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Le luxe CENTRE DE RECHERCHE INSTITUT FRANÇAIS DE LA MODE Patrimoine et innovation : Charles Frederick Worth, John Redfern ou la naissance de la mode moderne David James Cole .3 L’organisation professionnelle comme source de légitimité. Le cas de la Fédération de la couture, du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode David Zajtmann . 13 L’intégration verticale dans le secteur du luxe : objectifs, modalités, effets Franck Delpal . 30 Mode de recherche, n°16. Publication semestrielle – juin 2011 Le luxe : une industrie entre héritage et modernité Dominique Jacomet, Franck Delpal . 41 L’approche du sur mesure : l’exemple romain contemporain Pascal Gautrand . 49 Le luxe, la part maudite et la plus-value Nicolas Liucci-Goutnikov . 55 Responsabilité et profits : de quel temple le luxe s’est-il fait le gardien ? Selvane Mohandas du Ménil . 60 Bibliographie . 69 Editorial Consacré au luxe, ce numéro de Mode de recherche fait écho au colloque international organisé par l’Institut français de la mode en avril 2011 (Fashion between Heritage and Innovation), réflexion autrement poursuivie avec la publication récente, aux éditions IFM-Regard, d’un ouvrage collectif de sciences sociales sur le luxe, Le luxe. Essais sur la fabrique de l’ostentation. S’il s’agit ici et pour l’essentiel de mettre en perspective des problèmes liés à l’écriture et à la gestion d’un héritage, source de plus-value pour des marques de luxe, les questions d’innovation et de modes figurent aussi au premier plan. Issue des sciences sociales et de la gestion, une partie des contributions se penche sur les ressorts symboliques et sociaux entrant dans la consommation du luxe. S’ajoutent les perspectives économiques et les tensions qui caractérisent un marché du luxe pris souvent entre des exigences croissantes de rentabilité à court terme et le temps plus long des traditions, des savoir-faire, de la pérennité et du développement durable. Le Centre de Recherche de l’IFM bénéficie du soutien du Cercle IFM qui regroupe les entreprises mécènes de l’Institut Français de la Mode : ARMAND THIERY CHANEL CHLOÉ INTERNATIONAL CHRISTIAN DIOR COUTURE DISNEYLAND PARIS FONDATION PIERRE BERGÉ-YVES SAINT LAURENT FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS GALERIES LAFAYETTE GROUPE ETAM KENZO L’ORÉAL DIVISION PRODUITS DE LUXE VIVARTE YVES SAINT LAURENT Patrimoine et innovation : Charles Frederick Worth, John Redfern ou la naissance de la mode moderne David James Cole L’histoire de Charles Frederick Worth a souvent été racontée et est bien connue des spécialistes de la mode. Mais alors que celui-ci a laissé une place significative dans l’histoire de la mode, son contemporain, John Redfern, a été ignoré ou réduit au mieux au statut de notes de bas de page. La plupart des principaux ouvrages d’histoire de la mode font référence à Worth mais peu, voire aucun, ne font mention de Redfern. Contini, Payne1, Laver2, et Tortora et Eubank3 ont tous ignoré Redfern. Caroline Milbank Rennolds, dans son livre Couture, the Great Designers oublie Redfern alors qu’elle évoque des couturiers nettement moins importants. Boucher4 mentionne John Redfern, mais réduit sa carrière à un paragraphe certes précis mais bref. Dans Fashion, The Mirror of History, Michael et Ariane Batterberry décrivent une illustration de Redfern : « Un autre Anglais, travaillant à Paris, le couturier Redfern, avait conçu un ensemble élégant composé d’une veste courte, mais malgré ses efforts pour simplifier les vêtements des femmes pendant la journée, il en résultait un habit lourdement drapé et agrémenté de franges, et aussi conventionnel et étriqué que ces intérieurs encombrés de bibelots caractéristiques du goût anglais de l’époque victorienne ». En 2002, le Kyoto Costume Institute publie un ouvrage retraçant les modes du XVIIIe au XXe siècle où figure une biographie succincte et partiellement exacte de Redfern, puisque selon les dates – erronées – il aurait commencé son activité dès l’âge de 5 ans ! De récentes recherches avancent une image différente à la fois de Worth et de Redfern. Essentiel à l’histoire du vêtement, le parcours de Redfern n’a été que récemment redécouvert, et a fait l’objet, ces dernières années, d’une analyse et évaluation appropriées, principalement grâce au travail de Susan North5. Celle-ci avance la thèse selon laquelle à la fin du XIXe siècle, Redfern & Sons égalait la maison Worth. Il est même possible d’affirmer que Redfern et l’héritage qu’il a laissé ont grandement contribué à influencer la mode du XXe siècle. Une comparaison détaillée de la maison Redfern & Redfern Ltd et de ses contemporains remet en cause non seulement la prééminence de Worth, mais également certains aspects de la carrière de Paul Poiret et de Gabrielle Chanel. Ce qui suit illustre comment Worth et Redfern, chacun à leur manière et à travers les maisons qui ont continué de porter leurs noms même après leur disparition, ont façonné les goûts et le système de la mode du XXe siècle, là où se rencontrent les principaux styles de la seconde moitié du XIXe siècle. Leurs histoires s’entremêlent à celles des grandes personnalités de la mode de l’époque et démontrent l’importance d’une clientèle célèbre pour la pérennité d’une maison de couture. Tout deux anglais, les deux hommes avaient fondé des entreprises familiales qu’ils avaient laissées à leurs fils et associés à leur mort en 1895. Mais plus que leurs similitudes, leurs histoires soulignent leurs différences. 3 Charles Frederick Worth et Worth & Bobergh Charles Frederick Worth est reconnu comme l’inventeur de la couture, gravissant les échelons au sein d’une importante maison de vente de textiles et de vêtements à Paris, puis ouvrant sa propre entreprise. L’histoire raconte que Worth connut le succès grâce à la Cour sous le Second Empire. Son ascension et ses relations avec la princesse Pauline de Metternich et l’impératrice Eugénie sont des récits familiers mais ayant été embellis voire déformés avec le temps, en commençant par les célèbres mémoires de la princesse de Metternich6 ainsi que celles de son fils, Jean-Philippe Worth7. Né en 1825, Charles Frederick Worth commence sa carrière chez un marchand de textiles à Londres. Il s’installe à Paris en 1846, et trouve un emploi chez GagelinOpigez & Cie, détaillant de tissus et d’accessoires et couturier, chez qui il va commencer à concevoir des modèles pour le département couture. Il épouse alors Marie Vernet, employée comme mannequin chez Gagelin-Opigez, puis quitte l’entreprise en 1857, et fonde sa propre maison de couture associé à Otto Gustave Bobergh – l’étiquette indique d’ailleurs « Worth & Bobergh » – et avec l’aide de Mme Marie Worth. Les archives indiquent que Worth & Bobergh était un grand magasin, à l’image de Gagelin-Opigez, où l’on trouvait des tissus, une grande variété de châles et de vêtements d’extérieur, des vêtements en prêt-à-porter et de la couture sur mesure8. Eugénie de Montijo, l’épouse d’origine espagnole de l’empereur Napoléon III, fut sous le Second Empire la personne la plus influente en termes d’élégance dans toute l’Europe et une source d’inspiration pour les modes de l’époque. Elle encouragea un « glamour » à la Cour qui contrastait avec la retenue de la cour de Saint James sous le règne de Victoria. Selon certains récits, la relation entre Worth et la princesse de Metternich, femme de l’ambassadeur autrichien en France, aurait débuté en 1859. Worth a des vues sur la princesse et son cercle, et lorsque Marie Worth se présente à la princesse de Metternich, celle-ci la reçoit. Elle lui montre un carnet de dessins, deux robes sont alors commandées, dont l’une que la princesse portera à la cour du palais des Tuileries. « Je portais ma robe de chez Worth et je dois dire… que je n’avais jamais vu de plus belle tenue… Celle-ci était faite de tulle blanc, parsemée de minuscules disques d’argent et bordée de marguerites à cœur pourpre. A peine l’impératrice étaitelle entrée dans la salle du trône qu’elle remarquait immédiatement ma robe, reconnaissant d’un coup d’œil l’œuvre d’une main de maître »9. L’admiration d’Eugénie pour la robe la conduisit à commander chez Worth & Bobergh, propulsant ainsi Charles Frederick Worth vers le succès lorsque d’autres personnes de la Cour se mirent à fréquenter leur maison. Cette anecdote bien connue relatant l’ascension fulgurante de Worth a récemment provoqué quelques doutes. Sara Hume, spécialiste de Worth, remet en cause cette version qui émane de sources proches du couturier et donc peu crédibles : « La légende qui s’est développée autour de son nom a été en grande partie entretenue grâce aux mémoires écrites par son fils et de riches clientes bien après sa mort. Une fois devenu célèbre, ses clientes, telles la princesse de Metternich ont relaté de façon nostalgique son importance sous le Second Empire »10. Sara Hume doute également que Worth ait eu pour clientes l’impératrice Eugénie et la princesse de Metternich dès les années 1860 ou qu’il est compté de façon significative dans la mode française avant le milieu de la décennie. Elle remarque qu’il n’est fait mention de son nom dans aucun magazine de mode français avant 1863 et qu’il y a eu peu de presse avant la fin des années 1860. De plus, Worth & Bobergh n’ont utilisé l’appellation « Breveté de S. M. l’Impératrice » que vers 1865, et le nombre de robes de cette époque se trouvant dans les collections des musées est nettement inférieur à ce qu’un tel succès devrait attester11. Rétrospectivement, durant ces années le statut de Worth a été surestimé, car bien d’autres ateliers de couture étaient renommés et quelques uns bénéficiaient d’ailleurs d’une grande réputation. Melle Palmyre, Mme Vignon, Mme Laferrière et Mme Roger, ainsi que la maison Félix ont toutes participé à la confection du trousseau et de la garde-robe de l’impératrice Eugénie, et c’est à cette époque que fut créée la Chambre syndicale de la Couture parisienne. C’est également vers la fin du XIXe siècle que le grand couturier Emile Pingat rivalisa avec Worth. « Le surnom de “inventeur de la haute couture” donne l’impression erronée, rappelle Elisabeth Hume, que Worth a introduit une méthode de conception et de vente de vêtements totalement nouvelle. En fait, la haute couture a évolué progressivement tout au long des cinquante années qu’a duré la carrière de Worth et ne représente qu’une partie de la nouvelle industrie de la mode qui se développa jusqu’à la fin du siècle »12. Malgré l’inexactitude de ces récits, il faut signaler que les créations de Worth pour l’impératrice Eugénie et la Cour ont soutenu l’industrie française et ont eu un impact bénéfique sur les usines textiles de Lyon. Rapidement la maison se constitua une liste impressionnante de clientes, dont la reine Louise de Norvège, l’impératrice Elisabeth d’Autriche, ainsi que des comédiennes et quelques demi-mondaines flamboyantes parisiennes. Bien que les hommes dominèrent rapidement l’industrie de la mode, un homme « créateur de modes » n’en était pas moins quelque chose de nouveau : Worth y gagna le surnom de « l’homme-couturier », et le déplacement du métier de couturier des mains des femmes vers celles des hommes vit la création de mode considérée comme un art appliqué. John Redfern de Cowes De l’autre côté de la Manche, dans la station balnéaire de Cowes sur l’île de Wight, le jeune John Redfern transforma son magasin de tissus en une maison de couture. Il ouvrit son commerce de tissus dans les années 1850 et bien que son activité prospérât plus lentement que celle de Worth, il n’en eut pas moins une clientèle des plus prometteuses, comptant parmi elle la reine Victoria, la princesse Alexandra de Galles et Lillie Langtry. Se développant sur la décennie, sa maison de couture fut lancée vers la fin des années 1860 et le succès qui s’ensuivit fit qu’elle rivalisa avec la maison Worth pendant quarante ans. A Cowes, Redfern bénéficia de la proximité d’Osborne House, l’une des résidences officielles de la reine Victoria. « Toute l’île profitait économiquement et socialement des demandes des membres de la famille royale et de la présence des familles de l’aristocratie »13. Ses fils John et Stanley le rejoignirent dans les années 1860. Les premiers vêtements connus de John Redfern furent la robe de mariée et les tenues des demoiselles d’honneur confectionnées pour le mariage en 1869 de la fille de W.C. Hoffmeiter, chirurgien de la reine14. L’aristocratie remarqua les commandes émanant de personnalités de la haute société et Redfern comprit alors la nécessité d’utiliser la notoriété des personnes célèbres afin de lancer sa maison de couture. A cette époque, un changement vestimentaire commença à s’opérer : les activités sportives et de loisirs demandaient des vêtements appropriés et les femmes qui pouvaient se permettre une garde-robe diversifiée et spécifique recherchèrent des tenues plus adéquates. Les vêtements propres à une activité montrèrent l’importance de la Réforme victorienne de la robe (Dress Reform movement). On vit dans les revues de mode des ensembles décrits comme des « costumes de marche », des « costumes de bord de mer », et des « costumes de promenade ». On trouva des vêtements d’extérieur plus pratiques, voire même imperméables pour les femmes15 et les spécificités de leurs tenues d’équitation se retrouvèrent dans les vêtements de ville qu’elles se faisaient confectionner sur mesure. Pendant longtemps, les tailleurs pour homme fabriquèrent des habits d’équitation pour femmes, notamment des vestes bustiers aux formes masculines. La qualité de la confection pour hommes progressait, tout comme celle des vêtements d’équitation féminins et le drap de laine des costumes masculins commença d’être utilisé dans la garde-robe féminine16. La maison britannique Creed confectionnait les tenues d’équitation de la reine Victoria et de l’impératrice Eugénie, et l’ouverture de la boutique The House of Creed, en 1850, à Paris, contribua grandement à l’essor de cette tendance. Les ensembles sur mesure vont s’imposer ainsi que des tenues plus légères dédiées aux activités d’été de plein air. John Redfern poursuivit ainsi avec succès son parcours de grand couturier pendant de nombreuses années. Cependant, bien que les deux tendances évoquées plus haut – vêtement de sport et habit sur mesure – occupèrent dès le début des années 1870, lorsque son activité se développa, une place prédominante dans sa carrière, aucune n’a pu lui être réellement attribuée mais il est indéniable qu’il a fait plus pour la diffusion de ces modes que n’importe quel autre couturier. Worth après Bobergh Worth & Bobergh ferma pendant la guerre franco-russe, puis Bobergh se retira et Worth ouvrit alors la Maison Worth. La troisième République laissait Worth sans impératrice à qui montrer son travail, mais d’autres familles royales européennes continuèrent de le solliciter. Son succès financier reposa presque essentiellement sur les femmes et les filles de ces nouveaux riches américains, qui recherchaient le prestige indiscutable d’une garde-robe dessinée par Worth plutôt que le travail des couturiers de leur pays. Sa popularité auprès des riches américaines est attestée par le grand nombre de robes répertoriées dans les collections des musées américains. De toute l’Europe et de l’Amérique du Nord, les clients affluaient dans sa boutique parisienne, et ses fils, Gaston et Jean-Philippe, le rejoignirent à cette époque. Sa réputation était telle qu’Emile Zola, en 1872, imagina un personnage de roman d’après Worth. Il excellait dans les draperies richement ornées propres à la période de la tournure et il puisait son inspiration dans les modes du XVIIIe siècle, très populaires dans les années 1870, comme les draperies à la Polonaise inspirées du style bergère de Marie-Antoinette. Cependant la créativité de Worth durant ces années, et de façon plus générale, a été remise en cause. Hume considère que sa réputation a été surestimée : « Les monographies de couturiers célèbres, tels que Worth, insistent sur le génie personnel comme force fondamentale dans la création de nouvelles modes. En tant que créateur, Worth pourrait ne pas avoir été le génie créatif que sa réputation laisse supposer et l’argument désignant Worth comme un grand novateur pourrait être remis en question lorsque l’on compare des illustrations de mode et ses dessins »17. A la lumière de ces déclarations, il est possible de suggérer que son talent résidait non pas dans l’acte de créer mais dans celui d’interpréter des tendances – que l’on trouvait dans les illustrations de mode – convenant aux goûts de sa clientèle qui se raréfiait. C’est à cette époque que Worth développa des collections de vêtements coordonnés18. Plusieurs modèles de manches, de corsages, de jupes étaient disponibles dans des combinaisons et des tissus différents afin de confectionner une toilette, donnant ainsi à la cliente l’impression d’une tenue originale. En 1878, une nouvelle silhouette se profila : l’armature qui mettait en valeur le fessier disparut, laissant la place à une silhouette élégante due principalement à la ligne princesse. Worth participa grandement à la popularité de cette silhouette. Bien qu’on lui ait attribué l’invention de la ligne princesse – vraisemblablement inspirée par la princesse Alexandra de Galles – les robes à coutures verticales furent totalement oubliées. Vers la fin des années 1850 et 1860, les robes amples à coutures verticales se portaient pour la promenade et plus largement pour toute activité physique. Cette nouvelle silhouette à la princesse se caractérisait par un style utilisant une couture qui cintrait délicatement les lignes du corps ; ainsi le terme « à la princesse » décrivait à la fois les robes faites d’une pièce des épaules jusqu’aux chevilles et les bustiers. On a d’ailleurs observé une corrélation entre la construction ligne princesse et le nombre croissant de vêtements faits sur mesure pour les femmes19. Charles Frederick Worth, en popularisant le style à la princesse, ne faisait qu’appliquer à la confection féminine les principes de construction propres aux tailleurs. Non seulement Charles Frederick Worth développa-t-il le système de la couture, mais il est très certainement à l’origine du personnage créateur de mode en tant qu’artiste exalté et singulier. Worth devait se forger une personnalité propre à plaire à sa fabuleuse clientèle, composée notamment de nouveaux riches américains, et ainsi « l’homme couturier » endossa le rôle du grand artiste. Il créa un personnage