Rollinde femmes Dakar 2006
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Rollinde femmes Dakar 2006
FEMMES GARANTES DE L’IDENTITE NATIONALE ET COMMUNAUTAIRE. FEMMES EN LUTTE POUR LE DROIT A LA CITOYENNETE Marguerite Rollinde équipe Erasme/ Institut Maghreb-Europe. Université Paris 8/Saint Denis équipe GTM (Genre/travail/mobilités) CNRS/Universités Paris 8/Paris 10 Responsable du programme AUF « Femmes citoyennes. Maghreb-Afrique sub saharienne » Résumé : Le statut des femmes est au centre d’un débat qui oppose d’une part, les tenants d’une approche fondée sur une culture de la suprématie d’une civilisation porteuse d’un modèle prétendu universel qui ne s’explicite et ne se critique jamais ; d’autre part ceux qui invoquent les valeurs religieuses pour justifier une violence constitutive des rapports sociaux dans des sociétés patriarcales. Ces sociétés tendent à cantonner les femmes dans la sphère domestique en valorisant leur rôle socialement construit de garantes de la reproduction et du maintien de la structure familiale et de gardiennes des valeurs culturelles et morales. C’est particulièrement, mais pas uniquement, vrai dans des sociétés où l’identification à la communauté musulmane se manifeste comme un fait sociologique, mais aussi comme l’affirmation d’une identité, d’autant plus forte qu’elle s’oppose au concept de laïcité. C’est dans ce cadre que se joue, au Nord comme au Sud, la lutte des femmes pour leurs droits. Cela suppose, d’un côté, une société musulmane libérée de sa peur de la « modernité ». Cela nécessite aussi, de l’autre côté, de reconnaître la multiplicité des identités communautaires et nationales et de redéfinir les conditions de gestion d’un espace dans lequel chacun (et chacune) peut devenir sujet politique et exercer sa citoyenneté. Mots-clés : Femmes, rapports sociaux, identité, communauté, universalité, citoyenneté, En garantissant à tous les êtres humains, en tant qu’individus et en tant que membres d’une société ou d’une communauté, la liberté de pensée et de conscience ainsi que le droit de ne faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur la race, la religion, le sexe ou tout autre statut, la Déclaration universelle des droits de l’Homme affirme que l’universalité n’est pas l’uniformité et que la contribution des différentes cultures, au niveau à la fois local et mondial, enrichit notre compréhension des droits humains 1. 1 Cf.Marguerite Rollinde, Le mouvement des droits de l’Homme au Maroc. De l’engagement national à la lutte pour la citoyenneté. Paris, Karthala-Institut Maghreb-Europe, 2002. 2 GENRE, INEGALITES ET RELIGION Mais comment concilier la notion d’histoire universelle qui renverrait à la notion d’unité du genre humain avec la reconnaissance de la pluralité des civilisations et le fait qu’elles n’ont pas toutes suivi le même chemin, ou l’ont suivi à des rythmes différents ? Ce débat surgit dans un contexte de mondialisation qui veut opposer universalité et spécificité, en partant d’un postulat pour le moins ambigu qui pose l’universalité comme adhésion à un modèle prétendu universel, celui des Lumières et de la « démocratie », auquel devrait adhérer tout être humain quelles que soient ses références en termes d’appartenance communautaire, nationale, religieuse, linguistique. L’effondrement du bloc communiste avec la chute du mur de Berlin en 1989, a favorisé une mondialité dominée pour l’instant par un seul « centre » rejetant à la « périphérie » tout ce qui échappe à l’orbite de l’Occident, conçu non pas comme un continent mais comme une civilisation, porteur d’une idée philosophique devenue principe de perception du monde. Dès lors cette idéologie, de libératrice qu’elle était, devient répressive puisqu’elle exige de chacun un comportement conforme à un modèle prétendument universaliste, tout en refusant la capacité effective de participation à cette universalité à quiconque, individu ou groupe, résiste, ou est supposé résister, à une intégration économique, culturelle et sociale uniformisante. La difficulté est de concilier l’universalité des Droits de l’Homme avec la diversité, voire les contradictions qui surgissent lorsque de l’universel on passe au particulier. Pour que cette interaction entre l’individuel et le collectif ne se transforme pas en rapports de domination, pour que l’identification à la communauté ne se traduise pas par une assignation à résidence qui soumettrait l’individu à la loi du groupe et l’enfermerait dans un monde dont il n’aurait pas les clés, il est nécessaire d’affirmer le principe de la liberté de chaque être humain de choisir les références auxquelles il s’identifie et de pouvoir décider, à tout moment, d’entrer ou de sortir du/des groupes auxquels il appartient. Une fois reconnue cette liberté inaliénable, chaque membre de la communauté doit faire preuve de sa capacité à reconnaître les valeurs et les principes communs qui la fondent, de même que doit être reconnu comme un droit inaliénable le droit des peuples à exister, à préserver leur identité culturelle sans aucune discrimination et à décider de leur destin. On assiste, à l’entrée du nouveau millénaire, à la montée d’un patriotisme de communauté que Maxime Rodinson qualifiait aussi, dès les années 1980, de “national confessionnalisme”. Ceux qui y adhèrent s’opposent à l’universalité séculariste de la civilisation occidentale et refusent ce qui peut apparaître comme une intrusion étrangère dans leur propre tradition. La tendance au repli sur des valeurs particulières peut alors conduire à un rejet des valeurs dont l’Occident apparaît comme le porteur, et en particulier les droits de l’Homme 2. