Les nouveaux masques de la voix

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Les nouveaux masques de la voix
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Les nouveaux masques de la voix
Notes sur une évolution de la voix au cinéma
dans les années 80 et 90*
Michel Chion
Michel Chion. Né en 1947, Michel Chion est à la fois compositeur (de musique
concrète), musicographe, essayiste, théoricien du son et de l’audiovisuel, écrivain
et réalisateur. Il a publié chez des éditeurs très divers (dont Bordas et Nathan)
seize ouvrages traduits en une dizaine de langues, a participé à un grand nombre
de dictionnaires et d’encyclopédies, a écrit dans des mensuels comme Le Monde
de la musique (où il a créé et tenu plusieurs années une chronique sur “Le son
aujourd’hui”). Il a reçu un Grand Prix du disque en 1978 et plusieurs prix pour u n
court-métrage réalisé en 1984. Il est aussi enseignant en musique et en cinéma, et
maître de conférences associé à l’Université Paris III.
Son travail critique et théorique, inspiré de son expérience aux côtés de Pierre
Schaeffer, puis suivant sa voie propre, a porté notamment sur l’objet sonore et
l’acoulogie (Guide des objets sonores, 1982, Buchet-Chastel/INA ; Le Promeneur
écoutant, 1992, Plume/Sacem), sur les effets audiovisuels, qu’il est le premier à
avoir explorés et formalisés exhaustivement (de La Voix au cinéma, 1981, Cahiers
du cinéma, à l’Audio-vision, 1990, Nathan), et sur la musique (Le Poème
symphonique et la Musique à programme, 1993, Fayard, La Symphonie de
Beethoven à Mahler, 1994, Fayard), jusqu’à la théorisation générale (Le son,
1998, Nathan).
La première édition de La Voix au cinéma est parue en 1981. La
question se pose donc de son actualité. Les films produits dans les
seize dernières années proposent-ils de nouvelles solutions, de
nouveaux cas esthétiques et théoriques ? Je pense que oui. Même si
le propos de La Voix au cinéma n'était pas de faire l'histoire
linéaire de la voix depuis les débuts du cinéma jusqu'à aujourd'hui, il
ne me semble pas inutile de proposer au lecteur de cette édition
quelques développements nouveaux, inspirés par l'actualité récente.
Cette postface est aussi l'occasion de préciser certains parti-pris
conscients ou "inconscients" de mon ouvrage. On m'a fait la
remarque en France, lorsque l'ouvrage est sorti, que je mettais sur le
* Ce texte, inédit en français, a été écrit pour servir de postface à la traduction en
anglais, par Claudia Gombman, de La Voix au cinéma, Columbia University Press,
New York, 1998.
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même plan des films "artistiques" comme Ordet, et des œuvres de
cinémas populaires, par exemple un thriller comme When a
stranger calls. Qu'on me croie si je dis que je ne m'en étais pas
aperçu, et qu'il n'y avait de ma part aucune intention de démontrer
quelque chose. Cela m'est naturel de ne faire aucune distinction ou
hiérarchie culturelle entre les films. Comment, d'ailleurs, peut-on
distinguer aussi nettement le cinéma "de qualité" et le cinéma "de
divertissement", puisque des films qui semblaient dans les années 50
être le comble de l'entertainment le plus gratuit et le plus frivole –
je veux parler d'œuvres de Hitchcock comme North by Northwest –
sont maintenant considérées – à juste titre – comme des œuvres
d'art ? Longtemps, d'ailleurs, Le Testament du Docteur Mabuse, l'un
des deux films sur lesquels j'ai choisi de centrer mon essai, a été
considéré comme un divertissement sans contenu profond, auquel il
fallait préférer M., Metropolis ou Fury, parce que dans ces trois
films de Fritz Lang, le "message" social et politique est plus visible.
