ne tirez pas sur le pianiste - ANETH Aux nouvelles écritures théâtrales

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ne tirez pas sur le pianiste - ANETH Aux nouvelles écritures théâtrales
Projet Une antenne, un auteur
ANETH — Paris
NE TIREZ PAS SUR LE PIANISTE !
de Dominick Parenteau-Lebeuf
Dominick Parenteau-Lebeuf est assise à une table devant un micro. Elle sourit.
On entend la voix d’un attaché de presse qui l’introduit aux médias présents.
VOIX
DE L’ATTACHÉ DE PRESSE.
— Bonjour à tous. Le ministère de la Justice
vous a conviés à cette conférence de presse, à la demande expresse de Mlle Dominick Parenteau-Lebeuf ici présente. Je vous rappelle que la dramaturge québécoise
est formellement mise en examen pour le meurtre de Mme Limone de Grumau,
directrice du Centre de détention international des arts où l’inculpée se trouvait en
résidence d’écriture, à l’invitation de l’association ANETH (Aux Nouvelles Écritures Théâtrales) et de la Ville de Paris. Malgré le sourire qu’elle affiche dans les
circonstances, Mlle Parenteau-Lebeuf a été déclarée en parfaite santé mentale et
donc apte à s’adresser à la presse. Après lecture de sa déclaration officielle, elle
sera disponible pour répondre à vos questions. Mademoiselle, la parole est à vous.
D.P.-L. — Merci. Bonjour tout le monde. Merci d’être venus si nombreux des
cinq coins de la francophonie, et particulièrement de mon coin à moi : le Québec.
Merci aussi aux autorités judiciaires françaises de m’accorder le privilège de donner cette conférence de presse, en échange de quoi je me suis solennellement engagée à amorcer ma déclaration par « je suis coupable ». Mais puisque, de par ma
vocation théâtrale, j’adore les rebondissements, j’ajouterai à cette entrée en matière un peu de piment. Donc, je suis coupable d’un meurtre prémédité… perpétré
avec l’aide de gens « compréhensifs » et à mon « service » : des « complices ». Eh
oui ! (Exclamations des journalistes. Crépitements et flashs des appareils photo.)
S’il vous plaît… J’ai commis un crime. Je ne souhaite pas m’en amender, mais
seulement rétablir les faits et surtout, surtout, rendre hommage à mes acolytes
d’ANETH — Mireille Davidovici, Sylvie Barré, Claude Uzan, Pascale Grillandini, Marie Libaud et George Bray — afin que leur geste s’inscrive dans l’Histoire
et leur dévouement dans les cœurs. Je vais maintenant vous lire ma déclaration.
(Elle sort ses mains menottées de sous la table. Elle tient une feuille de papier.
Elle a de très grandes mains.) Je sais ce que vous vous dites : il faudrait que j’aie
des menottes pour pouvoir m’extraire de ces menottes, mais j’ai plutôt ce qu’on
pourrait appeler des paluches, han ? Des mains de pianiste. Ironique, non ? (Elle
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pose sa feuille devant elle.) Le ministère de la Justice a eu la délicatesse de vous
faire des copies de ma déclaration officielle. Elles seront disponibles à la sortie.
Comme promis, ça s’intitule « Je suis coupable ». (Elle commence à lire.) Quand
je suis arrivée à Paris, j’étais heureuse. Inspirée, amoureuse et désirée. L’antenne
parisienne de l’association ANETH m’avait invitée en résidence d’écriture pour
une période de deux mois et, grâce à la générosité de la Ville de Paris, un studio
m’était échu au Centre de détention international des arts, sur les bords de Seine.
J’avais le projet d’y terminer une comédie musicale intitulée Visite guidée qu’une
compagnie québécoise m’avait commandée. Accompagnée de Sylvie, j’ai donc
pris possession de mon studio « Ville de Paris », le mercredi 1er février 2006, sur
le coup de 18 h. Après une virée chez Monoprix, une razzia chez Franprix et un
souper bien arrosé rue Saint-Antoine, je suis rentrée dans mon nouveau chez moi
et j’ai sombré dans le plus profond des sommeils. Les problèmes ont commencé le
lendemain matin, à 10 h tapant. Alors que je venais de me faire un café et que mes
doigts s’apprêtaient à taper les premières lettres sur mon clavier, le peloton de
pianistes de l’étage supérieur s’est mis à s’exécuter. Pendant trois heures, ils ont
attaqué des gammes et des exercices. L’insonorisation était telle qu’on aurait dit
qu’ils jouaient pour moi, en concert privé, dans mon studio. Après le lunch, bien
réchauffés, ils se sont mis à jouer de tempétueuses compositions classiques. Le
calme est revenu pour le cinq-à-sept et, à 19 h sonnant, ils se sont adonnés à un
mixe d’exercices de virtuosité et d’interprétations inspirées jusqu’au couvre-feu, à
22 h. Bon, les premiers jours, j’ai trouvé cette symphonie post-moderne assez
envahissante, mais, je dois l’avouer, plutôt belle et intense. Dans mon bonheur
sourd, muet et aveugle d’écrire à Paris, je croyais même à ma chance. Imaginez :
j’avais l’impression de chambrer à côté des nouveaux prodiges de notre siècle, les
futurs Bach, Mozart, Beethoven et autres Ravel. Savaient-ils, eux, à côté de qui ils
logeaient ? Je suis quand même allée au Monoprix m’acheter des boules Quies.
