Le "plafond de verre"

Transcription

Le "plafond de verre"
dossier-237
25/10/06
10:49
Page 52
Dossier
ENTREPRISES PLURI-ELLES
Si les femmes sont de plus en plus nombreuses dans la profession
comptable, leur proportion dans les fonctions de direction reste
marginale. Quels obstacles rencontrent-elles et comment expliquer ce
"plafond de verre" ?
Le "plafond de verre"
Dans la profession comptable
E
n 1986, deux journalistes du Wall Street
Journal utilisent l'expression glass ceiling
(traduite en français par "plafond de verre")
pour désigner les barrières excluant les femmes des
niveaux hiérarchiques les plus élevés dans la
plupart des organisations. En ce qui concerne
PAR
la profession comptable, de nombreuses études,
pour la plupart anglo-saxonnes, ont été réalisées sur l’histoire de la profession et les processus de marginalisation des femmes.
Aujourd’hui, les femmes, au moins dans le
monde occidental, sont de plus en plus nombreuses dans la profession comptable. Si les phénomènes d’exclusion se sont réduits avec le temps,
les activités associées à une rémunération élevée
Claire DAMBRIN
et au prestige restent le pré carré des hommes.
professeur assistant,
En France, les femmes représentent 50 % des
département comptabilité
assistants débutants, mais seulement 33 % des
et contrôle de gestion,
HEC School of Management Paris
directeurs de missions des cabinets d’audit. En
2004, dans la profession libérale, les femmes
ET
ne représentent que 33 % des diplômés expertscomptables, et seulement 14 % des expertscomptables exerçant sous forme libérale sont
des femmes. Si l’on ne peut assimiler cette situation à celle d’un plafond de verre, le fait que la
plupart des femmes semblent exclues ou s’excluent de l’installation en indépendant n’est pas
sans poser question.
Le constat qui peut être dressé aujourd’hui n’est
pas spécifique à la profession comptable franCaroline LAMBERT
çaise. Elle est en effet loin d’être le seul enviprofesseur assistant, département
comptabilité et contrôle de gestion,
ronnement où les femmes restent en dehors des
HEC School of Management Paris
cercles de décision. Lors d’un débat organisé par
l’Ordre des experts-comptables (OEC) en mars
52 Échanges
NOVEMBRE 2006 • N° 237
2006, Jean-Pierre Alix, président du conseil supérieur
de l’OEC, a d’ailleurs souligné que "l’accès des femmes
aux postes de responsabilité s’impose à la fois comme
un impératif économique et une exigence sociale.
Ce double constat doit mobiliser l’ensemble des acteurs
économiques et sociaux de notre pays".
De plus, les dynamiques de ralentissement de carrière
voire d’exclusion ne sauraient constituer une spécificité française. En France, contrairement au RoyaumeUni par exemple, l’exclusion des femmes de la profession n’a jamais été entérinée par un texte de loi1.
En Grande-Bretagne, dans la tranche d'âge inférieure
à 36 ans, 14 % des hommes et seulement 7 % des femmes
sont associés. Dans la tranche 36-45 ans,
34 % des hommes sont associés contre 25 % des femmes.
Aux États-Unis, les femmes restent sous-représentées dans les postes de direction : elles ne sont que
14 % des associés ou détenant des parts dans une organisation2.
COMMENT EXPLIQUER LE PLAFOND DE
VERRE ?
Une synthèse des recherches dans les revues scientifiques comptables conduit à identifier différentes
hypothèses3.
1
Au Royaume-Uni, en 1911, deux associations professionnelles
rejettent une motion sur l'admission des femmes dans les professions du droit et de la comptabilité. C’est en 1919 que le
Sex Disqualification (Removal) Act marque l’ouverture de la
profession aux femmes.
2
www.aicpa.org
3
Cf. Dambrin C., Lambert C. (à paraître), "Le deuxième sexe dans
la profession comptable – Réflexions théoriques et méthodologiques", Comptabilité – Contrôle – Audit.
dossier-237
25/10/06
10:49
Page 53
L’hypothèse conjoncturelle mise sur un "retard historique" : beaucoup de femmes ont débuté récemment
leur carrière et n’ont pas eu le temps de se hisser au
sommet.
