Le succès des chaînes logistiques amont tendues : Le rôle de la GRH
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Le succès des chaînes logistiques amont tendues : Le rôle de la GRH
Logistique & Management Le succès des chaînes logistiques amont tendues : Le rôle de la GRH Sophie CLAYE-PUAUX Maître de Conférences - CRET-LOG, Université de la Méditerranée [email protected] La chaîne logistique amont tendue est une forme organisationnelle ultra-performante sur le plan de la logistique, mais également très fragile. Quel est le rôle de la GRH dans le succès de cette chaîne, c’est-à-dire dans le maintien de la continuité et de la fluidité de ses flux ? Telle est la question à laquelle nous cherchons réponse, à travers une étude de cas réalisée dans le secteur automobile. L’interprétation des données du terrain nous conduit à souligner le caractère stratégique de la GRH dans les chaînes logistiques amont tendues, mais également le caractère contradictoire des exigences imposées à la GRH. La notion de chaîne logistique peut abriter des réalités variées, tant les pratiques de gestion des flux peuvent différer d’une chaîne à l’autre. Parmi la multitude de chaînes possibles, nous distinguons un modèle spécifique que nous nommons Chaîne Logistique Amont Tendue (CLAT). Fondée sur une volonté forte d’optimisation des coûts, de la qualité et des délais, cette chaîne de nature industrielle, que l’on observe par excellence dans le secteur automobile, repose sur la démarche du juste-à-temps. Elle réalise donc un pilotage par l’aval de son processus logistique afin de répondre exactement à la demande réelle à chaque étape du flux, ni plus, ni moins.1 La performance logistique de la CLAT est ainsi inscrite dans ses paramètres de conception mêmes ; ceci s’illustre à travers l’injonction des cinq zéros : zéro stock, zéro délai, zéro défaut, zéro panne, zéro papier. Si la performance de la CLAT est posée, le succès de cette chaîne demeure quant à lui incertain. En effet la démarche de juste-à-temps, tout en rendant la CLAT Vol. 12 – N°1, 2004 ultra-performante sur le plan logistique, la rend dans le même temps extrêmement fragile puisqu’elle se traduit par l’élimination des marges de sécurité, c’est-à-dire des stocks, au sein de la chaîne. Or en l’absence de stock, la rupture en un point de la chaîne signifie, à très brève échéance, l’arrêt de l’ensemble de la chaîne (Colin, 1996). Ainsi la CLAT est condamnée au succès, c’est-à-dire au maintien durable de la continuité et de la fluidité de ses flux. Ceci suppose la préservation d’une parfaite coordination des flux physiques et d’information et d’une parfaite réactivité aux aléas dans et entre les organisations composant la CLAT, ainsi qu’un primat quasi-inconditionnel des impératifs logistiques, l’objectif de satisfaction du client devant toujours être prioritaire. Or le succès de la CLAT ainsi défini repose en grande partie sur les compétences des salariés de la chaîne. Il sollicite en effet la capacité d’autonomie des salariés, afin d’anticiper la survenue d’aléas et de prendre les mesures nécessaires pour faire passer les « caprices du 1 - Notons toutefois qu’au sein de la CLAT la démarche de JAT n’est pas nécessairement diffusée de façon complète et homogène. Nous renvoyons sur ce point à Calvi (1998) et Claye-Puaux (2002). 23 Logistique & Management 2 - SPARTE : Système de Programmation des Approvisionnements Rationalisé par une Technique Economique. Il s’agit du terme utilisé par PSA pour désigner la planification détaillée des approvisionnements à court terme, dans laquelle le client envoie ses ordres fermes au fournisseur à J-x. Les pièces ainsi approvisionnées peuvent être livrées directement à la chaîne de montage (Sparte « adressé ») ou à un magasin de stockage proche des chaînes de montage (Sparte « magasin »). RECOR : Remplacement d’En-cours basé sur la COnsommation Réelle. Ceci correspond au système kanban : le client consomme les composants et les fait instantanément renouveler par container plein. On distingue le Recor « direct » (livraison sur les chaînes de montage) du Recor « magasin » (livraison à un magasin de stockage proche des chaînes de montage). SYNCHRONE : l’ordre d’approvisionnement est automatiquement émis par le véhicule en cours de montage : le fournisseur doit alors produire et/ou livrer ses composants dans l’ordre exact de passage des véhicules sur la ligne de montage et les acheminer jusqu’en bord de ligne où ils sont immédiatement consommés. flux » (Clot et al., 1990). L’autonomie des salariés apparaît dans ce contexte comme une condition d’efficacité de l’organisation (Chambrier, 2000). Il sollicite également une coopération inter-personnelle accrue, pour maximiser l’efficacité non pas d’opérations isolées, mais de l’ensemble du processus : « Là où primait l’efficience de l’opération, prime désormais l’efficience de l’inter-opération. » (Veltz et Zarifian, 1993, p.15). Enfin le succès de la CLAT suppose une capacité d’apprentissage de la part des salariés : ceux-ci doivent utiliser les évènements constituant l’activité comme occasion d’apprentissage pour enrichir leur répertoire d’actions efficaces (Veltz et Zarifiant, 1993). Ainsi à une gestion purement routinière et réactive des pannes peut faire place une gestion constructive de ces aléas qui permettra d’éliminer leur cause (Clot et al., 1990). sont déterminées de manière spécifique par le contexte dans lequel elles sont développées. Au final, l’implication de la ressource humaine paraît fondamentale dans le succès de la CLAT. Partant, on peut s’interroger sur le rôle de la gestion des ressources humaines (GRH) dans le succès des CLAT. Des pratiques de GRH spécifiques permettent-elles au projet de la CLAT de se réaliser ? L’étude de cas : une CLAT du secteur automobile Cette question de recherche nous place dans une approche à la