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Martine Delvaux
Des images malgré tout.
Annie Ernaux / Marc Marie: L’usage de la photo.
A Annie Ernaux qui m’a conviée à jeter un regard d’abord intime sur L’usage
de la photo
“L’image serait-elle cela même qui reste visuellement lorsque l’image prend
le risque de sa fin?”
Georges Didi-Huberman
Tout au long de son œuvre mais surtout dans les essais écrits vers la
fin de sa vie—Roland Barthes par Roland Barthes, Fragments d’un
discours amoureux, La chambre claire—Roland Barthes nous convie
à la rencontre du discours critique et de l’écriture intime, proposant,
comme le souligne Susan Sontag, quelque chose comme une poétique
de la pensée où sont étroitement liés le sens et la mobilité de la
conscience pensante, poétique et pratique qui permet une libération
du critique et son apparition comme artiste.1 Il en est ainsi dans La
chambre claire,2 son essai sur la photographie devenu un des classiques
sur le sujet, où Barthes nous rend témoins d’une quête, récit de type
initiatique vers le sens de la photographie, son essence mais, surtout,
le sens qu’elle a pour lui. Voyage intellectuel tout autant que sensible,
la quête de La chambre claire se déploie selon deux volets: dans un
premier temps, l’opinion, l’exposé critique; dans un deuxième temps,
la “palinodie,” contrepoint où s’exprime, aux fins de la recherche,
l’expérience privée d’un deuil. Tout au long de l’essai, les propos
du penseur tournent autour d’une série de photos qui, par l’émoi et
l’attrait qu’elles représentent à ses yeux, lui servent de guide.
L’hétérogénéité de l’essai (comme de l’écriture barthésienne de
façon générale) qui relie le public et le privé, le scientifique et le personnel, le propos formel et les incursions dans l’imaginaire et la sen-
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sibilité, n’est pas sans rappeler l’hétérogénéité de la photo elle-même
que Barthes perçoit comme doublement constituée d’un studium—
contenu évident, culturel, anecdotique, qui suscite un intérêt général,
sage et conscient chez celui qui regarde—, et d’un punctum—détail
qui traverse, fouette, zèbre la photo et frappe le spectateur en plein
visage. On découvre, au fil de La chambre claire, le sens profond, pour
Barthes, de ce punctum, c’est-à-dire la marque du Temps, le fait que
la photo est une empreinte de “l’intraitable réalité” (184). Impression
de la lumière sur un authentique référent, la photo porte la marque
d’un “ça-a-été,” à la fois présence réelle d’un objet, et conscience de
sa disparition puisque le moment est passé. Ainsi, en conclut Barthes,
“c’est parce qu’il y a toujours en elle ce signe impérieux de ma mort
future, que chaque photo vient interpeller chacun de nous, un par un,
hors de toute généralité” (151).
Mais il y a plus, car pour Barthes, ce que la photo engendre de
façon ultime, c’est un sentiment éminemment privé, une lecture singulière analogue à une prière, et qui relève d’une “musique au nom
bizarrement démodé”: la pitié. “Vague plus ample que le sentiment
amoureux” (179), elle le fait entrer follement dans le spectacle de la
photo, “entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir” (179).
Voilà l’élan que je souhaite suivre ici, dans une analyse de L’usage
de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie, étude que j’ai conçue
comme inséparable de l’expression d’une singularité interpellée par
la mort, l’écriture comme des bras ouverts sur ce qui me regarde non
seulement dans cet ouvrage mais dans une autre image: celle-là même
d’Annie Ernaux.
Été 2003, Château de Cerisy. Le grain des boiseries, les mailles des
tapisseries, les champs luxuriants, un cours d’eau, des fantômes, la
beauté: l’histoire commence devant un paysage où quelque chose aura
échappé au regard. Une femme s’avance, on reconnaît son image, ses
traits, la façon dont son corps s’élance. La matérialité de sa chair
rappelle celle du texte—il y a coïncidence. Seul un élément diffère
qui point à travers le souvenir-photo: des cheveux courts qui coupent
l’image, rompent le charme de l’adéquation entre ce qu’on connaît et
ce qui apparaît. L’incarnation ne correspond plus à l’image-mémoire.
Léger mouvement de tête, mesure du connu et de l’étonnement: c’est
bien elle / est-ce bien elle? Quelque chose paraît et disparaît en même
temps. L’intuition naît pour être aussi vite archivée, refoulée.
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L’usage de la photo3 est publié en février 2005. Premier texte
d’Annie Ernaux écrit en collaboration, avec Marc Marie, première
utilisation d’images plastiques, le livre est un regard. Les images affluent, souvenirs, mémoire tordue: le livre raconte une autre histoire. Ce
que je revois ne correspond plus à ce que je sais, et je ne sais plus ce
que j’ai vu. En moi, un combat: faire que l’image-souvenir et le récit
raconté se surimposent pour qu’un paysage unique prenne forme, que
le calme revienne, s’étale comme un pardon. Car le livre suscite une
culpabilité: la douleur de ne pas avoir vu, de ne pas avoir su voir, malgré tout, l’image—voir, interpréter, en faire usage. L’oeil était fermé à
ce qui me regardait.
“Ce que nous voyons ne vaut—ne vit—à nos yeux que par ce qui nous
regarde”4: voici comment Georges Didi-Huberman pose la question
de l’image.5 Dialectique, scindée, “ouverte en deux,” l’image est faite
d’allers-retours entre ce qu’elle est et qui je suis. Mon regard se frappe
contre le volume de l’image, ce volume du corps, expérience du toucher où le voir s’éprouve, et en même temps, l’image m’enjoint de fermer les yeux, elle me renvoie au vide qui me regarde, me concerne, me
constitue (11). L’image que Didi-Huberman propose, tirée de l’Ulysse
de Joyce, est celle des yeux de la mère mourante de Stephen Dedalus,
“ses yeux vitreux, du fond de la mort, fixés sur mon âme pour l’ébranler et la courber [. . .] Ses yeux fixés sur moi, comme pour me jeter
bas” (11). La mère regarde depuis cette simultanéité entre la venue au
monde et la perte. L’absence bat à l’intérieur du regard tout autant que
la présence, troublant la vision. Le corps mort est volume et mort, et il
nous regarde ainsi, comme ce qui à la fois arrive et s’évanouit. Ainsi,
“la modalité du visible devient inéluctable”: voir, écrit Didi-Huberman,
c’est aussi perdre. Plus loin, Stephen Dedalus contemple un ventre maternel originaire “gros de toutes les grossesses, bouclier de vélin tendu,”
geste qui enjoint le penseur d’affirmer que “les corps, spécialement féminins et maternels, imposent l’inéluctable mode de leur visibilité comme autant de choses où ‘passer—ou ne pas pouvoir passer—ses cinq
doigts’” (10). Le ventre maternel, rond, lisse, ballon tendu, est aussi un
tombeau contre lequel le regard se frappe, sur lequel il tombe: quelque
chose à voir / rien à voir, évidence / évidement (17).