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas ces détracteurs de la « modernité » de s’approprier nombre des acquis, comme le 2 Cf. M. Rollinde, « Contre les barbaries, la lutte pour le droit et la justice », in M. Chadli et L. Garon (dir.), Et puis vint le 11 septembre… L’hypothèse du choc des civilisations remise en question, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003 je ne retrouve pas les réf. En anglais 3 montre, à titre d’exemple, l’utilisation généralisée des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) pour faire passer leurs messages et diffuser leur idéologie. 1. LES FEMMES GARANTES DES VALEURS NATIONALES ET CULTURELLES Le statut des femmes est au centre de ce débat qui oppose d’une part les tenants d’une approche fondée sur une culture de la suprématie d’une civilisation porteuse d’un modèle prétendu universel qui ne s’explicite et ne se critique jamais, d’autre part ceux qui invoquent les valeurs religieuses pour justifier une violence constitutive des rapports sociaux dans des sociétés patriarcales. C’est en effet à elles que revient le rôle de gardiennes des valeurs culturelles et morales. Leur sort reste souvent lié au modèle patriarcal encore très prégnant dans la vie quotidienne en particulier, mais pas uniquement dans les sociétés musulmanes. Dans ce système le « moi collectif » l’emporte. Le patriarcat fonctionne sur des relations d’autorité dans les sociétés où tous les individus apprennent à soumettre leur volonté à celles du groupe, ce qui signifie pour les femmes l’obéissance au sein de la famille, ou sur le lieu de travail, à des règles définies par les hommes. La femme est pensée, normativement, comme dépendante du mari, du père, ou des frères, selon une conception naturelle de la différence des sexes à l’opposé de l’approche par le “genre”, défendue par la plupart des féministes actuelles, pour qui “les situations des hommes et des femmes ne sont pas le produit d’un destin biologique mais sont d’abord des construits sociaux”, partant du principe selon lequel hommes et femmes forment “deux groupes sociaux engagés dans un rapport social spécifique : les rapports sociaux de sexe” 3. Mais si ces rapports peuvent être définis comme fondamentaux, c’est-à-dire au fondement de la constitution de toutes les sociétés, ils sont rarement déterminants. La participation à des mouvements sociaux, mettant en jeu d’autres rapports, crée des relations antagoniques entre les femmes divisées prioritairement en fonction des nations, des classes, des ethnies. Comme l’écrit la philosophe Rada Ivekovich, « La subordination universelle des femmes aux hommes ne doit pas faire oublier le fait que les femmes restent divisées entre elles et ne représentent nullement un sujet politique uni (…). Elles sont bel et bien séparées par les classes, les castes et les constructions raciales, ethniques, nationales. Cette division des femmes entre elles en « ethnoclasses » ou en « sexoclasses » fait partie du système général de domination patriarcale et en est l’instrument stratégique le plus astucieux, car il l’assure contre toute révolte sexuée des femmes » 4. C’est ainsi que le combat des femmes de Palestine ou d’Algérie reste largement subordonné aux revendications, définies 3 Danielle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Hirata H., Laborie F., Le Doaré H., Senotier D. (éds), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 35. 4 Rada Ivekovic, Le Sexe de la nation, Paris, éditions Léo Scheer, [Essais / Non et Non], 2003, pp. 112-113. 4 GENRE, INEGALITES ET RELIGION par les hommes, des communautés auxquelles elles appartiennent. Et que dire des tueries entre Serbes et Bosniaques en ex-Yougoslavie, ou entre Tutsis et Hutus au Rwanda ou au Burundi ? Beaucoup de femmes en ont été les victimes, mais ne se sont-elles pas retrouvées souvent aussi, volontairement ou non, du côté des bourreaux ? 1.1. Les femmes algériennes face aux violences de la société, de l’Etat, des groupes armés C’est ainsi qu’en Algérie, les mêmes démocrates qui se revendiquent de la modernité et en appellent à la laïcité contre les pratiques obscurantistes des islamistes sont ceux-là mêmes qui ont voté, en 1963, le code de la nationalité établie à partir du sang et de l’islam, puis le code de la famille en 1984, légalisant et légitimant le contrôle du comportement des femmes à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Certaines associations de femmes ont tenté dès les années 1980 de faire entendre leurs voix. Une coordination nationale s’est créée le 1er décembre 1989, regroupant diverses associations de femmes algériennes. Elle est porteuse de revendications concernant essentiellement le code de la famille et le refus de la loi électorale de 1989 qui donne à tout électeur le droit à trois procurations pour des membres de sa famille et surtout le droit de voter sans procuration à la place de son conjoint. En 1997, une pétition est lancée non pas pour l’abrogation du code de la famille mais pour « la renégociation du droit des femmes dans la famille ». Mais à cette époque les assassinats d’intellectuels et les massacres de villages entiers sont invoqués pour inciter le collectif des associations à l’origine de cette campagne à faire taire ses revendications. Des promesses d’amendement ou de révision du code ressurgissent régulièrement à l’approche de chaque échéance électorale, mais la priorité est à la lutte contre les intégristes. Comme pendant la guerre de libération, comme aux débuts de l’indépendance, les luttes pour les droits des femmes sont remises à plus tard, après l’indépendance, après le triomphe de la révolution, après l’éradication des terroristes. Comme si ce n’était pas au sein même de la famille et de la société dans son ensemble qu’il fallait rechercher les causes des violences subies par les femmes 5. Comme si les massacres commis par des intégristes n’avaient pas été précédés, dans les années 1980, par des discours violents dans les mosquées, les meetings et les journaux, contre les femmes rendues responsables par leur comportement du délitement des valeurs traditionnelles. Ni l’Etat, ni les partis politiques ni les associations n’ont alors fait entendre leurs voix. Les premiers enlèvements de femmes dans les maquis où elles étaient soumises au zouaj el mouta’a (mariage de jouissance), ce terme qui cache la réalité du viol, n’ont suscité que des rumeurs gênées, tant ils remettaient en cause l’honneur des hommes. Quant aux femmes qui revien5 Cf .M. Rollinde, « Les violences en Algérie : entre gestion politique et contrôle sociétal », in Drôle d’époque, Nancy, 2001. 