Nombreux aussi étaient les critiques qui, à la sortie de Psycho,
critiquèrent le subtil Hitchcock pour se laisser aller à des effets de
film d'horreur "gothique" considérés comme assez grossiers. C'est le
temps qui a montré la richesse symbolique de ces deux œuvres,
longtemps toutes deux jugées mineures par rapport aux chefsd'œuvres "psychologiques" de leurs auteurs. J'ignore si The Fog de
Carpenter, – un des films "de genre" auxquels je fais allusion – sera
un jour considéré comme un classique, mais je trouve que cette
œuvre a une véritable poésie, et une subtilité cinématographique,
une pertinence quant à la question de la voix qui la rendent tout à
fait digne d'être analysée sur le même plan qu'une autre. Dans les
pages qui suivent, de même, je parlerai donc de beaucoup de films
qui peuvent ne pas être considérés comme des œuvres intéressantes,
sous prétexte qu'ils ne sont pas encore officiellement enregistrés
comme tels dans les histoires du cinéma. Et si j'insiste plus
particulièrement, dans ce qui va suivre, sur le cinéma américain (qui
est, sinon absent, en tout cas presque minoritaire dans cet ouvrage),
c'est parce qu'il me semble avoir été particulièrement créatif.
Trois films américains des années 70 anticipent ou illustrent
certains changements de la voix au cinéma : L'Exorciste, de William
Friedkin, 1973, contribua largement à rendre le public conscient du
caractère "plaqué", surajouté de la voix sur le corps. Le sujet même
du film était cette "greffe" d'éléments hétérogènes. Le public était
prêt à cesser de considérer la voix comme un élément naturel,
sortant "tout seul" du corps. Dans Singin' in the Rain, l'histoire
repose sur le fait que la voix naturelle de l'actrice jouée (très bien)
par Jean Hagen est vulgaire, dissonante avec l'image de star qu'elle
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incarne sur l'écran muet. C'est Debbie Reynolds qui donnera la voix
permettant de reconstituer sur l'écran un être harmonieux. De tels
films, sont donc basés sur la croyance en la possibilité de recréer,
par le rêve, le trucage, ou la fantaisie, une unité naturelle, et de
trouver la "bonne" voix sur le "bon" corps. Croyance qui disparaît
dans les années 70 : il n'y a pas de voix "naturelle", toute voix est
une composition, un composé particulier avec le corps. Chaque
acteur peut avoir des voix différentes, selon ce que demande son
rôle : le premier acteur chez qui on a remarqué cette "récréation
vocale" à chaque rôle est peut-être Dustin Hoffmann (cf. le rôle du
petit italo-américain dans Midnight Cowboy, 1969, de John
Schlesinger). Mais là où la notion de composition vocale a frappé le
grand public, c'est dans l'interprétation de Marlon Brando dans The
Godfather, 1971, – cette voix rauque, cassée, proche, qui vous rend
conscient d'elle-même et de son timbre, ainsi que de son caractère
fabriqué. Cet effet fut renforcé lorsque, dans ce qui fut une des
premières grandes "sequels" du cinéma, The Godfather Part II,
1974, Robert de Niro reprit le rôle de Don Corleone jeune : il se
fabriqua une voix cohérente avec celle de son personnage plus âgé
joué par Marlon Brando, la voix du Parrain, qui fut d'ailleurs
beaucoup pastichée et parodiée dans la publicité, et dans le cinéma.
Dans le premier Godfather, la composition vocale de Marlon
Brando, sa voix cassée et proche, ostensiblement réorganise tout
l'espace autour d'elle, c'est une voix qui vous oblige à l'écouter et que
vous êtes conscient d'écouter. Une voix propre au cinéma,
puisqu'elle n'existe qu'en gros plan vocal.
Je ne dis pas qu'auparavant on n'avait pas utilisé le gros plan vocal,
la voix chuchotée : le caractère furtif, intime, confidentiel de la
voix de James Stewart dans Rear Window, de Hitchcock insinuant,
de celles d'Orson Welles dans Touch of Evil, ou The Trial (où
comme on sait, le réalisateur double plusieurs voix), mais les films
dont nous parlons changèrent – sans l'avoir voulu – la règle du jeu
parce qu'ils transformèrent des effets jusque-là subis, ressentis de
manière diffuse, en effets marqués ; un peu de la même manière que
Sergio Leone avait rendu le public populaire plus conscient de la
mécanique du découpage et de la mise en scène...
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ce changement a un rapport avec
l'Italie – peut-être à cause de la double tradition des marionnettes –
où une voix est prêtée à des corps sans que l'on oublie son caractère
greffé – et de l'Opéra (où le rapport entre la voix chantée et les
corps vus à distance ne peut pas être pris pour naturel). Déjà chez
Fellini, la voix est proche, insinuante, et l'on est conscient de
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l'écoute que l'on a d'elle. Mais le changement est venu peut-être,
dans le cinéma populaire, de ce que l'hétérogénéité de la voix et du
corps est devenue beaucoup plus consciente.