outrancier qui portait des robes de chambre (quelquefois bordées de fourrure voire de tulle) et un béret de velours noir très souple. « Un tel accoutrement donnait l’illusion d’un génie créatif en plein travail »20. Anne Hollander dans Seeing Through Clothes21 fait un rapprochement entre l’allure affectée de Worth et les portraits de Richard Wagner et de Rembrandt : « Le port de ces déshabillés de style romantique était pur calcul et une telle prétention devait provenir d’un désir de cacher un manque de véritable créativité sous ce personnage de grand artiste. Les années 1880 virent de remarquables réalisations sortir de la Maison ; couleurs voyantes très en vogue, continuité de l’inspiration historique, jusqu’au retour de la tournure en 1883 : tout cela convenait parfaitement à l’esthétique de Worth. Certaines de ses créations se trouvant dans les musées indiquent une synchronisation entre les principales modes de l’époque et son goût pour une théâtralité flamboyante : “l’homme couturier” et l’artiste dans ce qu’il a de meilleur ». Bien que Worth dominât les modes parisiennes, beaucoup d’aristocrates et de clients fortunés recherchèrent d’autres couturiers. La petite maison d’Emile Pingat attira des clientes exigeantes qui appréciaient l’élégance raffinée de ses tenues plutôt que les réalisations moins subtiles de Worth22. A cette époque également, Doucet, grand magasin datant de plusieurs décennies et vendant des chemises et des accessoires, lança un rayon couture dirigé par Jacques Doucet, issu de la troisième génération, qui allait très rapidement concurrencer la Maison Worth. Redfern & Fils Alors que la Troisième république laissa la France (et le monde des élégances) sans impératrice source d’inspiration des modes, l’attention se porta sur la famille royale britannique. Alexandra du Danemark devint princesse de Galles lorsqu’elle épousa le prince Edward en 1863 et bien que très rapidement admirée pour son élégance, ses six grossesses consécutives vont la tenir éloignée du devant de la scène jusqu’en 1871, année du départ de l’impératrice Eugénie. Le style adopté par la princesse Alexandra définira les nouvelles modes pour les quarante années à venir. La maîtresse du prince de Galles, Emilie Le Breton Langtry, jouera également un rôle en tant qu’icône de mode. « Lillie » Langtry fut la plus illustre des « beautés professionnelles » – femmes issues de la bonne société et célébrées dans le monde pour leurs allures – et devint ainsi la première célébrité « égérie ». La silhouette en forme de sablier de Lillie contrastait avec l’allure élancée d’Alexandra, mais toutes deux étaient louées pour leur beauté et la mode de John Redfern contribua, pour l’une comme pour l’autre, à imposer leurs styles. Au début des années 1870, les garde-robes de la reine Victoria et de la princesse Alexandra utilisaient les tissus de chez Redfern et le couturier mentionnait leurs deux noms comme clientes de sa maison dans ses publicités. Bien plus significatif fut le succès fulgurant de la plaisance que le prince et la princesse de Galles, férus de ce sport, apportèrent à Cowes. Les aristocrates anglais, les nouveaux riches américains et bien d’autres personnalités de la haute société internationale se rendaient à Cowes pour ses régates et participaient également à d’autres activités de plein air. La combinaison plaisance, clientèle aisée et développement des vêtements de sport a ainsi fait que Redfern se trouva au bon endroit et au bon moment puisqu’il proposa des tenues pour la plaisance et la plage, inspirées en grande partie des uniformes des marins, la référence pour ce type de vêtements. La princesse et Madame Langtry, qui appréciaient les activités sportives, portèrent souvent du Redfern, et considérées comme des modèles à suivre aux yeux d’une large clientèle qui adopta tout ce qu’elles choisissaient de porter, elles ont sans aucun doute influencé ce style de vêtements. On s’adonnait à des activités raffinées telles que le croquet et le tir à l’arc, mais des sports plus physiques comme la randonnée, le golf et le tir gagnaient en popularité et nécessitaient le port de jupes longues (sans les tournures très en vogue à l’époque), tout comme le tennis qui devenait très populaire et réclamait des tenues spécifiques. Redfern conçu ainsi des corsages et des robes en jersey pour le tennis (et autres sports), et s’il n’était pas le seul à proposer des vêtements en jersey, cette matière fut associée au couturier. On vit dans The Queen, principal magazine de mode anglais, des photos de Madame Langtry et de la princesse portant ces tenues. Redfern développa une relation privilégiée avec cette revue, réalisant que la publicité qu’il y ferait lui apporterait une plus large couverture médiatique23. Redfern continua de populariser les vêtements sur mesure adoptés par la princesse Alexandra qui aimait ce style mêlant élégance et praticité. L’équitation continuait d’être un sport populaire auprès des femmes de l’aristocratie et l’influence des tenues équestres sur le sur mesure ne faiblissait pas. Elisabeth d’Autriche, cavalière passionnée, imposa le style écuyère en Europe et notamment ce détail inspiré des brandebourgs militaires que l’on voyait sur les uniformes de l’armée austro-hongroise. Ce style et d’autres, également d’inspiration militaire, se retrouvèrent assimilés dans nombre de tenues féminines sur mesure, y compris chez Redfern. Grâce au patronage royal et à la presse, l’activité prospéra et se développa à l’international. En 1878, s’ouvrit ainsi à Londres une succursale à l’enseigne Redfern dirigée par Frederick Mims où l’on pouvait trouver les dernières nouveautés, ainsi que des tenues pour le sport et du sur mesure. En 1881, la boutique Redfern de Paris, dirigée par Charles Poynter, ouvre aux côtés de couturiers français comme Worth, Doucet et Pingat. Sous la direction de Poynter, d’autres boutiques Redfern ouvrent en France, notamment dans la station balnéaire de Deauville. En 1884, Redfern et Fils traversèrent l’atlantique et ouvrirent une boutique à New York dirigée par Ernest, l’un des fils Redfern et alors que l’on crédita Lucile et Paquin d’avoir été la première société de mode transatlantique, Redfern l’avait précédée de plus de vingt ans. Les magasins de Paris et New York proposèrent le même choix qu’à Londres, ceux de Newport, Rhode Island, Saratoga Springs et New York s’adressèrent aux clients en villégiature. Alors qu’à Paris, où Redfern était directement en compétition avec Worth, les deux couturiers visaient un plus large segment de marché, rendant l’activité plus profitable. Tandis que la Maison Worth devait faire venir sa clientèle rue de la Paix, Redfern et fils, avec leurs succursales en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, mettaient leurs produits à disposition d’une plus large clientèle. sein de la société : difficile de savoir si les robes créées entre 1889 et 1895 l’ont été par le père ou le fils. « Impossible de déterminer jusqu’à quel point Jean-Philippe est devenu le créateur attitré de la Maison, car les tenues créées après 1889 montrent des différences qui suggèrent un autre couturier »24. Nellie Melba, célèbre chanteuse d’opéra Australienne, fut pendant longtemps une cliente de Worth ; elle appréciait particulièrement Jean-Philippe dont elle disait : « Jean-Philippe était bien plus grand couturier que son père n’a jamais été »25. Le travail de la Maison dans les années 1890 montra une synergie remarquable entre la mode et l’Art nouveau et le japonisme, styles qui se développaient dans les autres arts appliqués. Comme Redfern, la Maison Worth montra également l’influence de la Réforme victorienne de la robe au travers de tenues fluides et raffinées, s’inspirant d’une esthétique préraphaélite pour des aristocrates dotées d’une sensibilité artistique, mais qui n’avaient pas le côté pratique que Redfern privilégiait. La décennie 1900 vit la Maison Worth se maintenir de façon continue avec des tenues splendides, mais d’autres couturiers éclipsèrent ses innovations et son style. La tentative de Gaston Worth pour rajeunir sa Maison avec un jeune homme nommé Paul Poiret s’avéra sans suite et n’eut pas le succès escompté. La clientèle de base avait vieilli et maintenant la maison vieillissante habillait des femmes âgées. La Maison Worth après Worth Redfern Ltd Au début des années 1890, Charles Frederick Worth devint moins entreprenant et puisque dorénavant ces deux fils s’occupaient activement de l’entreprise, il se retira en laissant la direction à Gaston, qui avait déjà tenu ces responsabilités managériales, et la création à Jean-Philippe. La suite des événements est peu claire, tout comme le rôle continu de Charles Frederick Worth au En 1892, la compagnie se constitua en société Redfern Ltd. La mort de John Redfern en 1895 n’eut que peu d’incidence sur la réussite de l’entreprise. Redfern Ltd se transforma « d’un commerce de vêtements féminin sur mesure des plus prospères en une entreprise internationale de mode à l’égal de Worth »26. Charles Poynter Redfern, aux commandes de la boutique parisienne, était l’égal de Jean-Philippe Worth, de Jacques Doucet, et de Jeanne Paquin, et avec ses créations la société participa à l’Exposition universelle de 1900. Pendant les années 1900, Redfern Ltd se concentra plus sur l’activité haute couture, s’éloignant des tenues décontractées et du sur mesure, cœur de son métier, mais proposant toujours une sélection de ce type d’articles. Ce changement fut souligné par la fermeture à Cowes de la boutique d’origine. Les membres de la famille royale continuèrent de s’habiller dans les boutiques Redfern, et le magazine Les Modes rejoignit The Queen afin de consacrer à la Maison de très nombreuses couvertures de magazines. North affirme que Redfern Ltd dominait la mode occidentale entre 1895 et 1908, année où Paul Poiret avait rejoint la société27. Il est en fait possible d’établir que la supériorité de Redfern se poursuivit bien au-delà de la décennie suivante, jusqu’en 1911. Il ne s’agit que de quelques années mais elles sont essentielles à l’histoire de la mode. Nombre d’historiens du costume considèrent le travail de Poiret en 1908 comme une période charnière qui passionna le monde de la mode. Une célèbre historienne de la mode écrit : « comme si les femmes n’attendaient qu’elle, la ligne Directoire, revisitée par Poiret, renverse du jour au lendemain l’élégance »28. Sachant que Poynter et Paquin proposaient déjà cette ligne, le caractère très affirmatif de cette déclaration peut facilement être remis en question. De plus, comme la presse de mode ne s’intéressa à Poiret que quelques années plus tard, il n’a probablement pas influencé la mode de cette « élégance » dont on le créditait. Les créations de Redfern étaient bien documentées dans les pages de The Queen et Les Modes. Poynter Redfern privilégia les styles fluides des années 1780 et 1790. Il créa le modèle « Romney Frocks » – robe en mousseline blanche, d’après la robe en chemise de Marie-Antoinette, avec une taille Empire à la grecque d’inspiration Directoire – quelques années avant la collection de Paul Poiret en 190829. Rétrospectivement, l’affirmation fréquemment répandue que le « New Look » de Poiret influença la mode et le goût, n’a plus aucune raison d’être au vu de ces éléments. Le 3 octobre 1909, le New York Times fit une pleine page sur les modes parisiennes et notamment les collections automne-hiver 1910. L’article louait le style oriental de la saison – l’inspiration byzantine et égyptienne mais surtout le style russe. Beaucoup de créateurs y étaient mentionnés, mais Poynter Redfern fut le plus cité et le New York Times affirma qu’il était à l’origine du style russe : « Redfern maîtrise comme personne les influences russes qu’il impose cette saison pour les tenues de ville. Il est de retour de Russie où il se rend presque chaque été ». On y parlait aussi des maisons Worth, Doucet et Paquin, mais il n’y était fait aucune mention de Poiret. A partir des années 1910 Paul Poiret devint enfin important sur la scène parisienne aux alentours de 1911. Son talent à communiquer le conduisit à organiser des soirées sur le thème des Mille et une nuits et la presse, à l’aube de la première guerre mondiale, réclamait de l’exotisme. Prenant Charles Frederick Worth pour modèle, Poiret endossa le rôle de l’artiste excentrique, et mit en avant ses créations en tant qu’œuvres d’art majeures. Son travail lors de ces années, fortement influencé par le Moyen-Orient, jouait la carte du sensationnel et de la médiatisation à outrance comme le démontrèrent la robe « minaret » et la robe « sultane » : bien moins élégantes que les tenues raffinées de style Directoire qu’il créa en 1908, elles suscitèrent bien plus de publicité. En 1910, le New York Times couvrit le travail de Poiret dans ses pages mode, et le reste de la presse de mode suivit, de sorte que durant les trois années suivantes il s’imposa dans les médias et occupa une place prédominante dans les pages du Harper’s Bazaar, de Femina et The Queen. Poiret fut l’un des couturiers suivi par le nouveau magazine des modes La Gazette du Bon Ton. En plus d’autres maisons, la liste comprenait également Worth et Redfern. La fraîcheur de style de La Gazette du Bon Ton redonna vie aux deux maisons et leurs dessins reproduits dans la revue Les Modes faisaient toujours montre d’élégance. L’intérêt vis-à-vis de Redfern survécut à celui de Worth d’une décennie, mais dorénavant les deux maisons commençaient à décliner et leurs jours de gloire étaient loin. Les conséquences de la première guerre mondiale sur le style de vie de l’aristocratie eurent un impact sur les deux sociétés mais elles n’en continuèrent pas moins leurs activités pendant quelques années. Ouvre également à cette époque la boutique de Gabrielle « Coco » Chanel. D’abord modiste, Chanel proposa durant cette même décennie des tenues sportives et de la couture. Certains aspects de son développement et de son histoire méritent quelques considérations. Son aventure avec Etienne Balsam, éleveur de chevaux éduqué en Angleterre, lui fit rencontrer des passionnés de sports équestres qui portaient très certainement des vêtements d’équitation anglais et des tenues de sport de chez Creed, Burberry et Redfern entre autres. Cela influença sans aucun doute son esthétique tout en fluidité qui contrastait fortement avec l’opulence de Poiret, et très certainement le choix d’installer sa première boutique de sportswear à Deauville. La société Redfern y posséda pendant quelque temps une boutique où l’on trouvait les vêtements de sport qui faisaient sa renommée et la jeune Chanel se sera très certainement familiarisée avec le « business model » des créations et des vêtements de sport de Redfern. Un examen des dessins de Redfern de cette période souligne la similarité avec la silhouette de Chanel. Un tailleur sur mesure fait par Redfern et reproduit dans La Gazette du Bon Ton en 1914, et un ensemble sport, daté d’environ 1915, issu des collections du Kyoto Costume Institute montrent tous les deux une grande similitude avec les dessins de Chanel publiés un peu plus tard. Nombre des styles emblématiques de Chanel, et qu’on lui attribue encore de nos jours, ont été inventés bien avant par Redfern, dont notamment l’utilisation du jersey pour le sportswear. Quant à Worth il laissa au XXe siècle un héritage composé de somptueuses robes de haute couture et d’ensembles considérés comme représentatifs de l’industrie de la mode française. Edward Molyneux, anglais parti à la conquête de Paris, gagna le surnom du « nouveau Worth » et démontra un grand talent avec ses robes d’allure garçonne recouvertes de paillettes. Sa contribution la plus significative à l’industrie de la mode du XXe siècle fut peut-être l’invention du personnage du couturier grand artiste flamboyant, personnage qui revêtit des formes encore plus scandaleuses chez certains de ses successeurs, comme ces dernières années Karl Lagerfeld, Jean-Paul Gaultier, Alexander McQueen et John Galliano, parmi d’autres. L’héritage transmis par Redfern peut définir l’histoire de la mode du XXe siècle et sa filiation intellectuelle en est impressionnante et exemplaire : John Redern fut le mentor de Charles Poynter Redfern qui fut à son tour le mentor de Robert Piguet luimême le mentor de Christian Dior qui transmit à Yves Saint Laurent. L’accent mis par la société Redfern sur le marché émergent des vêtements de sport conduisit aux multiples courants de sportswear et d’activewear et au style décontracté que l’on retrouvera tout au long du XXe siècle. L’esthétique de Redfern est présente chez les plus influents des créateurs de mode tels que Claire McCardell, Vera Maxwell, Calvin Klein, ou Norma Kamali, dont le travail ne s’exprime pas à travers le spectacle du défilé mais est incarné par le « vrai » vêtement. David James Cole Professeur, Fashion Institute of Technology, New York (Traduit de l’anglais par Dominique Lotti) 1. Blanche Payne, History of Costume from the Ancient Egyptians to the Twentieth Century, New York, Harper and Row, 1965. 2. James Laver, A Concise History of Costume and Fashion, New York, Thames and Hudson, 1988. 3. Phyllis Tortora & Kenneth Eubank, Survey of Historic Costume, Fairchild, 2005. 4. François Boucher & Yvonne Deslandres, Twenty Thousand Years of Fashion, New York, Abrams, 1987. 5. Susan North, “John Redfern and Sons, 1847 to 1892,” Costume, vol. 42, 2008. 6. Pauline Von Metternich-Winnenberg, My Years in Paris, London, Nash, 1922. 7. Jean-Philippe Worth, A Century of Fashion, translated by Ruth Scott Miller, Boston, Little Brown and Co, 1928. 8. Sara Elisabeth Hume, Charles Frederick Worth: A Study in the Relationship of the Parisian Fashion Industry and the Lyonnais Silk Industry 1858-1889 (MA Thesis), SUNY Fashion Institute of Technology, New York, 2003. 9. Pauline Von Metternich-Winnenberg, op. cit. 10. Sara Elisabeth Hume, op. cit. 11. Ibid. 12. Ibid, p. 13. 13. Susan North, op. cit., p. 146. 14. Ibid., p. 146. 15. Lou Taylor, “Wool Cloth, Gender, and Women’s Dress,” in Define Dress: Dress as Object, Meaning, and Identity, ed. Amy De la Haye and Elizabeth Wilson, University of Manchester Press, Manchester, 1999. 16. Ibid. 17. Sara Elisabeth Hume, op. cit., p. 3 18. Ann Coleman, The Opulent Era: Fashions of Worth, Doucet, and Pingat, New York, Brooklyn Museum, 1989. 19. Lou Taylor, op. cit. 20. Ann Coleman, op. cit. 21. Anne Hollander, Seeing Through Clothes, Berkeley, University of California Press, 1993. 22. Ann Coleman, op. cit., p. 177. 