RESEÑA - Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo
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RESEÑA - Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo
Revista Latino-americana de Estudos do Trabalho, Ano 19, nº 31, 2014, 313-318 Reseña Être chômeur à Paris, São Paulo, Tokyo, de Didier Demazière, Nadya Araujo Guimarães, Helena Hirata et Kurumi Sugita. Paris: Les Presses de Sciences Po, 2013, 351p. Jacques Freyssinet Trois équipes de chercheuses et de chercheurs du Brésil, de France et du Japon ont entrepris un travail de comparaison internationale d’une grande ambition méthodologique. Leur objectif est de mettre en évidence puis de comparer les significations qu’accordent à l’expérience du chômage des femmes et des hommes vivant dans trois grandes métropoles urbaines (Paris, Sao Paulo et Tokyo) On mesure l’ampleur des difficultés rencontrées. En premier lieu, dans des contextes économiques et institutionnels radicalement différents, la nature, la composition et le périmètre du chômage ainsi que le statut des chômeurs présentent des hétérogénéités irréductibles. L’utilisation de la définition établie par l’Organisation internationale du travail, si elle demeure un outil nécessaire pour les comparaisons quantitatives, risque de masquer les spécificités nationales et locales. En second lieu, la signification que les individus accordent au chômage ne peut être perçue qu’au travers du langage qu’ils utilisent. Comment comparer des discours tenus avec un vocabulaire qui, souvent, ne trouve pas d’équivalent exact dans une autre langue (Le texte français indique en cas d’incertitude les termes brésiliens ou japonais utilisés dans les réponses)? Enfin, l’objet de la recherche requiert le recours à des entretiens approfondis en face à face. Si l’on doit, de ce fait, renoncer à la construction d’un échantillon statistiquement représentatif et s’adapter aux conditions 314 Revista Latino-americana de Estudos do Trabalho locales pour assurer les prises de contact et créer des rapports de confiance avec les chômeuses et chômeurs, comment tenir compte des problèmes méthodologiques qui en résultent lors de la montée en généralité dans l’interprétation des résultats? Rendons grâce aux auteurs d’avoir rejeté la facilité que s’accordent trop souvent les promoteurs de travaux de comparaison internationale. Combien de publications se contentent de juxtaposer des chapitres consacrés à chacun des pays retenus en y ajoutant une introduction et une conclusion qui sont censées condenser la dimension comparative! Ils ont, de même, rejeté les commodes balancements que proposent souvent ces analyses dites comparatives entre, d’un côté, des tendances à la convergence, qui sont généralement attribuées aux pressions économiques nées de l’internationalisation des marchés et, de l’autre, d’irréductibles spécificités nationales, qui sont rattachées à l’histoire, à la culture, aux institutions… La question posée est tout autre: les variétés localement identifiées dans les significations que les personnes accordent au chômage et dans les comportements qui en résultent sontelles, et dans quelle mesure, transversales aux contextes où elles ont été observées? Utilisant comme matériel de base la transcription des entretiens, la recherche procède par étapes de montée en généralité. Si le choix est fait de « comprendre par le bas les significations du chômage » à partir d’une « entrée langagière », le rôle des « cadrages institutionnels et normatifs caractéristiques de chaque société » est constamment présent. Il permet de montrer comment, en France, la multiplicité des dispositifs publics d’encadrement du chômage engendre une « plurinormativité » qui insère la recherche d’emploi dans l’utilisation d’une gamme de statuts alternatifs de qualité inférieure. Au Brésil, la vitalité des réseaux relationnels et des activités informelles fonde une « alternormativité » qui rassemble toutes les formes de la « débrouillardise organisée ». Au Japon, la prégnance des conceptions de responsabilité personnelle donne naissance à une « hypernormativité »: la recherche d’emploi est intériorisée comme un devoir individuel; le chômage prolongé engendre des sentiments d’angoisse et de culpabilité. Le cadre institutionnel et normatif ne créé pas l’homogénéité au sein de chacune des métropoles. A la lumière de leurs enquêtes, les chercheurs identifient quatre populations spécifiques partout présentes et sur lesquelles ils concentrent leurs analyses: des jeunes sortant du système Reseña 315 scolaire, des mères de famille ayant connu une période d’inactivité, des travailleurs d’exécution, chargés de responsabilités familiales et qui ont été victimes d’un accident de carrière, enfin, des cadres membres de la classe moyenne dont le parcours promotionnel est menacé ou brisé par l’expérience du chômage. Sur cette base, ils distinguent quatre attitudes de base. La compétition se traduit par un investissement persistant dans la recherche d’emploi, plus ou moins marqué par la montée progressive de l’incertitude et de l’angoisse. Le découragement s’exprime par des comportements qui vont d’une poursuite routinière de la recherche d’emploi à la perspective d’un passage à l’inactivité. La débrouillardise se traduit par le développement d’activités de substitution dont on espère, mais de moins en moins avec le temps, qu’elles puissent constituer un tremplin pour l’accès à l’emploi. Ces clés de lecture de situations infiniment diverses ne sont pas conçues comme les fondements d’une typologie, c’est-à-dire d’une fragmentation de la population en espaces disjoints, mais comme les instruments de construction d’une « matrice structurée ». Celle-ci a pour fonction d’intégrer l’ensemble des situations individuelles observées dans un espace continu. Au sein de la matrice, chaque personne est positionnée, au moment où se déroule l’entretien, selon sa distance à différents pôles qui constituent une référence