fois stratégique (Miles et Snow, 1984 ; Arthur, 1994 ; Schuler et Jackson, 1999) et contextualiste (Pettigrew, 1987 ; 1990) de la GRH. Nous concevons en effet la GRH comme une source potentielle de performance organisationnelle et inter-organisationnelle et pensons que les pratiques de GRH Figure 1 – La coordination externe des flux dans la CLAT étudiée2 Pour répondre à cette question à caractère exploratoire, dans le cadre d’une recherche doctorale, une étude qualitative a été menée dans une CLAT du secteur automobile. Les résultats de cette étude ont été produits à la fin de l’année 2002. Nous en présentons ici une synthèse partielle, articulée de la manière suivante : nous préciserons tout d’abord la méthode de recherche mise en œuvre, puis nous exposerons notre interprétation du matériau empirique collecté, d’abord sous l’angle positif des pratiques de GRH identifiées comme déterminantes dans le succès de la CLAT, puis à travers une réflexion sur la difficulté pour la GRH de réaliser les objectifs contradictoires imposés par la CLAT. La méthode d’investigation retenue s’inscrit dans les principes de la méthodologie de la théorie enracinée (Glaser et Strauss, 1967 ; Glaser, 1992 ; Strauss et Corbin, 1994). Il s’agit d’une méthodologie qualitative mobilisant un ensemble systématique de procédures de collecte et d’analyse des données, afin de développer de manière inductive une théorie ancrée dans un phénomène. Les procédures spécifiques de la méthode précisent les modalités : • de sélection des unités analysées : en constituant un échantillon à la représentativité théorique et non statistique ; • d’attribution d’un sens aux données : en utilisant la méthode de comparaison systématique pour coder les données et articuler les codes entre eux ; • de développement de la théorie : par l’itération collecte-analyse. Ce système méthodologique de référence a été appliqué dans le cadre d’une étude de cas unique, particulièrement appropriée à cette recherche de nature exploratoire et portant sur un phénomène complexe (Wacheux, 1996). L’unité d’analyse théoriquement représentative retenue est un segment de CLAT du secteur automobile. Le secteur automobile s’avère en effet composé de CLAT exemplaires, ce qui s’explique par l’ancienneté des démarches de diffusion du JAT impulsées par les constructeurs (Womack et al., 1990). La figure 1 présente le schéma de coordination logistique externe entre les organisations de la CLAT étudiée. On y voit deux fournisseurs de premier rang (ALPHA et BETA) et deux four- 24 Vol. 12 – N°1, 2004 Logistique & Management nisseurs de second rang (GAMMA et DELTA) agissant sur la chaîne logistique de PSA-Peugeot-Citroën (site de Sochaux). Tableau 1 – Les pratiques de GRH au service des objectifs de la CLAT Objectif de la CLAT La période de réalisation de l’étude s’est étendue de février à décembre 2001, par phases successives d’immersion sur le terrain d’une durée unitaire moyenne d’une semaine. Au sein de chaque entreprise, les données ont été collectées par : • Entretiens semi-directifs auprès des informateurs principaux (responsables logistiques, responsables de production et responsables des ressources humaines), soit 11 entretiens semi-directifs ; • Entretiens libres avec les informateurs secondaires (directeurs d’usine, chefs d’équipe de production, agents logistiques) et d’opportunité (autres responsables opérationnels), soit 26 entretiens libres ; • Observation directe (organisation et vie des ateliers et des magasins, réunions de production, interactions avec les partenaires…) ; • Analyse documentaire (tous documents concernant les objectifs, les procédures et outils, les résultats, logistiques ou de GRH). Le matériau ainsi collecté a été exploité en réalisant une codification inductive, dans un premier temps, des entretiens semi-directifs effectués avec les informateurs principaux. L’arborescence des codes obtenue a ensuite été appliquée aux entretiens libres, aux comptes-rendus des phases d’observation et aux documents rassemblés. Les données nouvellement intégrées ont permis d’affiner l’arborescence des codes. L’étape de codification a été facilitée par le recours au logiciel de développement théorique NVivo qui a notamment permis de ne pas condenser les données issues des entretiens mais de les conserver dans leur intégralité. Les pratiques de GRH au cœur du succès de la chaîne logistique Le dispositif d’étude de cas mis en œuvre a permis de recueillir un matériau empirique important qui a été interprété de manière inductive au regard de notre question de recherche. Nous présentons le fruit de cette interprétation sous une forme linéaire et analytique dans un premier temps puis de façon plus synthétique, en visualisant le processus de la chaîne logistique. Vol. 12 – N°1, 2004 Leviers de GRH Pratiques de GRH Gestion des horaires, organisation du Synchronisation travail et gestion des congés inter-organisationnelle des harmonisées sur les pratiques du client activités et réactives Coordination des flux physiques Coordination des flux d’information Réactivité aux aléas Primat des impératifs logistiques Synchronisation intra-organisationnelle des activités Gestion des horaires et organisation du travail harmonisées entre les différents services en interne Flexibilité quantitative de la ressource humaine Recours structurel à l’emploi intérimaire et embauche en CDI parcimonieuse ; vigilance dans la gestion de l’absentéisme Adaptation aux technologies de l’information Formation aux nouvelles technologies ou reclassement et embauche des compétences exigées ; revalorisation des métiers Décloisonnement interne Remodelage de la structure hiérarchique ; développement de la communication interne ; clarification des rôles Efficacité de la communication externe Sélection du personnel d’interface pour ses aptitudes relationnelles ; pratiques de