5 nent vivantes, mais enceintes, elles seront nombreuses à être mises au ban de leur famille ou de leur tribu. Il faudra que la violence dégénère et que toute la société soit touchée, pour que la cause des femmes soit brandie comme alibi pour justifier l’arrêt du processus électoral et le recours aux arrestations arbitraires, aux enlèvements et aux disparitions forcées. Les femmes vont, alors, être sommées de se positionner entre l’armée et les GIA. Celles qui ne choisiront pas le camp du pouvoir seront réduites au silence. Quant aux autres, elles conforteront le discours sécuritaire de l’Etat, en particulier vis-à-vis de l’extérieur. Aujourd’hui, alors que l’Algérie peine à sortir de la “sale guerre”, on ne parle plus de ces milliers de femmes enlevées, violées, torturées, assassinées, pas plus d’ailleurs que de ces milliers de disparu(e)s dont les familles cherchent en vain les traces. Toutes ces victimes ont été sacrifiées sur l’autel de la concorde civile et leurs bourreaux ont été absous. Rien n’a vraiment changé, non plus, dans la situation des femmes. En juillet 2001 une cinquantaine d’entre elles ont été victimes d’un véritable lynchage et de viols collectifs à Hassi Messaoud. Là encore les institutions ne reconnaîtront pas le préjudice subi, puisque leurs agresseurs seront condamnés pour “trouble à l’ordre public”. Il s’agissait de femmes seules venues là comme salariées de sociétés étrangères, ce qui en a fait « des êtres soustraits au contrôle familial, et donc facteur d’instabilité pour la communauté » 6. Le président Bouteflika a suscité beaucoup d’espoir au sein des partisans de la suppression du code de la famille, dans son discours d’investiture d’avril 2004 en déclarant qu’on ne peut aspirer à une démocratie sans une réhabilitation effective de la femme dans ses droits. Moins d’un an plus tard, il usait de son droit constitutionnel à légiférer par ordonnance pour modifier le code de la famille (27 février 2005) et le code de nationalité (15 décembre 2005). Cependant les modifications apportées à ces codes ont suscité des réactions très mitigées de la part des militantes féministes et des organisations de défense des droits de l’Homme, tout en se heurtant au refus des réfractaires à tout changement. Ainsi, la révision du code de la famille projetée ne résout qu’en surface une situation complexe qui fait du statut de la femme une question majeure de la société et du débat politique. 1.2. Le débat sur le port du voile en France : solidarité envers des femmes opprimées ou défense des valeurs nationales menacées ? En France, le débat lancé, en juillet 2003, par le Collectif « 20 ans Barakat »7 sur la suppression du code de la famille en Algérie s’est rapidement déplacé sur le terrain national avec la loi interdisant le port du voile à l’école. Mais on peut se demander de quel côté étaient les femmes qui se sont positionnées en faveur ou contre cette loi. Voulaient-elles vraiment défendre les « autres » femmes, victimes d’une reli- 6 Dalila Iamarene-Djerbal, « Violences à l’encontre des femmes et des enfants en Algérie », in C. Veauvy, M. Rollinde et M. Azzoug, Les femmes entre violence et stratégies de liberté, Saint-Denis, Bouchène, 2004. 7 Pour plus d’informations sur ce collectif, consulter leur site http//collectif20ansbarakat.free.fr 6 GENRE, INEGALITES ET RELIGION gion qui les opprime selon les unes, en quête d’une identité assumée selon les autres ? La commission Stasi qui s’est réunie pour délibérer sur l’opportunité d’une telle loi n’a guère donné la parole aux principales intéressées. Elle était d’ailleurs essentiellement composée d’hommes, peu concernés précédemment par les grands débats qui avaient touché la question du statut des femmes dans nos sociétés, que ce soit sur le droit à disposer de son corps, sur la parité en politique ou sur les violences conjugales dont tant de femmes sont victimes, qu’elles appartiennent ou non à l’immigration. La sortie d’un rapport sur ce type de violences n’a guère fait de vagues, et pourtant il parle de deux millions de femmes victimes en France, dont 400 qui meurent chaque année sous les coups de leur conjoint 8. Il a fallu attendre en 2003, la sortie d’un livre L’enfer des tournantes 9 et la création d’une association Ni putes ni soumises, après qu’une jeune fille de 19 ans ait été brûlée vive à Vitry, pour que la classe politique commence à s’émouvoir des agressions quotidiennes subies par les filles dans les cités de banlieues. Et il a fallu une loi votée en mars 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école pour que, paradoxalement, la France prenne conscience du fait que les “immigrés”- ne sont pas tous des hommes. Le débat sur le port du voile à l’école a commencé avec l’expulsion de trois jeunes musulmanes, d’origine marocaine, du collège de Creil dans l’Oise, en octobre 1989. Cette affaire avait provoqué de fort remous médiatiques dans lesquels s’affrontaient non seulement les défenseurs des valeurs universalistes et pluriculturelles contre les nationalistes occidentalo-centristes, mais aussi, au sein de la gauche, où certains défenseurs de la laïcité revendiquent l’esprit de tolérance et rappellent le rôle intégrateur de l’école républicaine, alors que d’autres dénoncent le danger que fait courir le particularisme culturel à la laïcité 10. Dans un questionnaire diffusé, en 1999, auprès des militants de l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH), appartenant dans leur grande majorité au courant marxiste-léniniste, il était demandé de se prononcer sur l’expulsion de lycéennes voilées en France. Les réponses montraient que malgré les références laïques des membres de l’AMDH, et leur hostilité souvent affichée à l’égard des islamistes, 89 % des réponses s’opposaient à l’expulsion du lycée, au nom de la liberté d’expression et de croyance, et au nom du droit à l’éducation. En fait en se prononçant contre l’expulsion de ces jeunes filles, ils ne se prononçaient pas sur le port du voile lui-même, mais défendaient un droit, celui qu’a tout individu à vivre sa religion, à exprimer ses idées, à être scolarisé, voire même à s’habiller comme il le souhaite. 