Cette image à deux versants—le ventre maternel et la mère mourante—est à la source des questions que pose Didi-Huberman: “que serait
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un volume qui montrerait la perte d’un corps? Que serait un volume
qui montrerait le vide? Comment montrer le vide? Et comment faire
de cet acte une forme—une forme qui nous regarde?” (15) Le ventre
maternel comme le tombeau suscitent l’angoisse qui concerne ce que
le corps a été / deviendra (l’ante comme le post mortem), sa capacité à
être volume et vide: “l’angoisse de regarder au fond—au lieu—de ce
qui me regarde” (18). Deux attitudes d’évitement sont possibles face à
cette angoisse, suggère Didi-Huberman: soit on se tient en deçà de la
scission pour s’en tenir au volume, à l’évidence, au ventre / cercueilvolume qui n’est rien d’autre qu’un volume—je vois ce que je vois;
soit on se porte au-delà de la scission pour dépasser à la fois le volume
et le vide qu’il représente et ouvre en nous—on réorganise volume et
vide par le pouvoir de l’imagination, de la croyance: “L’homme de
la croyance préfère vider les tombeaux de leurs chairs pourrissantes,
désespérément informes, pour les remplir d’images corporelles sublimes [. . .] faites pour conforter et informer—c’est-à-dire fixer—nos
mémoires, nos craintes et nos désirs” (20–25). Ni l’une ni l’autre de
ces attitudes n’est la bonne. Pour rendre justice à l’image et répondre
à son appel, il faut accepter de tout voir à la fois, d’être interpellé par
l’image-volume qu’on voit et le regard—oeil/vide—qui, dans cette
image, me regarde.
Été 2003, canicule, Château de Cerisy, la chevelure d’Annie Ernaux.
La coupe est très courte. Ce n’est plus la chevelure des photos, le
personnage que le regard public reconnaît, mais la trace d’un autre
regard.
Si la figure d’une jeune femme anorexique rappelle le corps décharné des déportés, la tête chauve d’une chimiothérapie rappelle celle
des femmes tondues à la Libération. Ernaux décrit l’étrangeté de leur
ressembler; elle raconte la perruque, le refus de montrer son crâne
chauve à son amant, la repousse des cheveux, “un minuscule duvet de
poussin blanc et noir” que lui seul a remarqué et dont il dit que ça lui
va bien, “un duvet très doux, une deuxième naissance” (Marie 41).
Été 2003, Cerisy. On remarque la nouvelle coiffure et la rumeur circule autour de ce qu’on décrit comme un nouveau “look,” une nouvelle image—c’est le fait d’un amour, sans doute, ou une coquetterie. La
rumeur ne comprend pas, est incapable d’effleurer l’inimaginable: la
maladie n’aura pas traversé mon esprit. Maintenant, devant L’usage
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de la photo, cette impression très forte d’un aveuglement, d’une coupure avec le réel—je n’ai vu que ce qui correspondait aux attentes de
mon regard, aux images toutes faites engrangées dans ma mémoire
et qui n’ont rien à voir avec “cette femme qui rit, si vivante” (Marie
77). Je n’aurai pas vu ce qui me regardait, ce qui se détachait des apparences. Je n’aurai peut-être pas voulu voir ce qui s’ouvrait de vide
dans l’image. Je n’ai vu que ce que je voyais, alors qu’autre chose me
regardait: dans la vie, la mort; au coeur de l’amour, l’épreuve de la
maladie.
Dans l’incipit de L’usage de la photo, Annie Ernaux se dit avoir été
fascinée, au lever du matin, par la scène offerte à son regard de la
“table non desservie du dîner, les chaises déplacées, nos vêtements
emmêlés, jetés par terre n’importe où la veille au soir en faisant
l’amour” (9). Devant ce “paysage” voué à la disparition surgit le désir
de photographier “comme si faire l’amour ne suffisait pas,” trace à
laquelle s’ajoutera ensuite celle de l’écriture (elle-même redoublée
puisque Annie Ernaux et Marc Marie écriront chacun séparément
sur les photos sélectionnées). Façon de contrer la fugacité du réel,
l’écoulement du passé, photo et textes représentent des tentatives
d’ancrage, autant d’arrêts, de saisies, de mises au tombeau pour
l’éternité dans le but “de conférer davantage de réalité” à ces moments
perdus et “irreprésentables.” Les amants quittent la sphère privée
de leur imaginaire pour rendre publiques les images d’une intimité
partagée et impartageable, pour eux comme pour les lecteurs.