Deux semaines plus tard — les nerfs aiguisés et le bonheur moins béat —, quand
un violon insolent a rejoint la cohorte des pianos et qu’il a dépassé le couvre-feu
de 22 h, me narguant de ses longs sons lancinants, je suis montée à l’étage pour
faire entendre ma plainte, moi aussi. Je me suis retrouvée dans un corridor sombre, identique au mien, bordé de portes où les plaques annonçaient « Département
de musique de l’Université de Tokyo », « Fondation Séoul-Paris », « The Ming
Foundation for Music », etc. Le violon provenait, quant à lui, d’un studio appartenant à la Fondation Gustav III. Au moment où j’allais cogner à sa porte, la Suède
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s’est tue. Il était 22 h 04. Je suis redescendue. Et les jours, ainsi, se sont enchaînés. Entre deux séances d’écriture arrachées au tintamarre ambiant, je me mis à
détester globalement et sans distinction aucune les pianos, les pianistes, le Japon,
la Corée, la Chine et, bien sûr, la Suède. Car l’impudent violon scandinave avait
autorisé les prodiges asiatiques à la délinquance. Oui, chaque soir, les pianos gagnaient sur le couvre-feu une minute de plus — je m’en suis aperçu les soirs où je
ne sortais pas au théâtre — et, chaque jour, la dépression gagnait sur mes nerfs un
peu plus de terrain. J’aurais bien voulu me lever plus tôt et écrire tout ce que
j’avais à écrire avant qu’ils ne se mettent à jouer, mais mes tympans étaient si
irrités — j’avais des acouphènes à m’en damner — que je ne trouvais le sommeil
que tard dans la nuit. Je commençais donc mes journées vers 10 h, moi aussi, en
m’emplissant les oreilles de boules Quies. Je travaillais quelques heures à ma comédie que je trouvais, au fil des jours, de moins en moins drôle, puis je mangeais,
me douchais et sortais. D’ordinaire, dans l’après-midi, j’aurais fait une sieste, la
sieste bénie des écrivains qui régénère méninges, inspiration et imagination, mais,
au Centre de détention international des arts, ma sieste était passée de bénie à
bannie puisque les pianos assassins s’acharnaient à tuer toute idée de silence entre
le lunch et l’apéro. Je partais donc marcher dans Paris. Deux fois par semaine,
mes pas me menaient jusqu’aux bureaux d’ANETH où mes hôtes, inquiets, me
voyaient débarquer avec des traits de plus en plus tirés et une haine de plus en
plus grande pour le pandémonium où je résidais. Mais j’avais beau haïr les pianistes, c’étaient des artistes, et ils avaient le droit de pratiquer leur art dans leur studio. Mais moi, moi, mon art, qui se souciait si je pouvais le pratiquer dans
l’espace qui m’était échu ? J’allais trouver réponse à ma question, six semaines
après mon installation, à l’intérieur même des murs du Centre de détention international des arts. Comme tous les artistes qui résidaient là, je fus reçue en entretien courtois par sa directrice, Mme Limone de Grumau ; elle était partie en voyage
quelques semaines et organiser un rendez-vous avec sa secrétaire avait été laborieux. Enfin, faussement charmante et très vieille France, elle s’enquit de la qualité de mon séjour. Quand je lui exposai poliment mes doléances, elle les compara
d’abord avec mépris à celles d’un auteur islandais qui était passé par son bureau le
mois d’avant, puis poursuivit, sans un brin de compassion, qui m’aurait permis
d’avaler le cyanure que voici : « Primo, vous êtes beaucoup trop polie, vous auriez dû demander de changer de studio quand il était encore temps. Secundo, les
studios sont TRÈS bien insonorisés et, si vous faisiez vous-même du bruit, Ma-
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demoiselle, vous ne les entendriez pas, les pianos. Et tertio, je pourrais toujours
vous changer de studio, mais vous pourriez tomber de Charybde en Scylla… »
Ayant vécu six semaines à Charybde, je n’ai pas osé imaginer Scylla, et encore
plus si j’y étais également responsable de ne pas faire de bruit ! (Silence. Elle lève
le nez de sa feuille.) Chez nous, au Québec, on appelle cette espèce-là « crisse de
vache ». Et la « crisse de vache » est une espèce dont on tente de contenir la prolifération. J’allais donc faire ma part pour l’écologie planétaire et, à tout le moins,
l’Islande littéraire m’en serait reconnaissante. (Elle reprend sa lecture.) Après cet
entretien humiliant et absurde, je suis descendue à la réception. J’ai téléphoné aux
bureaux d’ANETH et ai dit à Mireille, Sylvie, Claude, Pascale, Marie et George