8 Rapport Henrion, Ministère de la Santé, février 2001. Samira Bellil, L’enfer des tournantes, Paris, Denoël, 2003. 10 On peut lire à ce sujet Jean Bauberot, « L’affaire des foulards et la laïcité à la française », in « Les équivoques de la laïcité », L’Homme et la société, 120, 1996/2, pp. 9-17 ; Paul Siblot, « Ah, qu’en termes voilés ces choses-là sont mises », Mots, 1992, 30, p. 5-16 ; Françoise Gaspard et Khosrokhavar, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995 ; et, plus récemment, Charlotte Nordmann (éd.), Le foulard islamique en questions, Paris, éd. Amsterdam, 2004. 9 7 Les réponses à cette question sur le voile ne peuvent se comprendre sans les resituer dans la complexité des positions de la jeunesse maghrébine dans son pays et dans les sociétés de l’immigration par rapport aux pratiques religieuses, et à la reconnaissance de la religion comme un fait culturel et social qui fait partie de son vécu. La référence à la communauté musulmane rend souvent impossible et impensée toute forme d’athéisme, même chez les jeunes scolarisés et étudiants, contrairement à leurs aînés dans les années 1960. Certains ont rompu, momentanément, avec la religion, mais, en fait pour la majorité d’entre eux, l’appartenance à cette même religion est vécue comme quelque chose de “naturel”. 11. De nombreuses études s’interrogent sur les raisons qui incitent des jeunes filles à porter le voile, que ce soit dans des pays musulmans ou dans les sociétés de l’immigration. C’est le cas de l’ouvrage de Hind Taarji, journaliste marocaine qui se définit comme “nourrie, pour ne pas dire gavée de culture occidentale” ; mais ajoute : « Je reste profondément attachée à mon patrimoine culturel. Dans ce qu’il a de meilleur comme dans ce qu’il a de pire. Il est mien et en cela, jamais, il ne saurait être question d’y renoncer. Mais cela ne m’interdit pas de croire en l’universalité de certains principes et de certaines valeurs » 12. Au terme d’un périple qui l’a portée à la rencontre des jeunes mouhajjabates (femmes portant le hijab) d’Egypte, des Emirats Arabes Unis, du Koweit, du Liban, de la Turquie et de l’Algérie, à la recherche des multiples raisons, sociales et personnelles, qui ont incité ces femmes à chercher refuge dans l’islam, elle s’interroge : « ce tissu opaque, cette soumission intransigeante aux normes islamiques sont-ils véritablement ce que l’on redoute : le couperet impitoyable qui s’abat sur les espoirs d’émancipation de la femme musulmane. Dans quelle mesure au contraire ne portent-ils pas en eux les germes cachés d’une nouvelle subversion féminine ? En militant pour un islam idéal, ces femmes investissent avec la bénédiction masculine, la citadelle religieuse » 13. De même, pour Nilüfer Göle, qui a limité son enquête à la Turquie : « L’adoption du voile n’est pas un simple retour au passé, aux traditions. Derrière le voile apparaît un nouveau profil de la femme musulmane ; éduquée, urbanisée, revendicative et qui, pour être voilée, n’est plus ni passive, ni 11 Le regard porté par Mounia Bennani-Chraïbi sur la façon dont les jeunes citadins d’aujourd’hui tentent de s’approprier un nouvel espace, synthèse entre la “tradition” et la “modernité”, le “passé” et le “présent”, l’“ici” et l’“ailleurs”, permet d’ouvrir de nouvelles pistes dans la compréhension des enjeux socioculturels auxquels est confrontée la nouvelle génération maghrébine mais aussi celle de l’immigration. Dans son introduction, elle propose de « Chercher une troisième voie entre l’image “néo-développementaliste” du rouleau compresseur occidental qui écrase les spécificités locales et celle des démocraties prises à l’assaut par les “barbares” à visage musulman, dépasser les clivages qui ne rendent pas compte de la spécificité du terrain, aller par-delà les réifications essentialistes et culturalistes : tel est l’objet de ce livre. Ceux qui ne sont ni des occidentalisés ni des islamistes, ceux dont l’être est le lieu de brassage ou de coexistence d’apports ou de logiques appartenant à des systèmes de référence différents ne sont pas des schizophrènes ». Mounia Bennani-Chraibi, Soumis et rebelles. Les jeunes au Maroc, Paris, CNRS, 1994, p. 14. 12 Hinde Taarji, Les voilées de l’islam, Casablanca, EDDIF, 1991, p. 9. 13 Ibid., p. 322. 