No-vanglistes au Maroc

Transcription

No-vanglistes au Maroc
Néo-évangélistes au Maroc.
Quelles réalités ?
Karima Dirèche
L’Année marocaine 2010-2011
Rabat (Maroc)
Néo-évangélistes au Maroc. Quelles réalités ?
L’Année marocaine 2010-2011
Néo-évangélistes au Maroc.
Quelles réalités ?
Karima Dirèche
Historienne, chercheur CNRS
[email protected]
L’expulsion, en mars 2010, de
seize
éducateurs
chrétiens
qui
exerçaient dans un orphelinat, the
village of hope
(le village de
l’espérance) à Aïn Leuh dans le MoyenAtlas et accusés de prosélytisme auprès
des enfants recueillis 1 , a été le point de
départ d’une campagne de surveillance
extrême des missionnaires étrangers ;
la mesure d’expulsion s’inscrivant dans
le cadre de « la lutte menée contre des
tentatives de propagation du crédo
évangéliste visant à ébranler la foi des
musulmans 2 ». L’affaire d’Aïn Leuh a
quelque peu désarçonné l’opinion
publique car les missionnaires expulsés
étaient installés dans la région avec
leurs familles depuis plus d’une dizaine
d’années. Ils étaient connus des
autorités locales et exerçaient avec les
agréments officiels exigés. Leurs
fonctions (éducation et soins des
enfants
pauvres
recueillis
dans
l’orphelinat ou confiés par des parents
démunis) étaient plutôt appréciées par
la population locale et se pratiquaient
dans une transparence administrative
qui, jusqu’en mars 2010, n’avaient pas
posé le moindre problème.
Cette affaire d’expulsion a été,
soulignons-le, précédée d’autres affaires
qui avaient vu des missionnaires
étrangers reconduits à la frontière sans
1
Accusés de « mettre à profit l’indigence de
quelques familles et ciblaient les enfants mineurs
qu’ils prenaient en charge, en violation des
procédures en vigueur de la kafala (adoption) des
enfants abandonnés ou orphelins ».
2
Ministère de l’Intérieur.
procès ni condamnations par la justice
marocaine 3 .
Expulsions
justifiées
par
l’argument
« flagrant
délit
de
4
prosélytisme chrétien » . L’alinéa 2 de
l’article 220 du code pénal marocain qui
punit de la même peine « quiconque
emploie des moyens de séduction dans
le but d’ébranler la foi d’un musulman
ou de le convertir à une autre religion
sera puni d’un emprisonnement de six
mois à trois ans et d’une amende de 100
à 500 dirhams », n’a pas été
curieusement utilisé pour justifier des
expulsions. Les motifs de troubles à
l’ordre public ou d’atteintes à la sécurité
de l’Etat (qui ne nécessitent aucune
procédure judiciaire ni de ratification
par les ministères de l’Intérieur ou des
Affaires islamiques) ont par contre été
avancés par les autorités car elles
évitaient d’avancer une explication ou
une
justification
à
la
mesure
d’expulsion. La version officielle était
3
En décembre 2008, un ressortissant suisse qui
travaillait dans le cadre d’une ONG (au service
des handicapés) dans la région d’Oujda a été
expulsé avec sa famille. En mars 2009, 4
missionnaires espagnols et un missionnaire
allemand ; en décembre 2009, 5 ressortissants
étrangers (deux sud-africains, 2 suisses et un
guatémaltèque) ; en février 2010 à Amizmiz (une
ville au sud de Marrakech), un missionnaire
américain. Sans compter les interdictions d’entrée
dans le territoire marocain de nombreux étrangers
et l’affaire de prosélytisme de l’école Georges
Washington de Casablanca.
4
Par ailleurs, Youssef Mohammed, secrétaire
général du Conseil des ulémas, adresse un
message de soutien au roi (signé par 7000 ulémas)
à la mesure d’expulsion des missionnaires.
1
Néo-évangélistes au Maroc. Quelles réalités ?
de ne pas soumettre les expulsés à
l’épreuve d’un procès qui aurait
entrainé de lourdes peines de prison et
des amendes astronomiques.
