un double centenaire - Jean-Pierre Bourgois personnel droit public

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un double centenaire - Jean-Pierre Bourgois personnel droit public
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Jean-Pierre Bourgois, in "la responsabilité du fait des choses"
un double centenaire,
C.E., 21 juin 1895 et Cass. Civ., 16 juin 1896
La doctrine s’accorde à trouver dans l’arrêt Oriolle, Guissez et
Cousin c. Teffaine rendu le 16 juin 1896 par la Cour de Cassation1
et dans l’arrêt Cames, rendu par le Conseil d’Etat un an plus tôt2
les premières manifestations d’une indemnisation sans faute des
risques professionnels, solution consacrée par la loi de 1898 sur
les accidents du travail.
La coïncidence de ces deux décisions rendues par les deux ordres
de juridiction mérite en soi qu’on en célèbre le centenaire,
d’autant que ces arrêts dépassent par leur portée le seul domaine de l’indemnisation des
dommages qui résultent des accidents du travail et marquent le départ d’une extension de la
responsabilité civile, tant en droit privé qu’en droit public3.
Mais, une célébration peut en cacher une autre, et on peut se demander si ces deux décisions
réunissent vraiment les approches de droit public de droit privé, ou plutôt si ces décisions ne
recèlent pas en même temps qu’elles les rapprochent, les premiers éléments d’un divorce entre
la responsabilité sans faute de droit privé et celle de droit public.
L’analyse force en effet à distinguer le prétexte, le texte, et le contexte de ces décisions.
Le prétexte, celui de l’indemnisation des accidents du travail, rapproche ces deux arrêts. Le
texte de ces décisions confirme cette parenté dans une première lecture. Mais son ambiguïté la
remet en cause. Et le contexte juridique les sépare.
Le double centenaire est alors celui d’une rencontre éphémère de deux décisions, et d’une
séparation plus durable de deux jurisprudences.
I - une rencontre de circonstance de deux décisions
Plusieurs traits communs relient les décisions Cames, de 1895, et Oriolle, Guissez et Cousin
c. Teffaine de 1896 : les faits, la solution et plus encore, sa formulation par le Conseil d’Etat
et la Cour de Cassation. Ces ressemblances témoignent sans doute d’une rencontre des deux
décisions. Pour autant, le poids des éléments qui l’entourent place cette rencontre
incontestable sous le signe d’une rencontre de circonstance.
A - la rencontre de deux décisions
1 Cassation Civile, 16 juin 1896, Oriolle, Guissez et Cousin c. Teffaine, Sirey 1897, 1, 17, note Esmein;
Dalloz 1897, 1, 433, concl. Sarrut, note R. Saleilles
2 C.E., 21 juin 1895, rec.509, concl. Romieu; Sirey 1897, 3, 333, concl. Romieu, note M. Hauriou;
Dalloz 1896, 3, 65, concl. Romieu
3 Esmein relève dès 1897 l’intérêt que peut présenter l’arrêt de la Cour de Cassation en notant que “ la
doctrine qu’il contient n’est point propre aux accidents du travail ”, mais possède au contraire “ une
portée beaucoup plus étendue ”. Sirey, 1897
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Jean-Pierre Bourgois, in "la responsabilité du fait des choses"
a- Une parenté des faits et des dispositifs.
Les faits et le dispositif des deux arrêts réunissent incontestablement les deux espèces.
Monsieur Cames et monsieur Teffaine, tous deux ouvriers employés l’un par l’Etat, l’autre par
un employeur privé, sont victimes d’un accident du travail. “ Employé à l’arsenal de Tarbes,
monsieur Cames a été blessé à la main gauche, le 8 juillet 1892, par un éclat de métal projeté
sous le choc d’un marteau-pilon ”. Même si le juge ne le qualifie ni d’anormal, ni de grave, le
préjudice est important puisque “ par suite de cet accident, il se trouve d’une manière
définitive dans l’impossibilité absolue de se servir de sa main gauche et de pourvoir à sa
subsistance ”. Le préjudice de monsieur Teffaine est plus important encore, puisqu’il trouve la
mort lors de l’explosion de la chaudière du remorqueur à vapeur Marie.
Parenté des faits encore. On ne peut reprocher une faute, ou une simple erreur ou négligence
ni à monsieur Cames, ni à monsieur Teffaine. On ne peut pas plus reprocher une faute ou une
imprudence à l’Etat employeur de monsieur Cames ou à l’employeur privé de monsieur
Teffaine.
Ces faits placent le juge administratif et le juge civil dans les deux cas devant un vide
juridique qui empêche normalement d’accorder une indemnisation, du moins si on s’en tient
aux règles appliquées jusque là.
Les deux juridictions accordent cependant cette indemnisation.
b - Le discours des deux juridictions emprunte évidemment une structure comparable.
Convaincus de la nécessité d’accorder une indemnisation, les juges, administratifs et
judiciaires, ne peuvent évidemment pas recourir à la forme canonique du syllogisme qui ferait
découler la solution de la confrontation d’une règle aux faits. Il leur manque la majeure
puisque la règle n’existe pas.
