux usages, nouvelle pensée
A observer l’emploi des métasémiotiques iconiques à travers leurs
effets, on est conduit à interroger leur capacité de stimulation et de
mobilisation des opérations cognitives de nature imageante, figurative
et visuelle. Dans une étude évaluant les nouveaux rapports du public
aux œuvres d’art à travers l’expérience des multimédias de musées
(CD-Roms), J. Davallon, H. Gottesdiener et J. Le Marec montrent que
toutes les techniques de décodage mises au service d’un apprentissage
du regard, et qui visent à favoriser la compréhension d’une œuvre,
remportent un très vif succès : « Ce qui est attendu peut se résumer
ainsi : savoir comment regarder l’œuvre pour la comprendre. Il n’est
donc pas étonnant que viennent aussi en bonne place les outils qui
permettent de comprendre la construction d’un objet ou de construire
un point de vue sur celui-ci. Il en est ainsi de la possibilité de
superposer des tracés régulateurs. Déjà utilisée par la vidéo (il est
souvent fait référence à l’émission Palette), cette technique est
maintenant devenue un code »98.
Selon la même étude, la pratique des métasémiotiques iconiques
semble réservée aux « utilisateurs assidus » pour qui l’interactivité
signifie « la possibilité d’intervenir réellement sur le contenu du CDRom… Cela peut être, pour un professionnel, la possibilité de
retravailler des images photographiques ». Néanmoins, les auteurs
remarquent que « le souhait de manipuler ces reproductions n’est
jamais mentionné. Elles semblent appartenir à l’univers culturel de
l’art et de l’histoire de l’art » et à ses experts, auxquels le profane, en
retenue, a peur de se mesurer99. Ceci renvoie aux problèmes des
apprentissages préalables et des appartenances culturelles ; et à la
capacité qu’a l’individu, in fine, de se familiariser avec les nouveaux
outils informatiques100, d’en construire son propre usage, et par autoformation et auto-dévelopement, d’acquérir des compétences
insoupçonnées (Weissberg, 1999, pp. 249-51).
S’impose alors l’idée qu’il s’agit, peut-être, avec ces usages de
l’image, d’une autre façon de penser et d’agir la pensée par
98
Dans Chateau et Darras (1999), opus cité, pp. 135-148.
99
Ibid. p. 139.
100
L’ordinateur fait partie de cette catégorie qu’Umberto Eco nomme « outils
améliorés », « qui font non seulement ce que le corps ne pourrait jamais
faire, mais produisent également quelque chose qui n’existait pas
auparavant », et qui sont aussi des prothèses extensives et
démultipliantes, qui « nous aident à mieux interagir avec ce qui existe
déjà » (1999), Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset. p. 371.
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expérimentation et manipulation, d’une nouvelle scription, tant au
niveau des concepteurs, que des utilisateurs. Un nouveau paysage
communicationnel apparaîtrait, incluant de nouveaux objets qui
contraindraient à réévaluer le partage des rôles entre l’écrit, l’oral, le
sonore et le visuel.
On devra donc interroger les activités d’interprétation et de production
qui sont mises en jeu lors de la production et de la réception des
énoncés iconiques et plurimédias, et par l’énonciateur et par le coénonciateur qu’est évidemment l’utilisateur. Dans ces conditions, il
apparaît que l’image multimédiatique et métasémiotique peut être
appréhendée aux trois niveaux qui la constituent : l’image conçue,
l’image donnée à percevoir, et l’image agie (actée) ou perçue101 ; et
qu’elle offre l’occasion de réinterroger des mécanismes fondamentaux
comme la conceptualisation et la procéduralisation : « la
procéduralisation désigne les mécanismes contractuels par lesquels
des individus s’impliquent ou peuvent se trouver « enrôlés »… dans
une interaction communicationnelle, ainsi que les moyens mis en
œuvre pour que cette interaction se maintienne ou prenne fin »
(Chevalier, 1998, p. 160).
Dès 1984, G. Bateson ne questionnait-il pas : « Comment les idées,
l’information, les différentes étapes d’une cohérence logique ou
pragmatique tiennent-elles ensemble ? Comment la logique, la
procédure classique pour forger des chaînes d’idées, se rattache-t-elle
à un monde extérieur, fait de choses et de créatures, de parties et
d’ensembles ? Les idées naissent-elles réellement dans des chaînes, ou
bien s’agit-il là seulement d’une structure linéale qui leur a été
imposée par les érudits et les philosophes ? Comment le monde de la
logique, qui évite le « raisonnement circulaire », peut-il se rapporter à
un monde où les chaînes de causalité circulaires sont la règle plutôt
que l’exception ? » (p. 29).
En réponse, partielle, un pari qui n’est, contre toute apparence, pas si
aventureux que cela : et si on arrivait à démontrer « comment » une
image peut en expliquer, critiquer, argumenter, démontrer elle-même
une autre.
101
On emprunte cette terminologie à Annick Burreau qui distingue trois
niveaux de l’œuvre électronique : conçue, perceptible, agie ou perçue
(1996), Art et technologie : la monstration, Ministère de la culture,
Rapport d’étude à la Délégation aux Arts Plastiques. L’expression
« image actée » est empruntée à Jean-Louis Weissberg, (1999). p. 17.
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Conclusion
Avec le développement d’Internet, du multimédia, mais aussi de
l’offre logicielle et l’arrivée des ordinateurs peu coûteux adaptés aux
différents traitements de l’image fixe et vidéo, du son et du texte, un
espace d’écriture inédit se constitue. Il ne s’agit pas d’une rupture,
mais plutôt de la mutation d’une culture ressaisie par l’image
(Christin, 1995, p. 7). Les pratiques réelles des utilisateurs devraient,
maintenant, faire l’objet d’observations et d’analyses systématiques.
Seules ces dernières permettront de répondre aux questions posées
dans ce texte, et de savoir si notre pari peut être gagné.
Références bibliographiques
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Barthes, R. (1964) « Rhétorique de l’image », Communications, n°4, Paris,
Seuil.
Bateson, G. (1984) La nature et la pensée, Paris, Seuil.
Chevalier, Y. (Avril-Juin 1998) Les simulations orales dans les
apprentissages assistés des langues, Etudes de linguistique appliquée (Éla),
n°10, Paris, Didier Editions.
Christin, A.M. (1995) L’image écrite. Ou la déraison graphique. Paris,
Flammarion.
Darras, B. (1997) Icône - Image, Mei n° 6, Paris, L’Harmattan.
Darras, B. (1996) Au commencement était l’image, Paris, ESF.
Darras, B., Casanova, F. (1998) Initiation multimédia à l’histoire de l’art.
Paris, Publications de la Sorbonne.
Saint-Martin, F. (1987) Sémiologie du langage visuel, Québec, Presses de
l’Université du Québec.
Weissberg, J.L. (1999) Présences à distance, Paris, L’Harmattan.
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