Pourtant, écrit Ernaux, “le plus haut degré de réalité ne sera atteint
que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs” (13). Mais qu’est-ce qui s’offre
à cette imagination? Qu’est-ce qui est montré, et qu’est-ce qui en retour me regarde? A la description du projet photographique fait suite
une autre scène décrite par Ernaux, une autre photo: celle du sexe en
érection de son amant photographié par elle au début de la liaison,
photo décrite sans par ailleurs avoir été reproduite (“je ne pourrais
pas l’exposer aux regards”—15) contrairement aux autres photos qui
composent le livre. Cette photo absente, Ernaux la compare au célèbre
tableau de Courbet, L’origine du monde, dont elle serait d’une certaine façon le pendant6: origine du monde, bien sûr, en ce que le sexe,
comme chez Courbet, a à voir avec la naissance. Mais c’est aussi, ici,
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l’origine de la mort qui est évoquée, mort qui, au moment de la prise
de la photo, regardait Ernaux atteinte d’un cancer. A l’origine de la
relation, lors du premier repas commun, celle-ci annonce à celui qui
deviendra son partenaire qu’elle a un cancer du sein et doit être opérée
la semaine suivante. Après coup, au moment de l’écriture, elle a
l’impression d’avoir dit à M. “j’ai un cancer du sein” de la même façon brutale
que, dans les années soixante, j’avais dit à un garçon catholique “je suis enceinte et
je veux avorter,” pour le plonger, sans qu’il ait le temps de s’en prémunir et de se
composer ainsi une attitude, dans la vision d’une réalité insoutenable. (17)
L’explication donnée à la brutalité des mots—pour empêcher l’interlocuteur de s’en prémunir et de se composer une attitude, pour forcer sur lui la vision d’une réalité insoutenable—concerne le propre de
l’image: sa capacité à nous regarder, le réflexe qui consiste à s’en détourner ou à soutenir la vision, comme le suggère Didi-Huberman, en
se projetant au-delà d’elle, en la transformant. Maquillage, recadrage,
effacement . . . si Ernaux et Marie refusent de toucher aux scènes qu’ils
photographient, c’est pour préserver leur agencement, tout comme le
lecteur doit, devant L’usage de la photo, faire face à l’agencement non
seulement des photos et des textes mais à celui qui régit ces textes
eux-mêmes où sont placés côte à côte récits d’amour et de maladie,
le “paysage dévasté d’après l’amour” que représentent les vêtements
déshabités, et cette occupation qu’est la maladie, “comme si l’écriture
des photos autorisait celle du cancer” (56).
Été 2003, Cerisy, vit contre moi une enfant de quatre mois dont la
présence exige que je me retire régulièrement pour l’allaitement.
Passages constants entre le paysage public du milieu intellectuel et
l’espace privé de la chambre avec le bébé, comme s’il s’agissait d’un
rêve. Avec l’enfant, rien d’autre n’existe; à l’extérieur, je redeviens
celle que j’ai toujours été. Le trajet qui mène d’un lieu à l’autre
n’est pas simple, le lien ne se fait pas sans heurts, et reste une sorte
d’aveuglement, un repli forcé sur le corps—le mien et celui de l’enfant.
L’enfant et moi formons une bulle; je suis dans l’univers des sphères.
“Toutes les poches amniotiques, modèles organiques des vases
autogènes, vivent en allant vers leur éclatement” écrit le philosophe
Peter Sloterdijk.7 “La houle de la naissance, lorsqu’elle déferle, projette toute vie sur la côte des faits durs” (72), et c’est depuis cette
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dureté, cette lumière, qu’on rêve de retourner à l’intérieur, dans l’obscurité. Toutefois, comme l’indique Sloterdijk,
l’intérieur des grottes psychiques ne demeu[re] pas toujours un lieu de bonheur
paisible. L’accès le plus intérieur à ta cellule de vie [. . .] appartient fréquemment
à une voix qui veut compliquer ou nier la possibilité de ton existence. Il désigne
le risque fondamental de toute intimité: le destructeur est parfois plus proche de
nous que l’allié. (110)
Et peut-être cette proximité du destructeur vient-elle nommer ce qu’on
préfère oublier parce que ça ne correspond pas au fantasme: la présence
nécessaire d’un tiers dans la bi-unité. S’inspirant de Thomas Macho,
Sloterdijk montre que même dans l’unité prénatale mère-enfant, cette
image de l’intimité parfaite, il y a médiation. Mère et enfant ne sont
pas en rapport direct l’un avec l’autre mais reliés par l’intermédiaire
du cordon et du placenta, par le flot du sang. Plus tard, cordon coupé,
le lait perpétue cet espace de bulle, enfant calé à l’intérieur du coude,
regard en plongée—l’unité du deux dépend du tiers.
Quand Marc Marie décrit le début de sa relation avec Annie Ernaux
en termes de bulles, c’est le cancer qui fait figure de tiers, lien de vie
tout autant que spectre de la mort:
Je dîne donc avec cette très belle femme, qui m’annonce alors que nous mangeons
le hors-d’oeuvre qu’elle souffre d’un cancer. Sur le moment ça ne change rien, et
c’est à cet instant, il me semble, que nous créons notre première bulle, où la maladie n’est non seulement pas exclue mais, d’emblée, intégrée. (76)
Deux figures se superposent ainsi dans mon imaginaire: l’allaitement et la chirurgie, deux états du sein, le premier relégué au privé, le
second contraint à l’invisibilité. “En France, 11% des femmes ont été,
sont atteintes d’un cancer du sein,” écrit Ernaux. “Plus de trois millions de femmes. Trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les
chemisiers et les tee-shirts, invisibles. Il faudra bien oser les montrer
un jour” (84). Le refus de voir les seins meurtris des femmes permet
la banalisation de la maladie: ce qu’on ne voit pas n’existe pas. Ou
encore, on ne voit que ce qu’on voit: un sein rond, plein, que rien ne
peut ouvrir, et dont on ne peut voir qu’il est envahi: “A un moment,
fixant ma poitrine, il m’a demandé si c’était le sein gauche. J’étais
étonnée, le droit était visiblement plus gonflé que le gauche à cause de
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la tumeur. Sans doute ne pouvait-il pas imaginer que le plus beau des
deux était justement celui qui renfermait le cancer” (18).