23. Susan North, op. cit. 24. Sara Elisabeth Hume, op. cit., p. 11. 25. Ann Coleman, op. cit., p. 29. 26. Susan North, “Redfern Ltd. & Sons, 1892 to 1940,” Costume, vol. 43, 2009. 27. Ibid. 28. Yvonne Deslandres, Poiret, New York, Rizzoli, 1987, p. 96. 29. Susan North, op. cit., 2009. L’organisation professionnelle comme source de légitimité. Le cas de la Fédération de la couture, du prêt-àporter des couturiers et des créateurs de mode La deuxième partie sera dédiée à l’étude empirique. La démarche épistémologique et méthodologique sera exposée. L’industrie de la mode a fait l’objet d’évolutions qu’il convient de détailler. Enfin, le dernier aspect de cette étude sera consacré aux résultats de la recherche. David Zajtmann Il convient d’abord de mentionner la longue existence des corporations en France, type d’organisation qui a été supprimé en 17911. Antérieurement aux corporations existent dans les peuples germaniques des guildes. En France, les guildes à l’origine étrangère au monde économique prennent la forme de groupements d’artisans et de marchands à la fin du XIe siècle. Le Livre des Métiers rédigé par Etienne Boileau en 1267, prévôt de Paris, réunit dans un même document tous les usages et règlements à Paris. Les dispositions du Livre des Métiers n’évoluent pas de manière fondamentale jusqu’à la suppression des corporations en 1791. L’édit de 1776, à l’initiative de Turgot en garantissant la liberté de commerce et de profession met fin au monopole des corporations. Ces dernières sont ensuite supprimées en 1791. Il n’est donc pas possible, pour faire l’analyse d’une organisation professionnelle après 1791, de s’appuyer sur la littérature sur les corporations. Comment donc peut-on qualifier une organisation professionnelle ? Meynaud2 estime qu’elle est notamment caractérisée par une rivalité entre ses membres : « il y a peu d’unité entre les groupes d’affaires, le combat pour la répartition du revenu national constitue leur aliment national ». Concernant le terme de groupe, Meynaud explique qu’il désigne couramment « un ensemble d’individus possédant une ou plusieurs caractéristiques commu- Lors du début de cette recherche, la notion de réseaux fondés sur une spécialité professionnelle faisait l’objet en France de nombreux commentaires, notamment dans le sillage de la mise en place des pôles de compétitivité. Les actions collectives des firmes étaient fortement dynamisées dans ce cadre. L’organisation professionnelle, elle, est une structure dont l’existence est ancienne. Sans remonter jusqu’aux guildes, nous pouvons mentionner les corporations sous l’Ancien Régime puis les organisations professionnelles dites « loi de 1883 ». Dans le même temps, il s’est développé une littérature sur la convergence des formes institutionnelles. Nous essayons dans cette thèse de montrer en quoi une organisation professionnelle est utile à la firme. Dans une première partie, nous spécifierons le cadre de la recherche. Nous verrons que les organisations professionnelles sont des structures qui ont fait l’objet d’une constitution progressive dans l’histoire et qui peuvent être analysées de différents points de vue. La question de l’action collective des firmes sera ensuite examinée. La constitution d’une organisation professionnelle La constitution des organisations professionnelles 13 nes ». Or il remarque que cet ensemble n’est pas nécessairement conduit à l’action collective. Cela varie en fonction de la conscience qu’en ont les membres et de son importance à leurs yeux. Selon lui, ces groupes d’intérêt ne deviennent des organismes de pression que lorsque que les pouvoirs publics sont utilisés dans un souci d’accomplissement des objectifs du groupe. Il estime enfin, que sous une apparente variété, la structure des organisations professionnelles obéit à une double tendance : spécialisation et regroupement. Plus récemment, une vision sociologique avec Menger3 a des professions une vision verticale. Les professions représentent selon lui l’élite des travailleurs. Elles sont également caractérisées par le recours à des règles et à des mécanismes de contrôle. La constitution en tant que profession permet à ses membres de bénéficier d’un monopole d’expertise et d’une autonomie. Organisation professionnelle et loyauté Dans la mesure où l’adhésion à un groupe professionnel n’est pas obligatoire se pose alors la question de la participation et plus spécifiquement de la loyauté. Nous sommes en face d’une contradiction si l’on considère qu’une action collective regroupe des entreprises concurrentes. C’est donc dans cette perspective l’intérêt qui motive leur adhésion. La motivation par les incitations sélectives a été analysée par Olson4. Les organismes attirent et conservent leurs membres par le biais d’incitations à l’adhésion ou la présence de coûts de la non adhésion. Trois modalités s’offrent à l’intérieur d’une structure collective Hirschman5 : le départ, la loyauté et la prise de parole. Bourdieu a souligné que le fait de s’arroger le monopole d’une parole collective contenait en luimême la génération d’une contestation de ce même monopole. « Une nouvelle organisation, exposée elle-même, en tant que détentrice du monopole de la protestation légitime, à susciter de nouvelles protestations et de nouvelles désertions hérétiques ». Les conditions de la pérennité d’une organisation professionnelle Enfin, il nous semble utile de nous interroger sur les conditions de la pérennité d’une organisation professionnelle. Nous pouvons rappeler l’exposé par Kantorowicz6 de la théorie des deux corps du roi. S’agissant des corporations, Kantorowicz estime qu’elles ont pour caractéristique de se projeter à la fois dans le passé et dans l’avenir et deviennent « juridiquement immortelles ». Doray, Collin et Aubin-Horth7 estiment possible pour un groupe professionnel de manière indépendant de l’Etat, mais que ce dernier joue un rôle essentiel dans les trois domaines suivants : la création d’un marché, l’assurance de sa fermeture et enfin la fixation des modalités de reproduction du groupe professionnel. Nous retenons donc les deux points suivants, à savoir une organisation professionnelle va rechercher la pérennité et l’intervention de l’Etat est une nécessité pour qu’elle joue un rôle régulateur. La notion de légitimité Définition de la légitimité Nous partons de la notion de légitimité définie par Max Weber8. Dans cette optique, la croyance en la légitimité intervient comme facteur décisif d’obéissance d’un groupe d’individus. La domination selon Weber peut revêtir trois types de caractère : rationnel, traditionnel ou charismatique. Le concept de légitimité a fait l’objet d’analyses qui ont évolué en sciences de gestion. Le tableau ci-dessous en reprend les principales thématiques. Les structures formelles des organisaMeyer & tions reflètent les mythes de leurs Rowan 1977 environnements institutionnels DiMaggio & L’isomorphisme permet d’acquérir une Powell 1983 légitimité institutionnelle Suchman 1995 3 formes de légitimité : pragmatique, morale et cognitive Deephouse Relation positive entre isomorphisme 1996 stratégique et mesures de légitimité Deephouse Les firmes doivent être aussi différentes 1999 que leur légitimité le permet Les changements dans la préservation Durand, des codes ou dans la violation des codes Rao et ont des effets positifs sur les évaluations Monin 2007 externes Légitimité et isomorphisme Pour Meyer et Rowan9 les règles institutionnelles fonctionnent comme des mythes que les organisations incorporent. Pour Suchman10, la légitimité est « une perception généralisée ou des hypothèses que les actions d’une entité sont désirables, bonnes ou appropriées au sein d’un certain système socialement construit de normes, valeurs, de croyances ou de définitions ». Suchman distingue trois types de légitimité : la légitimité pragmatique, la légitimité morale et la légitimité cognitive. Il identifie ensuite trois formes primaires de légitimité : pragmatique, fondée sur l’intérêt propre du public, morale, fondée sur l’approbation normative et cognitive, fondée sur le fait d’être compréhensible sur et ce qui est tenu pour acquis. Dans le tableau joint par Suchman en 1995, la légitimité cognitive nous semble le plus répondre aux caractéristiques de notre étude de cas. Synthèse du tableau de légitimation des stratégies : Gagner Se conformer aux modèles - Imitation des standards - Formalisation des opérations. Maintenir Surveiller les différents points de vue - Consulter les sceptiques Réparer Expliquer Protéger les hypothèses - Obliger à la simplicité - Parler concrèteInstitutionnalisation ment - Persister - Multiplier les - Popularisation de interconnections nouveaux modèles - Standardisation de nouveaux modèles Sélection des labels - Recherche des certifications Deephouse11 a mis en avant l’existence d’une relation positive entre l’isomorphisme stratégique et les mesures de la légitimité. Il cherche ainsi à tester l’hypothèse selon laquelle l’isomorphisme organisationnel accroît la légitimité organisationnelle. Ses résultats montrent une relation positive entre l’isomorphisme stratégique et les mesures de légitimité. Deephouse montre également comment les régulateurs peuvent être utilisés comme source de légitimité. Le même auteur en 199912 a montré que les firmes devaient être aussi différentes que leur légitimité le permettait. La différenciation permet aux firmes de réduire l’intensité concurrentielle. La conformité permet de son côté l’exposition de leur légitimité par les firmes. Limites de la légitimité Si la légitimité apparaît comme un besoin pour les organisations, elle n’en reste pas moins problématique13. Les organisations qui recherchent de manière excessive cette légitimité risquent même d’être perçues comme manipulatrices et illégitimes. Des tentatives d’accroissement de la légitimité peuvent mener à des cercles vicieux qui vont produire une diminution de la légitimité. De plus, les institutions ne sont pas à l’abri d’une remise en cause profonde, pouvant conduire à une désinstitutionnalisation. Oliver14 définit la désinstitutionnalisation comme l’érosion ou la discontinuité d’une activité ou pratique institutionnelle. Elle s’oppose à la théorie institutionnelle qui affirme que les actions organisationnelles institutionnalisées peuvent connaître une existence de long terme. Au contraire, Oliver estime que sous certaines conditions ces actions peuvent faire notamment l’objet d’un rejet ou d’un remplacement. La désinstitutionnalisation d’un FCE (« Field Configuring Event ») ou événement configurateur de champ a été étudiée par Delacour et Leca15. Dans cette vision, les acteurs jouent un rôle décisif dans le processus de désinstitutionnalisation. Le rôle de l’agence y est également central. Anand et Watson16 à travers le cas des « Grammy Awards » remis par l’industrie musicale aux Etats-Unis, ont montré comment des rituels de cérémonies de remise de prix influençaient l’évolution du champ organisationnel. Légitimité et singularité Enfin, des approches plus récentes mettent en valeur la logique particulière de certaines industries de biens de consommation. Ainsi, selon Karpik17 la production et la consommation de certains biens relèvent-ils d’une « économie des singularités ». Or selon lui, il s’agit d’une forme particulière de marché ignorée par l’économie néo-classique. Le prix ne peut être le seul trait de distinction (comme le fait ainsi Akerlof18) car nous avons affaire à des produits « singuliers » et « incommensurables ». Se rapprochant de la nouvelle sociologie économique, cette approche, qui prolonge les théories de l’encastrement en effectuant une comparaison des « régimes de coordination », ajoute à deux marchés, celui des biens homogènes et celui des biens différenciés, le marché des produits singuliers. Or ce type de marché est menacé par l’opacité. De ce fait, les consommateurs ont recours à des dispositifs de jugement qui peuvent être des labels, des marques, ou encore des prix décernés par des jurys professionnels. De ce fait pour Karpik (2007, p. 43) : « le marché des singularités ne peut exister sans des dispositifs de coordination qui servent d’aides à la décision. Il est équipé ou n’est pas ». Durand, Rao et Monin19 ont montré que les changements dans un cadre de préservation des codes ou dans celui de la violation avaient des effets positifs sur les évaluations externes. Nous arrivons donc au point de vue suivant : il existe des secteurs économiques dans lesquels des dispositifs de coordination sont nécessaires. La relation avec ces dispositifs est en rapport avec la recherche de légitimité des firmes. Evolutions de l’industrie de la mode en France Si le sujet de l’étude porte sur la période 1973-2010, il nous semble important de remonter dans le temps afin de bien montrer comment la profession de couturier s’est créée. Nous verrons donc dans un premier temps, comment l’industrie de la mode était dépendante d’une clientèle aristocratique et royale (avant 1858). Nous expliquerons ensuite comment le métier de couturier a été inventé entre 1858 et 1910. Le développement de ce métier jusqu’en 1940 détaillé. Il sera présenté comment le groupement professionnel s’est adjoint, durant la deuxième guerre mondiale l’appui de l’Etat. La concurrence du prêt-à-porter et des créateurs sera présentée ainsi que ses conséquences sur la structure professionnelle. La dernière partie sera consacrée aux difficultés et au renouveau de la haute couture. Avant 1858 : Une dépendance à une clientèle aristocratique et royale Les corporations ont professionnalisé les métiers liés à l’habillement, pour ensuite rendre leurs contours plus flous à la suite de l’abolition des corporations. Les professions liées au textile et à l’habillement semblent avoir été très tôt structurées par métiers. Ainsi, un droit de place est-il donné aux merciers dès 113720 dans les Halles des Champeaux. Sur les Six Corps privilégiés, trois sont relatifs aux métiers de l’habillement : il s’agit des merciers, des pelletiers et des bonnetiers. Les merciers voient leur activité régie par les statuts de 1407, février 1567, juillet 1601, janvier 1613 et août 1645. Ils semblent être très puissants, comme en témoigne le fait qu’ils constituent le deuxième des Six Corps. Par contraste, la situation des couturières et des tailleurs apparaît moins bonne en termes de statut. En effet, les couturières n’ont pas le droit de façonner les vêtements féminins, elles peuvent le faire uniquement pour les robes de chambre, jupes, justaucorps, manteaux et camisoles. De plus leur constitution en tant que communauté est tardive puisqu’elle date des lettres patentes du 30 mars 1765. Enfin, une stricte séparation des sexes est instituée. Il est interdit aux couturières d’employer un compagnon tailleur, en parallèle les maîtres tailleurs n’ont pas le doit de faire travailler une fille couturière. Enfin, les maîtresses couturières n’ont pas le droit de réaliser d’habit d’homme (art. 2). Les tailleurs sont pour leur part régis par les Statuts et Ordonnances des maîtres marchands tailleurs d’habits, pourpointiers, chaussetiers de la ville de Paris de 1742. Ils disposent du monopole de la façon des corps de robes de femmes et bas de robes de femmes, et des vêtements d’hommes. L’étoffe est confiée par le client. Les tailleurs ne sont donc que des façonniers. En termes de prestige, il semble qu’il existait une grande disparité entre les merciers et les tailleurs. Ainsi Steven Kaplan21 décrit-il leur situation respective à la veille de la suppression des corporations : « Logés dans un immeuble qui leur appartenait (…), les merciers-drapiers pouvaient se vanter de posséder l’un des sièges les plus opulents (…) Vers l’autre extrémité du spectre se trouvaient les tailleurs, l’une des communautés qui comptait le plus de membres, mais qui n’avait guère de prestige. » Avant 1858, le couturier ne disposait d’aucune autonomie. Il ne faisait qu’obéir aux ordres de son client. Le client s’adressait en effet aux merciers22. De plus, les demandes en matière de mode étaient dictées par le pouvoir. L’inspiration venait de la presse de mode (Le Journal des dames et des modes par exemple) et des corbeilles de mariage23. De manière synthétique, la situation de la confection et de la couture était la suivante24 : pour ce qui était de l’activité de confection, elle consistait à confier à une ouvrière une étoffe destinée à la fabrication d’un manteau. La couture, consistait à assembler des modèles uniques (c’est-à-dire le modèle dans l’air du temps) à partir d’étoffes fournies par des merciers. Mme Roger transforme cette pratique en fournissant à ses clientes l’étoffe des robes dont elle assurait la confection. Le prix de vente comprend alors à la fois celui du tissu et celui de la façon. 1858 à 1910 : L’invention du métier de couturier L’apparition de la haute couture est donc l’histoire d’une prise de pouvoir des confectionneurs et couturiers au détriment des merciers. Par ailleurs25, la robe, qui était avant cette date au second plan, joue un rôle essentiel grâce à l’intervention du couturier. Il appartient à ce dernier de décider de la combinaison des différents éléments (tissus et accessoires) composant la robe. Il convient également de rappeler la dimension économique de l’initiative de Worth, rappelée par un de ses fils26 : le fait de décider du modèle à la place de la cliente permet en effet au couturier de cumuler les marges de l’achat de l’étoffe, de la vente ainsi que de la confection du vêtement. Worth fait pour cela appel aux fabricants lyonnais, commandant les étoffes en ayant en tête le modèle qui sera réalisé. Dix ans plus tard, en 1868, est créée la Chambre syndicale de la couture et de la confection pour dames. Il est à noter deux éléments : Paris a dès le départ le monopole de la mode et de nombreux étrangers s’y installent pour y exercer cette activité. Il faut remarquer qu’il n’existait pas pendant de nombreuses années de césure claire entre les activités de couture et les activités de confection. Cela était en pratique impossible puisque les modes de fabrication étaient manuels pour tous et la vente à l’unité était pratiquée par toutes les firmes. Du point de vue professionnel, une scission s’est produite en 1910 ce qui laisse à penser que la distinction entre les deux activités était devenue nette. La démarche de Worth est suivie par plusieurs entrepreneurs, hommes ou femmes27 : - Jacques Doucet qui ouvre dans les années 1880 et dont la notoriété semble avoir été importante ; - Mme Paquin qui ouvre une maison en 1891, rue de la Paix comme Worth. Elle se caractérise notamment par une internationalisation précoce avec l’ouverture d’une succursale à Londres ; - Les sœurs Callot, à l’origine entreprise de dentelles ouverte en 1888 mais qui devient une maison de couture ; - Mme Laferrière ; - Paul Poiret, qui après avoir travaillé chez Doucet et Worth ouvre sa propre maison en 1904. Le développement de cette activité peut également être illustré par l’accroissement du nombre de couturières figurant au Bottin : soit en 1850 : 158 ; en 1863 : 494 ; en 1872 : 684 ou en 1895 : 1 636. De plus, on estime à environ 400 000 ouvriers et ouvrières la main d’œuvre du vêtement féminin français en 189528 . 