socialisation externe Adaptabilité de la ressource humaine Reconnaissance de la disponibilité ; développement de la polyvalence (multiples habilitations) ; action sur la sécurité des conditions de travail Développement de la culture logistique Actions participatives, actions de communication sur les objectifs logistiques et actions d’implication Préservation du climat social Maintien des relations sociales et développement de la reconnaissance de l’implication Quelles pratiques de GRH pour quels objectifs de la CLAT ? Nous avons dans un premier temps dégagé un ensemble de pratiques de GRH liées au succès de la CLAT. Nous avons choisi de regrouper ces pratiques sous forme de grappes3 constituant des leviers de GRH assurant l’atteinte des objectifs de la CLAT. Le tableau 1 présente ces résultats. La coordination des flux physiques est rendue possible par une activité de GRH renvoyant au domaine de la gestion de l’emploi et de l’organisation du travail qui peut être décomposée en trois leviers : l La synchronisation inter-organisationnelle des activités : Dans le cadre du JAT, l’exacte synchronisation des flux physiques, entre donneurs d’ordres et fournisseurs, constitue une base du 3 - Nous renvoyons à MacDuffie (1995) pour la notion de grappe de pratiques de GRH. 25 Logistique & Management fonctionnement de la relation d’échange. Cette synchronisation des flux de marchandises s’accompagne nécessairement d’une synchronisation de l’activité de travail supportant la circulation des flux. Du point de vue de la GRH, ceci oblige le fournisseur à la mise en place d’horaires de travail et d’une organisation du travail calés sur l’activité du client. Comme le soulignait l’un des responsables des ressources humaines rencontrés (ALPHA) : « les équipes sont clairement décidées par le client. » De plus, les périodes de congés sont également affectées par les choix du donneur d’ordres. Ce sont en fait les dispositions prises par le constructeur qui se répercutent en cascade jusqu’aux fournisseurs de deuxième niveau. L’évolution chronologique comparée des horaires de travail et périodes ouvrées des différentes entreprises étudiées a très clairement montré ce phénomène. En outre la réactivité de la fonction RH peut être sollicitée pour assurer cette nécessaire synchronisation de l’activité avec le donneur d’ordres. Ainsi dans notre cas, le constructeur PSA a engagé les productions de nuit puis de week-end, sur Mulhouse puis sur Sochaux, pour faire face aux succès commerciaux de ses deux derniers modèles de petites voitures, la 206 et la 307, se traduisant par une forte montée en cadence de production. Les fournisseurs directs ont disposé de six semaines pour constituer des équipes de travail nuit et week-end et pour transmettre les directives aux fournisseurs de deuxième niveau concernés (ici DELTA). l La synchronisation intra-organisationnelle des activités : La continuité et la fluidité des flux ne doit pas être réalisée uniquement à l’externe entre les partenaires de la chaîne, mais également en interne, au sein de chaque maillon de la chaîne. La synchronisation des différentes activités réalisées en interne est donc aussi essentielle que la synchronisation externe évoquée plus haut. Ceci suppose une parfaite harmonisation des horaires entre les différents services concourant à la réalisation du processus logistique. l La flexibilité quantitative de la ressource humaine : La coordination des flux inter-organisationnels suppose un ajustement continu au volume d’activité. La variabilité de la demande dans un système en JAT impose d’assurer un niveau de flexibilité quantitative de la main d’œuvre pour éviter la sous-capacité (introduisant un risque de rupture des flux) ou la surcapacité 26 (diminuant la fluidité des flux comprise ici en termes de moyens humains engagés – et donc de coûts salariaux). Ainsi l’ensemble des sites étudiés recourt à l’intérim pour maintenir un volant de flexibilité à court terme, situé entre 15 et 20% des effectifs de production en activité haute. « L’activité est lisse sur l’année à hauteur de 80%. Les 20% de variation d’activité sont absorbés par les intérimaires, qui sont notre volant de flexibilité. » (Directeur d’Usine GAMMA). De plus, en contexte d’effectifs au plus juste, la gestion de l’absentéisme planifié (comprenant les congés payés, les congés de RTT et les absences pour formation) devient critique au sein des équipes de production, à plus forte raison depuis la négociation sur la réduction du temps de travail, qui s’est traduite chez les fournisseurs par l’augmentation du nombre de jours de congé. Ainsi la mission de gestion de l’absentéisme est devenue plus complexe pour les chefs d’équipe, qui autorisent dans les sites étudiés jusqu’à 15% d’absentéisme planifié par jour. La coordination des flux d’information est rendue possible par une activité de GRH renvoyant aux domaines de la formation et de la communication qui peut être décomposée en deux leviers : L’adaptation aux technologies de l’information et de la communication : La coordination opérationnelle inter-organisationnelle à la base du fonctionnement de la chaîne logistique suppose un échange d’information continu sur les quantités à produire et livrer mais aussi sur les quantités effectivement livrées, leur nature, leur destination précise. Ainsi à chaque ordre d’approvisionnement (dit DELINS pour delivery instruction) correspond un avis d’expédition (AVIEX). Concrètement, cet échange d’information bidirectionnel peut prendre diverses formes : électronique (EDI ou webEDI), papier (fax, bon de livraison papier), étiquette normée avec code-barres. Petit à petit, le papier disparaît au profit des ordres électroniques. Les évolutions en cours sont imposées par les donneurs d’ordres aux fournisseurs, qui doivent adapter leurs moyens technologiques mais aussi leurs compétences, sous