A l’intérieur d’une scène codée et décodable manifeste dans la photo,
nous indique Barthes, quelque chose point, surprend, happe le regard,
quelque chose regarde celui qui regarde. De même, écrit Ernaux, “il
y a toujours dans la photo un détail qui happe le regard, un détail
plus émouvant que d’autres” (100), et ce détail qui surgit du paysage
familier de la scène—nous pouvons tous reconnaître, dans L’usage de
la photo, une table qui n’a pas été desservie, un amas de vêtements au
pied d’un canapé ou d’un lit—, qui pour chaque regard fait la photo,
vient ici révéler le néant sans lequel “il n’y a rien qui vaille vraiment à
l’usage des vivants” (Ernaux 112). Les photos présentées—reproduites
et décrites—ressemblent à des natures mortes. Ce sont les empreintes
d’un crime, le tracé à la craie de corps absents comme s’ils avaient été
assassinés. Au coeur des photos se trouvent des coquilles, vêtements
vidés des corps comme le pyjama d’un lapin dépecé: “Ce pourrait être
les photos d’un service de criminologie, et nos vêtements ce qu’il reste
de nous, après que nos corps, pour une raison inexpliquée, se sont
volatilisés” (93). Et autour des vêtements, des objets, des meubles, une
pièce (chambre, cuisine, salon, chambre d’hôtel) déshabitée.8
Les corps sont partis mais restent les attributs de la vie en société,
de la civilité. Élégance, coquetterie, organisation, ordre, sélection,
conventions: ce qui reste ressemble aux catalogues de magasins, aux
magazines féminins, à tant d’autres corps et maisons, déguisements
(137) mondains ou simplement quotidiens que les êtres et les lieux
arborent. Hyper-présence, pourrait-on dire, redoublement du corps,
comme une ostentation qui aurait pour but d’appuyer l’évidence que
oui, des corps sont là, bien là, comme les formes de ce monde dont
on fait couramment usage. Alors que les photos dont il est question
ici, détachées du monde, sont “l’autre des formes [. . .] l’intime, et
sa passion, distinct de toute représentation.”9 Images impalpables, ces
photos sont d’un tout autre usage: “Je ne sais pas ce que sont ces photos” écrit Marc Marie. “Je sais ce qu’elles incarnent, mais j’ignore leur
usage. Je sais ce qu’elles ne sont pas: des images dans leur cadre sur
le rebord de la cheminée, au milieu d’un père, de bébés dodus, d’un
grand-oncle en uniforme” (148). Ces photos, elles-mêmes nées d’un
arrêt sur image—le déclic de l’appareil se fait sur un élément, une
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partie de la scène qui point le photographe—, mettent en jeu le punctum barthesien, faisant surgir d’un univers conventionnel le désordre
de l’émotion, le point d’ancrage de l’imaginaire comme un champ
aveugle, de l’intimité, de l’indéveloppable (Barthes 81). Et cet élément qui pointe, ces détails que les auteurs tour à tour soulignent dans
leur propre lecture des photos, font des natures mortes composées de
vêtements et d’objets laissés dans le désordre de l’après-fête un ventre
d’où quelque chose surgit, comme une naissance.
Ce jeu de présence et d’absence—les volumes (clichés) que sont
les vêtements et les lieux, les vides (fantômes) que sont les corps—
représente aussi le jeu, au sens de l’espace qui s’ouvre entre la présence
et l’absence, ce vide qui les sépare et les relie, les rapproche et les
éloigne l’une de l’autre à la manière de la bobine et du fil. Inquiétude
de l’entre, comme l’indique Didi-Huberman: voilà ce que l’image suscite, le mouvement de diastole et de systole: coeur qui bat, flux et
reflux de la mer. “C’est le moment où s’ouvre l’antre creusé par ce qui
nous regarde dans ce que nous voyons” (52). C’est cette dialectique
du voir qui intéresse Didi-Huberman, compréhension de l’expérience
visuelle qui échappe à la pensée binaire et au dilemme où il faudrait
choisir entre ce qu’on voit et ce qui nous regarde (51), dialectique dans
laquelle entraîne L’usage de la photo et qui concerne ce qu’on fait ou
peut faire avec l’image, à quoi elle sert, comment on se place devant
elle: dans tous les cas, comment on peut en faire usage.
Vers la fin du livre, Marc Marie relie les photos à l’expérience qu’il
faisait, adolescent, quand il se mettait nu devant le miroir, enfin “débarrassé des oripeaux de l’élève Marie, du modèle conçu et façonné
par [s]es parents” (140). Alors, dans ces moments d’intimité, malgré
l’horreur éprouvée à voir son corps, celui-ci lui appartenait. “Ces photos,” écrit-il, “c’est la même chose. Elles ne me montrent pas, mais je
regarde le miroir bien en face” (140). Quel est ce miroir qui ne renvoie
pas son reflet à celui qui s’y mire? Et quelle image, alors, ce dernier
peut-il recevoir? C’est une image par le vide qui prend forme, reflet
né de l’absence d’objet, image née de la seule imagination—des souvenirs, de la reconstruction, du fantasme. L’image prend forme dans
le vide. Il ne s’agit pas d’évitement, comme le suggère le mythe de
Persée et le reflet de la Méduse dans un bouclier—l’image permettant
d’échapper au pouvoir maléfique du visage vu en vérité—, mais d’une
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autre compréhension de l’image et de son usage: comme véhicule qui
transmet aussi, malgré tout, de l’absence.
Alors que le geste photographique, et dans ce cas-ci la répétition ritualisée de ce geste, a pour but et effet de faire apparaître une scène du
passé pour toute éternité, cette inscription est sans cesse doublée d’une
perte qui se trouve ailleurs que dans le fait que la scène photographiée
est d’ors et déjà disparue (il est clair, en ce sens, que toute photo est
d’emblée porteuse de mort). De fait, le rituel de la photo (10–11), qui
concerne non seulement la prise mais le dévoilement des clichés développés jusqu’au prolongement que représente l’écriture, n’est pas sans
rappeler le fort-da auquel Didi-Huberman renvoie pour expliquer ce
qu’il nomme le “jeu de l’évidement” (53).
Rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène
invisible. La douleur de la scène invisible. La douleur de la photo. Elle vient de
vouloir autre chose que ce qui est là. Signification éperdue de la photo. Un trou
par lequel on aperçoit la lumière fixe du temps, du néant. (110)
Les images d’Ernaux et Marie, qui ne montrent pas ce qu’elles devraient
montrer—des corps et des gestes amoureux, tout comme, aussi, un
corps malade—, donnent l’impression d’une anti-pornographie où
c’est le manque plutôt que la surenchère qui signifie. Seuls les contours
de l’histoire d’amour sont tracés par les photos, les parties du corps,
les organes, tout comme les gestes de l’amour ne sont pas nommés.