Cette affaire a été le point de
départ d’une série d’expulsions en
cascade (ayant marqué le printemps
2010) qui ont révélé la présence
missionnaire au Maroc et ses modes
opératoires. Cette présence chrétienne
dont il est difficile d’identifier les
acteurs
et
les
appartenances
confessionnelles aux différentes Eglises
néo-évangéliques n’est pas liée aux
Eglises chrétiennes (catholique et
protestante réformée) reconnues par
l’Etat marocain. Ces dernières voient
leur champ d’action considérablement
modifié
par
des
organisations
religieuses et sociales (caritatives,
éducatives,
de
type
ONG…)
n’appartenant
pas
aux
églises
institutionnelles
locales
et
ne
correspondant pas à des acteurs
clairement identifiés qui émergent dans
leurs activités auprès des populations
concernées. Dans un premier temps, les
opinions
publiques
marocaines
(relayées en cela par une presse
nationale souvent ignorante de la
question) n’avaient pas établi la
distinction entre Eglises traditionnelles
et groupes missionnaires extérieurs. Et
l’Eglise
catholique
pourtant
extrêmement discrète et réservée
depuis l’indépendance, s’est retrouvée
au centre d’un débat houleux qui l’a
renvoyé
à
ses
expériences
évangélisatrices du temps colonial 5 . Les
autorités
ecclésiastiques
officielles
(catholiques ou protestantes) ont
quelque peu délaissé leur droit de
5
L’équation colonisation/christianisation reste
plus que jamais d’actualité aujourd’hui, dans les
pays du Maghreb, et les églises locales (de
tradition catholique ou protestante réformée) ont
totalement intégré, depuis les indépendances, la
position de discrétion qui exclut tout type de
prosélytisme qu’il soit d’ordre théologique ou
d’ordre intellectuel.
L’Année marocaine 2010-2011
réserve et leur langage diplomatique
pour
dénoncer
publiquement
l’amalgame avec ces groupes chrétiens
décrits,
par
elles,
comme
6
fondamentalistes . Et dans l’ensemble,
elles ont critiqué 7 l’action prosélyte de
ces différents groupes qui agissent sur
l’ensemble du territoire marocain avec
une préférence pour les espaces ruraux
déshérités et les périphéries urbaines.
Le terrain humanitaire, le secteur
scolaire et éducatif privé, les espaces
migrants subsahariens sont des biais
privilégiés de la présence évangéliste.
Dans les espaces urbains, les lieux de
prières et de culte sont organisés
principalement autour des étrangers
installés dans le pays. Et ces lieux sont
soumis à une surveillance policière très
étroite où théoriquement aucun citoyen
marocain ne peut pénétrer (non pas que
la loi marocaine l’interdise mais parce
que la contrainte et la régulation
sociales très fortes l’en empêchent).
6
Le 11 mars 2010, Taieb Cherkaoui, Ministre de
l’Intérieur, avait réuni les prélats des Eglises
catholiques et protestantes, le représentant de
l’Eglise orthodoxe russe au Maroc et le Grand
rabbin qui ont tous clairement affiché leurs refus
des actions prosélytes
7
En 2005, le pasteur Jean-Luc Blanc, président de
l’Eglise évangéliste du Maroc, s’exprimait déjà
sur la question : « Aujourd’hui, le terme
évangéliste a été récupéré par les fondamentalistes
américains. Le protestantisme marocain se
retrouve donc avec deux positions : d’un côté,
l’Eglise évangéliste avec son statut officiel ; de
l’autre, la position des missionnaires évangéliques
plus sectaires. […] Les missionnaires n’ont aucun
contact direct ou indirect avec l’Eglise Evangéliste
du Maroc. Ils ne font pas partie du Conseil
œcuménique des Eglises. Et nous, nous refusons,
pour notre part, à faire du prosélytisme »,
www.afrik.com/article8209.html, 16 mars 2005.