Les textes sortent des typologies classiques du raisonnement juridique4, et le discours devient
alors rhétorique. En réalité, le Conseil d’Etat comme la Cour de Cassation se trouvent placés
devant la nécessité de poser une règle en même temps que de l’appliquer à l’affaire.
L’exercice a ses contraintes, contraintes linguistiques et contraintes de rédaction, et les deux
décisions les respectent.
Le texte doit éviter d’exposer précisément sa logique. On ne peut trouver dans les deux textes
ni adverbe ni conjonction de coordination qui pourraient signaler le cheminement d’un
raisonnement qui réponde aux exigences de la logique formelle5.
Le texte doit rester suffisamment court et laconique pour pouvoir ne s’appliquer qu’à l’affaire
particulière et pouvoir en même temps se généraliser. La référence aux “ circonstances de
l’affaire ” dans l’arrêt du Conseil d’Etat et à l’existence d’un “ vice de construction ” dans
l’arrêt de la Cour de Cassation remplissent cette fonction. Elles autorisent le commentateur à
penser que la solution ne s’applique qu’au cas particulier et le juge à l’élargir à toute situation
4 telles que celles décrites par Ch. Perelman, logique juridique, nouvelle rhétorique, Dalloz, 1979.
5 La Cour de Cassation conclut son arrêt par l’expression “ d’où il s’ensuit qu’en condamnant... ledit
arrêt, d’ailleurs motivé, n’a violé aucun des articles visés au pourvoi ” ” sans que la locution ne marque
réellement un raisonnement puisqu’elle justement, et conformément aux conclusions de l’avocat
général, elle opère une substitution de motifs et ne retient aucun de ceux qui fondent la décision en
appel.
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qu’il jugerait comparable.
Les deux arrêts de 1895 et 1896 respectent ces contraintes linguistiques mais aussi les
contraintes de rédaction.
Le Conseil d’Etat applique une règle qu’il garde totalement implicite : “ que, dans les
circonstances où l’accident s’est produit, le ministre de la guerre n’est pas fondé à soutenir
que l’Etat n’a encouru aucune responsabilité ”. La formulation négative “ le ministre n’est
pas fondé à soutenir ” épargne au Conseil la charge de trouver un fondement positif à la
décision.
La Cour de Cassation suit une démarche comparable, qui consiste à poser aussi une règle,
celle de la responsabilité du fait des choses, qui se décompose en deux éléments.
Le premier élément réside en ce que la Cour donne son autonomie à l’article 1384 alinéa
premier du code civil. On considérait jusqu’à cette décision que cet alinéa ne constituait
qu’une clause de style dans une suite de dispositions que l’usage réunissait dans l’expression
traditionnelle des “ articles 1382 et suivants du code civil ”, une transition entre les articles
1382 et 1383 et 1385 et 1386, ou une introduction aux articles 1385 et 1386. Seules quelques
décisions rendues à des niveaux inférieurs ont remis en cause ce dogme et accordé
l’indemnisation sur la base de l’article 1384 alinéa premier, en 1888 et 1892.
Le premier exemple semble être celui d’un jugement du 26 avril 1888 du Tribunal de Gien,
qui voit dans l’article 1384 alinéa 1 un principe général qui permet de présumer le propriétaire
responsable des dommages causés par les choses qu’il a sous sa garde. Toutefois, la Cour
d’Appel d’Orléans rappelle la nécessité pour l’ouvrier de prouver la faute de l’employeur 6 .
Une seconde affaire connaît un succès plus grand puisque qu’un jugement en ce sens rendu
par le Tribunal de Bourgoin le 10 juin 1891 est confirmé par la Cour d’Appel de Grenoble le
10 février 1892 7.
Mais l’arrêt de 1896 reste le premier à voir admise cette autonomie de l’article 1384 alinéa 1
par la Cour de Cassation.
Le second élément de la règle emprunte une autre variante de cette formulation par la négation
observée dans la décision du Conseil d’Etat.
Considérant comme acquis par la Cour d’appel le vice de construction de la chaudière “ ce qui
exclut le cas fortuit et la force majeure ”, la Cour de Cassation trouve dans les “ termes de
l’article 1384 du code civil ” la base de la “ responsabilité du propriétaire du remorqueur
sans qu’il puisse s’y soustraire en prouvant soit la faute du constructeur de la machine, soit
le caractère occulte du vice incriminé ”. L’arrêt laisse ainsi à penser que la seule cause
d’exonération possible ne peut résulter que de l’intervention d’une cause extérieure à la
machine elle-même. La formulation qui met en exergue le caractère d’extériorité de
l’exonération éventuelle pose ce second élément de la règle, élément que la jurisprudence
ultérieure viendra remettre en question...