la menace de perdre leur marché. L’activité de formation est donc critique, mais également celle de reclassement (et embauche externe) si l’essor des qualifications n’est pas réalisé en interne. « Quand les technologies évoluent, des plans de formation sont mis en place. Mais il y a aussi des actions de reclassement pour le personnel qui ne souhaite pas suivre. » (Responsable de production ALPHA). L’évo- l Vol. 12 – N°1, 2004 Logistique & Management lution des technologies de l’information peut avoir un impact plus fort sur certains métiers, nécessitant une revalorisation des postes. Ainsi le métier de cariste a été le plus largement touché : « Les caristes sont devenus des interlocuteurs privilégiés des lignes d’assemblage et ils ont maintenant une préparation informatique. Ce métier s’est informatisé ; le fait d’avoir un permis cariste et de charger les camions devient mineur par rapport à leur travail de saisie informatique ou d’analyse des besoins des clients. […] Il y a eu une grosse action de formation à l’informatique pour des caristes présélectionnés, avec ensuite évolution des qualifications, des coefficients, des salaires forcément. » (Responsable de production ALPHA). Le décloisonnement interne : l La coordination des flux d’information est tout aussi indispensable au niveau intra-organisationnel qu’au niveau inter-organisationnel. Les cloisonnements entre groupes et entre fonctions se révèlent alors être des obstacles majeurs à sa réalisation. Certaines structures apparaissent dans ce cadre plus à même de favoriser le décloisonnement entre les fonctions. En regroupant plusieurs fonctions sous une même autorité hiérarchique, les informations circulent de manière plus fluide et les arbitrages entre fonctions sont facilités. Par exemple, le choix d’intégrer production et logistique (chez ALPHA) ou production, logistique et maintenance (chez BETA) est vécu comme un levier de la communication et de la coordination entre ces fonctions. De plus, pour que les informations utiles circulent aisément, dans et entre les services, des conditions favorables peuvent être réunies. Il s’agit de fournir des espaces de communication ou de spécifier des temps d’échanges (au moment des prises d’équipe, à travers des réunions intra ou inter-services ou par des habitudes de communication informelle), afin d’encourager la coordination des informations. Enfin, la circulation de l’information pertinente peut souffrir d’un manque de clarté dans l’attribution des rôles de chacun. Pour que l’information soit transmise de manière fiable et efficace, les rôles d’interface doivent être clairement définis. « Il y a le problème du « qui fait quoi ». Où s’arrête le domaine de responsabilité de chaque service et quelles sont les interfaces ? On perd beaucoup d’énergie et de temps à vérifier ça. Et la fiabilité de l’information est nulle : par exemple ce matin, les pièces pour [client X] étaient là, mais elles sont restées toute la journée dans Vol. 12 – N°1, 2004 un coin, personne ne les a prises pour les livrer ! » (Responsable logistique DELTA). La réactivité aux aléas est rendue possible par une activité de GRH renvoyant au domaine de la valorisation du potentiel humain (Mahé de Boislandelle, 1988)4 qui peut être décomposée en deux leviers : L’efficacité de la communication externe : l Pour que les aléas, susceptibles de se répercuter en cascade au long de la CLAT, puissent être gérés rapidement, la communication inter-organisationnelle doit être efficace. Il s’agit de se comprendre parfaitement, pour pouvoir coordonner au mieux ses actes lors de la survenue d’un dysfonctionnement, une panne machine, une défaillance de transport, une erreur de saisie informatique, etc. A cette fin, le repérage de qualités de communicateur, voire de négociateur lorsqu’il s’agit de trouver une solution commune à un problème, guide la sélection du personnel réalisant l’interface avec les fournisseurs et les clients. D’autre part, la mise en place de pratiques de socialisation externe permettent le développement d’une connaissance de l’autre, d’une représentation partagée des situations rencontrées, d’un langage commun qui favorise la communication inter-organisationnelle. Cette socialisation peut être naturelle, en se jouant sur le registre des liens amicaux. Il en résulte une coopération très spontanée : « Il y a des chauffeurs, les réguliers qu’on voit souvent, ils connaissent bien nos caristes, et il y a avec eux une très bonne entente. Alors au lieu de ne rien dire s’ils ont un ennui sur la route, ils nous appellent pour qu’on puisse prévenir le client d’un retard probable. Mais cela, tous n’y penseront pas. » (Chef d’équipe ALPHA). Cette socialisation externe peut également être encouragée par les pratiques de visite de site, de rencontre inter-personnelle entre correspondants ou de réunion inter-organisationnelle.5 L’attention est alors tout particulièrement tournée vers l’amélioration de la relation au client. La proximité géographique apparaît dans ce cadre comme un avantage important aux yeux des entreprises étudiées : « la proximité avec les clients et fournisseurs permet d’avoir des contacts. Je n’imagine pas être autrement vis-à-vis d’un client. […] En cas de problème, on est sur place, on y va, on va voir les gens, quand on les rencontre souvent c’est plus facile de discuter, et d’organiser les progrès. » (Responsable logistique BETA). l L’adaptabilité de la ressource humaine : La survenue d’un aléa impose de prendre rapi- 4 - La valorisation du potentiel humain vise l’enrichissement des salariés sur les plans du savoir, du savoir-faire, du confort matériel et de la reconnaissance. 5 - Mentionnons ici les résultats intéressants produits par M. Detchessahar (1998) qui constate que l’homologie des trajectoires socio-professionnelles des personnels en contact favorise la coopération inter-organisationnelle en renforçant notamment la confiance inter-personnelle. Ce constat pourrait peut-être à l’avenir inspirer les démarches de sélection des personnels d’interface. 