En 1976, Star Wars de George Lucas, troisième des films que nous
jugeons être déterminants, n'est pas seulement un film qui a fait
beaucoup pour la popularisation du Dolby par ses effets sonores et
spatiaux spectaculaires ; il frappa aussi par son utilisation intensive
de personnages masqués dont la voix nous parvient comme celle de
marionnettes animées : je pense en particulier au robot bavard à
l'accent anglais de "Butler", et bien sûr à la voix proche et
accompagnée d'une respiration – la belle voix de bronze de James
Earl Jones.
Il est connu que Star Wars transpose un certain nombre de
personnages, de figures, du Wizard of Oz : par exemple, le robot 3PO est une transposition du Tin-Man, et le géant velu Chewbacca,
du Lion Peureux. Le petit chien Toto était remplacé par le petit
robot pépiant D2-R2. Quant au Wizard, il est devenu Darth Vader,
le samouraï masqué. La scène où le chien Toto déchire le rideau a
son correspondant dans le troisième épisode de la trilogie The
Return of the Jedi, lorsque Darth Vader, blessé à mort, ôte son
masque et que l'on voit apparaître le visage d'un brave homme,
désarmé, dont la voix a perdu sa résonance puissante et caverneuse.
Si je voulais simplifier – comme je le faisais sans hésitation lorsque
j'ai écrit La Voix au cinéma –, je dirai donc que ce qu'on a inventé
là, c'est une sorte d'acousmètre ambulant interne à l'image, qui nous
parle à l'oreille depuis le centre de l'image, et ainsi que quelque chose
a changé dans le rapport de l'image et du son.
Le Dolby contribue à donner à la voix cette présence directe,
proche et physique, qui bouleverse la façon dont nous la percevons.
Plus généralement, il donne l'occasion d'un travail sur la texture
vocale, les fines variations de timbre, la vibration des cordes
vocales, les résonances. D'autre part, la multiplicité des pistes
sonores contribue à situer le son de la voix par rapport à d'autres
sons plus ou moins dispersés dans l'espace (phénomène dont j'ai
parlé dans Audio-vision, Sound on Screen). Les jeux d'espace se
situent entre les sons, et non plus entre un son monophonique à
faible définition, et un écran.
L'écran est dépossédé. Le son peut venir d'en dehors de l'écran. Le
passage de la monophonie à la multi-phonie bouscule totalement les
règles du jeu. La voix peut être contenue dans un espace qui n'est
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plus seulement visuel, mais aussi sonore. Son positionnement réel
dans un espace sonore à trois dimensions, au milieu d'autres sons, lui
ôte son lieu imaginaire. La voix, si elle veut envahir l'espace, doit
envahir un espace qui n'est plus seulement, visuel, mais aussi sonore,
et qu'elle ne peut plus contenir de la même façon.
Tout ce qui était seulement imaginaire peut devenir réel : les voix
peuvent tourner réellement autour de l'écran, en orbite (les voix de
fantômes dans Poltergeist, de communications spatiales dans de
nombreux films de science-fiction comme Alien). Cet espace réel
où se meuvent les sons, on n'est certes pas obligé de l'utiliser. Mais
la perception du spectateur d'aujourd'hui est de plus en plus
déterminée par lui.
Mais aussi, à plusieurs égards, l'écran devient le masque de la voix,
qui parle depuis son centre, avec un timbre clair et fort, comme
amplifiée par l'écran.
Cela n'est pas sans rapport avec la vogue de la radio dans le cinéma
récent. Depuis American graffiti, 1973, en particulier, la radio est
un sujet important. Voir aussi Good Morning Vietnam, 1987, de
Barry Levinson (les improvisations de Robin Williams), Talk
Radio, d'Oliver Stone, Do the right thing, de Spike Lee ("We love
Radio"), ou The Fisher King, de Terry Gilliam.
Certes, il faut toujours envisager la relation entre les possibilités
techniques et l'expression esthétique et dramatique comme une
dialectique. Le rapport entre les deux n'est pas unilatéral. Les
changements techniques quantitatifs (possibilité d'élargir le registre
vocal, de faire entendre simultanément un dialogue, une narration
et une chanson, dont les paroles fonctionnent comme un
commentaire subliminal de l'action – chez Scorsese, par exemple),
ont aussi des conséquences qualitatives imprévues : la voix ne sonne
pas forcément "plus", mais "différemment" – avec une intimité
différente. Paradoxalement, au moins en apparence, le Dolby et le
son moderne augmentent le sentiment d'un silence autour de la
voix, en créant autour d'elle un cadre différent.