8 GENRE, INEGALITES ET RELIGION soumise, ni cantonnée à l’espace intérieur » 14. C’est aussi le constat que fait, plus récemment, Aïcha Touati, à propos des jeunes filles de l’immigration : « En rupture avec l’islam vécu par les parents de façon discrète, les jeunes et moins jeunes filles musulmanes affirment en citoyennes leur identité religieuse et le respect de leur différence au sein même de l’école, sanctuaire de la laïcité (…). Mais elles s’engagent également avec la même fermeté dans une expérience féministe qui bouleverse les représentations et schémas de pensée habituels et surtout alimente, sur fond de totale méconnaissance voire d’ignorance de l’Autre, des peurs et fantasmes quant au danger communautariste que ferait courir l’islam à la communauté politique » 15. A travers ces approches, il n’est pas question de nier l’agression dont les femmes sont victimes, et l’atteinte qui est faite à leurs droits, le port du voile n’étant que l’indicateur d’une démarche globale qui tend à renvoyer les femmes dans le domaine du privé et à les placer sous la loi de l’homme. Mais il s’agit d’analyser les raisons, complexes, qui incitent certaines femmes à porter le hijab dans une démarche volontaire, parfois même contre l’avis des hommes de la famille. Nécessité de retrouver des repères pour reconstruire son identité, préserver la fille des regards qui la blessent, lui donner ainsi accès à l’espace public : « La sortie dans l’espace public ne s’opère pas sans cassure. L’expression de soi dans une société où l’être détaché du groupe n’a pas acquis sa légitimité, réduit la féminité exhibée à un objet sexuel perverti, déprécié. La pacification de la conquête de l’individualité passe par le refoulement de la différence sexuelle vers la sphère privée » 16. Pour ceux qui s’y opposent, le hijab n’est qu’une tromperie, qui n’a rien à voir avec la religion qui est de l’ordre de l’intérieur. C’est une marque de retour à la “tradition”, vu ici comme quelque chose de négatif, facteur de division entre les musulmans. Pour d’autres, le port du hijab doit rester un choix personnel. Il faut privilégier la liberté de l’individu et n’exclure ni les uns ni les autres. Mais à travers les prises de position contre l’exclusion des filles qui portent le voile, c’est aussi, peut-être même surtout, la politique actuelle de la France vis-àvis de la communauté immigrée qui est visée. L’affaire du voile devient alors, comme la guerre en Irak ou en Palestine, un révélateur du regard posé sur la France, non pas celle de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, mais celle qui voit renaître les anciens démons du fascisme et du racisme, dans la continuité de son passé colonial ; celle qui refuse l’entrée de la Turquie en Europe par peur de perdre son âme au contact d’autres cultures, peur de voir se dissoudre son identité, comme le montre si bien Sophie Bessis, dans son ouvrage L’Occident et les autres . Comme si l’Autre était nécessairement un danger et la reconnaissance de la différence un obstacle à évacuer par l’assimilation volontaire ou forcée au seul modèle reconnu. 14 Nilüfer Gole, Musulmanes et modernes, voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993. 15 Aïcha Touati, « Droits religieux et citoyenneté », in Marguerite Rollinde (éd..), Les droits culturels. Enjeux et contradictions, Paris, Cedidelp, 2005. 16 Mounia Bennani-Chraibi, op. cit. p. 88-89. 9 Ce que proposent les féministes françaises favorables à la réglementation sur le port du voile aux femmes qui se revendiquent de l’islam, ce n’est pas de prendre leur part dans le débat et d’intervenir dans la vie de la cité en tant que citoyennes, mais de se fondre dans le moule créé par leurs aînées, en leur déniant toute autre possibilité, pour échapper à leur condition, que l’assimilation pure et simple au modèle dominant. Souvent il ne s’agit pas de reconnaître le droit de ces femmes à vivre librement leur condition de femmes, sans entraves vestimentaires ou autres, mais de les soustraire au regard de nos enfants, et à nos propres regards, tant ce voile est perçu comme un élément de danger, comme si engager un dialogue avec ces femmes, essayer de comprendre pourquoi certaines d’entre elles revendiquent un féminisme islamique, au lieu d’être perçu comme une richesse, la possibilité de revisiter notre propre identité, apparaît comme un danger pour cette identité, comme « une manifestation absolue de l’altérité en France » 17. (où commence la citation de Guénif-Souleimas ? là où commence les guillements « une manif..) Ainsi une fois encore, c’est sur les femmes que pèse le poids des conflits qui touchent une société dans son ensemble. Ceux qui sont favorables à la loi justifient leur position par leur volonté de défendre des femmes privées d’un droit pour lequel elles ont elles-mêmes tant lutté, le droit à disposer de leur corps comme elles l’entendent, sans se soumettre au diktat des hommes, et on ne peut que les suivre sur ce terrain. Mais la décision d’exclure des jeunes filles de l’école les prive d’un autre droit et les renvoie dans leur famille, sous le contrôle de leur père, pendant que les frères, eux, barbus ou non, continuent à fréquenter l’école de la République. Alors s’agit-il vraiment d’une lutte en faveur des femmes ? N’est-ce pas plutôt la réaction d’une communauté, communauté dominante, communauté porteuse d’un modèle dont elle revendique l’universalité, qui veut se protéger d’une autre communauté perçue comme une menace ? 2. STRATEGIES DES FEMMES Malgré cette assignation des femmes à résidence, au sein de leur communauté, de leur culture, leur présence dans l’espace public est de plus en plus visible, qu’elles soient soumises à la loi musulmane dans leur pays ou qu’elles appartiennent à l’immigration. Cela ne signifie pas qu’elles sont restées confinées dans l’espace domestique jusqu’à aujourd’hui, mais plutôt que leurs revendications et leurs stratégies, ainsi que l’attitude des pouvoirs publics , des partis politiques et de la société en général a évolué durant les vingt dernières années. 2.1. Lutte des femmes marocaines pour leurs droits Remettre en cause la place des femmes dans la société et les droits qui leur sont octroyés au sein de la famille, reste largement tabou au Maroc, tant il est vrai que la représentation qu’ont les Marocains de la religion musulmane est étroitement liée à 17 Nacira Guénif-Souleimas (dir.), La République mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique, 2006. 