27 Logistique & Management dement des décisions de GRH, non seulement dans l’entreprise où est survenu le dysfonctionnement, mais également chez ses fournisseurs et/ou clients, voire sur une plus large étendue de la chaîne. Les aléas peuvent être subis et donc gérés ex-post : il est « trop tard », le dysfonctionnement est survenu, par exemple une panne machine. Dans ce cas, la décision de GRH prise par excellence est le déblocage d’heures supplémentaires pour rattraper un retard pris dans l’atteinte du volume de production, qui se répercute automatiquement d’aval en amont en l’absence de stocks tampons. La souplesse de la ressource humaine est sollicitée sur le plan de sa disponibilité physique. Or cette disponibilité ne peut être assurée sur le long terme que si l’entreprise propose des compensations aux salariés, qui dépassent le simple respect du cadre légal de compensation horaire ou financière. Les modalités de reconnaissance de l’implication dans la satisfaction du client peuvent alors être symboliques (distinction par l’encadrement, affichage, journal interne) ou tangibles (primes, critère de montée en coefficient, etc.). 6 - La participation concerne les processus d’implication dans le travail et d’intégration à l’entreprise. 7 - Nous entendons culture en sciences de gestion au sens de E. Schein (1985) et de M. Thévenet (1986), c’est-à-dire un ensemble de croyances et d’hypothèses fondamentales partagées par les membres d’une organisation, d’un secteur ou d’un métier, qui permettent à la fois l’adaptation externe de l’entité et l’intégration interne de ses membres. En conséquence dans notre contexte, les organisations composant la CLAT doivent acquérir la culture logistique pour y être intégrées. 8 - D’après M. Thévenet, l’implication est une attitude d’identification et d’engagement dans l’organisation. Elle se traduit par l’acceptation des buts de l’organisation, la volonté d’exercer des efforts considérables pour l’organisation et l’intention de rester membre de l’organisation (Igalens, 1999). 28 Les aléas peuvent également être anticipés et donc gérés ex-ante. Dans ce cas le redéploiement de l’activité du personnel de production et/ou de préparation de commandes aux différents niveaux de la chaîne, peut permettre en bout de chaîne d’éviter un arrêt des lignes de montage. C’est l’anticipation d’une rupture de sous-ensemble ou composants qui entraîne la re-programmation de l’ordre de passage des véhicules et donc des besoins en approvisionnements. La décision de redéploiement instantané de l’activité suppose alors que soient remplies deux conditions : – Cette décision n’est tout d’abord possible qu’à la condition de bénéficier d’une ressource humaine polyvalente, c’est-à-dire capable de travailler sur des postes de production différents. Les pratiques de formation pour multiplier les habilitations aux postes sont ici mobilisées. – Elle n’est ensuite acceptable qu’à la condition que l’urgence générée dans la situation de travail ne constitue pas un risque trop important d’accidents du travail. Lorsqu’il s’agit de préparer une commande ou de changer un moule dans l’urgence, la tentation de courir dans le magasin ou dans l’atelier est grande ; les gestes sont plus rapides et le risque de se blesser ou de blesser un autre est réel. L’action sur l’amélioration des conditions de travail et de sécurité est ici centrale. Le primat des impératifs logistiques est rendu possible par une activité de GRH renvoyant au domaine de la participation de la ressource humaine (Mahé de Boislandelle, 1988)6 qui peut être décomposée en deux leviers : Le développement de la culture logistique : Le primat des impératifs logistiques est une question de culture.7 Le secteur automobile est fortement imprégné de diverses valeurs dont nous retenons : la rigueur (dans la production de la qualité et dans le respect des délais), la volonté de progrès permanent (dans la maîtrise et l’efficience des processus), la transversalité (afin d’assurer la coordination des flux), la réactivité (dans la prise en charge des aléas). La notion de satisfaction du client est omniprésente dans chacun de ces axes ; elle constitue le pivot autour duquel se forge la culture de l’automobile. Cette culture du secteur automobile est à notre sens une « culture (de la) logistique » par excellence. « C’est toujours lié à cette recherche de satisfaction : la priorité n°1 c’est la satisfaction du client. C’est normal pour un service logistique, mais c’est aussi vrai en production et sur tout le site. Il faut qu’à l’extérieur on soit considéré comme un fournisseur digne de ce nom. » (Responsable logistique ALPHA). Parmi les sites étudiés, les pratiques de développement de la culture sont diverses. Les outils du management participatif notamment permettent de diffuser cette culture, à plus forte raison s’ils s’organisent autour d’un projet de l’entreprise : le progrès devient l’affaire de tous et la communication transversale bénéficie d’une infrastructure avec les groupes de travail participatifs. Au niveau individuel, l’implication8 et l’autonomie sont recherchées pour servir les mêmes impératifs. Les procédures d’accueil des nouvelles recrues par le service qualité, puis les pratiques d’élargissement et d’enrichissement des tâches (au contrôle de la qualité, à la maintenance de premier niveau) et d’évaluation sont alors les vecteurs de la culture logistique. Les journaux internes se font de plus l’écho du credo logistique. Comme dans le cas de GAMMA, des pratiques participatives plus informelles, couplées à une forte incitation par la rémunération, peuvent également permettre de développer la culture logistique. D’une manière