17768 ko - Introduction

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17768 ko - Introduction
Yves Abrioux et Brigitte Félix
PRÉSENTATION
Au début de la conférence qu’il prononça en 1971 à l’occasion du centième
anniversaire de la naissance de Paul Valéry 1, Jacques Derrida s’interrogeait sur
ce « retour aux sources » que les circonstances de la célébration lui imposaient
et qui passait par une expérience de relecture :
Je n’avais pas relu Valéry depuis longtemps. […] Mais, reprenant des textes que je
croyais connaître, en découvrant d’autres, je me suis naturellement demandé en quoi
un certain rapport s’était changé. Où s’était opéré ce déplacement qui m’empêchait
en quelque sorte de reconnaître les lieux ? […] Que doit être un texte s’il peut, de
lui-même en quelque sorte, se tourner pour briller encore, après une éclipse, d’une
lumière différente, dans un temps qui n’est plus celui de sa source productive (en
fut-il jamais contemporain ?) […]. (p. 331.)
Dans un geste caractéristique, Derrida, après Valéry, nomme cette capacité de
résurgence « écriture » : la « possibilité pour un texte de (se) donner plusieurs
temps et plusieurs vies » (p. 331). Le « texte » dont il s’agit ici semblerait
presque inquiétant dans sa persistance autonome, et les questions qui lui sont
adressées paraissent avoir pour fonction de situer en lui le lieu paradoxalement
reconnaissable de la différence, mieux, de la « différance », à distance d’un « je »
qui ne veut, ou ne peut pas encore tout à fait prendre la mesure de l’inévitable
décalage, de l’impossible retour à une « origine ». C’est ainsi que peu à peu,
avançant dans l’espace ouvert, par la relecture, de la non-coïncidence et de la
non-ressemblance, le philosophe peut mettre en œuvre la réflexion théorique.
1.
Publiée ensuite dans Marges de la philosophie (1972).
TLE 30 – 2013
Yves Abrioux et Brigitte Félix
S’il faut voir là une « méthode », ce serait pour en faire non pas un modèle
à copier, mais, en reprenant l’étymologie du mot (composé de meta, qui
signifie « vers », et -hodos, « voie qui va vers un but »), une proposition de
cheminement, théorique et critique, à l’image de celles qui figurent dans les
contributions rassemblées dans ce numéro de TLE, que nous avons voulu d’une
facture différente. En effet, il n’est pas consacré à une pensée, un concept ou
une notion spécifiques – philosophique, scientifique ou littéraire – comme cela
a pu être le cas dans de précédentes livraisons de la revue, mais il cherche
à faire un état des lieux théoriques pluriels dont les différentes contributions
dressent la carte intensive.
Les auteurs publiés ici ont été invités à réfléchir à la recherche théorique que
chacun poursuit dans ses lectures et ses relectures, éventuellement les plus
récentes. On trouvera donc trace de la dimension personnelle de certains
parcours intellectuels, comme le disent assez explicitement plusieurs auteurs de
ce numéro 2. Les diverses contributions se présentent, peut-être plus librement
que de coutume, sous la forme d’essais ou d’interventions critiques de longueur
et de composition variables : invitation des lecteurs à la « relecture » – de celles
qui impliquent un regard critique – sur les protocoles rhétoriques des articles
universitaires.
Pourquoi et comment lit-on tel ouvrage théorique publié dernièrement, et
pourquoi apparaît-il important de le lire dans le contexte critique, épisté­mo­
logique contemporain ? C’est ce à quoi Kenneth J. Knoespel s’attache dans sa
lecture de l’ouvrage de Michael Nass, Miracle and Machine, consacré à une
relecture de Foi et savoir de Jacques Derrida. De la même manière, pourquoi et
comment relit-on ? Les textes rassemblés dans ce volume montrent la diversité
des réponses, c’est-à-dire des relectures possibles. Relire, comme l’explique
Anne-Laure Fortin-Tournès, à la manière dont Deleuze dans Différence et
répétition relit Nietzsche et Kierkegaard, afin de créer des concepts susceptibles
de penser le mouvement. Prolonger, encore et toujours, la tradition du close
reading dont on sait quel a été son rôle dans les études littéraires anglophones.