Ainsi, ne me regarde que ce qui doit être imaginé. Allers-retours entre
le manifeste et l’évanescent, l’évident et le fuyant, les vêtements et les
objets sont des traces de gestes, des mouvements qui ont déjà eu lieu,
un ça-a-été entre le mouvant et le figé. Ici, on dirait qu’un jean est assis,
qu’une botte piétine un soutien-gorge; ailleurs, rien ne se distingue à
l’intérieur d’un amas de tissu, “puzzle textile” illisible. Somme toute,
les images sont muettes, sans sons ni odeurs, dé-charnées. La vie s’y
trouve moins présente que dans un portrait où, malgré la fixité de la
pose et la réalité incontournable du passé, reste l’éclair du regard, la
chair du corps comme (tout illusoire soit-il) vestige vivant.
On pourrait dire que la prise de photo correspond à l’apparition /
disparition de la bobine de l’enfant: dans un premier temps, l’image
disparaît alors que la scène prend fin et que l’image est prise; puis, une
fois développée, l’image réapparaît, descriptible, objectivable, tenue
entre les mains; enfin, cette même image disparaît, devient impalpable,
Delvaux: Des images malgré tout / 147
regardant à son tour ceux qui la regardent, ouvrant en eux “une scission rythmiquement répétée” (53) sur laquelle repose un autre apprentissage: “la bobine n’est vivante et dansante qu’à figurer l’absence, et
ne joue qu’à éterniser le désir, comme une mer trop vivante engouffre le
corps du noyé, comme une sépulture éternise la mort pour les vivants”
(57). L’absence, qui vient contrer l’opacité de vêtements clairement
typés selon les conventions saisonnières ou sexuelles et qui pourraient
faire apparaître, dans l’imaginaire des lecteurs, des êtres et des scènes
tout aussi figés, marque visuellement la place qu’occupe le cancer dans
ce que Marc Marie décrit comme un “ménage à trois” (76), place de
la mort au coeur de l’usage indicible des photos. La supplémentation
photographique qui sert l’écriture du sexuel est aussi ce qui permet
celle de la mort en acte, un travail “où ce que nous voyons est supporté
par (et renvoyé à) une oeuvre de perte” (Didi-Huberman 14).
Été 2003, Cerisy, le détail qui me pointe, le punctum qui trouble le
calme plat du paysage de ma mémoire, c’est celui de cheveux dont je
ne me suis pas imaginé qu’ils étaient, quelques semaines auparavant,
dissimulés par une “chevelure d’appoint,” “accessoire de mode”
devenu “signe” du cancer (37), nulle part visible sur les photos. Ce
signe, rendu présent par le texte seulement, est, comme tout ce qui
entoure l’expérience du cancer—le cathéter, la bouteille de plastique
contenant les produits de chimio, les divers clichés des multiples
“graphies” (149), le sein lui-même . . . —refoulé du régime de l’image
matérielle et relégué à l’imaginaire. Ernaux affirme ne plus supporter
les fictions qui présentent des personnages atteints d’un cancer,
fictions auxquelles s’oppose son témoignage. Néanmoins, la limite
de la représentation est celle que pose l’image: dans L’usage de la
photo, le paysage du cancer dépend d’un usage de l’imaginaire—les
photos doivent exister pour les lecteurs, être par eux reconfigurées. La
maladie existe en creux, et c’est ainsi que le livre “pose le vide en tant
que question visuelle. Une question silencieuse comme une bouche
fermée (c’est-à-dire creuse)” (Didi-Huberman 79).
Le désir peut influencer le regard, tout comme les notions de beau et
de laid, l’identification et l’image fantasmatique que l’on peut avoir
des amoureux comme des malades. Ce qui est projeté sur l’image, la
façon de voir quelque chose est doublé du danger d’un aplatissement
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du visuel, d’une défense contre le dialectique qui a pour effet de
reproduire la bulle-tombeau comme un espace où rien ne s’ouvre, où
je ne vois que ce que je vois, tout se trouvant réduit au banal comme
dans cette phrase d’Ernaux: “Dire ‘j’ai chimio demain’ est devenu
aussi naturel que ‘j’ai coiffeur’ l’année d’avant” (28).
Contre un tel aplanissement du paysage, L’usage de la photo exige
un engagement dans le dialectique, une plongée au fond des images,
une fréquentation de ce qu’elles recèlent d’absence. Les restes présentés ici, les natures mortes dépourvues des signes “vivants” du corps
érotique ou de la maladie, nomment l’irreprésentable de l’amour tout
autant que du cancer. De ce livre qui doit être lu comme un test de
Rorschach (24) ou des taches de sang et de sperme sur le drap d’un lit
(74, 131), les lecteurs doivent, à leur tour, faire quelque chose, se laisser prendre au jeu, accepter d’être tachés: “Je voudrais que les mots
soient comme des taches auxquelles on ne parvient pas à s’arracher”
(Ernaux 74). Et ces taches signent l’entrée dans un univers étrange où
la photo est le signe du non-signe, l’inscription d’un paysage inquiétant et étranger.
A quelques reprises, Ernaux emploie le terme “paysage” pour
décrire les scènes prises en photo puis traduites à l’intérieur des “compositions” (12) littéraires, et de fait, les photos, sous sa plume (contrairement à ce qu’écrit Marc Marie, qui met ce qu’il voit immédiatement en récit, analysant d’emblée la photo qu’il regarde), sont d’abord
décrites à la manière d’un paysage: les éléments qui composent la
scène sont nommés, situés, comme s’il s’agissait d’une composition
géographique. Toutefois, si les descriptions manifestent une précision
clinique elles se doublent du laisser-aller de l’association mnémonique
et restent par le fait même fuyantes: espaces immensément ouverts,
horizon toujours plus éloigné, ouverture sur l’inconnu (Nancy 114).
L’image ne saurait être épuisée par aucun récit, aucun souvenir.
Jean-Luc Nancy suggère que le paysage commence quand il “absorbe ou dissout en lui toutes les présences” (111); “un paysage ne
contient aucune présence: il est lui-même toute la présence” (112).