10 GENRE, INEGALITES ET RELIGION l’application de la charî’a dont le contenu réglemente, pour l’essentiel, le statut des femmes et de la famille, en contradiction avec le principe de l’égalité de tous les Marocains devant la loi énoncé dans l’article 5 de la constitution. En contradiction aussi avec le Pacte relatif aux droits civils et politiques ratifié sans réserves, en 1979, par l’Etat marocain et qui, dans son article 23, pose le principe d’égalité de l’homme et de la femme « au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution » ; en contradiction, enfin, avec la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard de la femme, signée à Copenhague en 1979, ratifiée en 1993 (en quelle année ?) par le Maroc, mais avec des réserves. C’est à ces textes internationaux que se réfèrent les associations des droits de l’Homme comme les associations de femmes pour exiger l’égalité juridique entre les hommes et les femmes. Mais dans le même temps, plusieurs d’entre elles en appellent à l’ijtihad, « effort d’interprétation », pour chercher dans le Coran les sources de cette égalité. Cette double référence au droit international et à l’islam, quand il s’agit de parler du droit des femmes, peut s’expliquer par la volonté de ne pas se couper de la société, mais aussi, comme nous l’avons démontré précédemment, par le désir de faire de la femme marocaine le lieu symbolique d’une identité nationale menacée. En 1992 déjà, à l’occasion de la préparation de la nouvelle constitution, une grande campagne de signatures réclamant le changement de la mudawwana est lancée dans tout le pays par un collectif d’associations de femmes. La pétition rencontre un très grand succès dans le pays (plus d’un million de signatures). Les réactions des partis sont beaucoup plus mitigées, et si les deux principales associations des droits de l’Homme apportent leur soutien à la campagne, c’est du roi que vient la principale initiative. Le 29 juillet et le 20 août 1992, il intervient dans deux discours pour dire qu’il comprend les revendications des femmes. Il leur recommande d’adresser leurs doléances « au Roi du Maroc, qui, en tant qu’emir al-mu’minine, a compétence pour appliquer et interpréter la religion », mais les avertit dans le même temps « de ne pas mêler ces problèmes aux campagnes référendaires et électorales, de les tenir hors de la sphère politique »18 (cf.note). Bref, il se charge luimême de la question et promet de la traiter directement en consultant les ulémas, ce qui met fin, bien sûr, à toute révision profonde de cette question fondamentale et lie entièrement la question des femmes à celle de la religion. Une nouvelle tentative de réforme de la mudawwana s’inscrit dans le Plan d’action national pour l’intégration de la femme au développement, préparé par le gouvernement d’alternance de Abderrahmane Youssoufi, en mars 1999. Face aux vives réactions qu’elle suscite, en particulier au sein de la mouvance islamiste, le gouvernement se désengage et demande l’arbitrage du Roi sur les volets en rapport avec le code du statut personnel. Dans ce contexte, l’adoption par le Parlement, en janvier 2004, d’un texte qui réforme en profondeur le code de statut personnel apparaît comme une victoire éclatante du mouvement féministe engagé dans le cadre du « Printemps de l’égalité ». 18 Ce discours a été publié par une large partie de la presse nationale marocaine de l’époque. Il est repris in M. Rollinde, Le mouvement marocain des droits de l’Homme, op. cit., p.331. 11 Cette coordination de neuf associations de femmes s’est donné pour objectif d’amener la commission royale en charge du projet à élaborer une réforme juste et équitable sur la base d’un mémorandum collectif. Leila Rhiwi, engagée dans le mouvement des femmes depuis presque vingt ans, insiste sur la philosophie et l’esprit de la loi. Sans ignorer les limites de cette réforme, elle considère que « le nouveau code a permis de reconnaître la femme dans son identité et de ce fait sa citoyenneté ». Reste la question fondamentale de la mise en application de la loi qui passe par la formation des juges chargés de l’appliquer et l’information des femmes concernées : « Si une femme qui ne travaille pas est répudiée et qu’elle ne sait pas que la loi oblige l’époux à garantir un toit à ses enfants, elle se retrouve à la rue, marginalisée, avec toutes les conséquences que l’on sait » 19. Sans abandonner le terrain du droit, les femmes veulent aujourd’hui être actrices de leur propre changement, en sortant dans l’espace public, ce qui relève du domaine privé. Parce que la libre disposition de leur corps, en matière de sexualité, de procréation, de santé ou, plus généralement, d’intégrité physique, est une exigence forte des femmes, elles exposent (s’exposent à ???Non ce serait un contre sens) la violence et tentent de comprendre comment elle participe à la perpétuation et à la reproduction concrète de cette condition subordonnée faites aux femmes, par le recueil de témoignages au cours de séances publiques, la publication d’ouvrages 20 ou la multiplication des Centres d’écoute de femmes victimes de violence, en particulier au sein de la famille. Par ailleurs, on note, depuis une dizaine d’années, la prise en charge de préoccupations concernant la société toute entière, le droit à l’environnement, le droit à la santé, le droit des enfants, le développement. Par la suite, de telles actions ont conduit ceux et celles qui les mènent à investir le terrain social par la remise en cause des rapports sociaux fondés sur la discrimination, qu’ils concernent les femmes, les droits culturels à travers la question de l’amazighité (berbérité), ou les malades atteints du sida. 2.2. Quand les femmes d’Afrique trouvent dans la tradition les armes pour lutter contre les violences qu’elles subissent De la même façon, dans de nombreux pays d’Afrique, se lèvent des voix de femmes pour dénoncer l’utilisation de la tradition ou de la religion pour justifier des violences faites aux femmes. Elles trouvent des arguments pour défendre leurs droits dans les textes internationaux, mais aussi régionaux et locaux, en particulier la Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique tel qu’adopté par la Conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement à Maputo en juillet 2003. Dans son article 2.2, « les Etats parties s'engagent à modifier les schémas et modèles de comportement socioculturels de la femme et de l'homme par l'éducation du public par le biais des stratégies d'information, d'éducation et de communication, en vue de parvenir à l'élimination de toutes 19 Leila Rhiwi, Le Journal hebdomadaire, Casablanca, 6-12 mars 2004, p. 16. On peut citer à titre d’exemple l’ouvrage de Fatna El Bouih, qui a publié un récit sur son expérience carcérale, intitulé Cité des ténèbres, Casablanca, Le Fennec, 2001. 