Ce que nous voyons, ce qui nous regarde

Transcription

Ce que nous voyons, ce qui nous regarde
Par Marie-Hélène Sarrasin
Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris,
Éditions de Minuit, coll. « critique », 2004, 208p.
Résumé
Georges Didi-Huberman soutient la thèse que, pour peu que l’on dépasse une simple
vision tautologique du monde (ce que je vois est ce que je vois), une part latente dans
chaque chose nous regarde. L’auteur s’appuie sur plusieurs œuvres artistiques (D.
Judd, R. Morris, T. Smith, etc.) et littéraires (Joyce, Benjamin, Kafka, etc.) pour
illustrer son propos, mais aussi sur la Phénoménologie de la perception de MerleauPonty. L’apport de la phénoménologie tient notamment à l’importance donnée au
sens du toucher dans la perception. Déployer ainsi des sens autres que celui de la vue
permet de découvrir d’autres pans du connu. Dès lors, le sujet ne s’en tient plus à la
familiarité « inéluctable » des choses. Il déconditionne son regard pour appréhender
le monde différemment.
L’auteur évoque d’ailleurs à plusieurs reprises l’inquiétante étrangeté pour rendre
compte de la désorientation du sujet face à un monde dans lequel tombent les balises
du familier. Cette perte des repères met en évidence la distance, toujours en
mouvement, entre les objets et soi. Cette distance même deviendra un espace qui
donne à voir la scission possible du voir, entre l’acte de regarder et la soumission au
regard de l’autre (le regardant regardé). Didi-Huberman parle aussi de la scission
pour en arriver à la « mémoire de l’œil », c’est-à-dire le rapport de familiarité aux
choses, mais aussi ce qu’elles évoquent et ce que le sujet sait d’elles de prime abord.
Le trop-plein de sens contenu dans cette manière de voir le monde fait contrepoids au
vide d’une vision tautologique, qui ne dépasse pas le seuil des simples apparences.
Notons cependant que le sujet n’a pas le choix entre ces deux types d’expérience. Au
contraire, il s’agit pour lui de se positionner dans l’entre-deux, ce point de
renversement où le regard s’ouvre à ce qui le regarde.
Ce qui nous regarde, c’est le dedans de la chose qui, on le rappelle, est une forme
composée de plein et de vide. C’est ce saisissement du dedans par le sujet qui fait en
sorte que lui-même est dessaisi. Mais l’auteur va plus loin : les choses ne sont pas
seulement faites d’un dedans et d’un dehors; il y a aussi présence d’un « aura », défini
comme une constellation d’images associées à la chose regardée par la mémoire du
sujet. Didi-Huberman fait ici référence à Walter Benjamin, pour qui la mémoire est
un lieu de « fouilles archéologiques ». En ce sens, les objets du souvenir sont pris
comme autant de lieux mémoriaux qui gravitent autour de l’objet auratique.
Ainsi, les notions de distance et de mémoire supposent que, pour une même image ou
un même objet, l’espace et le temps se présentent comme des strates qui coexistent.
Ceci démontre la nécessité d’ouvrir sa perception, afin d’entrevoir les brèches et, par
là, d’être soi-même entrevu, se laissant dessaisir, désorienter par le monde extérieur.
Citations choisies
« C’est que la vision se heurte toujours à l’inéluctable volume des corps humains. In
bodies, écrit Joyce, suggérant déjà que les corps, ces objets premiers de toute
connaissance et de toute visibilité, sont des choses à toucher, à caresser, des obstacles
contre quoi ‘‘cogner sa caboche’’ […] ; mais aussi des choses d’où sortir et où
rentrer, des volumes doués de vides, de poches ou de réceptacles organiques,
bouches, sexes, peut-être l’œil lui-même. Et voilà que surgit l’obsédante question :
quand nous voyons ce qui est devant nous, pourquoi quelque chose d’autre toujours
nous regarde, à imposer un dans, un dedans ? » (p. 10)
« […] voir ne se pense et ne s’éprouve ultimement que dans une expérience du
toucher » (p. 11)
« Bien sûr, l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent
donner lieu à un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l’impression
de gagner quelque chose. Mais la modalité du visible devient inéluctable – c’est-àdire vouée à une question d’être – quand voir, c’est sentir que quelque chose
inéluctablement nous échappe, autrement dit : quand voir, c’est perdre. Tout est là. »
(p. 14)
« Donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir,
c’est toujours une opération du sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée,
ouverte. Tout œil porte en lui-même sa taie, en plus des informations dont il pourrait
à un moment se croire le détenteur. » (p. 51)
« Alors que nous comprenons que la plus simple image n’est jamais simple, ni sage
comme on le dit étourdiment des images. La plus simple image […] ne donne pas à
saisir quelque chose qui s’épuiserait dans ce qui est vu, voire dans ce qui dirait ce qui
est vu. Il n’y a peut-être d’image à penser radicalement qu’au-delà de l’opposition
canonique du visible et du lisible. […] [L’image] exige que nous pensions ce que
nous saisissons d’elle en face de ce qui nous y « saisit » – en face de ce qui nous y
laisse, en réalité, dessaisis. » (p. 67)
« Proche et distant à la fois, mais distant dans sa proximité même : l’objet auratique
suppose donc une façon de balayage ou d’aller et retour incessant, une façon
d’heuristique dans laquelle les distances – les distances contradictoires –
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s’expérimenteraient les unes les autres, dialectiquement. L’objet lui-même devenant,
dans cette opération, l’indice d’une perte qu’il soutient, qu’il œuvre visuellement : en
se présentant, en s’approchant, mais en produisant cette approche comme le moment
ressenti ‘‘unique’’ (einmalig) et tout à fait ‘‘étrange’’ (sonderbar) d’un souverain
éloignement, d’une souveraine étrangeté ou extranéité. » (p. 104)
« Auratique […] serait l’objet dont l’apparition déploie, au-delà de sa propre
visibilité, ce que nous devons nommer ses images, ses images en constellations ou en
nuages, qui s’imposent à nous comme autant de figures associées, surgissant,
s’approchant et s’éloignant pour en poétiser, en ouvrager, en ouvrir l’aspect autant
que la signification, pour en faire une œuvre de l’inconscient. Et [la] mémoire bien
sûr sera au temps linéaire ce que la visualité auratique est à la visibilité ‘‘objective’’ :
c’est-à-dire que tous les temps y seront tressés, joués et déjoués, contredits et
surdimensionnés » (p. 105)
« Walter Benjamin comprenait la mémoire non pas comme la possession du
remémoré – un avoir, une collection de choses passées –, mais comme une
approximation toujours dialectique du rapport des choses passées à leur lieu, c’est-àdire comme l’approximation même de leur avoir-lieu. Décomposant le mot allemand
du souvenir, Erinnerung, Benjamin dialectisait alors la particule er – marque d’un
état naissant ou d’une arrivée au début – avec l’idée de l’inner, c’est-à-dire de
l’intérieur, du dedans profond. Il en déduisait […] une conception de la mémoire
comme activité de fouille archéologique, où le lieu des objets découverts nous parle
autant que les objets eux-mêmes » (p. 130)
« Les images – les choses visuelles – sont toujours déjà des lieux : elles
n’apparaissent que comme des paradoxes en acte où les coordonnées spatiales se
déchirent, s’ouvrent à nous et finissent par s’ouvrir en nous, pour nous ouvrir et en
cela même nous incorporer. » (p. 194)
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