commune. Sans pouvoir ici entrer dans le détail de la construction de cette matrice, mentionnons quelques points forts que met en valeur le contenu des entretiens : la volonté de « tenir » face au risque de découragement, la construction d’un projet personnel d’emploi ou la recherche d’activités alternatives, les formes de retrait vers une activité qui peut se révéler fort laborieuse (travail domestique, engagements communautaires…). L’attention se porte alors sur les circulations entre les différentes positions, sur l’émergence de catégories frontières. L’analyse permet aussi de révéler des formes spécifiques de localisation et de regroupement ou dispersion des cas individuels selon les métropoles urbaines et selon les quatre groupes cibles retenus. Des « profils biographiques » sont dessinés à l’articulation des trajectoires individuelles et des contextes normatifs. Dans chaque territoire, émerge une configuration dominante modelée par le jeu conjoint des rapports sociaux de sexe, d’âge et de classe. Une citation permet de bien situer la démarche des auteurs: « Les expériences subjectives, saisies à travers des entretiens biographiques, doivent être reliées à des cadres sociaux 316 Revista Latino-americana de Estudos do Trabalho qui les configurent sans pour autant les dicter. Elles s’inscrivent en effet dans des cadres normatifs fortement différenciés selon les sociétés et elles sont dépendantes de propriétés sociales pour partie transversales à ces contextes. Les significations indigènes ne peuvent être décrites et théorisées qu’à la condition de les inscrire dans des configurations sociétales, qui ne sont pas réductibles à des modèles culturels, mais doivent être interprétées dans une tension entre des contextes normatifs et institutionnels résultant d’histoires contrastées (statuts sociaux, politiques publiques, fonctionnement du marché du travail) et des logiques subjectives associées aux caractéristiques sociales (sexe, âge et classe) des individus concernés » (p.302). L’ouvrage constitue donc un apport original dans l’immense littérature sur l’expérience du chômage. La nouveauté ne tient pas dans le seul recueil de la parole des chômeuses et des chômeurs qui depuis l’ouvrage fondateur sur Les chômeurs de Marienthal (Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda, Hans Zeisel) a été une préoccupation de nombreux sociologues et psychologues. L’innovation tient au fait que les significations identifiées dans le langage constituent le matériel de construction d’une matrice englobante qui rend possible une interprétation cohérente de l’hétérogénéité. L’ouvrage nous conduit dans un va-et-vient incessant entre l’irréductible spécificité des parcours et des discours individuels et la production par étapes de catégories transversales. Ceci ne réduit en rien l’intérêt d’autres approches qui mettent l’accent sur les mécanismes économiques, sur les logiques institutionnelles, sur les dispositifs de la politique publique de l’emploi ou de la protection sociale. Leur apport est d’ailleurs pris en compte et intégré dans cette approche qui privilégie une autre grille de lecture. Les porteurs d’avancées méthodologiques ambitieuses doivent accepter une prise de risque. Le risque nous semble ici être lié principalement au mode de constitution de la population enquêtée. On sait combien il est difficile d’établir avec des chômeuses et des chômeurs une relation de confiance qui permette de recueillir un discours non censuré ou non biaisé par les pressions de l’environnement, les besoins d’autojustification ou la volonté de répondre à ce qui est perçu comme l’attente des enquêteuses et enquêteurs. Pour y parvenir, ces derniers ont dû s’adapter à des conditions et à des contraintes locales différentes, guidés par le souci de privilégier la rencontre avec les populations cibles. Le nombre important des entretiens réalisés permet de supposer qu’ils ont largement couvert la diversité des situations concrètes. En Reseña 317 revanche, lorsque sont comparées, au sein de la matrice, les positions et les dispersions des nuages de points qui représentent les personnes rencontrées dans les différentes métropoles ou appartenant aux différentes populations cibles, une inquiétude surgit: dans quelle mesure la forme du nuage reflète-t-elle bien une structure spécifique de la sous-population observée, dans quelle mesure est-elle le produit des rencontres qui ont abouti parmi celles qui ont été recherchées, c’est-à-dire des aléas de l’interaction entre l’enquêteur, l’enquêté et contexte de la rencontre? Il est clair que nous ne sommes pas dans une recherche de représentativité au sens statistique du terme ; il est clair aussi que le piège des typologies est évité. Il n’en reste pas moins que les auteurs comparent finalement les caractéristiques de sous-populations qui sont définies par leur appartenance à une métropole urbaine et/ou à un groupe cible. Lorsque les deux critères sont croisés, les effectifs sont faibles et la caractérisation du sous-groupe devient sensible au processus partiellement non maîtrisé de sa sélection. C’est probablement le prix qu’il fallait payer pour privilégier la qualité des contacts au sein des populations cibles. Les auteurs formulent avec prudence leurs conclusions de portée générale tout en les ancrant de manière convaincante dans la riche information qu’ils ont rassemblée. Il faut espérer que d’autres recherches tenteront de répliquer la méthode dans des contextes différents et permettront de tester le degré de généralité des résultats obtenus qui, en eux-mêmes, proposent dès maintenant une avancée significative dans le repérage et l’interprétation des significations que donnent les chômeuses et chômeurs à l’épreuve qu’ils traversent. 318 Revista Latino-americana de Estudos do Trabalho Notas 1 Resenha publicada originalmente na Revue Française de Sociologie, vol 55, n 02, junho de 2014 (http://www.rfs-revue.com/spip.php%3Flang=fr.html).