20 12 GENRE, INEGALITES ET RELIGION les pratiques culturelles et traditionnelles néfastes et de toutes autres pratiques fondées sur l'idée d'infériorité ou de supériorité de l'un ou l'autre sexe, ou sur les rôles stéréotypés de la femme et de l'homme »21. Même si l’excision ou la lapidation de la femme adultère, parfois «modernisée» en exécution sommaire, est encore largement pratiquée, il n’en reste pas moins qu’un tel texte, dans les pays qui l’ont signé et ratifié, donne un support juridique aux luttes menées contre ces pratiques. La campagne internationale pour sauver de la lapidation Amina Lawal, cette jeune nigérienne condamnée à mort par lapidation en mars 2002, est symbolique de ces luttes qui se placent sur le terrain du droit. C’est une femme, Hauwa Ibrahim, qui est à l’origine de cette victoire. Avocate nigérienne, musulmane, elle a pris gratuitement la défense de femmes qui risquaient la lapidation pour adultère. Le combat a été difficile, elle a été à plusieurs reprises menacée. Aujourd’hui, dit-elle : « de plus en plus de juges admettent la nécessité de conduire des procès équitables, car, jusqu’à présent, les procès n’étaient même pas conformes à la charia ellemême »22. Nombreuses sont les femmes qui mènent une lutte contre l’excision. C’est un long travail de terrain qui passent par la discussion et la persuasion, face à des femmes qui reproduisent sur leurs filles ce qu’elles ont vécu elles-mêmes. C’est donc au sein de la société et au cœur des traditions qu’elles doivent trouver les arguments pour convaincre d’autres femmes de renoncer à de telles pratiques. Elles sont pour cela relayées par d’anciennes exciseuses, et ont recours aux griots qui savent trouver les mots pour informer et dénoncer. Le soutien vient même parfois des imams qui démontrent que l’islam n’a jamais exigé de telles pratiques. Des intellectuels et des artistes mettent également leur compétence au service de ces causes. On peut citer le film du Sénégalais Sembène Ousmane, « Moolaadé », présenté au festival de Cannes en 2004 et véritable réquisitoire contre l’excision. Le réalisateur déclare : « Quelle que soit la méthode employée, classique ou moderne, exciser est une atteinte à la dignité et à l’intégrité de la femme. Je dédie Moolaadé aux mères, femmes, qui luttent pour abolir cet héritage d’une époque révolue » (références voir note)23. C’est cependant au sein de sa propre culture, et non pas dans des références à des valeurs dites occidentales que l’héroïne du film, mère excisée, va trouver la force, après avoir soustrait son unique fille de la Purification (l’excision), de recueillir quatre fillettes échappées de la cérémonie et lui demandant le droit d’asile. Le village se partage alors entre les tenants de deux valeurs : la Salinde (antique tradition de l’excision) et le Moolaadé (tout autant antique tradition du droit d’asile). 21 Ce protocole constitue une rélle avancée par rapport à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, entrée en vigueur en octobre 1986, qui édictait à l’article 29 alinéa 7, le devoir « de veiller, dans ses relations avec la société, à la préservation et au renforcement des valeurs culturelles africaines positives »., sans préciser de quelles valeurs il s’agissait. 22 Entretien avec Hauwa Ibrahim in AFASPA (ed.), Elles font bouger l’Afrique, Paris, éditions Tirésias, 2005, p.24. 23 Entretien avec l’artiste publié sur Afrik.com, réalisé le 24 avril 2004 à Cannes par Valérie Ganne, correspondante de la revue en ligne Afrik.. 13 De la même façon, le dernier film du Burkinabé S. Pierre Yaméogo, « Delwende, Lève toi et marche 24 », sorti en décembre 2005, aborde la situation des femmes accusées de sorcellerie, véritables parias enfermées dans des Centres de solidarité pour sorcières présumées. Il livre à ce sujet un magnifique portrait de femme, celui de Pougbila, la fille de la prétendue « mangeuse d’âmes », elle-même violée par son père. Son combat pour réhabiliter sa mère apparaît comme un véritable défi contre les lois des hommes et l’utilisation qu’ils font des traditions à leur avantage : ce sont les hommes qui les ont établies, dit-elle à sa mère, ils doivent maintenant les abolir. En Tunisie, cette fois, la réalisatrice Selma Baccar retrace, à travers ses films, le vécu des femmes tunisiennes. Ainsi dans Fatma 75, elle a voulu démontrer que « l’émancipation des femmes, bien qu’inscrite dans la constitution tunisienne, n’est pas entrée dans les mentalités ni dans les mœurs. Aujourd’hui, 30 ans plus tard, peu de choses ont changé »25 (référence. Voir note). Mais pour elle, ce n’est pas dans l’islam qu’il faut rechercher les causes du silence imposé aux femmes : « Ce sont les idées préconçues qui font dicter des lois radicales à certains musulmans et des jugements hâtifs à ceux qui veulent combattre l’expression des femmes en politique » 26. 