1911 à 1939 : L’invention du groupement professionnel des couturiers La Chambre syndicale de la couture, des confectionneurs et des tailleurs pour dames est dissoute le 14 décembre 1910. Il fallait dans un deuxième temps distinguer clairement couturiers et confectionneurs. C’est là où l’on voit s’introduire un critère de hiérarchie. Une personne qui souhaiterait être couturier doit être parrainée par un membre actuel de la « Chambre syndicale de la haute couture parisienne ». S’ensuit jusqu’en 1929 un âge d’or pour la couture parisienne. Résumons-en les principaux facteurs : une main d’œuvre féminine bon marché payée à la pièce, des droits à l’exportation peu élevés. Une clientèle aristocratique couplée à celle de nouveaux riches (provenant notamment d’Amérique du Nord et d’Amérique latine), et des couturiers devenus des personnages sociaux et ne souffrant d’aucune concurrence nationale et internationale. Comme le souligne Deschamps29 : « c’est à Paris que le monde entier vient chercher ses modèles ». Détaillons le fonctionnement de la couture parisienne en 1929. On y sépare30 haute, moyenne et petite Couture. La haute couture se distingue par sa capacité créatrice. Déjà, certains couturiers entament des démarches de diversification. Ainsi Paul Poiret, précédemment mentionné, explique-t-il sa démarche à l’occasion de l’exposition des arts décoratifs en 192531 : « J’ai fait, autrefois, un voyage en Allemagne. J’ai vu les efforts que produi- saient nos voisins pour lancer en Europe les nouveautés caractéristiques du génie de notre époque. J’ai voulu que la France créât un mouvement parallèle à celui des Allemands, dans toutes les branches de l’industrie du luxe : ameublement, décoration intérieure, parfums, flacons, dessins, impressions, tapisseries, mobilier, miroiterie, services de table, appareils d’éclairage, broderies, passementeries, dentelles, robes et manteaux ». Le défilé de mode serait quant à lui apparu à la suite de l’initiative à Londres de Lady Duff Gordon qui a en effet mis en place des présentations à date fixe de ses collections32. Plusieurs maisons de couture ayant développé cette pratique, la Chambre syndicale de la couture parisienne s’est saisie de cette question et a donc mis en place « un calendrier de présentations sur mannequins ». Cette décision a véritablement structuré l’activité professionnelle, car elle a conduit à qualifier les maisons inscrites à ce calendrier de « haute couture ». Le restant des maisons se divisant en moyenne couture (maisons ne figurant pas sur le calendrier des défilés mais ayant acheteurs professionnels et une clientèle privée) et petite couture (couturières traditionnelles dites « de quartier » ayant uniquement une clientèle particulière). Par ailleurs, au sein des maisons de haute couture, les membres de l’association PAIS (Association des industries artistiques saisonnières créées par la couturière Madeleine Vionnet) regroupent leurs présentations, qui sont considérées comme les plus prestigieuses par les acheteurs. Le 16 juillet 1937, il est décidé de transférer le siège de la Chambre syndicale de la rue d’Aboukir à la rue du faubourg SaintHonoré33. Ce geste peut être interprété comme un éloignement de l’activité des confectionneurs pour se rapprocher de celle d’une vente à une clientèle privée et plus exclusive. Les maisons de couture ont en effet, dans les années 1920 et 1930, tendance à s’installer rue du faubourg Saint-Honoré ou avenue des Champs-Elysées. La crise de 1929 et ses conséquences viennent porter un coup sévère à cette industrie. Des mesures protectionnistes (droits de douane et contingentements) ainsi que la mise en place de contrôle des changes viennent freiner les exportations de vêtements français sur ses principaux marchés34. Tout d’abord au Royaume-Uni, à partir de 1932 tous les articles confectionnés supportent des droits de douane de 20 %. De plus une campagne menée sous le slogan « Buy British » a favorisé les productions locales. De même, le marché américain devint très difficile d’accès. Le non-paiement des dettes de guerre par la France a suscité une campagne anti-française. Mais c’est surtout la mise en place du tarif Hawley-Smoot qui a pénalisé les exportations françaises. Les taxes peuvent être extrêmement élevées, ainsi les velours de coton sont-ils taxés à hauteur de 62,5 % de leur valeur ; la soie brodée ainsi que la lingerie garnie de broderies, dentelles sont pour leur part taxés à hauteur de 90 %. Un débouché extrêmement important comme l’Argentine, se voit quasiment fermé par la mise en place en 1931 de droits de douane sur les articles confectionnés en augmentation de 50 à 100 %. A ces droits de douane, vient s’ajouter le recours aux contingentements de la part d’autres pays. A partir de 1933, la Belgique demande ainsi la dispense d’une autorisation pour toute importation de vêtements. A son tour, l’Italie fait de même en 1935 pour les vêtements et chaussures. De son côté, l’Allemagne, à partir de 1934, conditionne tout paiement d’une importation à l’obtention d’une autorisation de devises. Enfin, en 1936, les ouvrières de la couture parisienne passent du travail à la pièce à une rémunération mensuelle accompagnée par deux semaines de congés payés ce qui entraîne un surenchérissement du coût du travail. De plus, comme le souligne Du Roselle35 en permettant aux acheteurs américains de copier leurs modèles, seule solution pour contourner les droits de douane, la couture française se voit diffusée largement sur le territoire américain sans pour autant être intéressée financièrement au volume des ventes. La fin des années 1930, voit également une situation où les couturiers ont entamé pour certains d’entre eux une diversification de leur activité36. Paul Poiret est le premier d’entre eux à commercialiser un parfum sous son nom (Rosine en 1911). En 1921, Chanel crée le parfum N°5. En 1925, Jean Patou lance deux parfums à son nom et Jeanne Lanvin un également. Les années 1930 voient également les premières tentatives de lancement de lignes de prêt-à-porter émanant de couturiers. Une collection signée par Paul Poiret est en effet diffusée en 1933 par les grands magasins du Printemps. Lucien Lelong lance en 1934 une ligne de vêtements fabriqués par ses ateliers de couture mais à un prix inférieur à sa ligne couture. 1940 à 1965 : La liaison avec les pouvoirs publics Pendant la deuxième guerre mondiale, les autorités allemandes d’occupation ont pour projet de transférer la couture parisienne à Berlin ou et à Vienne37. Les dirigeants de la Chambre syndicale de la couture parisienne font traîner les choses et saisissent l’opportunité de ces discussions pour s’attribuer la répartition des métrages de tissus dans le cadre du rationnement. Cette autorité est confirmée par une décision de Jean Bichelonne, secrétaire d’Etat à la production industrielle. Mais ce qui affirme vraiment l’autorité de cet organisme professionnel est la confirmation de cette prérogative par Robert Lacoste et Pierre MendèsFrance à la Libération. Un décret du 29 janvier 1945 précise le cadre dans lequel évolueront les couturiers38. Les entreprises de couture sont tenues de mentionner l’appellation couture dans leur communication. Elles seules peuvent assurer la reproduction des modèles qu’elles créent. Une commission de contrôle soumet au ministre de l’Industrie une liste de maisons de haute couture agréées. Ainsi, depuis 1945, une liste de maisons de couture autorisées est publiée chaque année par le ministère de l’Economie. Ce système est toujours en vigueur et donne à la haute couture parisienne une position unique au monde. La centralisation française a permis de rendre singulière cette situation. Par ailleurs, l’aide textile permet aux couturiers de se voir rembourser leurs achats de textile à condition que ceux-ci proviennent d’entreprises françaises. L’immédiat après deuxième guerre mondiale est une période favorable au renouveau international de la couture parisienne. Les journalistes et acheteurs américains ont à nouveau la possibilité de séjourner à Paris. Et de nouvelles ouvertures de maisons de couture, dans un contexte de sortie du rationnement, sont largement couvertes par la presse. En témoignent le retentissement de l’ouverture de la maison Christian Dior en 1946, de celle de Pierre Cardin en 1953 ou de celle d’Yves Saint Laurent en 1962. Cependant, ce succès ne saurait être compris comme le retour à la situation antérieure à 1929. Les économies occidentales se sont en effet nettement appauvries. De plus, les sociétés évoluent dans ce sens qui par ricochet tendent à les éloigner du modèle proposé par la haute couture. L’augmentation du nombre des femmes au travail, le développement des activités sportives, et enfin une certaine américanisation de la société sont autant de facteurs allant dans ce sens. Il faut souligner le rôle des missions d’étude aux Etats-Unis s’inscrivant dans le cadre du « European Recovery Program » dit plan Marshall. Ainsi tous secteurs confondus39, les missions du Comité national de productivité qui utilisaient l’aide du plan Marshall ont été au nombre de 300 entre 1950 et 1953 et ont concerné plus de 2 700 personnes. Les visites portaient sur des sites industriels, de ventes, des universités et des centres de recherche. La durée moyenne de ces voyages était de 6 semaines. C’est dans ce cadre que les confectionneurs et journalistes français font connaissance du « ready to wear » américain. Ainsi Dominique Peclers se souvient-elle des interrogations consécutives à ces voyages : « J’étais journaliste à mi-temps et j’avais couvert une réunion où ils expliquaient, Henri de Neuville et Albert Lempereur, qu’aux Etats-Unis, ils avaient fait de la mode un moteur économique et pour redonner de l’appétence aux consommatrices, alors qu’en France, les fabricants avaient peur de la mode, parce que la mode ça se démode. Ils ne savaient pas par quel bout prendre. Alors là, on en vient à une notion de création »40. Les principaux confectionneurs de l’époque, Weill et Lempereur décident d’avoir recours à la publicité. Cette initiative fait perdre aux maisons de couture parisiennes l’exclusivité de la griffe. En 1944, les maisons de couture en gros créent le label « Les Trois Hirondelles », voulant par là signifier qu’elles peuvent se distinguer de la masse des confectionneurs. En 1955, Albert Lempereur crée le Comité de coordination des industries de la Mode (CIM). Enfin, en 1956, l’édition française de Vogue publie un numéro spécial consacré au prêt-à-porter. De plus, d’autre pays que la France souhaitent aussi s’imposer comme prescripteurs en matière de mode. Pour revenir aux maisons de couture, il convient de mentionner le développement des activités de licence, qui modifient sensi- blement leur « business model » au regard de la situation existant avant la deuxième guerre mondiale. Le développement des licences est la manifestation d’une rationalisation du système existant avant 1940. En effet, la haute couture parisienne souffrait auparavant d’un manque de protection internationale41. Cela constituait également un inconvénient pour les fabricants étrangers qui achetaient des droits à copie aux couturiers parisiens. Ces fabricants, anglais ou américains souffraient de se voir très rapidement copiés par des concurrents locaux. Aussi Philippe Simon remarque-t-il justement en 193142 : « à ne considérer que le seul intérêt de la haute couture parisienne, on mesure les profits matériels et moraux que cette industrie pourrait retirer d’une large et facile protection internationale. Par un système de licences et d’exclusivités, elle s’assurerait d’importants revenus et une équitable rémunération de ses efforts de renouvellement et d’originalité et aussi de ses risques. En outre, le marché mondial lui appartiendrait ». Ce système de licences permet également de régler en partie une difficulté pour les maisons de couture liée au fait qu’une même collection doit satisfaire les désirs d’une clientèle privée et d’une clientèle de professionnels étrangers qui achètent des modèles pour les copier (avec l’accord du couturier). Pour ce qui est du marché français, il convient de rappeler que la haute couture n’autorisait pas aux acheteurs français de reproduire ses modèles. Le système des licences, permet là encore une diffusion sur le territoire français. Ainsi en 1949, Christian Dior conclut-il des accords de licence avec deux fabricants américains, l’un de bas, l’autre de cravates. Dans le même temps, la société Mendès, fabricant parisien réputé, devient le licencié de nombreux couturiers parisiens43. 1966 à 1993 : La concurrence du prêt-à-porter et des créateurs Mais cette domination des couturiers sur le monde de la mode est fortement remise en question dès les années 1950. Déjà avant la seconde guerre mondiale, des confectionneurs français étaient allés étudier les méthodes de travail américaines44. Ils tentèrent de reproduire dans leurs ateliers français une réelle division du travail et un machinisme plus poussé. De plus, l’invention de nouveaux colorants leur a permis de proposer des étoffes plus qualitatives. Dans le cadre de l’« European Recovery Program » dit plan Marshall, des confectionneurs participent en effet à des voyages d’étude aux Etats-Unis. Ils y découvrent une industrie dite du « ready to wear », taylorisée, organisée à l’aide du système des cartes perforées et bénéficiant de débouchés importants, notamment dans les grands magasins, et ce avec l’appui des magazines de mode. L’Association française pour l’accroissement de la productivité permet aux fabricants de rationaliser leurs méthodes. Robert Weill45, dirigeant de l’entreprise éponyme, traduit l’expression « ready to wear » en « prêt-à-porter » et ouvre sur le modèle américain, une usine de confection en province. Il fait appel à l’agence Publicis pour se faire connaître et achète des espaces publicitaires dans la presse professionnelle et la presse féminine, et s’appuie sur un réseau d’agents en France mais aussi en Afrique du Nord. Il provoque un changement dans l’organisation de la confection car il « griffe » de son nom les vêtements qu’il produit, alors que ceux-ci jusqu’à présent portaient l’étiquette du détaillant qui les avait achetés. Parallèlement, deux femmes font chacune de leur côté l’expérience d’une organisation de l’industrie de la mode très différente de celles qui existait en France avant 1945. Hélène Lazareff, qui vit aux Etats-Unis durant la deuxième guerre mondiale, y travaille pour le Harper’s Bazaar et fait alors connaissance avec une presse insérée dans l’industrie de la mode et qui mélange dans ses rédactionnels haute couture parisienne et « ready to wear » américain. Elle s’initie aux techniques de présentation, de photographie et de couverture46. Maïmé Arnodin, travaille, elle, de son côté pour le Vogue anglais et prend conscience elle aussi de l’importance des grands magasins. La première fonde Elle en 1945 et la deuxième crée Le Jardin des Modes. Petit à petit elles insèrent dans leurs rédactionnels des modèles de « prêt-à-porter ». Elles vont même, sur le modèle américain, s’entendre avec des fabricants et des grands magasins pour mettre en production des modèles dont elles rendront compte dans leurs magazines respectifs et qui seront achetés par leurs relations professionnelles, acheteuses dans les grands magasins ou magasins populaires. Ce développement entraîne celui du « style ». En France, Maïmé Arnodin, précédemment mentionnée, joue un rôle central pour le lancement de cette notion. Elle en fait la promotion auprès des industriels du secteur textile-habillement et contribue à la notoriété des premiers stylistes français : Gérard Pipart à partir de 1959 et Christiane Bailly, Emmanuelle Khanh et Michèle Rosier à partir de 1962. Les initiatives de Maïmé Arnodin, en partenariat avec Denise Fayolle, modifient les méthodes de travail dans le secteur textile-habillement47. Par ailleurs, de nouveaux venus proposent des produits de mode sans passer par le circuit de la haute couture. Ainsi Sonia Rykiel s’appuie-t-elle sur une boutique détenue par son époux avenue du général Leclerc pour écouler ses créations en maille. De même, en 1962, Elie Jacobson ouvre une boutique nommée Dorothée Bis48 qui suscite un engouement considérable, son épouse Jacqueline débutant à cette occasion une carrière de styliste. Agnès B., ancienne rédactrice de mode, commence à diffuser ses produits. Venus du secteur de la confection, Daniel Hechter et Jean Bousquet débutent leur carrière à la fin des années 195049. Daniel Hechter débute sa carrière en 1961 et Jean Bousquet est, lui, fabricant de chemises sous le nom de Cacharel à partir de 1960. Enfin, le Japonais Kenzo Takada, provoque l’enthousiasme d’une partie des Parisiens pour ses produits vendus à partir de 1970 dans la boutique Jungle Jap, place des Victoires, puis lors de défilés sous le nom de Kenzo. La presse de mode ou encore la presse généraliste de gauche (L’Express et Le Nouvel Observateur) fait l’éloge de ceux que l’on appelle les créateurs de mode en les opposant aux couturiers, désignés comme conservateurs et conformistes. De son côté la haute couture ne connaît pas véritablement de déclin économique, notamment parce qu’elle a développé, en particulier Christian Dior, un système de licences générateur de revenus réguliers sans pour autant nécessiter d’investissement trop lourds. Cependant, même en son sein, de nouveaux venus contestent la division entre haute couture et prêt-à-porter en les mêlant parfois dans les défilés. Il en est ainsi de Cardin ou de Courrèges. Mais la position la plus spectaculaire est prise par Yves Saint Laurent, qui, quatre ans après avoir ouvert sa maison de couture en 1962, crée deux fois par an en parallèle une collection de prêt-àporter appelée « Yves Saint Laurent Rive Gauche ». Ce développement s’appuie, sur le plan industriel, sur une usine dédiée