En réalité, sans atteindre le laconisme de la formulation de l’arrêt Cames, la règle posée par la
Cour de Cassation reste peu explicite. Le texte de l’arrêt Teffaine contraste singulièrement sur
ce point avec celui de la Cour d’Appel de Paris8 qui fait l’objet du pourvoi et qui accorde aussi
l’indemnisation. Soucieuse de motiver sa décision, la Troisième chambre de la Cour d’Appel
double en effet l’argumentaire. La Cour d’Appel invoque deux fondements pour accorder
6 Tribunal de Gien, 26 avril 1888, Cour d’Orléans, 20 décembre 1888, S. 1890.II.221
7 Tribunal de Bourgoin, 10 juin 1891, Cour de Grenoble, 10 février 1892, S. 1893.II.205
8 Cour d’Appel de Paris, 19 mai 1893, D., 1897, I,435-439
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l’indemnisation. Le premier est le contrat de travail, enrichi sur le fondement de l’article 1160
d’une clause de sécurité; le second, “ en outre ” écrit la Cour, est l’article 1386 qui concerne le
dommage causé par la ruine d’un bâtiment. La Cour d’Appel explique aussi sa méthode de
raisonnement : “ par analogie ”, dit l’arrêt, “ il est juste de décider ”.. de la responsabilité du
propriétaire de la machine.
A ce double fondement, à cette méthode de raisonnement, la Cour de Cassation substitue la
règle de l’article 1384 alinéa 1.
B - une rencontre de circonstance
Si les faits, le dispositif et le texte de ces deux arrêts décrivent les termes d’une rencontre de
ces décisions, il faut souligner que la rencontre doit beaucoup aux circonstances qui
l’entourent (a). Et cette constatation en fixe les premières limites (b).
a - Une nécessité.
La rencontre des deux décisions du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation répond
incontestablement à la nécessité de trouver à indemniser des dommages nouveaux, résultant
d’accidents ou de situations impossibles à appréhender à l’aide de la notion traditionnelle de
faute.
C’est évidemment le cas des accidents du travail, et particulièrement des accidents
occasionnés par l’utilisation de techniques et de machines dont on ne maîtrise pas totalement
les dangers. Le Journal Officiel lui-même donne la mesure du phénomène dans les années qui
précèdent ces deux décisions en publiant un “ bulletin des accidents arrivés dans l’emploi des
appareils à vapeur pendant l’année 1894 ” puis le même bulletin pour l’année 1895 9.
Cette inquiétude trouve d’ailleurs un écho dans d’autres domaines que celui des accidents du
travail. Quelques jours seulement avant l’arrêt Cames est discuté le 15 juin 1895 un projet de
loi “ pour allouer des indemnités (évidemment en dehors de toute idée de faute) aux victimes
des troubles du quartier latin et des événements de Lyon au moment de la mort du Président
Carnot ”10. Certes, Michoud 11 souligne le caractère exceptionnel d’un tel régime
d’indemnisation qui selon lui ne remet pas en cause le fondement traditionnel d’une
responsabilité qui reste fondée sur la faute. L’actualité de 1895 apporte cependant d’autres
indices de la “crise singulière ”12 que subit la théorie de la faute. Quelques jours encore avant
l’arrêt Cames, la loi du 8 juin 1895 instaure un système d’indemnisation des victimes d’erreur
judiciaire, au terme d’un débat qui oppose au parlement et dans la doctrine les conceptions
d’une responsabilité inspirée de l’article 1382 du code civil à celles d’une responsabilité sans
faute. La revue pénitentiaire de 189613 se fait l’écho des débats de doctrine qui accompagnent
ces réformes législatives, et des idées nouvelles qu’ils suscitent. M. Larnaude rejette
clairement l’idée que la faute puisse fonder la responsabilité de l’Etat en matière
d’indemnisation des victimes d’erreur judiciaire, pour préférer “ un système de responsabilité
9 Bulletin des accidents arrivés dans l’emploi des appareils à vapeur pendant l’année ... 1894, J.O.
1895, 5411; ..pendant l’année 1895, J.O. 1896, 616
10 Chambre des députés, Documents parlementaires, 1895
11 L. Michoud, De la responsabilité de l’Etat à raison des fautes de ses agents, R.D.P., 1895 pp. 1-31,
et 251 et suiv.
12 selon l’expression de M. Larnaude (infra)
13 Revue Pénitentiaire, janvier 1896, communication à la société générale des prisons, pp. 1-28
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fondé sur le simple dommage ”14. Quelques mois plus tard, Hauriou s’inspire explicitement de
cette intervention de M. Larnaude pour en généraliser les idées à toutes “ les actions en
indemnité contre l’Etat ”15. Il est révélateur de souligner que le titre de son article n’utilise
même plus le terme “ responsabilité ”.
La rencontre des arrêts Cames et Teffaine participe de ce débat. L’ambiance des années 1890
à 1896 incite juridictions et doctrine à comparer leurs arguments, à tenter des solutions
nouvelles : dans ses conclusions sur l’affaire Cames, le commissaire du gouvernement
Romieu se réfère au code civil, estimant notamment que l’article 1384 alinéa 1 permet de
fonder une responsabilité du patron vis à vis de ses ouvriers16, analyse la jurisprudence des
juridictions judiciaires, compare les solutions françaises à quelques solutions étrangères,
évoque la doctrine de droit privé. Commentant la décision de la Cour de cassation, R. Saleilles
salue en retour l’apport des conclusions Romieu et de l’arrêt Cames.