Avant le son moderne, tout son et tout silence de film est pris dans
un bruit de fond continuel, lié, dans une sorte de continuum sonore.
Le Dolby, en augmentant les contrastes d'intensité, rend les silences
plus profonds, des silences plus profonds, des silences d'où la voix
émerge différemment. D'où la multiplication des "voix rêvées", à la
limite du silence et du chuchotement : Mickey Rourke dans Rumble
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fish, 1983, de Coppola ; Kyle McLachlan dans Dune, 1985, de
David Lynch ; la voix voilée d'Harvey Keitel dans Le Regard
d'Ulysse, de Theo Angelopoulos.
Bien entendu, on pourra trouver dans tel film des années 30 à 50,
l'usage de la voix intime : Nightfall, de Jacques Tourneur, et surtout
Le Jour se lève, de Marcel Carné. Rear Window est aussi, nous
l'avons dit, un film largement chuchoté, et la voix de James Stewart
fait merveille, pour donner le sentiment que nous sommes avec le
personnage.
Mais une sorte de brume poétique générale, de bruit de fond englobe
encore le son des films des années 30 et 40, tandis que le son des
années 70 et 80, avec les changements techniques, devient de plus
en plus analytique, chaque élément est séparé des autres – et le
silence entre les sons peut devenir plus sensible. De la même façon
que le format visuel du CinémaScope est passé de l'ère du plein à
celle du vide – et qu'on a découvert que c'était un moyen
d'augmenter le vide dans l'image, comme l'ont admirablement
prouvé certains cinéastes japonais, je crois que nous sommes
aujourd'hui à l'époque où le Dolby découvre la beauté du silence
autour des sons, et notamment autour des voix : dans Dreams, de
Kurosawa, dans La double vie de Véronique et Bleu, de Kieslowski
et les derniers films de David Lynch, comme Wild at Heart et Lost
Highway (à cause de moments très bruyants et rythmés par de la
musique rock, on oublie que ces deux films comportent beaucoup de
séquences où le vide sonore enveloppe des confidences et des scènes
où la parole est lente et rare).
Plus le cinéma est capable de faire entendre le silence comme tel –
silence au sens de suspension de la parole, plus il valorise le
mutisme. Je pense à deux films réalisés par des femmes, Children of
a Lesser God, 1987, de Randa Haines, et The Piano, de Jane
Campion, centrés sur des femmes qui ne parlent pas.
Le premier film est un fort beau mélodrame tiré d'une pièce de
Mark Medoff. Il propose une relation très troublante entre la voix
et le corps : les paroles de Marlee Martin, exprimées en langage
gestuel, sont traduites à l'intention du spectateur, évidemment, par
son amant William Hurt, lequel joue aussi son propre texte. La voix
grave de Hurt "enveloppe" le corps et l'image de la femme, tout en
laissant à celle-ci son mystère. L'œil cherche dans l'image les mots
prononcés sous forme de gestes. Le mot semble être devenu une
danse et échapper à sa sèche brièveté. Le mutisme ou plutôt
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l'absence de voix oralisée de Marlee Martin – authentique sourde –
est souligné par la présence acoustique de son corps. Il est
important que, plus facilement grâce au Dolby, nous entendions les
bruits discrets de vêtements que font ses gestes gracieux ou
véhéments. Les sons dessinent le corps. L'irrésistible désir de faire
parler la femme aimée ("say my name") est montré comme une
sorte de pulsion de viol vocal.
Dans The Piano, de même les bruits discrets de la femme mutique
jouent un rôle important car ils rendent son absence de voix plus
impressionnante.
Il serait intéressant aussi de mettre en rapport la voix avec ce qui
n'est pas elle mais la remplace. Prenons l'exemple du personnage,
classique au cinéma, du fantôme ou de l'homme invisible.
Aujourd'hui, on peut très bien faire un film avec un personnage
censé être invisible et inaudible aux autres personnages diégétiques,
mais pas à nous. Ce personnage a certains traits de l'acousmètre, il
voit tout, entend tout, est ubiquitaire, traverse les murs, se déforme,
mais pour nous il est visible et opaque : ce sont les "anges gardiens"
de Ghost, de Jerry Zucker, ou Always, de Stephen Spielberg. Certes,
ces contes moraux et fantastiques films doivent beaucoup à Frank
Capra, dont ils se réclament directement (A Guy named Joe, It's a
wonderful life...) ; mais ils en font quelque chose de différent.