générale, toutes les pratiques fondant un processus de socialisation interne peuvent être mobilisées. l La préservation du climat social : Le maintien dans le temps d’un bon climat social est primordial dans toute organisation, mais il l’est à plus forte raison en contexte de l Vol. 12 – N°1, 2004 Logistique & Management flux tendus, parce que toute dérive sociale met immédiatement en péril l’activité. Lorsqu’on travaille en JAT, la grève est proscrite. Les directions sont donc particulièrement attentives à leurs relations avec les représentants sociaux. Tout en abordant leur relation aux représentants de manières différentes, les RRH des différents sites poursuivent un même objectif : éviter toute dégradation relationnelle. Le climat doit par ailleurs être maintenu en équilibrant les rétributions aux contributions. La reconnaissance devient un instrument majeur pour entretenir l’implication. Mais elle est plus facilement symbolique (verbale, via le journal interne ou les tableaux d’affichage) que tangible. Ainsi seul GAMMA propose une rémunération variable directement liée à la participation aux projets de l’entreprise et à la contribution aux progrès. ALPHA ponctue l’enrichissement des postes par une montée en qualification et en coefficient de classification et rétribue les suggestions. BETA reconnaît de manière tangible le présentéisme (la prime de 13e mois en dépend). ALPHA comme BETA utilisent la formation comme levier de la reconnaissance. DELTA en revanche, où le climat est nettement dégradé par rapport aux autres sites, ne dispose d’aucun système de reconnaissance - même symbolique. Au final, nous avons identifié un lien direct entre des pratiques de GRH spécifiques et les objectifs logistiques de la CLAT. En ce sens, la GRH apparaît stratégique dans la CLAT parce qu’elle contribue à la performance organisationnelle et inter-organisationnelle, comprise ici comme une performance logistique. Nous proposons à présent de relire ces résultats en localisant les pratiques de GRH identifiées dans la CLAT. Quelle localisation des pratiques de GRH dans la CLAT ? Les éléments développés au paragraphe précédent peuvent être agrégés dans une lecture plus transversale des phénomènes. En reconstituant le processus logistique d’ensemble de la chaîne, il est en effet possible de décliner l’action de la GRH dans la CLAT en trois localisations, comme l’indique la figure 2. L’activité de GRH soutient la logistique interne en mettant en œuvre un ensemble de pratiques visant la constitution d’un groupe de travail inter-fonctionnel. Si l’on se réfère au tableau 1, les pratiques mobilisées dans ce sens sont liées à la synchronisation interne des activités et au décloisonnement inter-fonctionnel. L’ensemble des personnes impliquées dans la réussite du processus logistique doit fonctionner comme un groupe, c’est-à-dire comme une somme d’individus se reconnaissant, agissant en commun de manière coordonnée et se répartissant des actes concertés (Clot et al., 1990). Il n’est pas ici question de « travail en équipe » au sens de l’organisation formelle du travail (de production) en équipe, mais de la constitution « virtuelle » d’un groupe transversal dans l’organisation ayant pour mission collective la continuité et la fluidité des flux. La transversalité des flux dans l’organisation réclame l’intégration des métiers animant le processus logistique. L’activité de GRH soutient la logistique externe en mettant en œuvre un ensemble de pratiques visant la constitution d’un groupe de travail inter-organisationnel. Si l’on se réfère au tableau 1, ces pratiques sont liées à la synchronisation inter-organisationnelle de l’activité, à l’adaptation aux nouvelles technologies de l’information et à l’efficacité de la communication externe. De la même façon qu’il s’agissait de constituer un groupe de travail intra-organisationnel pour assurer la coordination logistique interne et la réactivité interne, la création d’un groupe de travail inter-organisationnel émerge comme le levier de la réactivité et de la coordination logistique externes. Figure 2 – Les localisations de la GRH pour le succès de la CLAT Vol. 12 – N°1, 2004 29 Logistique & Management L’activité de GRH permet enfin de consolider le projet logistique d’ensemble de la chaîne en mettant en œuvre un ensemble de pratiques visant le maintien dans le temps des « bonnes compétences, au bon endroit et au bon moment ». Si l’on se réfère au tableau 1, ces pratiques sont liées au maintien de la flexibilité quantitative de la ressource humaine, au maintien de l’adaptabilité de la ressource humaine, au développement de la culture logistique et à la préservation du climat social. Ces différents leviers de GRH peuvent en effet s’interpréter comme les moyens du développement des compétences ad hoc pour la CLAT, c’est-à-dire : • des bonnes compétences (celles qui adhèrent à la culture logistique), • en bonne quantité (ce qui est possible en assurant la flexibilité quantitative de la RH), • mobilisables au bon moment et au bon endroit (ce qui suppose leur adaptabilité), • et ce de manière durable (en préservant le climat social). Cette lecture en trois temps des pratiques GRH permet de souligner l’impact de la GRH aux niveaux à la fois opérationnel et stratégique de la CLAT. Les deux premiers moments identifiés se situent en effet au niveau opérationnel de la CLAT : des pratiques de GRH permettent le fonctionnement opérationnel des processus logistiques interne et externe. En revanche, le troisième moment se situe à un niveau plus stratégique : la GRH soutient le projet stratégique de la CLAT et développe son potentiel. A ce niveau, l’importance de la culture peut être soulignée avec McAfee et al. (2003) qui plaident pour une « conformité des cultures » entre membres de Figure 3 – Trois niveaux de contradiction dans la CLAT pour la GRH 30 la