Mais la rencontre est d’autant plus indispensable qu’elle se joue en réalité à trois pour ce qui
concerne les accidents du travail. S’il faut attendre en effet la loi du 9 avril 1898 pour que se
mette en place un régime législatif général sur les accidents du travail, le mouvement législatif
qui conduit à cette loi commence bien avant les arrêts de 1895 et 1896. Romieu y fait du reste
allusion dans ses conclusions17, et la lecture du J.O. témoigne d’une intense activité législative
dès les années 1890. Il ne se passe pas de session sans que soient présentés, à la Chambre des
députés comme au Sénat, des propositions de lois ou des projets qui concernent les accidents
du travail : en 1893-1894 est soumise une “ proposition de loi (Naquet) tendant à créer une
caisse d’assurance contre les accidents professionnels pouvant atteindre les ouvriers
mineurs ”; au moment même où Conseil d’Etat et Cour de Cassation rendent les deux
décisions, le Sénat est saisi d’un “ projet de loi concernant les responsabilités des accidents
dont les ouvriers sont victimes dans leur travail et l’organisation de l’assurance obligatoire ”,
déjà voté par la Chambre des députés18.
b - Une limite.
Expliquant en grande partie cette rencontre des deux décisions, les circonstances particulières
de la matière et du moment fixent déjà une limite à la portée de ces décisions. La législation
sur les accidents du travail enlève au juge matière à fixer lui-même le droit. De manière plus
générale, l’intervention de plus en plus fréquente du législateur dans les questions touchant à
la responsabilité limite progressivement les occasions de rencontre entre les deux juridictions.
En créant un “ bloc de compétence ” au profit de la juridiction judiciaire en matière
14 intervention de M. Larnaude, Revue Pénitentiaire, janvier 1896, p. 14
15 Hauriou, Les actions en indemnité contre l’Etat pour préjudices causés dans l’administration
publique, R.D.P., 1896, p. 51 et suivantes.
16 son analyse de l’article 1384 alinéa 1 hésite cependant implicitement entre une conception d’une
responsabilité objective et une conception fondée sur une “ faute ” (sans doute présumée). “ Si, vis à
vis des tiers, il faut prouver le fait de l’auteur du quasi-délit, il nous semble que vis à vis de l’ouvrier, le
fait du patron résulte directement de l’emploi fait par lui de substances, de machines pouvant
éventuellement donner lieu à des accidents, en un mot du danger possible résultant des opérations
auxquelles il affecte l’ouvrier ”. Son développement conserve cependant une certaine ambiguïté
lorsqu’il ajoute “ et que par cela seul que l’accident se produit, le patron se trouve en faute vis à vis de
celui qu’il emploie ”,au moins dans les hypothèses d’accident du travail
17 c’est selon lui “ la persistance de cette jurisprudence des tribunaux civils (dans l’exigence d’une
faute) qui a amené le dépôt des propositions de lois adoptées par la Chambre des députés, et
pendantes devant le Sénat qui mettent le risque professionnel à la charge du patron et réglementent
en outre les conditions de l’assurance ”
18 documents parlementaires, Sénat, 1895, p.268 et 297
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d’accidents dus aux véhicules, la loi du 31 décembre 1957 viendra ainsi tarir l’un des autres
domaines qui pouvait donner l’occasion d’une autre rencontre entre les juridictions
administratives et judiciaires.
L’évolution législative ne fait pourtant que renforcer les différences des deux juridictions. En
dehors même de ce caractère circonstanciel, les décisions contiennent déjà en elle-même les
germes d’une séparation.
II - une séparation de deux jurisprudences
La rencontre éphémère de ces deux décisions cache en réalité une séparation profonde et
durable des jurisprudences respectives de la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat. La
parenté du texte et la similitude du prétexte cachent mal une profonde différence du contexte.
Les parentés observées dans les faits, dans les textes, dans l’intérêt réciproque porté par les
juges et commentateurs aux solutions retenues par les autres juridictions n’empêchent que les
deux décisions de 1895 et 1896 s’opposent sur deux points qui annoncent une séparation :
elles n’ont pas le même statut (A); elles ne mettent pas en oeuvre la même approche, la même
démarche (B).
A - un statut différent
Les deux décisions ont un statut différent dans la jurisprudence des deux ordres de juridiction,
et vis à vis de la doctrine.
Si les deux décisions peuvent être rapprochées, leurs conditions de production les opposent.
Le Conseil d’Etat rend son arrêt en parfaite conformité avec les conclusions du commissaire
de gouvernement Romieu.