Contrairement au jardin qui se compose de rappels, de citations de
paysages (103), le paysage lui-même est “le lieu de l’étrangeté ou de
l’étrangement” (116); il “annonce que ‘là’ il n’y a nulle présence, et
que pourtant il n’y a nul accès à un ‘ailleurs’ qui ne soit lui-même
‘ici’” (114). Ainsi, pour reprendre l’expression de Nancy, le paysage
peint le pays comme “envers” plutôt que comme endroit. A la manière
Delvaux: Des images malgré tout / 149
du paysan qui occupe son “pays,” l’invente de son occupation, révélant
le dépaysement comme lieu d’origine, Ernaux et Marie reconfigurent
les scènes des photos. Ils les occupent en les investissant comme s’il
s’agissait d’un territoire, leur regard ne découvrant pas “les présences d’un ordre déjà donné et déjà conformé” comme serait celui dicté
par la religion, mais “le lieu sans dieu, le lieu qui n’est que lieu de
l’avoir-lieu et l’avoir-lieu pour lequel rien n’est donné, rien n’est joué
d’avance” (Nancy 118). C’est un autre temple qui est ici créé à partir
des “vestiges d’un lieu saint” (Marie 31), un lieu découpé “pour le
retrait de la présence, [. . .] la pensée dépaysée, tous les dieux en allés
et les hommes toujours à venir” (Nancy 119).
Cet envers que représentent les photos—vêtements retournés sur
eux-mêmes, plissés, coupés, atrophiés, les chaussures ouvertes, couchées sur le sol, les amas et les coulées de couleurs—renvoie à l’endroit
du corps (absent) dans un anthropomorphisme étrange. Les images
sont malgré tout des images de corps, de corps amoureux—évaporés
dans l’orgasme—et de corps malades—la mort a emporté les corps
dé-nommés par les taches: “De tous les récits entendus dans mon enfance sur la guerre, le plus effrayant était celui racontant qu’après un
bombardement il n’était resté d’un homme que son fauteuil d’invalide
près d’un poste à essence” (90). Comme ces parfaites imitations que
sont les poupées de cires dont le regard trahit l’absence de l’humain,
les images de L’usage de la photo inquiètent par leur fréquentation de
la mort: “Tout est transfiguré et désincarné. Paradoxe de cette photo
destinée à donner plus de réalité à notre amour et qui le déréalise”
(146). Mais tout comme c’est aussi le cas de ces poupées, on pourrait
dire qu’ici l’étrangeté provient de la coïncidence entre la mort et le
monde de l’enfance.
“Il avouera qu’il avait été surpris par mon sexe nu de petite fille” (18)
écrit Annie Ernaux au sujet de la première nuit et du regard de son
amant sur son corps marqué par la chimiothérapie. Les modèles nus
féminins des magazines pornographiques ont eux aussi bien souvent
le sexe rasé, la féminité artificielle de seins énormes, gonflés par des
implants mammaires, se voyant contredite (et innocentée?) par un
sexe quasi-dépourvu de pilosité.
Été 2003, Cerisy, je vois une femme qui ne sacrifie en rien ce qu’on
appelle la “féminité” et qui n’est en rien une femme sacrifiée. Passion
simple, Se perdre, L’occupation, L’usage de la photo . . . Cartographie
150 / French Forum/Fall 2006/Vol. 31, No. 3
de la passion amoureuse, photographie de ses envers, Ernaux révèle
ce qui se cache sous les vêtements. derrière la photo de mariage ou
de famille, sous les clichés d’un homme devant un barbecue ou d’une
femme affairée dans la cuisine. L’usage de la photo, tout comme les
textes d’Ernaux, est plein de l’intensité, de l’obsession, du travail de
la révélation (65) à travers lesquels s’élabore un féminisme qui a à
voir avec ce qu’on est prête à montrer. “osez la transparence!” dit
le grand titre d’un numéro de Madame Figaro où on voit “une fille aux
seins nus sous une robe de voile” (84). “Ecrire sur le mien participe
de ce dévoilement” affirme Ernaux. Oser montrer, dévoiler, être travaillée par la honte pour ensuite la laisser tomber, se révéler à nu sans
que le regard d’autrui ne parvienne à nous dénuder: “Écrire comme si
je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges” (Ernaux 2002, 11).
“Je n’ai jamais eu de femme aussi féministe que toi” dit Marc
Marie. Ernaux répond: “je ne sais pas ce que c’est de ne pas être féministe, ni comment se comportent avec les hommes les femmes qu’ils
ne songent pas à qualifier de féministes” (121).
La chevelure courte, ce détail qui me pointe, cette tache dans ma
mémoire, c’est autant l’euphémisme du cancer que le signe de la vie
qui traverse ce corps de femme et qui a à voir avec ce que c’est qu’être
une femme. Les magazines féminins annonceraient le retour du look
“gamine” et je vois passer les femmes élancées des années folles au
regard mystérieux fardé de sombre. Les robes les allongent, à la fois
révèlent et dédramatisent une poitrine libérée du corset, adjoignant la
féminité extrême du regard et du jeu des étoffes diaphanes, à l’allure et
aux cheveux d’un jeune garçon. Elles fument, elles prennent le volant,
on dit même de Violette Maurice qu’elle s’est coupé le sein pour mieux
conduire son bolide. Lesbiennes, amazones, jeunes filles séduisantes,
garçons manqués. C’est la folie de la libération, le bonheur d’une
période durant laquelle on savait jouer.
A travers le jeu entre la vie et la mort—aux côtés du cancer comme
entre les amas de vêtements qui parsèment le papier à la manière de
taches apparaissant sur des scanners—naît un jeu d’enfants: “A la
tentation du tragique à laquelle semble soumis l’individu socialisé, se
substitue l’enthousiasme enfantin de s’être rencontrés” (Marie 114).