à Angers, en partenariat avec l’entreprise Mendès, et sur le plan commercial, sur la mise en place de boutiques franchisées. La contestation politique de 1968 ne vient qu’illustrer une situation d’isolement de la haute couture. Le 15 novembre 1972, Georges Pompidou prononce un discours qui comporte l’affirmation suivante : « Chère vieille France... La bonne cuisine... Les Folies Bergère... Le gai Paris... La haute couture, les bonnes exportations... Du Cognac, du Champagne et même du Bordeaux et du Bourgogne… : c’est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle ! »50. Toutefois, dans les années 1950 et 1960 une compétition grandissante vient d’Italie. Dans les années 1970, les Etats-Unis ont aussi développé leur propre industrie du luxe. Sur le plan national, le secteur de la haute couture a été concurrencé par des compétiteurs nationaux. Ceux que l’on appelait les « créateurs de mode » (comme Kenzo) organisaient des défilés de mode en dehors du calendrier établi par la Chambre syndicale de la couture et recueillaient des critiques très favorables de la part des rédactrices de mode. Ces nouveaux venus viennent de boutiques ou de l’industrie du prêt-à-porter. Leur positionnement plus en lien avec la jeunesse les éloigne de l’univers de la haute couture. La situation devenait critique : une part de l’engouement pour la mode en France se déroulait en dehors des instances de la haute couture. Il serait un peu forcé de considérer que 1968 est une année charnière pour l’industrie parisienne de la couture, mais la fermeture, à la suite d’une décision de son dirigeant et créateur, de la maison de couture Balenciaga cette même année illustre bien les difficultés de la haute couture, à la fin des années 1960, à être en phase avec son époque. L’initiative « Créateurs et Industriels » regroupe autour de défilés de mode communs et d’un point de vente dédié situé rue de Rennes des jeunes créateurs français et étrangers. Le groupement est accepté en 1973 au sein de la nouvelle Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et créateurs de mode. Ce faisant, des créateurs de mode ne résidant pas à Paris sont inscrits dans le calendrier de la mode sans que le sujet ait vraiment été débattu. Il faut également mentionner le développement de la concurrence internationale, concurrence essentiellement italienne puis américaine. Pour ce qui concerne l’Italie, on peut noter en 1930, l’ouverture par Adèle Aiazzi Fantechi d’urne maison de couture qui propose principalement des copies de modèles français51. La concurrence italienne a véritablement émergé sous l’influence de Giorgini52. Celui-ci organise le 12 février 1951 une présentation de créations de mode italienne (notamment des couturiers romains Caroso, Fontana et Simonetta)53 devant un public composé en partie d’acheteurs et de journalistes américains. Cette présentation a un fort retentissement aux Etats-Unis. En effet54, des acheteurs de grands magasins américains Altman, Bergdorf Goodman, Cohn Lo Balbo et Magnin assistent à la présentation. Cela conduit à un regain d’intérêt pour la mode italienne de la part des professionnels américains de la mode. Cependant, cette action de promotion de la mode italienne souffre de plusieurs handicaps. D’une part, les maisons sont déplacées de leur ville d’origine pour présenter leurs collections à Florence, d’autre part la couture romaine n’a pas une clientèle internationale aussi développée que celle de la haute couture française. Un deuxième temps de montée en puissance de la mode italienne est constitué par le rôle grandissant de la ville de Milan. Cette ville bénéficie en effet de la présence dans la région d’industries du textile et de l’habillement. Les années 1980 et 1990 sont caractérisées par une montée en puissance de la mode italienne, que renforce la dévaluation de la lire. Il se crée ensuite une « Camera Nazionale della Moda Italiana55 » dont le siège est à Milan. Aux Etats-Unis, on constate l’émergence d’une offre orientée autour de Hollywood avec Adrian et également de l’ouverture de quelques maisons qui captent une clientèle qui ne peut plus s’offrir les modèles parisiens ou londoniens. Ainsi ouvre en 1930 à New York la maison de Mrs George Schlee. Et en 1939, le couturier américain Mainbocher quitte Paris pour s’installer à New York pour y rester en activité jusqu’en 1971. La concurrence américaine s’est manifestée de manière plus nette par les conséquences d’une soirée donnée en 1973 au château de Versailles. Cette soirée de charité a organisé un match opposant cinq créateurs américains (Bill Blass, Oscar de la Renta, Anne Klein, Halston et Stephen Burrows) et cinq couturiers français (Cardin, Dior, Givenchy, Saint Laurent et Ungaro)56. Cette situation a trouvé une issue en 1973 par la reformulation des institutions professionnelles de la mode. A côté de la Chambre syndicale de la couture parisienne, a été créée la Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, ainsi qu’une Chambre syndicale de la mode masculine. Ces trois Chambres ont constitué la nouvelle Fédération de la Couture, du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode. Pierre Bergé prend la présidence de la Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, Pierre Cardin celle de la Chambre syndicale de la mode masculine. Toutes les maisons de couture qui défilaient dans le cadre du prêt-à-porter cessent de le faire et intègrent leurs collections dans le cadre des défilés organisés par la Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode. Les années 1970 voient s’opposer stylistiquement et dans le discours à l’attention du public ce que Bourdieu57 a appelé des logiques de conservation et des logiques de transgression. Parmi les conservateurs nous pouvons par exemple citer Balmain, Dior et Givenchy. Parmi les transgressifs nous pouvons compter Cardin qui proclame sa volonté de faire le TNP de la mode. Yves Saint Laurent, en créant lui-même depuis 1965 une collection de prêt-à-porter appelée Saint Laurent Rive Gauche tout en poursuivant ses deux collections de haute couture parvient à être présent dans ces deux registres. Quel que soit le discours choisi, les revenus de licence de vêtements masculins et d’accessoires couplés aux revenus des parfums et cosmétiques souvent exploités en propre permettent de compenser les pertes éventuelles de collections. Si l’on prend un point de vue non plus des produits mais celui de la géographie, il faut remarquer que le Japon est une source importante de revenus de licence pour ces professionnels. Concernant le marché américain comme pour le Japon il est une source appréciable de revenus de licence, mais il est aussi le lieu où se développent des entreprises de vêtements haut de gamme importantes qui deviendront pour certaines lignes de produits, en particulier les moins coûteuses, des concurrents des produits français. Si l’on revient à l’offre française, la juxtaposition de deux « discours » ne résoud pas le problème d’une nécessaire attirance par les classes les plus jeunes. L’exemple de Givenchy est le plus significatif dans ce sens. C’est pourquoi, nous assistons au début des années 1990 à deux phénomènes : le recrutement de directeurs artistiques au comportement transgressif, le recrutement en 1996 de John Galliano à la place d’Hubert de Givenchy dans la maison éponyme en est l’illustration la plus spectaculaire. Mais le deuxième mouvement est la volonté d’institutionnalisation de créateurs situés plutôt dans le registre de la transgression comme Gaultier et Mugler qui demandent tous deux à participer à la semaine des défilés de couture. De fait, ils deviennent en 1997, membres invités dans le calendrier de la haute couture. Enfin, de nouveaux concurrents étrangers, particulièrement italiens demandent aussi à être considérés comme des couturiers, les cas les plus marquants étant ceux de Valentino et Armani admis à la Chambre syndicale de la couture parisienne. A partir de 1984 nous voyons arriver des groupes industriels dans le secteur des couturiers et des créateurs. En 1984, Ferinel présidée par Bernard Arnault acquiert le groupe Boussac dont Christian Dior est une des filiales58. Bernard Arnault fait également l’acquisition de Givenchy, Céline et finance en 1987 la création de la maison de haute couture de Christian Lacroix. En 1989, Bernard Arnault détient la majorité de LVMH. Le changement de majorité voit le ministre de la Culture faire la promotion des créateurs de mode. En 1982, Jack Lang autorise la Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs à effectuer ses présentations au sein de la Cour carrée du Louvre. Cela renforce la situation de ces créateurs. 1993 à 2010 : Difficultés et renouveau de la haute couture La crise économique à partir de 1993 semble avoir gêné l’activité de haute couture proprement dite. De plus la dévaluation de la lire italienne le 14 septembre 1992 suivie de sa sortie du système monétaire européen a porté un coup sévère aux exportations de prêt-à-porter haut de gamme fabriqué en France. Les acteurs importants économiquement réagissent en nommant des directeurs artistiques comme l’ont fait Chanel avec Karl Lagerfeld et Dior en 1995 avec John Galliano. S’ensuivent une forte diversification produit ainsi qu’un développement de l’intégration aval. PPR fait l’acquisition en 2001 de Balenciaga et Bottega Veneta. La même année, le Gucci Group, qui est le département dédié aux produits de luxe du groupe PPR finance l’ouverture d’une entreprise dédiée aux créations de Stella Mc Cartney. Parallèlement, on assiste durant les années 1990 à un double mouvement d’intégration : intégration verticale et horizontale. Les marques de mode augmentent de manière spectaculaire leur réseau de distribution détenu en propre. De plus, elles diversifient leurs activités ou reprennent le contrôle de certaines d’entre elles. De ce fait, l’enjeu du défilé de mode devient croissant. L’arrivée de ces groupes a les effets suivants sur l’activité professionnelle. Elle permet de dynamiser la semaine de la haute couture puisque les entreprises contrôlées par Bernard Arnault investissent fortement dans cette activité (cas de Christian Dior), y recrutent des directeurs artistiques renommés (cas de Givenchy) ou financent un nouvel entrant (cas de Christian Lacroix). Concernant l’activité professionnelle ellemême, elle peut rendre ses services en matière légale moins nécessaires. Cependant, elle reste indispensable, du point de vue juridique en tant qu’organisme patronal et du point de vue politique pour servir de relais aux autorités gouvernementales. La fédération de la couture s’est également ouverte à des membres invités étrangers, japonais, italiens ou belges. Enfin, afin de préserver son activité d’origine, la haute couture, elle a assoupli les règles la concernant. De jeunes créateurs basés à Paris ouvrent des maisons de haute couture. Des marques de pays émergents demandent elles aussi à être intégrées dans le calendrier parisien. Enfin, en 2001 est réformée la réglementation de 1945 portant sur l’appellation « haute couture ». Nous devons également mentionner les marques venues de l’univers des accessoires qui intègrent des activités de prêt-à-porter et font également appel à des créateurs fortement médiatisés. En témoignent ainsi la nomination de Tom Ford en 1994 comme directeur de la création du maroquinier florentin Gucci ou la création d’un département prêt-à-porter du malletier français Louis Vuitton, prêt-à-porter pour lequel le styliste américain Marc Jacobs est recruté. La problématique des pays émergents a été traitée par le président de la fédération de deux manières : d’une part une large ouverture aux créateurs issus des « BRICs » pour ce qui concerne la semaine des défilés de prêt-à-porter. Dans le même temps, des missions sont organisées en Chine par la fédération à l’attention des jeunes créateurs parisiens. Elles débouchent pour ces entreprises sur des contrats de conseil avec des entreprises chinoises, ce qui constitue une source appréciable de revenu. Résultats de la recherche Dans un premier temps nous expliquerons quels sont les apports de notre recherche sur la question de la légitimité. Dans un deuxième temps nous tenterons d’établir une typologie. Enfin, nous verrons quelles sont les limites de la recherche. Apports de la recherche sur la question de la légitimité Notre recherche nous semble avoir précisé le rôle joué en matière de légitimité par l’organisation professionnelle. Cela est bien illustré par un des professionnels rencontrés : « A partir du moment où on est dans le groupe, on a la possibilité d’être reconnu comme étant un membre du groupe ». L’organisation professionnelle est le vecteur de cette légitimité. Cela est dû à la maîtrise par l’organisation des signes publics de la légitimité. A partir du moment où des FCE sont organisés par l’organisation professionnelle, celle-ci dispose d’un cadre institutionnel qui lui sert de levier pour exercer un rôle fédérateur. Nous avons vu à travers le cas de la concurrence exercée par le prêt-à-porter et les créateurs à la fin des années 1960 que l’organisation reste exposée à un risque de désinstitutionnalisation. profession est conditionnée à ses yeux par son admission au sein de l’organisation professionnelle. Ainsi, un des dirigeants de firme nous déclare-t-il : « Pour moi, ça m’a semblé évident qu’il fallait que je défile pendant la haute couture ». Apports relatifs aux processus de désinstitutionnalisation Typologie A la suite de l’étude longitudinale, nous sommes en mesure de distinguer des invariants. Cela nous permet de parvenir à une typologie des acteurs (nous entendons par acteur la firme adhérant à l’organisation professionnelle) en trois catégories : l’acteur contraint, l’acteur extérieur en recherche de légitimité et enfin le nouvel entrant. - L’acteur contraint Ce type d’acteurs estime ne pas avoir le choix d’adhérer, ou pas, à l’organisation professionnelle. L’activité d’origine de la firme qu’il dirige l’y contraint. Ainsi, un des dirigeants rencontrés explique-t-il : « J’ai hérité d’une situation où [ma firme] était déjà membre de la fédération ». Etre membre de l’organisation professionnelle fait partie des règles du jeu du domaine d’activités de la firme. Une sortie serait perçue comme un signal négatif. - L’acteur extérieur en recherche de légitimité Ce type d’acteurs dirige une firme dont l’activité d’origine n’est pas liée à l’organisation professionnelle. Il rejoint cette dernière pour apparaître comme une partie prenante légitime de la profession dans laquelle il souhaite entrer. Ainsi, un des dirigeants rencontrés déclare-t-il : « on a souhaité s’inscrire comme un acte de notoriété ». - Le nouvel entrant Ce type d’acteurs dirige une firme de création récente. Sa volonté est d’intégrer très rapidement le secteur dont traite l’organisation professionnelle. Sa légitimité dans la Ce travail a permis également d’apporter des éclairages sur le processus de désinstitutionnalisation. On peut estimer que, s’agissant de la haute couture, la menace était réelle à la fin des années 1960. Le FCE qu’était les défilés de haute couture se voyait fortement concurrencé par le mouvement des créateurs et des stylistes. Cependant, ce processus de désinstitutionnalisation n’a pas abouti car comme le soulignent Delacour et Leca59 pour que la désinstitutionnalisation aille à son terme, il est nécessaire que des acteurs externes mettent en place des formes de coordination alternatives au FCE. Or les deux formes de coordination mises en place par les créateurs : le Groupement Mode et Création et la chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, comprenaient en leur sein des représentants des couturiers. Limites Il convient de rappeler d’une part les limites inhérentes à l’étude de cas. Tous les adhérents à l’organisation professionnelle sur la période considérée n’ont en effet pas pu être interrogés. De plus, si l’on se place dans une perspective culturaliste, on peut penser que la légitimité de l’organisation professionnelle peut jouer un rôle différent dans des pays à tradition protestante. Il serait enfin également intéressant de mener une nouvelle étude de cas en dehors du champ des industries créatives pour savoir s’il existe une spécificité liée à ces industries. Conclusion Nous pensons avoir apporté une contribution à la théorie de la légitimité en montrant le rôle joué dans ce cadre par une organisation professionnelle. Nous avons également vu comment une organisation professionnelle peut être un vecteur de légitimité en maîtrisant un FCE. Nous avons pu également pu voir comment un FCE, après s’être trouvé menacé, a réussi à se redéployer en intégrant une concurrence potentielle. Les limites de notre étude sont d’abord d’une part inhérentes à celles d’une étude de cas, d’autre part, il conviendrait de tester si dans d’autres secteurs et aussi dans d’autres pays les mêmes données seraient observées. David Zajtmann Professeur, IFM 1. Etienne Martin Saint Léon, Histoires des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Paris, F. Alcan, 1922. 2. Jean Meynaud, Les groupes de pression, Paris, PUF, 1965. 3. Pierre-Michel Menger (dir.), Les professions et leurs sociologies. Modèles théoriques, catégorisations, évolutions, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2003. 4. Olson Mancur Olson, The Logic of Collective Action:Public Goodsand the Theory of Groups, Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 1965. 5. Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Théorie et applications, Paris, Arthème Fayard, 1995. 6. Ernst H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton N.J., Princeton University Press, 1957. 7. Pierre Doray, Johanne Collin et Shanoussa AubinHorth, « L’Etat et l’émergence des « groupes professionnels », Canadian Journal of Sociology/Cahiers canadiens de sociologie, vol. 29 (1), 2004. 8. Max Weber, Wirtschaft and Gesellschaft, Tübingen : Mohr, 1956, traduction française collective sous la direction de Jacques Chavy et d’Eric de Dampierre : Economie et Société, Paris, Plon, 1971, Paris, Agora, 1995. 9. John M. Meyer et Brian Rowan, “Institutional organizations: formal structure as myth and ceremony,” American Journal of Sociology, 83 (1977), p. 340-63. 10. Mark C. Suchman, “Managing Legitimacy: Strategic and Institutional Approaches”, The Academy of Management Review, 1995, vol. 20, n° 3, p. 571-610. 11. David L. Deephouse, “Does Isomorphism Legitimate?”, The Academy of Management Journal, 1996, vol. 39, n° 4, p. 1024-1039. 