55 Monter la mayonnaise le prénom des robots
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55 Monter la mayonnaise le prénom des robots
55 Monter la mayonnaise me rappelle le prénom des robots Sous le prétexte d’accompagner un avocat, quelques crevettes ou un reste de poulet froid, je me résous parfois à faire une mayonnaise — nous feignons d’ignorer qu’il y en aura trop et que, pour ne pas la jeter, nous nous résignerons à plonger dans le bol d’énormes morceaux de pain que nous dégusterons assaisonnés d’une pointe de culpabilité en guise de diététique. Monter la mayonnaise reste une expérience magique, quoiqu’elle ne rate jamais. S’ajoute à la préparation un ingrédient mystérieux qui seul peut expliquer que l’huile liquide ajoutée à d’autres liquides finisse par prendre corps et donne cette substance qui n’a ni la consistance, ni le goût de ses ingrédients, mais ceux de la mayonnaise ! C’est la Moute qui m’a enseigné le seul secret : faire couler l’huile en un filet subtil sans cesser de battre. Elle aussi qui m’a appris toutes les superstitions qui ajoutaient à la préparation quelque chose de rituel — avoir tous les ingrédients à la même température, par exemple, ou bien utiliser une cuillère de bois25… Pourtant, c’est à ma tante Frédérique que je pense alors que dans le bol se fige le colloïde. Frédérique avait pour monter la mayonnaise une méthode peu orthodoxe, mais redoutablement efficace. Elle mettait dans un grand bocal tous les ingrédients — œuf, moutarde, huile, etc. — dans un ordre quelconque et sans autre précaution ; elle y introduisait ensuite un mixeur plongeant, pressait le bouton et, après deux ou trois allers et retours de la tête du mixer, le tout prenait en masse, invariablement. C’est la mayonnaise honnête la plus compacte que j’aie connue. Le mixer plongeant de Frédérique était, je présume, un robot Marie de Moulinex. Recherchant de la documentation sur ledit robot Marie pour rafraîchir un souvenir que la mayonnaise ne me rappelait qu’imparfaitement, j’ai été surpris de constater qu’il figure toujours au catalogue de la marque, ainsi que le robot Charlotte. Ils y cohabitent avec les dernières générations, dont les noms (Click & Mix, Faciliclick et Turbomix) m’évoquent le DJ et la souris d’ordinateur plutôt que la cuisine26. C’est ma tante Frédérique (dite « Fred » ou « votre tata chérie » selon les circonstances) qui m’initia dans les domaines culinaires, où ma mère était déficiente. Je me rappelle le Saintnectaire à la couleur et au parfum de cave, ma première gorgée de Bourgueil, les premières huitres apprivoisées… Surtout, elle me fit découvrir la cuisine comme art d’assemblage et de transformation, comme recherche d’un goût, d’un effet, plutôt que comme application scrupuleuse d’une procédure. Comme Siddhartha et comme le fils de Siddhartha, j’ai fini par m’éloigner de mes maîtres pour commettre mes propres erreurs — dont la cuisine offre d’innombrables opportunités et parsème toute exploration : l’excès, la facilité, la fadeur, les variations sur le mariage malheureux Je me rappelle aussi une page de Hara-kiri ou de Charlie-Hebdo : « la sagesse populaire dit que quand une femme a ses règles, elle rate sa mayonnaise : Madame Amora vient d’avoir sa ménopause ! » 26 Je me rappelle aussi qu’autrefois, on accolait « 2000 » au nom de tout ce qu’on voulait moderne. Peu reviennent aujourd’hui à ma mémoire : Optic 2000, K 2000… mais il a dû exister des « Cuisine 2000 », des « Béton 2000 » et des « Tue-mites 2000 ». Avant l’an mille, y avait-il des « Heaume 1000 », des « Arbalète 1000 » ou des « Mâchicoulis 1000 » ? Mille ans avant, y a-t-il eu des « Encens 1 » et des « Myrrhe 1 » ? Encore avant, des « Menhirs -1000 » ? 25 (cacophonie du couple, conjoint omniprésent éteignant sa moitié, pâle association du pareil avec le même), ennuyeuse quête d’un idéal classique et vaines recherches de provocation. Sans oublier le brûlé. Comme eux, je me suis détourné des voies indiquées. J’ai un mixeur plongeant Braun, pied en métal, dont je suis extrêmement satisfait. Jamais je ne m’en suis servi pour monter la mayonnaise. Pas moins : quand je monte la mayonnaise, en prenant mon temps, en faisant couler le fil d’huile le plus fin que je puisse tisser, comme me l’a enseigné la Moute, je pense à ma tante Fred, à son robot Marie et à leur mayo-minute. Puissent mes enfants se souvenir de moi quand ils désobéiront à mes préceptes.