2
Néo-évangélistes au Maroc. Quelles réalités ?
Le Maroc se targue de sa culture
de tolérance à l’égard des autres cultes
religieux.
La
présence
de
sa
communauté juive est souvent un
argument pour démontrer la tradition
de tolérance et la coexistence pacifique
entre les communautés. D’ailleurs,
l’article 6 de la constitution marocaine
stipule que « l’islam est la religion
d’Etat mais garantit à tous le libre
exercice des cultes », complété en cela
par le code pénal qui protège cette
liberté en précisant que « quiconque,
par des violences ou des menaces, a
contraint ou empêché une ou plusieurs
personnes d’exercer un culte, d’assister
à l’exercice de ce culte, est puni d’un
emprisonnement de six mois à trois ans
et d’une amende de 100 à 500 dirhams
».
Au Maroc, les évangélistes sont
désignés uniquement comme des
étrangers. Evoquer des conversions de
citoyens marocains musulmans au
christianisme reste cependant très
marginal dans l’information publique.
Et si des hebdomadaires nationaux ont
titré quelques Unes audacieuses 8 en
enquêtant et en donnant la parole à des
Marocains chrétiens, il est impensable,
aujourd’hui, d’imaginer des citoyens
marocains revendiquer publiquement
une nouvelle appartenance religieuse.
Le phénomène reste très circonscrit et
dominé par la répression menée à
l’égard de la prédication chiite 9 . Il est
très difficile aujourd’hui de faire
témoigner des Marocains chrétiens. La
pratique de leur culte s’exerce de façon
très confidentielle limitée à des espaces
privés et à des groupes très réduits
(afin de ne pas attirer l’attention sur
eux). Seuls les forums de discussions
sur
certains
sites
électroniques
L’Année marocaine 2010-2011
permettent parfois de prendre la
mesure de la crainte exprimée par les
convertis. Pourtant, la conversion
religieuse ne tombe pas sous le coup de
la loi marocaine qui ne sanctionne que
le
prosélytisme.
La
constitution
garantit, par ailleurs, une liberté de
conscience dont on ne sait pas si elle
peut être interprétée comme une liberté
de culte.
Contrairement
à
l’Algérie
voisine où un collectif de défense pour
des croyants autres que musulmans en
Algérie ainsi qu’une mobilisation
spontanée
de
la
société
civile
(associations, intellectuels, simples
citoyens) multiplient les actions en
interpellant les autorités algériennes
pour veiller au respect des libertés
individuelles
garanties
par
la
constitution, le Maroc ne voit pas
émerger une opinion publique sollicitée
sur
cette
question.
Seul
un
communiqué de presse daté du 15 mars
2010, au nom de l’Union Mondiale des
chrétiens marocains interpelle le
gouvernement
marocain
en
lui
demandant la « permission accordée
aux marocains de se convertir à la
religion qu’ils veulent y compris le
christianisme, sans être soumis à
aucun interrogatoire ou harcèlement de
la part de la sécurité, comme c’est
garanti
par
la
Constitution
marocaine 10 ».
L’idée
de
questionner
les
chiffres, à la fois le nombre de
missionnaires étrangers présents au
Maroc (500 rapportés par la presse) et
le nombre de convertis marocains (7000
évoqués à chaque dossier de presse),
bute à chaque fois sur l’absence de la
fiabilité des sources statistiques. Pour
l’instant, il n’y aucun moyen d’évaluer
statistiquement le phénomène de la
8
« Que faire des évangélistes ? », Tel Quel, n°169.
« Enquête : la tentation du Christ », Tel Quel,
n°147.
9
Dans la liste des ennemis de l’islam marocain :
les chiites, les salafistes, les athées et les chrétiens
évangéliques.