L’arrêt de la Cour de Cassation contredit quant à lui les conclusions de l’avocat général Sarrut
qui propose au contraire la cassation de l’arrêt de la Cour d’Appel et qui écarte explicitement
le recours à l’article 1384 du code civil, au nom de la conception traditionnelle que “ la
portée, en apparence générale, de la disposition de l’article 1384 relative aux choses est
restreinte par les articles 1385 et 1386 ”19.
Cette différence illustre sans doute une opposition entre une situation de consensus qui
s’établit autour de la responsabilité sans faute en droit public, et une situation de recherche
inachevée de nouvelles solutions en droit privé. Et si l’arrêt Cames fait immédiatement
jurisprudence, si la doctrine en salue immédiatement la solution, au point de réunir Hauriou et
Duguit dans l’idée d’une assurance gérée par l’Etat20, et si l’administration accepte de bon gré
de l’appliquer, la position de la juridiction civile connaît encore de nombreux soubresauts.
19 D., 1897, 1, 439-440
20 M. Hauriou publie deux analyses de cet arrêt, qui développent l’idée que “ les choses se passent
comme si l’Etat gérait, en sa qualité de personne morale, une assurance mutuelle contractée entre les
administrés contre le risque des accidents administratifs ”.R.D.P. de 1896, p. 51 et suiv.; et Sirey 1897,
III, 33. Duguit adopte une thèse comparable en estimant qu’on “ ne peut édifier la responsabilité de
l’Etat que sur l’idée d’une assurance sociale, supportée par la collectivité publique, au profit de ceux
qui subissent un préjudice provenant du fonctionnement des services publics.. ”, Traité de droit
constitutionnel, 1930, Tome III, p.469.
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D’ailleurs, un arrêt rendu par une autre chambre de la Cour de Cassation le 30 mars 189721
remet très vite l’ouvrage sur le métier. L’explosion de la chaudière d’un paquebot de la
Compagnie Transatlantique provoque la mort de monsieur Grange. Sa veuve demande
réparation du préjudice en se fondant précisément sur l’article 1384 du code civil et sa requête
pousse à son terme la logique admise en 1896 en estimant qu’il revient au défendeur de
prouver l’existence d’une cause d’exonération de responsabilité. Le Tribunal, par un jugement
confirmé en appel, rejette la demande en estimant que “ l’existence d’une faute légalement
imputable constitue l’une des conditions essentielles de toute action en responsabilité ” et
qu’il appartient au demandeur d’en rapporter la preuve. La Cour de Cassation suit le même
raisonnement. Elle constate que “ les foyers et chaudières du Maréchal Bugeaud étaient
construits conformément aux règles de l’art, en bon état d’entretien, et qu’il est absolument
impossible de déterminer la cause d’un accident qui doit rentrer dans la catégorie des cas
fortuits déjouant toute prévision et ne pouvant engager aucune responsabilité ”, et que la
Cour “ a sainement appliqué les articles 1382, 1383 et 1384 du code civil ”.
Il faut tout le talent de R. Saleilles22 pour se convaincre que l’arrêt ne contredit pas la décision
de 1896, tant la formule témoigne de l’attraction exercée par l’article 1382 sur les articles
suivants, et tant l’idée de faute affleure dans le raisonnement du juge. Sans estimer ces deux
décisions contradictoires, au moins doit-on convenir que la Cour de Cassation introduit les
caractères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité au titre des causes étrangères susceptibles
d’exonérer de la responsabilité quand la décision de l’année précédente semblait limiter cette
exonération à l’extériorité.
C’est une nouvelle lecture qui s’impose alors du changement de jurisprudence de la Cour de
cassation. L’autonomie -relative- de l’article 1384 alinéa 1 se limite à transférer la
responsabilité du constructeur au propriétaire de la machine, mais sans aboutir à une réelle
responsabilité objective puisque la victime doit concrètement prouver le vice de construction
de la machine23. Il faudra attendre l’arrêt Jand’heur du 13 février 1930 pour sortir de cette
opposition des jurisprudences
Et c’est aussi une nouvelle appréciation qu’il faut porter sur la parenté des jurisprudences
respectives des deux juridictions suprêmes, car, il faut convenir que l’accident survenu à
monsieur Cames ressemble davantage à celui de monsieur Grange qu’à celui dont est victime
monsieur Teffaine puisque dans les deux cas de monsieur Cames et de monsieur Grange
l’accident reste inexpliqué, parait inévitable et que le juge ne trouve aucun vice ou
dysfonctionnement de la machine.
La rencontre de 1896 devient alors séparation profonde des solutions. Les deux
jurisprudences, Cames et Teffaine se séparent en effet sur leur méthodes, leurs démarches,
leurs approches.