de m’attendre, que je voulais leur parler, que j’avais un projet hautement dramatique à leur proposer. Depuis qu’ils m’avaient accueilli à Paris, les gens d’ANETH
me considéraient comme une fille bien, une gentille Québécoise névrosée, mais
bon enfant. S’ils ont été surpris de découvrir le monstre que j’étais quand je leur
ai dévoilé mon plan, ils n’en ont rien fait voir. Ils ont plutôt accueilli le monstre à
bras ouverts et lui ont dit qu’en fondant ANETH, ils avaient non seulement promis de faire la meilleure diffusion des pièces à travers la francophonie, mais aussi,
juré sur la tête de Beaumarchais de venger les auteurs dramatiques bafoués dans
leurs droits et leur dignité. Et que pour restaurer ces droits et cette dignité, il n’y
avait rien d’assez monstrueux, surtout s’il s’agissait de faire avaler sa particule à
une ci-devant. Allons enfants de la Patrie ! (Elle lève le nez de sa feuille.) J’aime
les gens qui aiment les monstres. (Elle reprend sa lecture.) Je l’ai invitée à bruncher dans mon studio, à 10 h tapant, le lundi 27 mars 2006, jour de mon départ. Je
l’avais attirée en lui promettant des crêpes au sirop d’érable ; les « crisse de vaches » se font prendre chaque fois. Elle a cogné à la porte à l’heure dite. J’ai ouvert. Elle était là. Hautaine et souriante. Colonialiste et marraine des arts. Exactement comme on aime les haïr. Elle est entrée. J’ai refermé. Les pianos se sont
lancés dans leur folle symphonie, couvrant tout bruit, tout cri. Elle a sursauté, évité mon regard, et fait un commentaire sur la vue spectaculaire des toits de Paris
que j’ai à peine entendu. Je l’ai fait asseoir. La crêpe à l’érable l’attendait. Mes
complices aussi. Elle n’a pas eu le temps d’y goûter qu’elle y a goûté, la Grumau.
Ça n’a duré qu’une minute. Mireille et Sylvie l’ont tenue à gauche, Claude et Pascale l’ont tenue à droite, l’agile Marie s’est précipitée sous la table pour tenir ses
chevilles, et George, notre homme fort, l’a bâillonnée. Ensuite, j’ai déballé sous
ses yeux horrifiés la corde de piano que je venais d’acheter et l’ai passée autour de
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son cou. George a enfilé des gants de jardinage et, prenant la corde que je lui tendais, a attendu que j’enfile mes gants, moi aussi. Un achat de dernière minute chez
Monoprix. (Temps.) J’ai pris un bout de la corde, il a pris l’autre et, au compte de
trois, on l’a étranglée, sectionnant même sa trachée dans notre ferveur à l’ouvrage.
Et, tout autour, les pianos se déchaînaient. Jamais plus Limone de Grumau ne
serait insensible aux besoins des auteurs. (Silence.) Après, j’ai fait des crêpes au
sirop d’érable pour tout le monde, et on a mangé en bavardant de la superbe production de Funérailles d’hiver d’Hanokh Levin, à la Colline. Puis mes amis
d’ANETH sont partis, car ils avaient un gros après-midi devant eux : un atelier de
lectures de textes avec des classes de banlieue. Et moi, bien moi, j’ai fait la vaisselle, terminé mes valises, nettoyé le sang qui avait fait une flaque autour de Limone et attendu que le concierge de l’établissement vienne inspecter le studio.
(Elle lève le nez de sa feuille.) Voilà. Vous connaissez la suite. (Temps.) Mes propos n’auront pas atténué mon forfait, mais j’espère qu’ils auront établi, dans le
grand livre de la Justice, un fait aussi essentiel à l’équilibre de la vie que du lithium à un maniaco-dépressif : il ne faut jamais sous-estimer, traiter à la légère ou
— pire encore ! — mépriser le besoin de silence d’un écrivain. Le silence est à un
écrivain ce que le piano est au pianiste ; un instrument. Enlevez-lui son instrument
et la gamme de tortures à laquelle vous vous exposez est infinie. (Temps.) Maintenant. Mes chers complices d’ANETH. Je sais que vous êtes chez vous en ce
moment, rivés à vos téléviseurs, et que vous m’entendez. Alors, permettez que je
vous rende l’hommage qui vous est dû. Vous qui travaillez toujours dans l’ombre
des auteurs, je vous remercie aujourd’hui publiquement et individuellement, dans
la lumière des flashs et sous les projecteurs, pour votre dévouement et votre professionnalisme. Merci, Mireille. Merci, Sylvie. Merci, Claude. Merci, Pascale.
Merci, Marie. Merci, Georges. Vous avez été… élégants. (Elle leur envoie un
baiser. Temps.) Ah ! J’oubliais. Je voudrais aussi profiter des caméras pour dire à
la compagnie qui m’a commandé la comédie musicale que je la terminerai calmement en prison. (Temps.) Maintenant, Messieurs, Dames, des questions ?
Noir.
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