Michael Heller s’y applique, dans des analyses au plus près du grain du texte de
la poésie de George Oppen, lui-même grand relecteur de ses propres textes où il
puisait fréquemment la matière nécessaire à l’écriture de ses nouveaux poèmes.
Enfin, relire, pour prendre un dernier exemple, ainsi que Ralph M. Berry
l’envisage, c’est trouver le contretemps, mettre en évidence une non-lecture,
celle que John Langshaw Austin semble ne pas avoir faite de Wittgenstein, dont
les Philosophical Investigations contiennent une réflexion sur le langage et
2.
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Par exemple, Sylvie Allouche, Michael Heller, Anthony Larson, Charles Ramond.
Présentation
l’action qui relance la question du rapport entre représentation et performance
dans la fiction.
Certes, s’agissant de textes littéraires, il semble que l’exigence de la
relecture soit parfois inscrite au cœur même de l’écriture : on ne lit certaines
œuvres une première fois que pour se préparer à les relire, écrit William H. Gass
dans un de ses essais – ce qui serait aussi l’apanage du « texte contemporain » :
[…] the contemporary text is not made for a reading, for one does not read Count
Julian or Terra Nostra or Paradiso or The Lime Works or The Passion Artist or
Invisible Cities or The Green House or JR or The Tin Drum or The Autumn of the
Patriarch (to cite only a few significant contemporary novels) ; one does not read
The Public Burning, Degrees or A Bad Man the first time to read it, but to ready
oneself to read it. (Habitations of the Word, 1985, p. 157.)
Il se trame donc dans la relecture quelque chose qui a aussi à voir avec « le
contemporain », ou, peut-être même, qui est de nature à le susciter, mais il faut
alors entendre la contemporanéité dans le sens rappelé par Éric Méchoulan
de ce qui n’est pas réduit à une pure co-présence temporelle. À l’inverse, le
partage du présent permet à Steve Tomasula de se livrer à une relecture de la
description du bouclier d’Achille dans L’Iliade transposable dans les formes
contemporaines du diagramme et du réseau, qui prennent en retour un sens
inédit à partir de leur investissement dans la représentation du texte épique
d’Homère.
Par « relectures », il faut également entendre le geste critique et théorique
qui consiste à reprendre une pensée parce qu’elle semble pertinente pour le
temps présent. Comme le rappelle Charles Ramond au début de son article,
« la question de “l’actualité” des pensées du passé se pose de façon aiguë aux
philosophes, qui sont toujours d’abord, par formation, des historiens de la
philosophie ». Pourquoi retourne-t-on vers des approches théoriques, vers des
œuvres, qui ne sont pas contemporaines, au sens strictement temporel, mais
qui paraissent présenter un intérêt actuel ? Comment fonctionne l’actualisation
d’une pensée, à supposer qu’il y ait un tel processus à l’œuvre ? La relecture
ainsi comprise serait le moyen de prendre la distance nécessaire qui permet
de rejoindre le présent par le détour de l’« inactuel », pour citer les termes de
Giorgio Agamben dans son commentaire sur le contemporain à partir de Barthes
et de Nietzsche : « La contemporanéité est donc une singulière relation avec
son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances » (p. 40). En
quoi le retour critique vers une pensée (ré)actualisée est-il le signe fort d’une
« interrogation théorique du présent » ?