chaîne, ce à quoi nous répondons par la notion de culture logistique partagée. De plus ces résultats renvoient à la transversalité des processus dans mais aussi entre les organisations, dans laquelle la notion de groupe de travail est fondamentale (Tarondeau et Wright, 1995). Nos résultats rappellent dans ce cadre que des pratiques de GRH forment la base de la mise en œuvre du processus logistique, d’un point de vue opérationnel (la coordination des flux internes et externes) ou stratégique (le développement durable des performances). L’(inter-)organisation transversale se construit ainsi à travers une activité de GRH appropriée. La transversalité des organisations est en ce sens moins une réalité donnée (par la mise en œuvre du processus logistique) qu’une réalité construite (pour l’efficacité du processus logistique). A ce point, nous avons exposé l’importance que revêt la GRH dans le succès de la CLAT, en identifiant des grappes de pratiques permettant l’atteinte des objectifs logistiques, puis en localisant l’action de la GRH dans le processus logistique de la chaîne. Cependant cette présentation au caractère résolument positif doit être complétée par un regard plus critique qui questionne la cohérence des pratiques de GRH identifiées. C’est ce que nous faisons dans la partie suivante. La CLAT : un nœud de contradictions pour la GRH Des paradoxes émergent en effet dans la CLAT lorsqu’on se penche sur le rôle dévolu à la GRH. Nous mettons plus précisément en évidence trois niveaux de contradiction, illustrés par la figure 3. Des pratiques d’implication en conflit avec des pratiques d’exclusion : Un premier niveau de contradiction met en cause la cohérence interne des pratiques de GRH sollicitées dans la CLAT. La pratique de flexibilité quantitative des RH, fondée sur un principe d’exclusion, contredit en effet les pratiques d’implication, conçues dans une optique de performance logistique. Ainsi la flexibilité quantitative dans les ateliers de production, avec recours structurel à une main d’œuvre précaire d’intérimaires et d’employés en CDD, peut mettre en péril la constitution de groupes de travail efficaces, c’est-à-dire aptes à développer une compétence collective. « Il y a des intérimaires qui se lassent d’attendre d’être embauchés et qui partent… Cela crée de sérieux problèmes en l Vol. 12 – N°1, 2004 Logistique & Management production, non seulement il faut rapidement trouver quelqu’un d’autre mais il faudra le former. L’intérimaire qui part, lui était au niveau de compétence et intégré à l’équipe. Mais il faudra reprendre tout à zéro avec quelqu’un d’autre. » (Agent de gestion de production DELTA). De la même façon, la flexibilité de la ressource humaine peut entraver la diffusion d’une culture logistique partagée. L’imprégnation culturelle est un processus lent qui touche une population stable dans l’entreprise. « Avec la phase d’expansion et l’augmentation du nombre d’intérimaires, on a entré une grosse population qui n’est pas sur la même longueur d’onde, qui n’a pas l’esprit [BETA]. Cela a entraîné des écarts en production. Mais les responsables d’îlots, sur [l’atelier 307], commencent à imprégner les intérims de la culture propreté et qualité ; ils imprègnent un état d’esprit, des réflexes. » (Responsable Qualité Totale BETA). La première solution développée pour pallier les contradictions liées à la précarisation d’une partie du personnel consiste à stabiliser cette main d’œuvre dans le temps. Les intérimaires deviennent ainsi des « précaires permanents », stabilisés autour des « vrais permanents ». La perspective d’embauche en CDI agit dans ce cadre comme un facteur d’incitation à la stabilité et à l’implication. Par ailleurs, les entreprises cherchent à faire le moins de distinction possible entre la population précaire et la population permanente. Une homogénéité de comportement vis-à-vis de l’ensemble du personnel doit permettre d’unifier l’implication. l Des exigences organisationnelles et sociales en conflit avec des contraintes économiques : Le deuxième paradoxe identifié soulève un problème de cohérence externe, entre les pratiques de GRH souhaitables du point de vue organisationnel et social d’une part, et la contrainte économique particulièrement prégnante chez les fournisseurs du secteur automobile d’autre part.9 La pression économique qui s’exerce chez les fournisseurs se ressent dans la détermination du budget de la fonction sociale, donc dans ses facultés d’action. La latitude pour reconnaître l’implication par une compensation tangible est en conséquence limitée, alors même que cette implication est vivement recherchée par l’organisation et que sa reconnaissance est grandement attendue par les individus : « On a le problème essentiellement sur les caristes : des gens qui sont sur des postes à 130-135 alors qu’ils devraient être aux alentours de 180, Vol. 12 – N°1, 2004 c’est pas motivant, hormis le problème de turnover, ça se ressent en termes d’efficacité. Je ne dis pas qu’il faut systématiquement céder sur toutes les demandes, je ne suis pas syndicaliste acharné, mais je pense que certaines personnes seraient nettement plus efficaces si leur niveau de rémunération était plus en rapport avec ce qu’elles font. » (Responsable logistique BETA). La contrainte économique conduit par ailleurs à une certaine créativité en GRH. Ainsi les postes d’animateur d’îlot (chez BETA) ont été créés pour remplir des fonctions proches de celles des chefs d’équipe, mais sans lien de supériorité hiérarchique par rapport aux opérateurs. Ces postes ont donc une rémunération intermédiaire entre celle d’un opérateur (coefficient plus élevé) et celle d’un agent de maîtrise. Des horizons temporels contradictoires : l réactivité instantanée versus pro-activité de long terme Le dernier paradoxe soulevé concerne les modalités de réalisation des actions de