12. David L. Deephouse, To be Different, or to be the Same? It’s a question (and Theory) of Strategic Balance, Strategic Management Journal, 1999, vol. 20, p. 147-166. 13. Sur le caractère problématique de la notion de légitimité en sciences de gestion, voir Ashforth et Gibbs, 1990. 14. Christine Oliver, “The antecedents of deinstutionalization”, Organization Studies, 1992, 13 : 4, p. 563-588. 15. Hélène Delacour et Bernard Leca, « Le processus de désinstitutionnalisation d’un FCE. Le cas du salon de Paris », AIMS, Conférence Internationale de Management Stratégique, Montréal, 6-9 juin 2007. 16. Mary R. Watson (avec N. Anand), “Tournament rituals in the evolution of fields: The case of the Grammy Awards”, Academy of Management Journal, 2004, 47 : 1, p. 59-80. 17. Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007. 18. G. A. Akerlof, “The Market for Lemons: Qualitative Uncertainty and the Market Mechanism”, Quarterly Journal of Economics, 1970, n° 84, p. 488-500. 19. Rodolphe Durand, Hayagreeva Rao et Philippe Monin, “Codes and Conduct in French Cuisine: Impact of Code Changes on External Evaluations”, Strategic Management Journal, 2007, vol. 28, p. 455-472. 20. Etienne Martin Saint-Léon, op. cit. 21. Steven L. 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François-Marie Grau, La Haute Couture, Paris, PUF, 2000, p. 26 et 27. 37. Dominique Veillon, La mode sous l’occupation, Paris, Payot, 2001. 38. Didier Grumbach, op. cit. 39. Aimée Moutet, « La rationalisation dans l’industrie française : une réponse aux problèmes de la seconde industrialisation ou l’invention de la consommation de masse ? », Histoire, économie et société, 1988, vol. 17, p. 15. 40. Entretien avec Mme Dominique Peclers, 3 décembre 2009. 41. Philippe Simon, op. cit. 42. Ibid, p. 55 et 56. 43. Didier Grumbach, op. cit. 44. Germaine Deschamps, op. cit., p. 20. 45. Sur le rôle joué par Weill Paris dans la création du prêt-à-porter en France voir Jacques Lanzmann et Pierre Ripert, Cent Ans de prêt-à-porter, Paris, Editions P.A.U., 1992. 46. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 62. 47. Entretien avec Mme Martine Leherpeur. 48. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 268. 49. Ibid, p. 264. 50. INA.fr 51. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 171 52. Agnès Adriaenssen (dir.), Encyclopédie de la mode, Paris, Nathan, 1989. Traduction française de : De grote Mode-Encyclopédie, Lannoo, Tielt, 1989. 53. Didier Grumbach, op. cit. 54. Elisabetta Merlo, “Turning Fashion into Business: The Emergence of Milan as an International Hub” (with F. Polese), Business History Review, 2006, 80, p. 415-447. 55. Entretien avec M. Mario Boselli, Président de la « Camera Nazionale della Moda Italiana », Milan, 30 avril 2011. 56. Didier Grumbach, op. cit. 57. Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, janvier 1975, n° 1, p. 7-36. 58. Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010. 59. Hélène Delacour et Bernard Leca, op. cit. L’intégration verticale dans le secteur du luxe : objectifs, modalités, effets Franck Delpal Le marché du luxe a connu un développement impressionnant au cours des trois dernières décennies. Les chiffres du cabinet Bain & Company en témoignent : les ventes de produits de luxe sont passées de 72 milliards d’euros en 1994 à 168 milliards d’euros en 2010, soit un taux de croissance annuel moyen de 5 %. Les produits de mode (prêt-à-porter, chaussures, maroquinerie) possèdent toujours une part considérable puisqu’ils représentent la moitié de cet ensemble. Outre son poids économique, le secteur de la mode de luxe mérite de retenir l’attention de l’analyste de par l’évolution de ses structures (nombre, taille et organisation des entreprises) au cours des années récentes. Plus que les acteurs de la joaillerie, de l’horlogerie ou des parfums, les entreprises ayant pour cœur de métier la mode ont connu des changements très profonds dans leur physionomie. Les grands acteurs du marché témoignent ainsi d’une internationalisation croissante, d’une diversification de plus en plus poussée, ainsi que d’une intégration verticale plus prononcée qu’au 30 cours des décennies précédentes. C’est cette dernière orientation stratégique qui est l’objet du présent papier. Notre objectif est de montrer à travers une série d’études de cas les causes de ce processus – qu’il provienne de l’évolution des conditions de base du marché ou d’une stratégie résolue des acteurs de faire évoluer leur modèle économique – et ses conséquences sur le fonctionnement du secteur du luxe. Une entreprise est dite verticalement intégrée dès lors qu’elle est présente à plusieurs stades successifs du processus de production d’un produit. Néanmoins, de nombreux travaux ont précisé les diverses modalités d’intégration, qui vont bien au-delà de la simple possession à 100 % de deux phases de production successives. Harrigan définit ainsi les différents degrés d’intégration mis en œuvre par les entreprises, du contrôle complet à la désintégration totale en passant par des niveaux intermédiaires, ne concernant qu’une sélection d’étapes du processus productif ou des formes de contrôles alternatives à la propriété (quasi-intégration, restrictions verticales…). Cette grille d’analyse correspond davantage à la diversité des pratiques observées. Schématiquement, dans le cas de la mode de luxe, on peut définir quatre phases dans la réalisation d’un produit : - La création, le design ; - La production de biens intermédiaires (tissus, cuirs…) ; - La fabrication des produits finis ; - La distribution, en gros puis au détail. Nous sommes conscients que cette simplification importante nous conduit à laisser dans l’ombre de multiples divisions essentielles de l’entreprise (contrôle de la qualité, communication…) pour ne nous concentrer que sur les activités visiblement nécessaires à la fabrication proprement dite du produit. Si la création est l’épine dorsale de toutes les entreprises de la mode de luxe, nous mettrons en évidence que la plupart d’entre elles ont désormais une implication importante dans la sphère productive, que cela soit de manière directe ou indirecte, et dans la distribution. Certains acteurs des plus notoires ont de surcroît déjà pris des positions dans la fourniture de matières premières, essentiellement dans le tannage de cuirs. Nous nous basons sur une analyse monographique d’entreprises du luxe françaises et italiennes réalisée dans le cadre de notre travail de doctorat à l’université ParisDauphine ainsi que sur une série d’études réalisées au sein de l’Institut français de la mode. Le choix de cette approche s’explique par le fait que le secteur du luxe n’est pas un secteur comme les autres puisqu’il englobe une partie des autres secteurs (habillement, accessoires…) et n’a pas d’existence véritable en tant qu’agrégat. Les nomenclatures qui définissent le contenu des données statistiques servant aux validations scientifiques des théories économiques l’ignorent, ce qui complexifie tout travail statistique approfondi sur le luxe. A cette limite s’ajoute celle de la disponibilité des données dans un secteur où la culture du secret est très prononcée. Les sources principales de ces monographies sont la littérature disponible sur les entreprises (ouvrages, rapports annuels, étude de cas, presse) complétée d’entretiens semi-directifs pour certaines entreprises ayant accepté de répondre à nos questions. Une originalité de l’industrie du luxe De nombreux auteurs font état d’une désintégration croissante des entreprises au cours des dernières années en lien avec un certain nombre d’évolutions aux niveaux individuel et global. En se basant sur l’exemple de l’informatique, Quelin relève ainsi cinq facteurs ayant poussé les entreprises à massivement externaliser une partie de leurs activités vers des tiers. - Le recentrage sur les activités stratégiques. Seules les fonctions contribuant significativement à l’avantage concurrentiel des entreprises resteront dans le giron de celles-ci. - Les économies d’échelle et de coûts. Quelin note que « dans certains cas, les économies d’échelle sont atteintes beaucoup plus facilement par le prestataire de services que par l’utilisateur ». Un sous-traitant agglomérant les commandes de plusieurs donneurs d’ordres serait ainsi en mesure de produire plus efficacement que si chacun des donneurs d’ordres possédait ses propres unités de fabrication. - Les politiques de réorganisation. Les entreprises ont eu globalement tendance à se recentrer sur leur cœur de métier et à céder les activités ayant peu de rapport avec lui. - Les mutations technologiques. Face à des évolutions rapides, les entreprises peuvent privilégier l’externalisation afin de ne pas supporter le risque d’un investissement dans une technologie dont l’avenir n’est pas assuré. Ajoutons, sur un plan plus managérial, que les nouvelles technologies et les systèmes d’information ont facilité la mise en place de procédures de contrôle plus complètes et réactives, ce qui réduit le risque de non respect des contrats avec les prestataires, sous-traitants… - La globalisation des marchés. Elle entraîne une redistribution des cartes entre firmes, puisque celle-ci ont désormais à faire face à une concurrence venant de pays tiers. Ouverture des frontières et recours accru à la sous-traitance étrangère vont fréquemment de pair, comme l’a montré McLaren. Ces décisions reposent sur des stratégies pensées à l’aune d’un environnement macroéconomique en plein bouleversement. Dans le secteur de la mode, hors luxe, l’ouverture croissante des économies a considérablement bouleversé l’organisation des chaînes de valeur. Désormais, la plupart des entreprises ne conservent en interne que les activités essentielles dans la création de valeur et la perception de celle-ci par le client (design, distribution) et externalisent les phases de fabrication chez des sous-traitants localisés dans des pays à faible coût de main d’œuvre (Afrique du Nord, Asie…). Le fait est que le secteur du luxe a été à contre-courant de ce mouvement. Les entreprises témoignent en effet d’une intégration croissante sur plusieurs échelons du processus productif. Notre travail de thèse repose sur l’étude d’une vingtaine de cas d’entreprises. Nous en présentons ici dix qui nous semblent significatifs de cette mutation. Ces entreprises ont des pays d’origine, des anciennetés, des spécialisations et des tailles différentes. Tableau 1 – Le contrôle de l’amont par les entreprises du luxe : formes et motivations ENTREPRISE LOUIS VUITTON CHRISTIAN DIOR COUTURE HERMÈS GROUPE MATIÈRES PREMIÈRES PRODUCTION EN PROPRE LVMH Majoritairement achetées hors du groupe. L’entreprise a récemment établi les Tanneries de la Comète, en Belgique. La production des tissus est externalisée. 12 sites de production en France pour les sacs, la petite maroquinerie. 3 ateliers en Espagne, 2 aux Etats-Unis, tous pour les produits en cuir. 4 ateliers de chaussures en Italie. La fabrication de vêtements est sous-traitée. 5 sites de production en maroquinerie et chaussures, tous localisés en Italie et exploités avec des Externalisée. partenaires locaux. L’entreprise a L’entreprise s’engage racheté son licencié pour les vêteplusieurs mois à l’a- ments d’enfants (les Ateliers Christian Dior vance sur ses achats Modèles). Ses sites de fabrication futurs de cuir pour sont en France et en Thaïlande. réserver la meilleure L’atelier de haute couture existe qualité. toujours. Dans le prêt-à-porter, l’entreprise procède au développement des produits mais sous-traite leur fabrication. L’entreprise possède 6 sites de production pour les textiles et 4 tanneries. Elle a Hermès également une International participation minoritaire chez le fabricant Perrin, spécialisé dans la soie. L’entreprise contrôle également 11 sites de production pour la maroquinerie. Le prêt-à-porter est confié à des sous-traitants bien que l’entreprise assure elle-même la création, le développement, le patronage, le sourcing matières, le contrôle qualité... EXPLICATIONS FOURNIES PAR L’ENTREPRISE La nécessité de servir une demande en forte croissance et de maintenir la qualité. Concernant Baby Dior, l’entreprise déclare que cette activité a un fort potentiel en termes d’image et de chiffre d’affaires. La garantie de la meilleure qualité, la nécessité de former les artisans pendant des années avant qu’ils puissent travailler pour l’entreprise. ENTREPRISE GROUPE MATIÈRES PREMIÈRES PRODUCTION EN PROPRE EXPLICATIONS FOURNIES PAR L’ENTREPRISE PPR Externalisée. (Gucci Group) Le Gucci group a racheté Mendès en 2000. Mendès était le licencié pour la production du prêt-à-porter YSL et possédait 25 boutiques en propre à l’enseigne. ARMANI Armani L’entreprise possède des sites de production pour son prêt-à-porter, les chaussures, les sacs, la maille, le denim et les vêtements pour enfants. GUCCI Externalisée. Gucci a environ 200 fournisseurs principaux pour les PPR matériaux pour sacs, (Gucci Group) 267 fournisseurs pour les éléments entrant dans la production des chaussures. L’entreprise a trois ateliers (Casellina pour la maroquinerie, Baccio pour les chaussures et Novara pour le prêt-à-porter femme) mais ses salariés se concentrent sur le développement produit et le contrôle de la qualité. La production est réalisée par de nombreux sous-traitants : 500 en maroquinerie, 26 usines de chaussures dont 4 contrôlées par Gucci. PPR Externalisée. (Gucci Group) L’entreprise possède des sites de production pour ses accessoires (maroquinerie), et partiellement pour les chaussures et le prêt-à-porter. Ce dernier est en partie réalisé dans des usines appartenant au Gucci group. Qualité, savoir-faire unique, protection des savoir-faire. Della Valle Group Externalisée. L’entreprise produit la majeure partie de ses produits (chaussures et sacs) dans ses usines. Les vêtements casual, la joaillerie et les lunettes sont données en sous-traitance. Contrôle de la qualité, efficacité, prestige de la marque. Externalisée auprès de 450 fournisseurs Pour les chaussures, sacs et vêtements, l’entreprise s’appuie sur un réseau de petits ateliers, tous locali- Flexibilité, efficacité. sés en Italie. Elle se concentre sur le développement des produits et leur contrôle une fois produits. Externalisée. 9 divisions productives de l’entreprise produisent de la maille, du prêt-à-porter, des ceintures, des chaussures, des vêtements en cuir et des sacs. Certaines unités sont partagées avec Miu Miu, une autre marque du groupe Prada. L’entreprise réalise elle-même la majorité de ses prototypes, la plupart des échantillons et une partie des produits finis. YVES SAINT LAURENT BOTTEGA VENETA TOD’S SALVATORE FERRAGAMO PRADA Ferragamo Prada Externalisée Sources : Rapports annuels, presse, interviews. Contrôle de l’ensemble du process de développement des produits et de la distribution. Contrôle de la qualité et savoir-faire. Contrôle direct de la qualité, des coûts, du timing, des livraisons et des stocks. Contrôle du savoir-faire productif, des coûts de production, flexibilité et qualité. Si l’on débute par le contrôle de l’amont (fabrication des modèles voire dans certains cas production de produits semi-finis tels que les textiles et le cuir), il apparaît que de nombreuses entreprises du secteur du luxe ont un ancrage, certes parfois limité, dans la sphère productive. Signalons néanmoins que celui-ci concerne principalement les activités liées au cuir (maroquinerie ou chaussures), la fabrication de vêtements restant largement externalisée. La reprise en main de l’amont a pris deux formes principales : l’intégration verticale complète pour certaines activités et l’arrêt du recours aux licences de fabrication pour les autres, la sous-traitance étant désormais privilégiée. Dans ce dernier cas, les entreprises ont repris en direct le développement des produits, la mise en production, le contrôle de la qualité. Précisons que ces pratiques d’intégration sont récentes, la plupart se sont déroulées au cours des années 1990-2000. Comprenant que son atelier historique d’Asnières n’était plus en mesure de satisfaire la demande pour ses produits, l’entreprise Louis Vuitton inaugure un second atelier en 1977 et continuera d’ouvrir de nouvelles unités de production jusqu’à ce jour. Hermès a pour sa part massivement investi dans son site de production de maroquinerie de Pantin, qui à lui seul emploie plusieurs dizaines artisans et a racheté certaines entreprises françaises telles que la Manufacture de haute maroquinerie ou la tannerie GordonChoisy. Christian Dior a mis fin à de nombreuses licences de fabrication dans la seconde partie des années 90 et reprend ainsi en direct son activité maroquinerie à ce moment. De la même manière, Gucci et Yves Saint Laurent ont suivi cette stratégie de reprise en main du processus productif et mis fin plusieurs dizaine de contrats de licences. Les arguments évoqués par les entreprises pour justifier l’intégration de certaines acti- vités pose néanmoins question. La nécessité d’obtenir des productions de qualité élevée et constante ou l’existence d’un savoir-faire spécifique qui ne peut s’exercer hors de l’entreprise sont des pré-requis dans l’univers du luxe et pourtant les cas d’intégration ne concerne dans la plupart des cas qu’une partie de la production et quelques segments de produits (en général la maroquinerie et les accessoires). Les produits réalisés par des sous-traitants comparés à ceux réalisés par l’entreprise elle-même sont-ils de moindre qualité ? La réponse est probablement négative. De même, si l’intégration allait seulement de pair avec savoir-faire, que dire de Christian Dior qui produit ses sacs mais sous-traite son prêt-à-porter ? Suivant ce raisonnement, le fleuron de la mode parisienne n’aurait donc pas de savoir-faire spécifique dans l’habillement hormis son activité de haute couture, ce qui est évidemment faux. Nous allons donc dans le présent papier explorer à l’aide de la littérature économique les raisons qui poussent les entreprises du luxe à intégrer telle ou telle activité plutôt que telle autre, et à quel degré. Nous verrons ainsi que le calcul économique n’est pas étranger à ces choix, de même que l’environnement dans lequel évoluent les firmes, marqué par un affaiblissement des filières productives en Europe de l’Ouest. La situation est encore plus nette dans le développement des activités de distribution. L’ensemble des entreprises du luxe étudiées ont procédé à une intégration poussée de cette fonction au cours des dernières années. La part des ventes réalisées au détail dépasse largement celle des clients