Ainsi, Paul A. Harris fait la démonstration de la puissance de pensée en
acte de la poésie, attestée par la manière de Ronald Johnson dans ARK de faire
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Yves Abrioux et Brigitte Félix
dialoguer « à distance » les contemporains que sont Lucrèce, Michel Serres et
la physique subnucléaire contemporaine, tout comme Homère est « actualisé »,
relu et l’épopée décentralisée dans la lecture de Steve Tomasula. Quant à la
théorisation du « posthumain », elle n’aurait pu « prendre corps » sans l’appui de
l’imaginaire fécond des romans de science-fiction, comme Brave New World,
sur lequel revient Sylvie Allouche, pour souligner les aspects moins connus
et plus pertinents aujourd’hui de la vision techno-anthropologique d’Aldous
Huxley.
Plusieurs contributions relèvent la contemporanéité de la philosophie
française aux États-Unis où, loin de prendre l’aspect d’une « (French) theory »
à appliquer sans discernement, elle sert à un travail de pensée articulée à des
problématiques d’actualité, par exemple sur la puissance des technologies de
la communication et leur indissociabilité d’avec le religieux (Knoespel), sur la
conceptualisation rigoureuse des « animal studies » dans la lecture que propose
Antoine Traisnel de Mille plateaux « contre » Agamben et son usage de la
notion de dispositif comme d’un devenir suspendu, dans la seule attente d’une
« profanation apocalyptique » et non plus, comme chez Deleuze et Guattari,
dans l’élan vers le « devenir-autre ».
La forte présence, l’actualité « inactuelle » de Deleuze, qui, dans la contri­
bution d’Anthony Larson, contribuent à délimiter les contours d’une éthique de
la relecture, en écho à la « poétique de la relecture » proposée par Michael Heller
à partir de George Oppen, n’impliquent pas que d’autres références ne puissent
entrer en jeu dans le champ théorique et critique contemporain (on songe ici à
Wittgenstein, chez Berry), ni qu’une référence classique ne puisse se montrer
d’une égale pertinence pour réfléchir l’actualité, comme la pensée de Spinoza
dans la réflexion menée par Charles Ramond sur la démocratie. Spinoza,
Wittgenstein, Derrida, Deleuze ne constituent-ils pas une belle constellation,
que leur « intempestivité 3 » partagée rend hautement contemporaine ? Associant
hardiment Roger Federer à Socrate, Éric Méchoulan ne lance-t-il pas une
possible dynamique de la lecture, susceptible de rendre compte de ce qui est en
jeu ici ? N’oublions pas que Deleuze voyait dans le tennis un jeu privilégiant les
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Voir la définition que donnent Grossman et Marrati (2008) : « “Intempestif” : du latin
intem­pestivus, hors de saison ; qui est fait à contretemps, se produit mal à propos ou appa­
raît comme inconvenant (déplacé, inopportun, malvenu). Tous ces termes, justement,
conviennent à Deleuze et à sa philosophie. Ce désajointement, il le revendiquait. En
ce sens, il n’y a pas d’actualité de Deleuze, pas d’application immédiatement possible
de sa philosophie y compris et surtout dans les champs qu’il a si souvent explorés : la
littérature, le cinéma, la peinture, la philosophie politique, etc. Ce qui signifie aussi, et
ce n’est pas le moindre paradoxe auquel il nous invite, que des usages singuliers de sa
pensée peuvent et doivent constamment être proposés, réinventés » (p. 2).
Présentation
flux et leur interception… Les onze relectures réunies dans ce numéro pourraient
alors être considérées comme un nouvel agencement, divers et mouvant, de ces
« flux » contemporains de pensées théoriques que la revue TLE s’est donné pour
objectif d’intercepter.
Références bibliographiques
Agamben, Giorgio
2008
Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovere, Paris, Payot &
Rivages.
Derrida, Jacques
1972
« Qual Quelle », dans Marges de la philosophie, Paris, Éditions de
Minuit, p. 325-363.
Gass, William H.
1985
Habitations of the Word, New York, Simon & Schuster.
Grossman, Evelyne et Paola, Marrati
2008
« Qu’est-ce qu’une une pensée intempestive ? (De Deleuze à
Lynch) »,
Rue Descartes, 1, n° 59, p. 2-5.
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