10
Communiqué disponible sur :
http://www.portesouvertes.fr/agir/maroc_expulsio
n_communique_union_mondial_chretiens_maroca
ins.php
3
Néo-évangélistes au Maroc. Quelles réalités ?
conversion. Et la polémique autour des
chiffres raisonne même faiblement car
l’idée de comptabiliser des Marocains
convertis supposerait de prendre acte,
publiquement,
de
conversions
volontaires et assumées. Ce qui serait
contraire à la version officielle actuelle
qui temporise les chiffres des convertis
tout en accusant les missionnaires de
« séduire »,
« d’influencer »
et
« d’imposer »
de
nouveaux
choix
religieux à des Marocains convertis
présentés souvent comme des citoyens
fragiles et défaillants.
Les affaires de déjeuneurs qui se
sont multipliées en 2009 et 2010 aussi
bien en Algérie qu’au Maroc, sont
révélatrices d’une nouvelle aspiration
sociale et sans doute de nouvelles
alternatives à la religiosité d’Etat et de
la société. En effet, la médiatisation et
la procédurisation des délits autour de
la rupture du jeûne du ramadan
renvoient à la question des libertés
religieuses étroitement associées à
l’aspiration aux libertés individuelles
exprimées par certains groupes sociaux.
Ainsi au Maroc, ce sont les membres du
MALI (Mouvement Alternatif des
Libertés Individuelles) qui ont pris
l’initiative, en septembre 2009 de
rompre le jeûne dans une forêt près de
la ville de Mohammedia. Cette
opération décidée au nom de la liberté
de
conscience
garantie
par
la
Constitution marocaine s’est soldée par
l’arrestation massive des membres du
groupe et par une condamnation très
sévère du Conseil des ulémas et des
autorités politiques. La configuration
est totalement différente en Algérie
puisque les non-jeûneurs pris en
flagrant délit de rupture du jeûne sont
des Algériens kabyles convertis 11 . En
11
Karima Dirèche, « Mondialisation des espaces
néo-évangéliques au Maghreb : controverses
religieuses et débat politiques », Méditerranée.
Revue géographique des pays méditerranéens,
n°115, 2011.
L’Année marocaine 2010-2011
fait, quelque soit la raison pour laquelle
le jeûne a été interrompu, elle active
naturellement
des
pratiques
autoritaires et une judiciarisation
rapide.
Le code pénal de chaque pays
condamne le prosélytisme tandis que
les affaires de ruptures de jeûne en
Algérie, sont jugées en fonction de
l’article 144 bis 2 du code pénal 12 et
souvent en fonction du trouble à l’ordre
public. L’interprétation juridique reste
donc extensible car aucun article de loi
ne prévoit précisément de poursuites
contre des non-jeûneurs.
Au Maroc, tout Marocain qui ne
naît pas juif est considéré comme un
musulman. La conversion est très
souvent présentée comme une trahison
à l’égard de l’islam (une apostasie) mais
également à l’égard de son pays (un
acte anti-national). L’athéisme est,
dans ces conditions, moins stigmatisé
car il laisse la possibilité de ramener la
brebis égarée au sein de la communauté
d’origine ; tandis que le converti est
perdu pour les siens.
A cout terme, changer de
religion posera nécessairement des
adaptations dans le droit : comment
désormais,
une
chrétienne
anciennement musulmane accéderaitelle à l’héritage ou à la garde de ses
enfants en cas de divorce ou du décès de
son conjoint ? Quelles seraient les
nouvelles modalités juridiques du
mariage d’un converti ? Et celles de
l’inhumation d’un chrétien ? Autant
d’interrogations qui bousculent une
charia résiduelle contenue dans les
dispositifs
législatifs
et
un
conservatisme religieux arcbouté aux
12
« Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq
ans et d’une amende de 50.000 à 100.000 dinars
ou de l’une de ces deux peines seulement
quiconque offense le prophète (paix et salut sur
lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou
les préceptes de l’islam que ce soit par voie
d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre
moyen ».
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Néo-évangélistes au Maroc. Quelles réalités ?
L’Année marocaine 2010-2011
pratiques politiques de l’appareil
d’Etat. Dans ces conditions, la
conversion est interprétée comme une
contestation de l’ordre social et
politique qui remet en question les
légitimités traditionnelles (historiques
et religieuses) du pouvoir.
5

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