21 Cass. Chambre des requêtes, 30 mars 1897, veuve Grange c. compagnie générale
Transatlantique, Sirey 1897, 1, 440
22 la note précitée de Saleilles porte en grande partie sur la comparaison des deux espèces de 1896
et de 1897
23 la Chambre des requêtes reste fidèle en 1897 à sa position traditionnelle puisqu’un arrêt de 1894
exige la preuve d’une faute en matière d’accident survenu dans un accident minier, estimant
insuffisant le fait pour la compagnie d’employer des méthodes qui présentent un danger
d’affaissement dans la mesure où ces méthodes, utilisées dans d’autres exploitations, ne présentent
qu’un danger que la Cour qualifie de “ normal ”. Cass., 5 avril 1894, Judet c. Compagnie de ChatillonCommentry, D., 1894, 1, 479
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Jean-Pierre Bourgois, in "la responsabilité du fait des choses"
B - des approches et des références différentes des deux juridictions
Si les années 1894 à 1897 réunissent les deux ordres de juridiction dans une commune volonté
d’indemniser des dommages que la faute ne peut pas appréhender, elles marquent aussi des
différences fondamentales de méthodes, qui sépareront durablement les deux juridictions.
a - deux approches, stratégie contre contrainte des textes
Romieu développe une stratégie très claire, qui consiste à sortir du droit commun pour mettre
en place plus librement un régime d’indemnisation spécifique au droit public.
- une stratégie
Romieu estime que les règles du code civil permettraient une réparation, mais que les
tribunaux judiciaires opposent une autre interprétation. Dès lors, “ le Conseil d’Etat pourrait
éprouver quelque scrupule à adopter, à l’occasion des mêmes textes, une jurisprudence
différente de celle de la juridiction civile. Il n’en serait pas de même, au contraire, s’il était
vrai que le droit commun n’est pas applicable en l’espèce, que vous n’êtes pas liés par les
dispositions du code , et que vous n’avez, dès lors, pas à vous préoccuper d’une contradiction
éventuelle avec les décisions de l’autorité judiciaire ”. Peut-être peut-on dire avec Hauriou
que “ la jurisprudence fait là son métier qui est d’être instinctive ”24. Remarquons que cette
préoccupation stratégique s’inscrit dans un mouvement engagé depuis 40 ans au moins. Vingt
ans avant la décision Blanco25, les arrêts Gloxin et Rotschild26 écartent déjà l’application des
règles de droit commun en considérant qu’elles ne peuvent s’appliquer qu’entre particuliers.
De même en 1890, et pour accorder une indemnisation sans faute au propriétaire d’un puits, le
Conseil d’Etat écarte l’application de l‘article 552 du code civil27, applicable selon lui aux
travaux “ qui constituent un usage normal du droit de propriété ”.
- pour une autonomie du droit administratif.
La stratégie consiste à écarter les règles du droit commun. Reste à mettre en place un principe
spécifique au droit public.
“ La base de la responsabilité de l’Etat, tant vis à vis des tiers que de ses agents, n’est donc
pas dans un texte positif de droit civil, mais , dit Romieu, dans un principe supérieur de
justice duquel procèdent eux-mêmes les textes positifs que le juge civil a à appliquer ”. Citant
Laferrière28, Romieu avance l’idée d’une “ législation d’équité et non de droit écrit ”.
La juridiction civile ne peut évidemment pas partager cette approche.
24 “ c’est à la doctrine à faire le sien, ajoute t’il, qui est de dégager des faits jurisprudentiels leur raison
profonde ”, Hauriou précité, RDP, 1896, p.54
25 T.C., 8 février 1873, G.A.
26 C.E., 9 décembre 1855, Rotschild, rec. 707
27 C.E., 7 février 1890, Compagnie des Dombes et des chemins de fer du Sud-Est c. Sève, rec. 144;
D., 1891, 5, 530. “ Considérant que le travail exécuté par la compagnie, en raison de sa nature et de
son importance, n’est pas de ceux auxquels s’applique l’article 552 du code civil et qui constituent un
usage normal du droit de propriété; que les dommages qu’aurait causées ce travail sont, au contraire,
de ceux en vue desquels est ouverte une action devant la juridiction administrative ”.
28 Traité de la juridiction administrative, t. 1, p. 624
Jean-Pierre Bourgois, in "la responsabilité du fait des choses"
Saleilles voit dans la décision rendue le 16 juin 1896 “ la nécessité d’une nouvelle formule
juridique, que la Cour de Cassation semble avoir voulu esquisser ”... qui conduisait “ à
admettre en matière d’industrie privée une solution analogue à ce qui venait de prévaloir
pour les industries d’Etat ”. “ Mais, ajoute Saleilles, s’agissant de droit privé, il fallait se
rattacher aux principes formulés par les textes ”29.
Cette différence d’approches de la question annonce le divorce entre les méthodes,
construction nouvelle pour le droit administratif, et contrainte des textes pour le droit civil.
b - deux méthodes, deux discours, deux séries de typologies
Soucieuse d’élargir l’indemnisation de préjudices nouveaux, et pressée par les réformes
législatives, la juridiction judiciaire explore dans les années 1890 toutes les possibilités
textuelles offertes par le code civil et les lois qui commencent à régir le travail ouvrier. La
Cour de Cassation, dans un arrêt du 7 août 1895, force ainsi le lien de causalité entre faute et
dommage en estimant le patron responsable d’un accident du travail survenu à un ouvrier
qu’il avait fait rester dans l’atelier au-delà de l’horaire réglementaire, et bien que l’accident ait
eu pour cause directe un acte d’indiscipline de l’ouvrier “ monsieur Aubert a contribué par sa
faute à occasionner l’accident arrivé à son apprenti ”30.