GRH : d’une part, des pratiques de GRH peuvent être abandonnées lorsque l’urgence des situations logistiques ne permet plus leur mise en œuvre ; d’autre part, des pratiques se trouvent écartelées entre un horizon temporel de réalisation instantané et un besoin de consolidation se jouant sur un plus long terme. La priorité de gestion de l’urgence logistique place certaines pratiques de GRH consommatrices en temps au second plan, ce qui peut amener à les « oublier » ou à en différer la réalisation. BETA a été particulièrement révélateur de ce phénomène parce que le lancement récent de la 307, au moment de l'étude, couplé à l’extension du site et à une réorganisation logistique (externalisation du magasin synchrone) a placé l’entreprise dans une situation de gestion de « crise logistique » sur plusieurs mois. Certains aspects RH du management ont ainsi été mis de côté par manque de temps, comme l’accueil et la formation qualité ou les entretiens individuels. La GRH se réalise au quotidien sur des actions dont l’horizon temporel est instantané : augmenter ou baisser les effectifs, faire réaliser des heures supplémentaires. En cas de besoin d’intégration de personnel supplémentaire, les compétences doivent être directement opérationnelles. Ces exigences de très court terme peuvent contredire la durée des processus de GRH plus longs. Ainsi la planification en GRH est fortement compromise par les échanges en JAT avec les clients. S’ensuit un besoin de réactivité instantanée, conduisant à 9 - La contrainte économique est importante chez les fournisseurs parce que les donneurs d’ordres sont en mesure de leur imposer la réalisation de gains de productivité en réclamant des baisses de prix régulières des composants achetés, atteignant en moyenne 7% par an. 31 Logistique & Management la pratique massive de recours à l’intérim. Un recrutement classique est en effet long et donc incompatible avec l’immédiateté et l’imprévisibilité des variations de la demande. Le développement de liens privilégiés avec les agences d’intérim s’avère crucial dans cet exercice. Les actions de long terme peuvent cependant apparaître non pas opposées mais complémentaires aux actions instantanées, les premières permettant de rendre socialement acceptables les secondes. « Notre philosophie, c’est donc de tout mettre en œuvre en amont pour avoir les meilleures relations possibles avec notre ressource humaine pour obtenir en retour ce dont on a besoin en termes d’adaptation : c’est du donnant-donnant. Pour satisfaire les nouvelles exigences logistiques, on a besoin d’un bon niveau de confiance entre la direction et le personnel pour trouver une adaptabilité à moyen terme (c’est mettre en place la nouvelle organisation) et à très court terme (c’est-à-dire rester jusqu’à 21h pour finir les pièces). On a des gens très réceptifs à ça, ils sont dans une logique de rendre service. Ils ont conscience des exigences du client et sont dans un climat de confiance concernant les contre-parties qu’on peut leur offrir. Ces contre-parties, c’est une gestion du personnel, des horaires, des congés qui demandent du temps car elles sont personnalisées individu par individu ; on cherche toujours à « arranger », dans la limite du respect du bon fonctionnement de l’entreprise. » (Directeur d’usine GAMMA). La contradiction des horizons temporels n’est finalement qu’apparente : il existe une compatibilité entre temps long (continuité stratégique) et temps court (capacité de réaction en temps réel) (Martinet, 1991). Le contexte de la CLAT montre que c’est précisément parce qu’elle doit se réaliser dans un horizon temporel de très court terme tout en se pensant sur le long terme que la GRH est stratégique. Conclusion Les résultats exploratoires ici développés témoignent que le champ de recherche croisant GRH et chaîne logistique – bien que largement négligé jusqu’à présent (Scarbrough, 2000 ; Rubery et al., 2002) – est prometteur, pour les praticiens comme pour les chercheurs. La GRH joue en effet un rôle de tout premier plan pour le succès des chaînes logistiques amont tendues. Directement impliquée dans 32 l’atteinte des objectifs fondamentaux de coordination interne et externe des flux physiques et d’information, de réactivité aux aléas, de primat des impératifs logistiques, la GRH permet au projet logistique de la chaîne de se réaliser, tant au point de vue opérationnel que stratégique. Cependant, le contexte même de la CLAT génère une grande complexité dans la gestion des ressources humaines qui se voit confrontée à des tensions particulières : impliquer en contexte précaire, développer des moyens avec des ressources budgétaires limitées, agir en « flux tendu ». Logisticiens et praticiens de la GRH ont ainsi autant d’optimisations que d’arbitrages à trouver. Ils gagneront dès lors à interroger mutuellement leurs pratiques pour fiabiliser la chaîne logistique. Cette collaboration peut s’orienter dans le sens d’une meilleure adéquation des pratiques de GRH aux exigences logistiques de la CLAT. Elle peut aussi, plus en amont, amener les logisticiens à réfléchir aux difficiles conditions de mise en œuvre de la GRH. Bibliographie Arthur, J.B. (1994), Effects of human resource systems on manufacturing performance and turnover. Academy of Management Journal, vol. 37:3, p.670-683. Calvi, R. (1998) La gestion des achats en JAT/flux tendus : approche typologique d’un changement interorganisationnel. Gestion 2000, vol. juillet-août 1998, p.83-104. Chambrier, L. (2000) Cohérence entre GRH et organisation : repenser le rôle de la fonction RH dans les nouvelles formes d’organisation, Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université de Nantes. Claye-Puaux, S. (2002) Rôle et élaboration de la gestion des ressources humaines dans les chaînes logistiques amont tendues. 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