Cette explication est invalidée par les faits : dix ans
après une première étude réalisée par Linda Hantrais4,
on constate ainsi que les femmes restent toujours moins
représentées que les hommes dans les plus hauts échelons de la hiérarchie des cabinets comptables, constituant toujours 50 % des assistants débutants et seulement de 7 à 20 % des associés selon les cabinets. Dans
les grands cabinets d’audit, le plafond de verre se situerait désormais entre le grade de manager confirmé et
celui d’associé.
Devant la vulnérabilité de l’explication "temporelle",
d’autres obstacles, qualifiés de structurels, sont
évoqués.
Obstacles individuels
Les obstacles individuels à la progression de carrière
sont développés par les femmes elles-mêmes. Elles
auraient une perception du métier et des motifs de
satisfaction différents de ceux des hommes. Par
exemple, les femmes seraient davantage sujettes au
stress et quitteraient la profession pour cette raison.
La différence de progression de carrière entre hommes
et femmes serait expliquée par un "manque féminin
de confiance en soi".
Ces obstacles individuels sont présentés par certains
comme des choix de vie délibérés de la part des femmes.
Le turnover féminin est alors présenté comme la résultante d’un choix de vie centré sur la famille. Par anticipation, les femmes investiraient moins dans leur formation et n'acquerraient donc pas les qualifications requises
pour suivre une carrière linéaire.
Ce type d’analyse est également largement contesté
car ce que l’on nomme "choix de vie" est le plus
souvent imposé par des pressions sociales relatives
aux responsabilités attribuées à la femme par rapport
à son foyer.
Obstacles organisationnels
Parmi les obstacles à la progression de carrière, les
recherches mentionnent les horaires et la mobilité
associés au métier, l’acquisition des savoirs et des
techniques ainsi que des politiques de gestion des
ressources humaines défavorables aux femmes
(promotion et rémunération). Les auteurs soulignent
les freins informels à l’acquisition du savoir organisationnel : l'exclusion des réseaux d'anciens, généralement très masculins, les sports d’équipe masculins ou les week-ends consacrés à des activités de
socialisation professionnelle.
Obstacles sociaux
Les obstacles sociaux correspondent à une lecture
selon laquelle les discriminations rencontrées par
les femmes au travail ne sont que le reflet de valeurs
et de normes perpétuées dans la société au sens large :
le plafond de verre est maintenu par des préjugés véhiculés dans la société en général. Par exemple, pouvoir,
ambition, autorité, management sont implicitement
associés à masculinité.
L’entretien des obstacles
Les recherches les plus récentes soulignent l’imbrication des obstacles sociaux et organisationnels et
analysent leur dynamique. Les femmes sont ainsi
confrontées à un dilemme : si elles se conforment aux
stéréotypes féminins, on leur reproche de donner la
priorité à leur famille, de manquer de leadership dans
leur travail. Si elles adoptent des comportements plus
dominateurs, on leur reproche d'outrepasser leur rôle
et elles sont évaluées négativement. Les femmes qui
souhaitent progresser dans la hiérarchie seraient donc
contraintes d’adopter des comportements qualifiés
de "masculins" au prix d’une souffrance personnelle
et d’une inefficience organisationnelle. Certaines
études soulignent à ce titre une corrélation positive
entre la promotion hiérarchique et l’adoption de valeurs
masculines.
UN CHAMP DE RECHERCHE TRÈS
POLÉMIQUE
Certaines études quantitatives sont fortement critiquées quant à l’interprétation qu’elles font des corrélations statistiques. Ces recherches, se dissimulant
derrière une pseudo-neutralité, peuvent participer activement à la diffusion et au renforcement des stéréotypes existants. Par exemple, certains considèrent que
les cabinets rémunèrent et promeuvent moins les
femmes car ils anticipent leur départ, là où d’autres
perçoivent le niveau de rémunération inférieur comme
un motif majeur de départ des femmes.
Pour certains chercheurs, les études sur un thème aussi
sensible nécessitent de mobiliser des outils méthodologiques tels les récits de vie ou les entretiens approfondis afin de démonter, d’identifier et de dénoncer
les mécanismes subtils de discrimination des femmes
au sein de la profession.
Cette synthèse souligne la nécessité pour les chercheurs de se montrer à la fois conscients et responsables des interprétations et usages qui peuvent être faits
de leurs résultats de recherche. n
4
"A Comparative Perspective on Gender and Accountancy", The
European Accounting Review, 4/2, 1995, p.197-215.
NOVEMBRE 2006 • N° 237
Échanges
53