Fabio Scotto, « Traduire Notre
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Fabio Scotto, « Traduire Notre
TRADUIRE NOTRE-DAME DE PARIS EN ITALIEN Une traduction italienne de Notre-Dame de Paris est parue en 2003 (couverture à gauche) : Introduzione di Umberto Eco, traduzione di Fabio Scotto, Roma, La Biblioteca di Repubblica, Ottocento I, 2003, XXXIX-600 pages. L’éditeur et le traducteur ont accepté de nous autoriser gracieusement à reproduire la « Nota del traduttore» et Bernadette Colin a bien voulu en faire la traduction en français. Qu’ils soient tous vivement remerciés. Nombreux sont les éléments qui font de Notre-Dame de Paris une œuvre particulièrement complexe et difficile à traduire. Il y a tout d’abord la rencontre avec le monde du Moyen Âge tardif, avec sa riche évocation d’événements historiques, de problématiques théologiques, philosophiques, considérées du point de vue de quelqu’un qui les regarde trois siècles plus tard, dans une perspective romantique. Avec de plus des incursions dans l’ésotérisme de la cabale, dans la science, Victor Hugo dépeint un univers urbain connu et rêvé à travers les chroniques de mémorialistes sur lesquelles il greffe sa vision personnelle de l’époque, particulièrement évidente dans les chapitres proches de l’« essai » consacrés à l’architecture comme « écriture ». C’est dans ce cas que l’aspect technique du langage demande une précision terminologique, entre autres parce que l’auteur a très souvent recours à des phrases particulièrement longues, produisant des effets d’intense accumulation verbale. Il y a ensuite l’intrigue amoureuse, avec ses péripéties, qui impliquent un continuel mélange de registres linguistiques, du jargon au lyrisme (semblable à celui du grotesque et du sublime), en passant par une série de tonalités intermédiaires que l’aspect choral de certaines scènes de rue impose théâtralement à la trame narrative. En outre, l’intertexte, riche de citations latines et de comptines rimées françaises ou espagnoles, constitue un défi poétique pour le traducteur du roman d’un grand poète qui, par ailleurs, joue ici beaucoup avec le langage. Je voudrais maintenant, sans aucune prétention à l’exhaustivité, rendre compte, dans leurs lignes essentielles, mais avec des exemples concrets, de la façon dont les traducteurs italiens qui m’ont précédé ont affronté la complexité de l’œuvre originale, me limitant aux six principales éditions disponibles aujourd’hui. Luigi Galeazzo Tenconi (Rizzoli 1951, puis 1996), dont le style est parfois très élégant, affiche toutefois son intention d’italianiser les prénoms des personnages, laissant généralement en français le nom de famille (« Gildo Lecornu », « Robertino Poussepain », « Pietro Gringoire »…) selon une habitude très courante dans les premières décennies du siècle dernier. Une telle orientation est encore plus évidente dans le choix des toponymes qui transforme une bonne partie d’un Paris réel en lieux irréels et italianisés comme « via della Rotella », « via del Mazziere », « Porta san Giacomo », ou en un improbable « San Germano in Laye », ni italien ni français. À cela s’ajoute un ensemble de toscanismes (« la era dura ! », « o che non è finito il mistero », « codesto nome », « scompare alla lesta », « bellini ») qui, ajoutés à de nombreux termes savants (« ch’egli », « per ritto », « allato », « gli diè », « tepido », « bastevolmente », « ispagnolo », « ragazzaglia »…) en font une édition particulièrement datée et dépassée d’un point de vue linguistique. Certains de ces défauts sont communs, de façon pourtant moins importante, mais avec un moindre raffinement stylistique de l’ensemble, à la version d’Ercole Luigi Morselli, revue par Riccardo Reim (Newton 1996). Non dépourvue d’impropriétés lexicales (l’ambigu « droghe » [drogues] pour « épices » [spezie]) ou de préciosités savantes (« chiamavasi »), elle est en général plutôt plate et sans finesse. La traduction de Gabriella Leto (Mondadori 1985) est d’une bien plus grande richesse stylistique et expressive : ses nombreuses qualités dans l’intuition, la recréation et l’attention au rythme ne sont qu’en partie invalidées par quelques dérapages lexicaux (« caso » [hasard] pour « caos » [chaos] ; « destra » [droite] pour « sinistra » [gauche] ; « vita » [vie] pour « via » [voie] ; le très littéral « cuore » [cœur] pour traduire la locution française « avoir quelque chose sur le cœur », là où l’italien dit « sur l’estomac »). Des noms de lieux, de personnes sont traduits du français, en préservant avec justesse leur étrangeté, de façon à situer psychologiquement le lecteur dans cet univers autre. Clara Lusignoli (Einaudi 1972, puis 1996) réussit un travail soigné du point de vue philologique ; son texte transcrit fidèlement les noms propres et, en partie seulement, trouve des équivalences pour les toponymes (par exemple « Palazzo di Giustizia » pour « Palais de Justice) ; elle révèle des dons aigus d’interprétation et de recréation qui la poussent parfois, dans des cas très circonscrits il est vrai, à des variantes emphatiques comme « Ci cadrà addosso un inverno » [Un hiver tombera sur nous] pour l’expression usuelle « Nous allons avoir un hiver » [Stiamo per avere]. Quelques omissions stylistiques et quelques erreurs dans les nombres (« contava cinque o sei strade » [cinq ou six] pour « faisait quinze ou vingt rues », « undici once » [onze], pour « cinq onces », n’entachent pas un travail réussi dans l’ensemble. La traduction de Sergio Panattoni (Garzanti 1996), particulièrement respectueuse de la syntaxe et de la ponctuation de l’original, se montre attentive à recréer la rime pour les citations poétiques. Le recours à la transcription des toponymes ne semble pas toujours cohérent (il laisse « Rue », « Place », « Porte » en français, mais ensuite utilise « Palazzo » pour « Palais »). Le recours systématique à l’emprunt crée des hybrides comme « Tommasina la Saillarde », qui s’oppose de façon contradictoire à « Robert de l’Espinasse » (et non à « Roberto » comme on s’y attendrait). Bizarrement, la traduction laisse aussi en français les noms de personnages allégoriques du Mystère initial (« Labour », « Marchandise ») dont il existe de parfaits équivalents italiens, quitte à traduire au contraire l’obsolète « béjaune » par « becco giallo » [bec jaune]. Les citations latines ne sont pas souvent traduites. La version de Donata Feroldi (Feltrinelli 2002), la plus récente, choisit avec une cohérence appréciable, un certain moyen terme linguistique et discursif, par la reproduction fidèle de la ponctuation, de la succession des segments de phrases. Son critère dominant : s'efforcer de tout traduire en limitant le recours à l’emprunt, quitte à expliquer les raisons de son choix dans des notes précises. Il en résulte, par exemple, le choix de rendre dans un italien à vrai dire peu compréhensible, les différentes “spécialités” des malfaiteurs (« i ruffiti », « i formigotti », « gli arcischerani »…) nommés ici « accattoni » [mendiants]. Il y a cependant, outre un certain soin pour la reproduction des comptines rimées, un respect scrupuleux dans l’expression des nuances de l’écart linguistique, néologique ou lexical (l’heureux « egiziaco » pour « égyptiaque », ou « popolame », un peu forcé pour « populaire ») et une approche pas toujours homogène dans la traduction des toponymes (« Rue de Glatigny », mais « Porta Saint-Denis ») et des noms propres (« Odarda » pour « Houdarde », mais ensuite « Gervaise » pour « Gervaise »). Dans une traduction faite à partir du texte intégral des éditions Gallimard (Paris 1966), j’ai voulu recourir systématiquement à l'emprunt en ce qui concerne les noms de lieux et de personnages ; fidèle à une idée de la traduction