C'est l'occasion de réfléchir sur la notion d'effet spécial, et de
"trucage" qui joue un rôle important dans beaucoup de films récents
et de voir ce que cela donne si on l'applique au son de la voix.
La voix est, en un sens, le premier des effets spéciaux – celui qui
demande le moins d'accessoires, de technologie, d'argent. Un bon
acteur ou un imitateur comique, voire même n'importe qui à
condition de suivre l'apprentissage approprié, sont capables de
déformer leur voix et de lui donner toutes les inflexions et toutes
les dimensions en utilisant les moyens que la nature leur a donnés.
La voix est d'ailleurs en elle-même le produit d'une déformation
constante, d'un certain nombre d'organes et de cavités dont aucun
n'a été conçu pour cela : la bouche et les lèvres, le palais, la langue,
les dents et la colonne d'air de l'expiration. Même les cordes dites
"vocales" servent au départ à la régulation respiratoire – de sorte
qu'on a pu dire qu'il n'y a pas dans le corps humain d'organe
spécifique de la phonation. D'autre part, un individu humain change
de voix durant son existence beaucoup plus radicalement qu'il ne
change de visage. Si l'on peut retrouver dans la photo d'enfance de
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quelqu'un les traits de celui qu'il est devenu adulte après la mue,
surtout pour les garçons. Ce que l'on constate d'ailleurs s'il arrive
qu'on téléphone à de vieux amis après deux ou trois ans
d'éloignement, et que l'on tombe sur le fils de la maison, qui vient de
muer : sa voix est devenue celle d'un étranger complet, que l'on ne
reconnaît pas.
Certains artistes ou professionnels ont même, sans que l'on s'en
étonne, deux voix, une voix quotidienne et une voix de travail,
radicalement dissemblables, notamment pour les chanteurs
classiques et en particulier pour les cantatrices : Maria Callas
parlant et Maria Callas chantant, ont deux voix bien distinctes, sur
un seul visage. Bien sûr, le visage peut se grimer mais, sauf bien sûr
s'il porte une prothèse, il conservera à peu près les mêmes
proportions. Tandis que la voix ne change pas seulement de timbre,
mais aussi de dimension et de volume. Imaginez quelqu'un dont le
corps passerait en quelques secondes d'une taille ordinaire à une
hauteur de trois mètres, ou se gonflerait et se dégonflerait comme
un ballon, ou que les traits du visage seraient tantôt harmonieux et
doux et tantôt horriblement déformés. C'est cela la voix, sans aucun
accessoire ou trucage extérieur, par la seule utilisation des moyens
naturels de la phonation.
Deux exemples historiques, dans l'histoire du cinéma, de films de
monstres illustrent bien la différence sur ce point de la voix et du
visage : celui de Jean Marais en Bête dans le film La Belle et la Bête,
de Jean Cocteau, et celui de John Hurt en John Merrick dans
Elephant Man, de David Lynch. Dans les deux cas, il a fallu pour le
visage un maquillage complexe, réalisé par un maître de l'art
(Arakelian pour la Bête, Rick Baker pour Merrick), tandis que pour
la voix, le talent et la technique vocale des acteurs ont suffi, sans le
moindre appoint technologique.
On peut imaginer d'ailleurs que pour le petit bébé, les changements
de voix des adultes qui lui sont proches peuvent avoir quelque chose
d'effrayant – qu'ils lui font imaginer des visages caricaturaux,
monstrueux, exagérés, tels ceux que Tex Avery a représentés dans
ses dessins animés.
Nous émettons alors cette hypothèse que les déformations de visage
et de corps auxquelles se plaît le cinéma récent seraient une
transposition visuelle des impressions terrifiantes créées aux
premiers mois de la vie par la variabilité déconcertante de
l'expression vocale – donc un déplacement de l'entendu sur le vu :
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les parents et les adultes, pour le petit humain, ont une odeur qui
reste la même, un visage qui ne se déforme pas trop, mais une voix
imprévisible : ils chuchotent, crient, rient, pleurent, parlent de près
ou de loin, montent d'un octave et à chaque fois c'est comme s'ils
devenaient quelqu'un d'autre. En même temps, pour le spectateur
adulte, une voix déformée a moins d'effet immédiat et de pouvoir
spectaculaire qu'une visage défiguré – peut-être parce qu'il a compris
que la voix se déforme facilement et qu'il a pris ses repères de
stabilité sur autre chose : le physique, l'accent, les idiotismes et les
tics de langage, le style vestimentaire, etc...