La juridiction administrative construit au contraire une méthode d’appréhension plus
synthétique, plus globale, apparemment subjective et pourtant juridique. Subjective quand elle
évoque l’équité. Juridique quand elle invente un véritable principe général.
- une appréhension apparemment subjective.
“ Si donc l’Etat n’est pas lié par les textes du droit civil et par l’interprétation qu’en ont
donné les tribunaux ordinaires ” (sous-entendu les tribunaux qui règlent des rapports
ordinaires entre individus), “ il appartient au juge administratif d’examiner, directement ”
(sans l’intermédiaire des textes) “ d’après ses propres lumières, d’après sa conscience, et
conformément aux principes de l’équité, quels sont les droits et les obligations réciproques de
l’Etat et de ses ouvriers... ”. “ Nous estimons, quant à nous, qu’en l’absence d’un texte qui s’y
oppose, la justice veut que l’Etat soit responsable vis à vis de l’ouvrier des dangers que lui
fait courir sa coopération au service public. ”
Cette subjectivité d’inscrit bien-sûr dans le développement de la doctrine solidariste31. Elle
n’interdit pas cependant au commissaire du gouvernement de doubler ce solidarisme d’une
approche typiquement juridique.
- une construction juridique.
En même temps “ qu’elle se trouve conforme aux règles de l’équité et de l’humanité ”, la
solution paraît “ découler des principes généraux de notre droit ”.
Le recours explicite des conclusions Romieu à la notion de principe général du droit que le
Conseil d’Etat consacrera 50 ans plus tard comme norme à part entière dans la hiérarchie des
règles de droit assure l’unité de l’ensemble et sa juridicité. Hauriou et Duguit décrivent ce
29 Saleilles, précité, pp. 434-435
30 Cass. Ch. Civ., 7 août 1895, Jousset c. Aubert, D., 1896 pp. 81-82. L’arrêt suscite une note
extrêment critique, polémique presque, de M. Plagniol.
31 voir sur cette influence la thèse récente de Christelle Schaegis, Progrès scientifique et
responsabilité, Paris XIII, 1995, dactylographiée
9
Jean-Pierre Bourgois, in "la responsabilité du fait des choses"
principe comme celui d’une assurance mutuelle gérée par l’Etat. Sans aller aussi loin, le
principe, de justice et d’équité, réside sans doute dans la nécessité d’assurer le maintien d’un
équilibre, par définition relatif, une “ corrélation ” selon Eisenman32, entre l’avantage que
l’individu tire ou peut tirer de l’activité de l’Etat, et le coût qu’il doit supporter en contrepartie
de cet avantage.
En dernière analyse, ce principe fonde la légitimité de l’action de l’Etat, justifie ses pouvoirs
exorbitants par l’avantage qu’il procure. Le raisonnement s’accommode des deux conceptions
d’Hauriou et de Duguit et reste valide, que l’Etat se limite à son rôle de gendarme ou qu’il
s’investisse dans les services publics.
On doit alors considérer que les explications avancées par la doctrine (égalité devant la loi,
risque, anormalité du dommage, et même faute) ne constituent pas des fondements de la
responsabilité, mais seulement les différentes facettes de ce principe général, des hypothèses,
parfois d’ailleurs interchangeables, qui exigent ou permettent d’appliquer le principe général
de compensation, de conciliation entre les droits de l’Etat et les droits privés.
Paul Amselek développe cette idée en 197533, et souligne ce caractère interchangeable des
arguments utilisés par le juge administratif. Même quand le juge invoque le risque, c’est pour
exprimer le caractère anormal du dommage.
Les “ risques excédant ceux qui résultent normalement du voisinage ”, dans l’arrêt RegnaultDesroziers34, permettent d’indemniser un dommage si incontestablement grave que le juge n’a
même pas à le relever : 14 soldats et 19 civils tués, 81 personnes blessées.
Soulignons de plus la polysémie du terme de risque, qu’on peut aussi bien définir comme
risque-probalité (d’un dommage)35 que comme risque-danger.
De même, reprend D. Lochak en 1993 avant de fonder une typologie fonctionnelle de la
responsabilité36, l’évocation de la rupture de l’égalité devant les charges publiques ne
constitue pas le fondement de la responsabilité, mais vient seulement justifier la réparation
(ajoutons, la justifier à l’aide d’un principe général admis à l’époque). Sur une espèce
nouvelle l’arrêt Bianchi37 de 1993 témoigne de cette polysémie du vocabulaire du juge
32 Ch. Eisenman, Le degré d’originalité du régime de la responsabilité extracontractuelle des
personnes morales de droit public, J.C.P., 1949.I.742. Ch. Eisenman estime que la responsabilité
sans faute ne repose pas sur le risque, mais “ dans un principe de corrélation entre les avantages
d’une activité et les charges qu’ils peuvent éventuellement entraîner ”.