La photo elle-même est un jeu d’enfant, photo d’amateurs dont la prise
ne concerne pas de quelconques prétentions artistiques mais un jeu qui
Delvaux: Des images malgré tout / 151
a à voir avec le rituel plus qu’avec le succès plastique. Mises côte
à côte, les photos se transforment en un jeu de cluedo où on verrait
“les signes répétés d’une lutte” (150)—corps à corps de l’amour et
de la maladie—, lutte traversée d’un ludisme enfantin vers lequel
pointent certains détails du texte, punctums narratifs qui “regardent”
les lecteurs et les entraînent dans l’enfance de la passion: faire voler un
soutien-gorge, rentrer au Harry’s Bar pour en sortir aussitôt et éclater
de rire (91), “photographi[er] M. en rock-star des années 70, torse nu
avec ma perruque et des lunettes de soleil papillon” (91), s’empêtrer
dans des bottes aux lacets élaborés, faire l’amour harnachée à une
poche de chimiothérapie (“tu n’es pas une cancéreuse sérieuse” dit
Marc Marie—83), énoncer et respecter des règles autour du jeu des
photos, pratiquer des rituels . . . Autant de marques d’un “bon usage
de la maladie,” d’une légèreté malgré tout que vise aussi à traduire
l’usage de la photo.
L’exemple que Didi-Huberman cite dans le but d’illustrer la dialectique du visuel, exemple emprunté à Pierre Fédida, concerne un jeu
d’enfant entre deux soeurs de 4 et 6 ans quelques jours après le décès
de leur mère. Laure, la plus jeune, joue à être morte:
Elle se dispute un drap de lit dont elle demande à être recouverte tandis qu’elle
explique le rituel qui devra être scrupuleusement accompli pour qu’elle puisse
disparaître. La soeur s’exécute jusqu’au moment où, Laure ne bougeant plus, elle
se met à hurler. Laure réapparaît et pour calmer sa soeur lui demande, à son tour,
d’être morte: elle exige que le drap dont elle la recouvre reste impassible. Et elle
n’en finit plus de l’arranger car les cris de pleurs se sont, tout à coup, transformés en rires qui gondolent le drap de soubresauts joyeux. Et le drap—qui était un
suaire—devient robe, maison, drapeau hissé en haut d’un arbre . . . avant de finir
par se déchirer en rires de farandole effrénée où est mis à mort un vieux lapin en
peluche dont Laure crève le ventre! (59)
Le jeu des petites filles “éclaire le deuil,” dit Didi-Huberman. Rire et
mort s’y rejoignent—rire à mort / faire semblant de mourir—révélant
la façon dont ces expressions totales de vie que sont le jeu et le rire
s’ouvrent sur ce qui en même temps les plombe. Les enfants “aiment
inclure sans fin des poupées dans d’autres poupées—fût-ce pour les
regarder disparaître sans fin, comme inéluctablement” (61). Faire
apparaître et disparaître, mettre en image ce qui n’est pas représenté,
emboîter à l’infini textes et images qui, ni les uns ni les autres, ne
sauraient satisfaire tout à fait le regard: ainsi se présente, comme un
152 / French Forum/Fall 2006/Vol. 31, No. 3
jeu d’enfant, l’exercice auquel se livrent Marie et Ernaux. “Ne peut-on
voir la vie derrière soi comme une série de chambres en abyme jusqu’à
celle, définitivement opaque, neigeuse tel un film mal enregistré sur
magnétoscope, de la naissance” (130), suggère l’écrivaine qui propose
l’image de la naissance elle-même comme une structure en abyme: “des
généticiens ont assuré que la matrice des femmes conserve l’empreinte
de tous les enfants, nés ou avortés, qui s’y sont formés” (Ernaux 72).
Le regard ne peut jamais s’arrêter à la surface, se complaire devant ce
qu’il voit. Il doit, sans cesse, se laisser interpeller par ce qui provient
du vide et le regarde, le happe.
C’est ainsi que l’usage des photos par Ernaux et Marie non seulement rappelle le fort-da enfantin mais enjoint les lecteurs d’y participer, de rire en crevant le ventre du lapin; c’est ainsi que je participe
au montage des images, partenaire du ménage à trois au même titre
que le cancer.10 L’image s’anime à partir de “deux points de vue qui
s’affrontent sous le regard d’un troisième” (Didi-Huberman 189).
Dynamique de la lecture et du regard sur laquelle repose la dialectique
qui fait apparaître volume et vide, “corps et mort” (20), et on revient à
cette qualité paradoxale du corps féminin. La fin du livre nous ramène
à l’image maternelle, au bouclier de vélin tendu, lieu parfaitement clos
qui laisse néanmoins quelque chose passer. Figure de l’image ellemême pour Didi-Huberman, ce maternel réapparaît finalement, chez
Ernaux, comme s’il nommait l’usage de la photo:
Je nous revois un dimanche de février, quinze jours après mon opération, à
Trouville. Nous sommes restés tout l’après-midi sur le lit. Il faisait un froid glacial
et lumineux. Le soir est descendu, mauve. J’étais accroupie sur M., sa tête entre
mes cuisses, comme s’il sortait de mon ventre. J’ai pensé à ce moment-là qu’il
aurait fallu une photo. J’avais le titre, Naissance.
Toutefois, cette photo “originelle” n’a pas été prise, contrairement à
celle du 11 février qui lui fait pendant: le sexe de M. “dans la lumière”
(15). Ici, dans le mauve du soir naît l’amant / enfant, comme un signe
ultime de survie par rapport au cancer, mais comme un signe / une photo
imaginaire. Cette imagination, inversion ultime des photos-évidence
de vide qui constituent le livre (contrairement aux images d’extérieurs,
de coquilles dont le corps a été évacué, celle-ci, inexistante, a été
vidée de son volume), les prolonge. Ici, le vide s’accomplit devant les
yeux alors que le volume s’ouvre, l’image se scindant en évidence et
évidement. Et ce qui reste est malgré tout une image.
Delvaux: Des images malgré tout / 153
Annie Ernaux et Marc Marie auront cherché à voir, chacun séparément, des photos prises ensemble; ils auront, par l’écriture, laissé
apparaître ce qui, dans chacune d’elles, les regardait chacun, pour se
renvoyer ensuite l’un à l’autre les regards. Ainsi, après que la règle a
été respectée de ne rien dire des textes en chantier jusqu’à la fin du
projet, le livre se termine sur l’échange des textes: “j’ai peur de découvrir son altérité, cette dissemblance des points de vue que le désir et le
quotidien partagé recouvrent, que l’écriture dévoilera d’un seul coup.