2.3. Des mères contre la répression de l’Etat Il faudrait, également, s’arrêter sur le rôle spécifique joué par des épouses, des sœurs et surtout des mères au sein des collectifs de familles de prisonniers ou de “disparus”, dans les pays du Maghreb 27. Ces femmes — des mères pour la plupart —, n’ont pas nécessairement conscience de participer à un combat politique. Beaucoup d’entre elles sont analphabètes, confinées dans la vie domestique, elles n’ont d’autres contacts avec l’extérieur que leur famille ou des relations de voisinage, et ignorent tout des activités de leurs fils. Dans un premier temps, elles vont partir à leur recherche dans les commissariats et, pour cela, apprendre à affronter l’hostilité des policiers, mais aussi de leur entourage qui craint les répercussions de ces démarches sur leur propre situation. Par la suite, que ce soit au Maroc ou en Algérie, leurs revendications se sont structurées, leurs actions se sont coordonnées et elles ont pu dépasser leur cas personnel pour inscrire leur action dans le cadre de la lutte contre la répression, en lien avec d’autres associations nationales, régionales ou internationales. A partir de cet instant, ce qui n’était que la revendication d’une mère à revoir son fils bouleverse les règles du jeu politique. Elles mettent l’Etat devant sa responsabi24 Delwende est le nom d’un de ces centres au Burkina Faso, qui prend en charge quelque 400 femmes. S. P. Yaméogo connaît bien ces maisons d’accueil sur lesquelles il a réalisé un documentaire. 25 Selma Baccar, in AFASPA (éd.), Elles font bouger l’Afrique, Paris, éditions Tirésias, 2005, p. 96 26 .id. 27 Voir M. Rollinde, « Face aux violences il faut maintenir le s et à l’absence, les collectifs de famille dans les pays du Maghreb », in Les femmes entre violences et stratégies de liberté, op. cit., pp. 361371. 14 GENRE, INEGALITES ET RELIGION lité de garant de la sécurité et de la vie de ses citoyens, et dénoncent le silence qui entoure ces disparitions Elles interpellent également les partis politiques dits “démocrates” qui justifient la politique sécuritaire des Etats au nom de la démocratie ou de la lutte contre l’islamisme. On peut à ce sujet citer l’exemple récent d’une mère, Térésa Chopin, qui a été à l’origine de toute une mobilisation pour la libération de son fils. Ce dernier appartenait à un groupe de six jeunes, originaires de Zarzis, au sud de la Tunisie, condamnés à treize ans de prison pour avoir surfé sur internet. Il est sorti de prison lundi 27 février 2006 avec ses cinq autres camarades, bénéficiant d’une grâce qui a touché 1600 prisonniers. CONCLUSION L’expression d’une revendication, qu’elle concerne les femmes ou tout autre domaine, suppose une ouverture de l’espace public. On ne peut parler d’autonomisation d’un mouvement par rapport aux partis ou par rapport à l’Etat dans un contexte de répression. On ne peut pas non plus attendre d’un tel Etat qu’il renonce à ses prérogatives. C’est donc aux intellectuels, à la société elle-même de s’emparer de ces espaces, de les créer malgré ou contre le pouvoir. C’est bien dans une lutte politique globale que ces femmes sont engagées. Loin des partis politiques, elles privilégient souvent le local. Leurs actions sont marquées du sceau de l’urgence, face aux difficultés concrètes auxquelles elles sont confrontées. Mais, ce faisant, elles construisent un mouvement autonome de femmes, dont les formes sont certainement encore à définir, qui allie la pensée politique à la mobilisation de terrain et prouve que « le privé est politique ». Le problème est la reconnaissance de ce mouvement comme « sujet politique » dans les mouvements sociaux en général et dans le mouvement alter-mondialisation en particulier 28. Cette connexion commence à se faire. Lors du Forum social mondial de Porto Allegre en janvier 2003, les femmes africaines avaient pour première revendication l’annulation de la dette et la redistribution de tous les capitaux de leurs pays. Récemment, le Réseau Attac a créé un groupe « Femmes et mondialisation » qui propose d’intégrer la question de l’égalité des sexes dans les analyses politiques et économiques du réseau. Cette démarche rejoint la Marche mondiale des femmes qui, à partir d’une plateforme radicale contre le patriarcat et contre la mondialisation libérale, laisse entendre que : « sans le féminisme un nouveau monde est impossible, et sans changer le monde, il est impossible de changer la vie des femmes » 29. C’est dans ce cadre que se joue, au Nord comme au Sud, la lutte des femmes pour leurs droits. Cela suppose, d’un côté, une société musulmane libérée de sa peur de la « moderni- 28 Sophie Zafari, « Femmes en marche », in Collectif, De nouveaux défis pour le féminisme, actes du Forum du Collectif national pour les droits des femmes – 9-10 mars 2002, Paris, Le Temps des cerises, 2003, p. 64 29 Ibidem. La Marche mondiale des femmes (MMF) est un réseau mondial d’actions féministes créé en 2000 qui rassemble aujourd’hui près de 6000 groupes de la base issus de 163 pays et territoires. Ces groupes agissent pour éliminer la pauvreté et la violence envers les femmes. Cf. leur site www.marchemondiale.org. 15 té » 30. Cela nécessite aussi, de l’autre côté, de redéfinir les conditions de gestion d’un espace dans lequel chacun (et chacune), sans renoncer à ses appartenances identitaires et communautaires, peut devenir sujet politique, susceptible d’être entendu et d’agir sur l’espace public en tant que citoyen et citoyenne à part entière. Rollinde M. (2007), « Femmes garantes de l’identité nationale et communautaire, femmes en lutte pour le droit à la citoyenneté », in Sow Sidibé Amsatou, Badji Mamadou, Mbonda Ernest-Marie, Otis Ghislain (dir.) et Becker Charles (ed.), Genre, inégalités, religion, Actes du premier colloque inter-Réseaux du programme thématique Aspects de l’État de Droit et Démocratie, avril 2007 à Dakar, Sénégal, Paris, Éditions des Archives Contemporaines AUF, 2007, pp.325-339. 30 Fatima Mernissi, La peur-modernité. Conflit Islam-Démocratie, Paris, Albin Michel, 1996.