externes (boutiques, grands magasins…). A ces formes de contrôle direct, il convient d’ajouter les stratégies visant à s’assurer de la bonne exécution de la fabrication ou de la distribution des produits par les entreprises tierces avec lesquelles les firmes de luxe Tableau 2 – Une orientation croissante des entreprises du luxe vers l’aval ENTREPRISE GROUPE NOMBRE DE BOUTIQUES EN PROPRE (2003) NOMBRE DE BOUTIQUES PART DES VENTES AU DÉTAIL EN PROPRE (2010) DANS LE CA (%, 2010) LOUIS VUITTON LVMH 317 459 > 95 CHRISTIAN DIOR COUTURE Christian Dior 159 237 81 HERMÈS Hermès International 125 193 84 YVES SAINT LAURENT PPR (Gucci Group) 58 78 55 ARMANI Armani 119 130 68 GUCCI PPR (Gucci Group) 198 317 73 BOTTEGA VENETA PPR 59 148 85 TOD’S Della Valle Group 95 159 49 SALVATORE FERRAGAMO Ferragamo n.d. 312 70 PRADA Prada n.d. 319 70 (groupe) Sources : Rapports annuels, interviews. n.d : non disponible collaborent (distributeurs, sous-traitants…). On parle dans ces cas de « quasi-intégration verticale », une situation où les conditions de marché rendent non nécessaire la prise sous contrôle direct des activités de production ou de distribution, ainsi que l’a montré Blois en prenant l’exemple de l’automobile de luxe. Les objectifs déclarés par les entreprises comme étant à l’origine de cette orientation croissante vers l’aval sont le plus fréquemment la nécessité d’avoir une image et une offre cohérentes au niveau mondial à l’heure de l’ouverture massive des frontières, la garantie du meilleur service pendant et après la vente et une meilleure connaissance des clients. Encore une fois, ces explications ne nous semblent pas rendre compte de manière complète des raisons qui poussent les entreprises à contrôler leur distribution. Aussi, nous nous tournerons vers la théorie de l’intégration pour analyser les tenants et les aboutissants de ce mouvement. Les justifications théoriques de l’intégration verticale La théorie économique de l’intégration verticale s’organise autour de trois grands arguments qui rendent celle-ci souhaitable pour les entreprises : l’accroissement de pouvoir de marché qui en résulte (1), les économies de coûts ou les gains d’efficacité qu’elle permet (2), la réduction de l’incertitude à laquelle elle conduit (3). Comme le note Harrigan, les bénéfices de l’intégration verticale sont souvent étudiés au niveau microéconomique, en se basant sur le comportement d’une firme unique, fréquemment en situation de monopole. Or, l’intégration verticale intervient également dans des situations de concurrence, comme un moyen de se différencier. Elle revêt dès lors une dimension stratégique en ce qu’elle garantit sous certaines conditions aux entreprises qui la mettent en œuvre un avantage concurrentiel par rapport à leurs concurrentes. C’est par exemple le cas des entreprises qui pratiquent la double marge (ou double mark-up). Le cas théorique le plus étudié est celui de deux monopoles successifs, celui d’un fabricant unique qui vend à un seul client. Tous deux appliquent leur marge, maximisent leur profit de monopole et limitent les quantités vendues. L’existence d’une seule entreprise, présente sur les deux étapes de fabrication et de distribution, améliorera le bien-être dans l’économie en permettant à un plus grand nombre d’individus de consommer à des prix moindres et à l’entreprise de réaliser un surprofit plus important. Les firmes peuvent également être incitées à s’intégrer vers l’aval afin de fournir un effort suffisant de mise en valeur de leurs produits. La visibilité, le conseil aux consommateurs, l’environnement qualitatif, le service après-vente rejaillissent positivement sur les produits du fabricant, ce qui explique que celui-ci veuille se substituer à un distributeur externe moins sensible à cet objectif. De nombreux chercheurs ont fait la preuve statistique du lien positif entre l’effort de promotion de ses produits par le fabricant et la tendance à l’intégration vers l’aval. Une intégration vers l’amont permettant de substituer un input provenant d’une firme en monopole est également justifiée afin d’éviter une dépendance à cet offreur. L’intégration verticale est de surcroît un moyen de fermer l’accès au marché en empêchant, par l’achat d’un fournisseur, aux autres entreprises de produire leurs biens. Salop et Sheffman ont analysé les cas où une entreprise dominante parvient par l’intégration à accroître les coûts de ses concurrents. A cela, il convient d’ajouter toutes les formes de barrières à l’entrée que peuvent mettre en place les firmes installées pour empêcher ou freiner l’arrivée de nouveaux concurrents. L’intégration vers la distribution a ici un rôle important, comme nous le verrons dans le cas de l’industrie du luxe. En termes de recherche d’économies et d’efficacité, plusieurs thèmes ont été explorés. Bain, qui fut l’un des premiers auteurs à montrer l’importance que présentaient les processus d’intégration verticale dans l’économie, a mis notamment l’accent sur les conditions d’émergence d’entreprises intégrées pour des raisons technologiques. Il évoque ainsi des cas d’entreprises conduites par l’interdépendance de deux technologies à réaliser conjointement deux phases d’un même processus de production. L’exemple le plus fréquemment utilisé est celui de la production d’acier où la chaleur dégagée par les activités en amont rend non nécessaire de réchauffer l’acier pour le laminage de feuilles d’acier. Ce bénéfice de l’intégration verticale a été le moins développé dans la littérature. A contrario, l’exploration des multiples économies résultant de l’intégration et de la plus grande efficacité qu’elle autorise a suscité un important effort des chercheurs. L’une des sources incontournables de ces travaux est la théorie des coûts de transaction, définie par Williamson à partir des travaux célèbres de Coase. Celle-ci propose de comparer les coûts liés à la mise en œuvre en interne par un acteur d’une action à ceux naissants de l’établissement de contrats avec des entreprises pouvant devenir prestataires pour cette action. Ces coûts de contractualisation recouvrent à la fois les coûts traditionnels (terrain, travail, capital, matériaux…) augmentés des coûts de gestion de la relation entre entreprises dans le temps (recherche d’informations, coûts légaux, coûts organisationnels, coûts de comportements inefficients…) Plusieurs facteurs influencent donc les coûts de transactions que doivent supporter les entreprises : l’incertitude sur le comportement du partenaire, la complexité de l’action à entreprendre, l’importance des investissements spécifiques à réaliser et les coûts non récupérables, la fréquence des transactions… De nombreux travaux théoriques et empiriques ont testé l’ensemble de ces dimensions : - Les résultats de ces tests, basés sur des méthodes et des échantillons différents, vont globalement dans le même sens. Ainsi, l’intégration vers l’aval sera d’autant plus poussée que l’effort de l’entreprise pour mettre en valeur ses produits est élevé ; et symétriquement elle sera moins forte dès lors que le distributeur témoigne d’efforts importants. L’intégration verticale est dans la plupart des tests empiriques corrélée positivement avec le développement de savoir-faire spécifiques par le prestataire (human capital specificity) ou de toute exigence de spécificité de la part du client. - Selon la théorie williamsonienne, cette intégration a pour objectif de réduire le risque de « hold-up » de la part de soustraitants devenus incontournables. Cette théorie a été critiquée par Coase et Simon. - La complexité du processus productif est également l’une des causes reconnues de l’intégration verticale. Quant à l’incertitude, elle a un rôle d’entraînement sur l’intégration, mais uniquement en amont. Sans aller jusqu’à l’intégration pure et simple qui peut se révéler coûteuse et peu flexible, les restrictions verticales mises en œuvre par les entreprises leur permettent également de nouer des relations avantageuses avec leurs sous-traitants. Du fait d’un pouvoir de marché plus important, elles peuvent imposer leurs vues sur bon nombre de points (détention du stock par le soustraitant, délai de livraison, libre accès au site de production, spécifications sur le produit, politique marketing du sous-traitant…). Pourquoi les entreprises du luxe sont-elles de plus en plus verticalement intégrées ? Les pratiques d’intégration par les entreprises du secteur de la mode de luxe telles qu’elles ressortent des monographies et des entretiens effectués valident certaines théories économiques : - Efficience productive et captation des marges de fabrication. Les économies réalisées grâce à l’intégration (recherche d’efficience, captation des marges de fabrication) affleurent bel et bien dans les discours. Cependant, cet argument n’est valable que pour les activités où les fabricants réalisent une marge bénéficiaire sur leurs ventes, ce qui est seulement le cas de la maroquinerie en France. En effet, comme le montrent les documents de l’INSEE consacrés aux façonniers dans l’habillement, ces derniers affichent une marge opérationnelle négative depuis de nombreuses années (leur taux de marge était de - 3,3 % en 2007) ce qui explique en plus d’autres éléments (complexité, saisonnalité…) que les entreprises du luxe ne souhaitent pas procéder à des rachats de leurs sous-traitants. Il convient en effet d’ajouter que la plus forte croissante du marché des accessoires (chaussures et maroquinerie) comparé au prêt-à-porter a pu rassurer les entreprises sur le faible risque de voir ces capacités de production inutilisées. - Assurance de la livraison d’un input. Toujours dans l’amont, conformément à la théorie économique de la garantie de l’offre, la raréfaction de la fabrication de cuir en Europe a pu entraîner le rachat de tanneries par certaines entreprises du luxe afin d’assurer leur approvisionnement. Les travaux d’Adelman avaient déjà montré que sur un marché en forte croissance, une firme peut être incitée à s’intégrer en amont par crainte que les fournisseurs de biens intermédiaires ne soient pas en mesure de répondre à toute sa demande. - Aversion au risque et intégration pour raison de survie. Un cas plus spécifique au luxe et qui peut être rapproché d’une forme d’aversion pour le risque réside dans les intégrations effectuées pour éviter la direction de fait d’une société sous-traitante. Si un client est à l’origine d’une part prépondérante du chiffre d’affaires d’une entreprise ou s’il est profondément impliqué dans son mode de gestion par les directives qu’il donne, le fournisseur peut se retourner contre lui en cas de difficultés financières. Pour éviter ce comportement, le client peut être incité à procéder à l’intégration de l’entreprise. De l’aveu même de certains professionnels interviewés, les cas où un donneur d’ordres compte pour plus de la moitié du chiffre d’affaires d’un de ses sous-traitants ne sont pas rares, et les taux parfois même encore plus élevés. Aussi le risque est loin d’être négligeable d’autant que les nombreuses restrictions verticales et les phénomènes de quasi-intégration laissent peu de marge de manœuvre aux partenaires des entreprises du luxe. - Filières de production et intégration. A la suite de Chandler (1962) et d’Arrow (1975), Bolton et Whinston pointent la nécessité de mettre en résonance la présence d’une firme aux échelons de la production et de la distribution avec la nature des relations existant au sein du réseau de fabrication et de distribution de la filière étudiée. A partir de cette intuition, nous avons détaillé l’ensemble des cas de figure présents dans l’industrie du luxe. En effet, les filières habillement, maroquinerie et chaussures ont toutes trois des caractéristiques bien spécifiques. En France, la première dispose encore d’un réseau de fabricants, essentiellement spécialisés dans le prêt-à-porter féminin, sur lesquels peuvent s’appuyer les donneurs d’ordres et leur évite d’avoir à procéder à une intégration. Ils possèdent en effet un pouvoir de marché important dans la mesure où, après les vastes mouvements de délocalisation des années 1980-1990, les entreprises du luxe sont les dernières à être susceptibles de faire fabriquer en France. En revanche, la filière française du cuir est plus affaiblie. La filière maroquinerie est encore complète ce qui a permis aux entreprises de s’intégrer, en France pour la plupart d’entre elles. En Italie également, les savoir-faire disponibles localement ont permis aux sociétés de constituer leurs unités productives. Mais le secteur de la chaussure a quasiment disparu en France, même pour les produits de luxe, et les plus grandes marques ont dès lors dû créer leurs sites de production en Italie, ou travailler avec des sous-traitants dans ce pays. Tableau 3 – Réseaux productifs et choix d’intégration par les marques françaises HABILLEMENT MAROQUINERIE CHAUSSURES CONTRÔLE DIRECT PAR LES MARQUES ETAT DE LA SOUSTRAITANCE FRANÇAISE Très rare Fréquent Fréquent Existante (en prêt-àporter féminin) Affaiblissement Quasi disparition Source : IFM, Répartition de la Valeur Ajoutée. - Avantages de l’intégration de la distribution. Concernant l’intégration vers la vente au détail, les faits sont conformes à la théorie économique qui veut que l’intégration soit plus poussée chez les entreprises dont la valeur de la marque est forte (Lafontaine et Slade, p. 632). Il est clair que ce mouvement de fond, suivi par l’ensemble des entreprises du luxe, répond à la nécessité de fournir un effort important de valorisation des produits de l’entreprise autant qu’il assure sa viabilité économique par le cumul des marges. Richardson a également mis en évidence le rôle d’un réseau de distribution dans la capacité à répondre rapidement aux évolutions du marché. Le fait est que les entreprises du luxe sont de plus en plus dirigées depuis l’aval et que les remontées d’informations de la part des boutiques sont une information de première importance pour assurer le succès d’une telle entreprise. La domination de la vente au détail a également pour résultat d’exiger une organisation plus agile des entreprises. En effet, contrairement au schéma wholesale où seules les pièces vendues seront produites, l’entreprise qui vend au détail doit coller au plus près les évolutions du marché pour éviter des stocks trop importants et coûteux. - Quasi-intégration. Enfin, en termes de restrictions verticales, celles existant dans l’univers du luxe sont nombreuses. Il faut en outre noter que même lorsque les entreprises du luxe sont dans un modèle de vente à des distributeurs externes (grands magasins, boutiques multimarques), elles parviennent à vendre à leurs conditions quand leur pouvoir de marché est suffisant. Une marque désirable pourra ainsi imposer un certain nombre de conditions aux détaillants afin qu’ils assurent convenablement la diffusion des produits. Le témoignage de Hata sur le développement de Louis Vuitton au Japon est à ce titre exemplaire. Des conditions de plusieurs natures sont fréquemment évoquées par les entreprises : la définition des quantités minimum achetables, la prédéfinition de l’assortiment achetable afin que l’identité de la collection soit respectée quel que soit le magasin… Conséquences de l’intégration verticale sur le marché du luxe Cette intégration verticale plus poussée par les acteurs répond en partie comme nous l’avons vu à des considérations stratégiques : garantir ses approvisionnements et éventuellement gêner ceux des concurrents, empêcher ou freiner l’arrivée de nouveaux compétiteurs. Dans le cas des entreprises du luxe, les barrières à l’entrée sont déjà fortes : l’entreprise doit avoir une marque reconnue, une réputation établie pour des produits de qualité… Cependant, ce point n’est pas toujours le plus difficile à surmonter. Les récentes relances d’entreprises (Balenciaga, Vionnet…) montrent qu’il est possible de s’appuyer sur le legs d’une marque disparue pour entrer dans la compétition. A ces prérequis s’ajoutent désormais des contraintes économiques d’importance qui amènent à s’interroger sur la marge de manœuvre d’un nouvel entrant face aux acteurs installés. Ces derniers ont comme nous l’avons vu pris l’ascendant sur la filière de production, soit par un contrôle direct, soit par les conditions de marché favorables obtenues grâce à leur important pouvoir de négociation (réservations des cuirs de meilleure qualité, fixation des meilleurs délais de livraison…). En ce qui concerne la distribution, l’orientation de plus en plus prononcée vers l’aval des firmes installées et leur internationalisation poussée rendent le « ticket d’entrée » sur le marché d’autant plus important. Si les entreprises du luxe sont dans la majorité des cas locataires des surfaces commerciales qu’elles exploitent, leur présence ancienne fait qu’elles bénéficient de baux plus avantageux qu’un nouvel acteur. De plus, l’appartenance de certaines à des groupes multimarques s’accompagne d’un pouvoir de négociation plus élevé, puisqu’il regroupe l’ensemble des marques détenues par le groupe. Le processus d’intégration verticale joue donc le rôle de ce que l’on nomme engagement stratégique en théorie des jeux. La firme installée fait savoir aux entrants potentiels qu’elle s’engage sur le marché de manière très importante et irréversible. Ceux-ci comprennent que le coût de l’entrée sera trop élevé et décident de ne pas entrer en compétition. Cet accroissement des barrières à l’entrée explique la concentration toujours plus forte des structures de l’industrie du luxe et les raisons pour lesquelles malgré la forte croissance de ce marché peu d’entreprises ont émergé au cours des vingt dernières années. Franck Delpal IFM, université Paris-Dauphine Références : Adelman M.A (1955) Concept and Statistical Measurement of Vertical Integration, in Stigler GJ (ed) Business Concentration and Price Policy, Princeton University Press. Antomarchi Ph (1998) Les Barrières à l’entrée en économie industrielle, L’Harmattan, Paris. Arrow K.J (1975) Vertical Integration and Communication, Rand Journal of Economics. Bain J.S (1956) Barriers to New Competition, Harvard University Press. Blois K.J (1972) Vertical Quasi-Integration, Journal of Industrial Economics. Bolton P, Whinston M.D (1993) Incomplete Contracts, Vertical Integration and Supply Assurance, The Review of Economic Studies, vol. 60 n°1. Chandler A.D (1962) Strategy and Structure: Chapters in the History of the American Industrial Enterprise, Cambridge, MIT Press. Coase R.H (1937) The Nature of the Firm, Economica. Dixit A (1982) Recent Developments in Oligopoly Theory, American Economic Review, vol. 72, n° 2. 