Tout ce préalable nous sert à rappeler que l'histoire des voix
déformées au cinéma ne peut être la même que celle des corps
déformés. Si l'on examine certains cas du cinéma récent, on
s'aperçoit que les exemples les plus frappants et les plus mémorables
ne sont pas ceux où on aurait inventé un timbre de voix nouveau,
une déformation inédite de la voix – cette déformation étant
possible depuis très longtemps, y compris par le moyen technique
de l'accélération ou du ralentissement, utilisé dès les dessins animés
des années 30 – mais ceux où on a créé un rapport fort entre la
voix et le corps, la voix et le visage. C'est dans ce rapport que peut
surgir quelque chose, et non dans la voix prise isolément.
Par exemple, dans L'Exorciste, réalisé par William Friedkin, on s'est
tout simplement servi d'un procédé familier comme le doublage,
pour faire sortir du corps et du visage de la jeune fille "possédée" des
voix multiples, de vieille femme ou de monstre, avec quelques effets
de "son à l'envers" et de "ralenti" aussi vieux que le phonographe.
Le tout ne tirant son pouvoir terrifiant que du rapport, de la
comparaison entre le physique visible et le vocal.
Pour faire parler son E.T., Spielberg a utilisé plusieurs voix, parmi
lesquelles celle d'une dame âgée, qui avait été particulièrement
marquée par une consommation d'alcool et de tabac, lui donnant
cette qualité inimitablement rauque des grands fumeurs : la vie, non
la technique avait donc fait le travail de créer cette voix. Mais
aussi, tout le jeu dans ce film consistait à marier la silhouette très
particulière de l'extra-terrestre au cou démesuré et rétractile ainsi
que sa gestuelle, avec cette voix de doublage – art qui évoque des
formes très antiques du théâtre dans lesquelles la voix et le corps
sont dissociés au départ, notamment l'art ancestral des
marionnettes, auquel le cinéma doit beaucoup.
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Le cinéma récent, pas seulement fantastique, a donc surtout
travaillé, non pas tant sur la déformation de la voix (acquise depuis
longtemps, et donc pas si étonnante) que sur la recherche de
rapports inédits – qu'ils soient choquants, terrifiants ou pittoresques
– entre voix et corps. Cela va de la comédie fantastique d'échange
de sexes, où une femme parle avec une voix masculine et
inversement (Rendez-moi ma peau, film français de Patrick
Schulmann) jusqu'à un film d'humour comme Allo Maman ici Bébé
(Look who's talking, d'Amy Eckerling), où les "pensées" et les
impressions d'un bébé nous sont communiquées par une voix
d'homme adulte adroitement combinée avec les mimiques du visage
enfantin et volontairement peu synchronisée, comme "plaquée sur
elle" : dans la version anglaise originale, cette voix est celle de
l'acteur Bruce Willis, et dans la version française, elle est relayée
par Daniel Auteuil.
On pourra dire qu'un tel cas n'est pas nouveau : par exemple, dès
1936, Sacha Guitry, dans le Roman d'un tricheur, doublait à lui tout
seul tous les personnages de son film, tel un montreur de
marionnettes, procédés dont s'est souvent souvenu Orson Welles.
Mais la différence est qu'aujourd'hui on va beaucoup plus loin dans la
déformation des corps, ce qui renouvelle ipso facto le rapport entre
corps et voix.