33 P. Amselek, La responsabilité sans faute des personnes publiques d’après la jurisprudence
administrative, Recueil d’études en hommage à Charles Eisenman, Editions Cujas, 1975, pp. 233-262.
34 C.E., 28 mars 1919, Regnault-Desroziers, rec. 329; R.D.P., 1919, p. 239, concl. Corneille. Les
conclusions proposent une responsabilité pour faute de l’armée. Il est permis de penser que le Conseil
d’Etat ne retient ici une responsabilité sans faute que pour ne pas avoir à souligner les fautes de
l’administration, ce qui limite la portée de cet arrêt pour ce qui concerne le fondement de la
responsabilité.
35 la couverture d’un risque par une assurance couvre bel et bien le dommage, et n’évite pas le
danger. F. Ewald développe particulièrement bien cette idée dans son article “ La faute civile, droit et
philosophie ”, in Droits, n°5, “ fin de la faute? ”, PUF 1987. “ Le risque n’est pas le danger, mais une
catégorie qui sert à le penser. Le risque désigne un principe de répartition lié à une appréhension
statistique et collective de la réalité des dommages ”.
36 D. Lochak, Les fonctions sociales de la responsabilité administrative, in Le droit administratif en
mutation, CURAPP, PUF, 1993, p. 275-316.
37 CE ASS., 9 avril 1993, Bianchi, A.J.D.A., 1993, p.383, Chronique Maugüe et Touvet; D., 1994,
Som., p.65, note Bon P. et Terneyre,.J.C.P., 1993, II, 22061, p.210, note Moreau; L.P.A., 1993, nø60,
p.15, Note Thiriez; QUOT. JUR., 1993, nø49, p.6, Note Deguergue; R.D.P., 1993, p.1099, Note
Paillet; R.F.D.A., 1993, p.573, concl. Dael.
Jean-Pierre Bourgois, in "la responsabilité du fait des choses"
administratif et de la concurrence des indices38.
L’idée n’est pas nouvelle. Elle a cent ans.
Hauriou l’exprime déjà en 189639 en écrivant que “ la faute ou l’erreur administrative ne
seront point la cause de l’obligation d’indemnité, car cette cause (ce fondement) est dans
l’assurance mutuelle contre l’accident administratif ”.
Hauriou a le mérite d’inclure la faute dans son analyse. Car l’arrêt Cames ne fait qu’étendre à
de nouvelles hypothèses un principe général déjà admis dans la responsabilité depuis 1855 et
consacré par le tribunal des Conflits en 1873, celui de la nécessaire conciliation des droits de
l’Etat et des droits privés.
Ce principe général fonde en réalité l’ensemble de la responsabilité, expliquant au passage les
distinctions entre responsabilité pour faute simple et exigence de la faute lourde, entre
responsabilité vis à vis des usagers et vis à vis des tiers. Le même principe fonde sans doute
les hypothèses d’indemnisation du “ déséquilibre ” du contrat, telle que celle qui s’applique en
cas d’imprévision ou de fait du prince.
En définitive, et en conclusion, la rencontre de 1895-1896 annonce déjà un divorce inévitable
entre les deux juridictions.
Le divorce est inévitable parce que les deux jurisprudences partent de postulats différents.
D’un côté, celui d’une égalité naturelle entre les individus, que l’application de textes
réprimant la faute suffit à faire respecter. De l’autre, celui d’un contrat social inégal, mais
nécessaire, qui ne peut durer que dans la mesure où le déséquilibre entre le pouvoir
d’intervention de l’Etat et les droits et intérêts individuels ne dépasse jamais les limites de
l’acceptable.
La rencontre de 1895-1896 tient aux circonstances, mais n’a rien de fortuit. Elle intervient
justement au moment où le machinisme souligne le caractère fictif de l’égalité des parties
dans le contrat de travail. Les réformes législatives épargneront au juge civil de remettre en
cause sa méthode. En internalisant les externalités négatives, selon la formule de l’économiste
Coase, notamment en intégrant au contrat le coût des accidents par le biais de l’assurance,
elles réhabilitent la fiction de l’égalité de l’échange.
38 tous les termes qui forment le discours sur la responsabilité sans faute s’y cotoient, s’y bousculent
même, dans la mesure où ils ne sont pas utilisés parfois dans leur sens habituel. “ lorsqu’un acte
médical nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade présente un risque dont l’existence est
connue mais dont la réalisation est exceptionnelle et dont aucune raison ne permet de penser que le
patient y soit particulièrement exposé, la responsabilité du service hospitalier est engagée si
l’éxecution de cet acte est la cause directe de dommages sans rapport avec l’état initial du patient
comme avec l’évolution prévisible de cet état, et présentant un caractère d’extrême gravité ”
39 M. Hauriou, déjà cité, R.D.P., 1896 p.
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