Est-ce qu’écrire sépare ou réunit” (Ernaux 151). L’absence de point
d’interrogation à la fin de cette question lui confère le statut d’une réponse: oui, l’écriture sépare et réunit, elle est, comme la photographie,
à la fois coupure et montage, vide et volume. A la manière de la mère,
elle est “cela de quoi et dans quoi, à la fois, il y a distinction: en son
intimité se sépare une autre intimité et se forme une autre force, un
autre même se détache du même pour être soi-même” (Nancy 29). Estce là qu’il faut trouver le “bon usage” de la photo, dans la révélation
d’une intimité repliée sur elle-même et ouverte à l’infini? En abyme au
fond de l’image, la mort regarde, mais ce regard n’est pas simplement
l’envers de la vie; il en est l’endroit, le paysage.
Il ne me reste, de l’été 2003, Cerisy, que des photos du château, du
cours d’eau, et de leurs luxuriants environs. La photo manque d’une
femme au regard clair, vêtue de vert, l’élan de son corps capté par la
lentille comme le geste d’un rire. Cette femme qui rit, si vivante, je suis
devant elle comme devant /dedans un paysage, dans “la distance d’un
contact suspendu” (Didi-Huberman 192) où la proximité advient, sur
le seuil.
Reste malgré tout une image, ce malgré tout de l’image. Je la vois.
Elle me regarde.
Université du Québec à Montréal
Notes
A Barthes Reader, edited and with an introduction by Susan Sontag (New York: Farrar,
Strauss & Giroux) xiii.
2
Roland Barthes, La chambre claire (Paris: Cahiers du Cinéma, 1980).
3
Annie Ernaux et Marc Marie, L’usage de la photo (Paris: Gallimard, 2005). J’ai choisi de
1
154 / French Forum/Fall 2006/Vol. 31, No. 3
préciser, quand je cite ce texte, les citations tirées des portions écrites par Marc Marie. Autrement,
il s’agit d’extraits tirés des textes d’Ernaux.
4
Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Paris: Minuit, 1992) 9.
5
Sous-tend aussi la présente réflexion le travail de Georges Didi-Huberman dans Images
malgré tout (Paris: Éditions de Minuit, 2003) autour de photos prises en août 1944 par un membre du sonderkommando d’Auschwitz. Si ces photos “arrachées au réel d’Auschwitz” (47) sont
souvent reproduites, si elles sont connues, elles sont néanmoins l’objet d’inattention, d’une part
parce qu’on veut tout y voir et en faire des icônes de l’horreur; d’autre part parce qu’on ne
voit dans ces images qu’un document de l’horreur qu’il faut recadrer, dont il faut purifier “la
substance imageante de son poids non documentaire” (51). La lecture qu’offre Didi-Huberman
de ces images a suscité des controverses violentes (auxquelles il répond dans son livre) dont
les arguments ont cherché à réduire la complexité de ce qu’il avance, leçon qui concerne, il me
semble, la question de l’image en général dans l’après-Auschwitz, la question donc de la photo,
en particulier quand il s’agit d’un événement: “Imaginer malgré tout, ce qui exige de nous une
difficile éthique de l’image: ni l’invisible par excellence (paresse de l’esthète), ni l’icône de
l’horreur (paresse du croyant), ni le simple document (paresse du savant). Une simple image:
inadéquate mais nécessaire, inexacte mais vraie” (2003, 56).
6
Le sexe de femme, peint par Courbet, représente pour Jacques Henric (dans Légendes de
Catherine M., Paris: Denoël, 2001) la nudité ultime, cette “vraie nudité [qui] est l’ultime vérité
de la terre” (173), nudité/vérité dont il trouve aussi la preuve dans la photo pornographique où
“oui est oui, non est non [. . .] Un cul est un cul, un con un con” (147). Le Courbet, écrit Henric,
“pas origine du monde, simple lieu d’origine des images” (159). On se rappelle aussi la révision
du tableau de Courbet effectuée par Orlan.
7
Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I (Paris: Arthème Fayard, 2002).
8
Comment ne pas rappeler la supposée absence de la photo de la mère dans La chambre
claire? Il faut noter, aussi, dans L’usage de la photo, la place occupée par le décès de la mère de
Marc Marie, mort qui est à la source de la relation: “Depuis trois mois je ne réponds pas aux messages de condoléances. Un soir néanmoins, je rédige sur le secrétaire de la chambre une lettre à
cette écrivaine avec laquelle j’entretiens depuis deux ans une correspondance irrégulière. Longue
lettre, six ou sept pages, où je lui dis ce que je suis incapable de confier à mes amis: la perte, le
vide, la disparition du sens de toute chose” (40–1). Marie écrit cette lettre sur du papier à en-tête
de l’Hôtel Amigo, à Bruxelles, lieu où Ernaux a elle-même résidé en 1986, peu de temps avant
d’apprendre la mort de sa propre mère. Ce décès est le lieu d’un jeu d’images: “j’ai l’impression
qu’à force de trier et rassembler dans des cartons, aux côtés de M., les choses qui appartenaient
à sa mère [. . .] sans l’avoir jamais rencontrée je l’ai tout de même connue. Et que, phénomène
plus troublant, elle aussi m’a connue” (73).
9
Jean-Luc Nancy, Au fond des images (Paris: Galilée, 2003) 13.
10
“Dès qu’il y a deux, il y a trois,” disait Godard. “C’est le fondement du cinéma” (dans
Didi-Huberman 2003, 137).
Ouvrages cités
Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris: Seuil. 1975.
———. Fragments d’un discours amoureux. Paris: Seuil, 1977.
Delvaux: Des images malgré tout / 155
———. La chambre claire. Paris: Cahiers du Cinéma, 1980.
———. A Barthes Reader. Dans Susan Sontag (dir). New York: Farrar, Strauss & Giroux,
1982.
Didi-Hubermann, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris: Les Éditions de
Minuit, 1992.
———. Images malgré tout. Paris: Les Éditions de Minuit, 2003.
Ernaux, Annie et Marc Marie. L’usage de la photo. Paris: Gallimard, 2005.
Henric, Jacques. Légendes de Catherine M. Paris: Denoël, 2001.
Nancy, Jean-Luc. Au fond des images. Paris: Galilée, 2003.
Sloterdijk, Peter. Bulles. Sphères I. Paris: Arthème Fayard, 2002.