Ajoutons qu'il y a aujourd'hui une expression audiovisuelle très
marquante qui, partant d'un procédé plus ancien encore que le
cinéma puisqu'il date du théâtre de marionnettes – nous voulons
parler du play-back – a su varier et renouveler à l'infini le rapport
entre voix et source de la voix : c'est le vidéo-clip. Du très gros
plan de lèvres, accompagnant implacablement le chant dans une
synchronisation parfaite, aux mouvements d'objets ou aux
déformations de matière synchronisés avec l'articulation d'un texte
(comme dans les clips du chanteur Peter Gabriel), en passant par
tous les rapports possibles entre l'évocation d'une cavité mobile ou
d'un mouvement articulé dans l'image et l'émission d'un texte
chanté dans le son, le clip a permis d'expérimenter toute une série
de rapports voix/image passionnants, dont le cinéma s'est parfois
emparé. Il est possible par exemple que David Cronenberg, dans sa
transposition à l'écran du livre de William Burroughs The Naked
Lunch, n'a trouvé l'audace de faire dialoguer son héros avec une
machine à écrire animée et parlante (laquelle se fait entendre non
par une "bouche", mais par une sorte de sphincter anal qu'on voit se
déformer obscènement au gré des syllabes prononcées), qu'à partir
de toutes les expérimentations sur la synchronisation qui ont pu
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être menées dans les vidéo-clips. Expérimentations dans lesquelles,
à cause du phénomène psycho-physiologique que, dans notre travail
sur la perception audio-visuelle, nous avons baptisé synchrèse, on
peut s'apercevoir que la voix et la parole humaine sont
synchronisables à peu près avec tout ce qui bouge...
Le travail des acteurs, notamment américains, sur les accents et les
timbres de voix est aussi une façon pour eux de se réapproprier leur
identité, de montrer qu'ils ne sont pas des supports pour
maquillages, mais recréent et maîtrisent eux-mêmes, avec leurs
propres techniques, leur physique et leur voix.
L'aspect le plus spectaculaire de ce travail est la composition vocale
d'acteurs anglo-saxons dans des rôles d'infirmes, d'handicapés,
d'autistes ou de monstres : John Hurt dans Elephant Man, de David
Lynch, Dustin Hoffmann dans Rainman, de Barry Levinson,
Daniel Day Lewis dans My left foot, de Jim Sheridan. On remarque
aussi leur travail sur les accents (Geean Davis et Susan Surandon,
dans Thelma et Louise, accent sud-ouest, accent du Sud de De Niro
dans Cape fear, de Scorsese, Tilda Swintn, accents divers de Meryl
Streep, polonais dans Sophie's choice, 1982, d'Alan J. Pakula,
australien dans A Cry in the Dark, 1989, de Fred Schepisi), etc...
Mais la question de la composition vocale ne se limite pas à
l'acquisition d'un accent : il y a le timbre, la façon de créer une voix
plus rauque, métallique, pleine, sonore, sourde. On peut suggérer de
comparer deux films proches dans le temps où Dustin Hoffmann,
dans Rainman, de Barry Levinson, a une voix métallique et nasale
et dans Accidental Hero, de Stephen Frears, plus grasse et rauque. Si
l'on écoute les deux voix sans l'image, il est possible qu'on
n'identifie pas qu'il s'agit du même acteur.
En France, il est rare que l'acteur modifie sa voix, sa façon de
parler, son accent, etc, en fonction du rôle (Daiel Auteuil est l'un
des rares à s'y essayer, et surtout à réussir et à être convaincant).
La conséquence est là encore que le public devient plus conscient de
la voix comme entité distincte du corps, même venant du cœur de
l'image : il ne peut pas prévoir, contrairement à ce qu'il en était
dans les années 50, quelles voix auront De Niro ou Meryl Streep
dans leur nouveau film.
Une autre conséquence est qu'aujourd'hui, dans les films américains
doublés en français, on ne recourt plus à la vieille habitude de faire
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doubler une star toujours par le même interprète (par exemple,
Roger Rudel faisait la voix française de tous les films de Kirk
Douglas), mais on choisit l'acteur de doublage en fonction du rôle
particulier à doubler. Le public des salles populaires – celles qui
passent les films américains en version française – n'entend donc
plus systématiquement la même voix quand il va voir ses acteurs
préférés, qu'il s'agisse de Michael Douglas ou de Julia Roberts, et de
cette façon, il devient beaucoup plus conscient du doublage comme
procédé. Ce n'est que pour les stars, au sens ancien (comme Sean
Connery) qu'il a droit toujours au même acteur de doublage.
La voix cesse d'être identifiée à un visage précis – elle apparaît
beaucoup moins stable, identifiée, donc fétichisable. Cette prise de
conscience générale et populaire de la voix comme radicalement
différente du corps qui l'adopte (ou qu'elle adopte) le temps d'un
film nous paraît ainsi un des phénomènes les plus importants dans
l'évolution récente du cinéma, de la télévision et de l'audiovisuel.
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