qui, héritière de la leçon du romantisme allemand et de la pensée d’Antoine Berman, se laisserait envahir par l’hybridation et l’étrangeté, ouvrant un espace accueilli et proposé dans son altérité, ni assimilé ni dénaturé par le modèle ou la jamais parfaitement équivalente équivalence. Ainsi « Rue », « Place », « Claude » et « Robert » au lieu de « Via », « Piazza », « Claudio », et « Roberto » pour que le lecteur habite cet ailleurs et en respire la magie, évitant de confondre le « Petit-Pont » avec le « ponticello » [petit pont] italien sur une rivière devant la maison. La longueur des périodes et la répétition des figures de rhétorique les plus récurrentes – comme l’anaphore, l’allitération – sont constamment reproduites, tout comme la ponctuation, avec seulement quelques changements mineurs du point virgule en point. Même les changements soudains de registre (je pense aux réactions d’humeur d’Esmeralda qui, dans de vifs dialogues, passe souvent du « vous » au « tu »), sont reproduits dans la vérité de leur écart syntaxique. Sur le plan lexical, j’ai préféré « maestro » à « mastro », plus connoté régionalement en italien ; et « lei » [en italien, désigne également le « vous » de politesse français, mais pas dans ce cas-là ! note de F.Scotto] à « ella » [elle, 3e personne de politesse], selon moi impossible aujourd’hui dans une traduction moderne. J’ai aussi essayé de résister à toute tentation explicative ou paraphrastique, portant en tant qu’auteur et traducteur de poésie, une attention spéciale au rythme des citations en vers, traduites en vers dans le texte, puis transcrites dans les notes en langue française, prenant tout autant soin de sauvegarder l’aspect poétique même à l’intérieur de passages en prose : par exemple en reproduisant l’allitération du « s » et la série phonique des sons « a » « o » et « i », la réitération des syllabes « ouille », « euille » et « œil » de l’original dans « elle se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil » (Livre Cinq, chap. II), traduits par « Essa si spoglia, si sfoglia, smagrisce a vista d’Occhio ». Qu’on veuille bien prêter attention à la recréation du rythme et des rimes de l’octosyllabe et de l’hexasyllabe français suivants : « […] pour une rime qui venait, un écu s’en allait » (Livre Sept, chap.III), rendu par les ennéasyllabes italiens « ogni ruga che le veniva era uno scudo che perdeva », pratique qui renvoie à la notion de « poème » et de rythme de la prose chère à Henri Meschonnic. La dernière phrase du roman mérite une réflexion particulière. Comme Panattoni, j’ai opté pour « cadde in polvere » [tomba en poussière], contrairement aux autres solutions adoptées comme « si polverizzò » [se pulvérisa] (Tenconi), « si disfece in polvere » [se défit en poussière] (Morselli, Lusignoli, Leto), « andò in polvere » [partit en poussière] (Feroldi) ; par ce choix, j’ai voulu indiquer la prédominance “architectonique” dans le texte de l’axe de la verticalité et du thème de la chute (celle, symbolique, de la mouche dans la toile d’araignée), emblématique d’autres chutes. C’est en fait du haut de la cathédrale que Quasimodo précipite dans le vide son “frère” et son “père” adoptifs Jehan et Claude Frollo, qui se fracassent au sol, et c’est du haut du gibet que pend le petit corps gracile d’Esmeralda, c’est la haute cellule-« asile » de l’idylle entre elle et Quasimodo qui trouve une correspondance objective dans l’horizontalité du tendre embrassement entre les deux squelettes de Monfaucon, berceau terreux de l’amour après la mort, rachat épique des gueux dans la hauteur symbolique du bas défendu par Victor Hugo avec sa soif de pitié et de justice. Je crois qu’une traduction devait trouver le moyen de l’exprimer. Fabio Scotto* *Je dédie cette traduction à la mémoire de mon père qui le premier m’a fait connaître les beautés de Paris. * * * *