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Qu’il s’agisse de la différenciation poussée à l’extrême de ses produits, du poids des représentations et de l’immatériel, de la mondialisation des marchés ou de la nécessité d’un contrôle absolu de la création à la distribution sur un marché où la réputation et la cohérence sont des valeurs cardinales, les composantes du modèle économique du luxe témoignent d’une modernité que ne laissait présager l’état de cette industrie il y a encore une vingtaine d’années. Les entreprises du luxe sont les acteurs d’un nouvel âge du capitalisme, que certains auteurs ont nommé le capitalisme cognitif, d’autres l’économie des singularités, d’autres encore l’économie de l’immatériel. Yann Moulier Boutang décrit les traits principaux du capitalisme cognitif1. Il cite le primat de l’investissement immatériel sur l’investissement matériel et la fin de la division du travail qui bride l’innovation au profit d’organisations permettant le développement de produits complexes réalisés de façon rapide et en courtes séries. Quant à Olivier Bomsel2, il définit un nouveau type de biens, nommés « biens signifiants » qui s’ajoutent aux biens de recherche et d’expérience déjà connus des économistes. Ces biens signifiants ont pour caractéristique de ne pas s’adresser à « une demande rigide, mais à des achats d’impulsion suggérés par l’offre d’expériences ». La valeur centrale de ces biens est le message qu’ils transmettent d’où l’importance de la signalisation des produits (par la publicité, les labels de qualité, les marques…). En s’appuyant sur l’exemple de Louis Vuitton, il estime qu’une intégration verticale poussée est nécessaire à la transmission de ce type de bien. Il est intéressant de noter que ces deux auteurs font le lien entre l’évolution globale de l’économie et les modèles d’entreprises nécessaires pour s’y adapter. Aussi s’agit-il de montrer que les entreprises du luxe par leur fonctionnement et leur organisation sont porteuses de sens dans l’économie contemporaine. Pour ce faire, nous privilégierons une approche micro-économique pour cerner les grandes caractéristiques des différents modèles d’affaires de l’industrie du luxe. La renaissance d’une industrie Le regard porté dans le temps sur la production et la consommation de produits de luxe n’est pas exempt de contrastes. Le siècle des Lumières en a fait l’apologie, que l’on songe à Montesquieu, Mandeville, Voltaire ou à l’article de Saint-Lambert dans l’Encyclopédie3. Le luxe est alors considéré comme une source de richesse pour les États et les individus. Ils rompent avec une longue tradition qu’Henri Baudrillart4 qualifiera de « rigoriste », qui fut notamment 41 portée par les stoïques grecs et les moralistes français (Montaigne, Pascal) lesquels portaient sur ces dépenses superflues un regard plutôt critique. Dans son Cours d’économie politique5, Charles Gide tente de concilier ces deux points de vue. Il émet l’idée selon laquelle il convient de ne pas blâmer la consommation de luxe du fait de l’évolution rapide des besoins et des techniques : le luxe d’une époque n’est plus celui des décennies suivantes : « …À certaines époques, une chemise a été considérée comme un objet de grand luxe et constituait un présent royal. Mille autres objets ont eu la même histoire […] On ne saurait donc condamner une dépense, ni au point de vue moral, ni même au point de vue économique, par ce seul motif qu’elle répond à un besoin superflu, c’est-à-dire considéré présentement comme tel, mais dont on ne peut prévoir l’avenir ». Pour autant, la consommation de luxe ne doit pas détourner une trop grande part de facteurs de production limités (terre, travail et capital) afin de ne pas réduire le bien-être social. Dans les années 1970, le thème du redéploiement industriel est à la mode et la France veut se démarquer de ses industries traditionnelles. Georges Pompidou s’en fera l’écho en 1972 dans une conférence de presse6 : « la bonne cuisine… la haute couture et de bonnes exportations […] C’est terminé… La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle ». Mais à partir des années 1990, le luxe retient à nouveau l’attention : deux des plus grandes entreprises françaises, LVMH et PPR, s’affirment comme des leaders mondiaux du secteur, et le luxe français contribue significativement au développement international de la France, tant par ses exportations que par les investissements d’implantation à l’étranger. On estime à 168 milliards d’euros le marché mondial du luxe7, marché dont les entreprises françaises captent une part non négligeable. Cet ensemble comprend deux groupes de segments dont la part relative est presque égale : le prêt-à-porter8 et les accessoires (un peu plus du quart), d’une part ; les parfums et l’horlogerie (autour de 20 %), d’autre part. L’Hexagone occupe une place notable dans de nombreuses spécialités (maroquinerie, haute joaillerie et parfums). Les différents marchés du luxe en 2010 Secteur CA en milliards Part dans l’ensemd’euros ble du marché Prêt-à-porter 45 27 % Accessoires 44 26 % 37 22 % 32 19 % 5 3% 5 3% 168 100% Parfums et cosmétiques Horlogerie et joaillerie Art de la table Autres produits Ensemble Source : Altagamma Le luxe est devenu une véritable industrie. Elle s’inscrit dans une filière technique qui va des matières premières aux produits finis. Les entreprises gèrent des chaînes de valeur complexes qui mêlent production, logistique et distribution. Enfin son développement implique la production et la reproduction de pièces en quantités devenues non négligeable du fait de sa croissance. Toutefois les contours exacts de cette industrie sont difficiles à cerner. Si l’on définit un secteur d’activité comme l’ensemble des entreprises qui exercent la même activité principale ou qui répondent à un même besoin des consommateurs en servant le même marché, il est difficile de constituer un ensemble statistique cohérent. En effet, en termes d’activité, le degré élevé de différenciation de l’offre proposée par les entreprises du luxe, la diversité des modèles d’affaires rencontrés mettent à mal une approche fondée sur le caractère substituable des offres disponibles9. En termes de marché, la notion de besoin identique s’estompe devant l’importance des représentations : l’immatériel l’emporte sur l’utilité fonctionnelle du produit de luxe. Ce sont finalement les acteurs qui sont les plus à même de définir ce qui ressort ou non du luxe : une firme appartient au secteur du luxe dès lors que les autres entreprises la désignent comme concurrente10. L’originalité d’une offre très différenciée La première caractéristique des entreprises du luxe est la différenciation de leurs produits, par l’usage des marques mais aussi de façon plus subtile par la mobilisation d’éléments d’identification immédiate des produits tels que ceux analysés par Jean-Marie Floch11. Ce « vocabulaire » de marque accumulé au cours des années constitue le véritable actif immatériel de ces entreprises. Sa compréhension et son respect sont indispensables à la réussite commerciale. Les trois leviers de différenciation sont la création, les savoir-faire spécifiques qu’acquièrent les entreprises, mais aussi les innovations qu’elles ont pu apporter à un moment donné. La création est le fondement d’une offre différenciée. L’investissement dans la création s’exprime d’abord par la multiplication des collections : aux traditionnelles saisons d’automne-hiver et printemps-été s’ajoutent désormais des précollections dont le poids a significativement progressé, des collections d’intersaison (resort, cruise…), auxquelles il faut ajouter le cas échéant les collections masculines ou haute couture. Certains maisons réalisent jusqu’à huit saisons annuelles, soit environ une toutes les six semaines. Comme l’écrivait Roland Barthes dans l’avant-propos de Système de la mode12, « pour obnubiler la conscience comptable de l’acheteur, il est nécessaire de tendre devant l’objet un voile d’images, de raisons, de sens, d’élaborer autour de lui une substance médiate, d’ordre apéritif, bref de créer un simulacre de l’objet réel, en substituant au temps lourd de l’usure, un temps souverain, libre de se détruire lui-même par un acte de potlatch annuel ». Les entreprises du luxe mobilisent sans conteste les pratiques du secteur de la mode dans la création de « cet imaginaire constitué selon une fin de désir ». Dans le même temps, il est clair que de multiples formes, qu’il s’agisse du « tailleur bar » de Christian Dior ou d’un sac Hermès, sont inscrites dans la mémoire collective et permettent aux entreprises de revendiquer une certaine permanence de leur création qui les assure de ne pas être associées à la sphère de la mode éphémère et de revendiquer leur appartenance à l’univers intemporel propre au luxe. Ensuite, le savoir-faire artisanal et les métiers d’art sont l’un des aspects les plus valorisés par les entreprises dans la mesure où il permet de faire le lien entre l’histoire de l’entreprise et son activité actuelle. Issues de la sellerie, de la fabrication de souliers sur mesure ou de la couture, les entreprises mettent systématiquement en lumière leur rattachement à un cœur de métier noble, fondé sur une maîtrise approfondie des techniques artisanales les plus élaborées. Les entreprises jouissant d’une forte légitimité en termes de savoir-faire éprouvent ainsi le besoin de renouveler cet acquis en collaborant avec des créateurs de mode. Enfin, l’innovation permet aussi de se différencier. Celle-ci peut prendre des formes variées, qu’il s’agisse de mettre au point de nouvelles techniques, comme en haute joaillerie, d’utiliser de nouvelles matières (nouvelles fibres textiles) ou d’adapter ses produits à l’évolution de modes de vie (remplacement des malles bombées par des malles plates par Louis Vuitton, épure du vêtement par Chanel et emprunts au ves- tiaire masculin par Yves Saint Laurent pour accompagner l’émancipation féminine...). De fait, ces trois sources s’interpénètrent de plus en plus et entrent en résonance afin de susciter le désir des consommateurs. La haute couture et l’artisanat de haute qualité, qui sont les deux métiers principaux à l’origine des entreprises contemporaines du luxe, ont fondé la construction de modèles d’affaires différents. Les entreprises dont l’origine est l’artisanat ont de manière générale un cœur de métier rentable, qu’il s’agisse de maroquinerie ou de joaillerie par exemple. Dès lors, leur diversification s’explique par une nouvelle valorisation du savoir-faire (joaillerie et habillage de montres, travail du cuir en maroquinerie et chaussures...). On note d’ailleurs que certaines marques de luxe nées de l’artisanat restent spécialisées dans leur métier d’origine : c’est le cas notamment de la plupart des maisons d’horlogerie. La diversification des entreprises de maroquinerie vers le prêt-à-porter qu’elle soit récente (Louis Vuitton en 1997) ou ancienne (Hermès dès avant la seconde guerre mondiale) répond plutôt à une logique d’établissement de marque globale qu’à une nécessité d’équilibre économique. La marque devient dès lors un « éditeur, un studio, un opérateur symbolique de la validation du sens associé au produit »13. Elle propose des « choix éditoriaux » mais ne peut le faire que « dans le champ où sa légitimité est reconnue ». « Les marques sont l’occasion d’économies d’échelles permettant de ranger sous une seule appellation de multiples expériences. » Les maisons dont le métier d’origine est la haute couture, plus fragile sur le plan financier, ont rapidement cherché des activités complémentaires : les parfums dès avant la deuxième guerre mondiale, puis les contrats de licences et aujourd’hui les accessoires. Tomoko Okawa14 note que dans les années 1970, les activités couture et prêt-à-porter de Christian Dior, déficitaires, étaient compensées par les ventes d’accessoires et les licences. Plus récemment, le recours aux accords de licence est devenu plus restreint, et est en général réservé aux activités mobilisant des compétences spécifiques (parfums, lunetterie…). La maroquinerie, la chaussure et les accessoires ont constitué autant de relais de croissance interne permettant d’assurer leur développement. La part du prêt-à-porter dans leur chiffre d’affaires, souvent en diminution peut être devancée par les accessoires. L’originalité de l’intégration verticale L’un des changements majeurs qui a profondément modifié l’industrie du luxe est l’intégration verticale qui permet aux entreprises de contrôler leur offre, de la création des produits à leur vente au consommateur. Ce mouvement a été à contrecourant du mouvement de désintégration verticale des entreprises à l’œuvre au cours des trente dernières années en lien avec la mondialisation de l’économie15. À l’origine davantage focalisées sur la création et la production en courtes séries, les firmes ont progressivement acquis un pouvoir de marché important sur leurs fournisseurs et ont développé leurs ventes directes aux consommateurs grâce à un réseau de boutiques détenues en propre. En premier lieu, concernant la sphère productive, un nombre croissant de firmes de luxe se sont impliquées dans le contrôle de leurs approvisionnements, de manière directe ou indirecte. En France, Louis Vuitton, Hermès ou Chanel, par exemple, ont investi dans des unités de production souvent localisées sur le territoire national ou ont racheté certains de leurs sous-traitants. Ces processus d’intégration sont particulièrement nets dans le cas de la maroquinerie dont la forte croissance et la rentabilité ont pu rassurer les entreprises sur les engagements à prendre dans la fabrication. Certains acteurs ont également investi dans des ateliers de production de souliers en Italie, mais aussi en France à l’instar de J.M. Weston à Limoges. Par ailleurs, l’existence de goulots d’étranglement comme dans le tannage des cuirs, a conduit Hermès et Louis Vuitton à racheter des tanneries pour sécuriser leurs approvisionnements. Dans le prêt-à-porter, les cas d’intégration sont rares en France, plus fréquents en Italie. Plusieurs éléments expliquent le choix de déléguer à des sous-traitants ce type de fabrication. Ainsi, les entreprises françaises, contrairement à certaines marques de prêt-à-porter italiennes, ont rarement été impliquées directement dans la sphère productive. Leur histoire ne les pousse pas réellement à assumer ce rôle d’autant que certaines ont noué des relations privilégiées et durables avec certains de leurs sous-traitants, même si les relations entre marques et sous-traitants ne sont pas exemptes de difficultés. La nécessité d’alimenter régulièrement un outil de production alors que les ventes de vêtements sont plus marquées par la saisonnalité et connaissent une moindre croissance que celles des accessoires a ainsi pu dissuader les entreprises de s’investir dans l’amont. La seconde évolution concerne l’intégration de leur distribution au détail par de nombreuses entreprises du luxe. Les avantages du contrôle direct sont nombreux : cumul des marges de fabricant, grossiste et détaillant ; cohérence plus grande de l’image de marque ; contact direct avec la clientèle et remontée d’informations très utiles. Il convient de noter que la spécialisation métier joue un rôle : les maroquiniers sont essentiellement détaillants alors que les acteurs issus de la mode réalisent encore une part importante de leurs ventes avec des clients externes (wholesale). Les maisons d’horlogerie sont en grande majorité grossistes, tandis que les joailliers distribuent pour une large part leurs produits dans leur réseau en propre. Toutes les entreprises n’ont cependant pas les moyens ou la vocation de devenir distributeurs. Elles ont dès lors tendance, si elles passent par des clients externes (grands magasins, boutiques multimarques), à mettre en œuvre un certain nombre de restrictions verticales afin que le distributeur assure le mieux possible la vente de leurs produits. Celles-ci peuvent prendre de nombreuses formes parmi lesquelles la sélection de distributeurs agréés et la prédéfinition de l’assortiment (en quantité et en qualité) pour assurer une meilleure visibilité de la marque sur le point de vente. Ce choix stratégique peut être analysé via la théorie de l’agence. Comme le note Olivier Bomsel, ces restrictions permettent d’éviter les comportements opportunistes de la part des distributeurs qui pourraient être tentés de privilégier la vente de produits présentant une meilleure marge pour eux ou un moindre investissement nécessaire pour convaincre les clients. Entreprise Louis Vuitton Gucci Nbre de Pourcentage du boutiques (2010) retail dans le CA 452 plus de 90 % 317* 73 % Hermès Bottega Veneta Prada Salvarore Ferragamo Armani 193* 84 % 148* 85 % 207* 71 % 312* 69 % 130 68 % Burberry Christian Dior Yves Saint Laurent 417 64 % 240 81 % 78* 55 % Source : Rapports annuels des entreprises citées. * Succursales uniquement L’originalité du poids des représentations et de l’immatériel L’originalité de l’accélération de la mondialisation À ces éléments objectifs de différenciation s’ajoutent des aspects plus subjectifs qui sont essentiels dans le secteur du luxe. En effet, la valorisation de leur histoire, c’est-àdire leur héritage, la mise en scène de celui-ci16 (storytelling), la mise en valeur des produits sur les points de vente et la localisation de ceux-ci sont quelques-uns des leviers de création de valeur dont disposent les entreprises du luxe. Par une série de signaux, qui peuvent être réels ou supposés, les firmes créent un consentement à payer plus élevé auprès des consommateurs. Ceci est lié à la nature de bien « positionnel » du luxe qui traduit les aspirations psychologiques et sociales du consommateur. Bernard Catry17 s’est ainsi penché sur les différentes formes de rareté dont relèvent les produits de luxe. À la rareté naturelle, liée à la pénurie des facteurs de production, s’ajoute la techno-rareté qui apparaît lors de la mise en marché d’un produit innovant, les différentes formes de séries limitées où l’entreprise décide d’elle-même de limiter la diffusion d’un produit et enfin la rareté subjective ou virtuelle, laquelle résulte d’une stratégie d’ensemble de l’entreprise. Cette dernière dispose en effet d’une multiplicité d’éléments sur lesquels s’appuyer : niveau de prix, mode de distribution, type de communication. Les choix en termes de distribution d’un produit influencent sa visibilité et donc l’idée de rareté qui s’y attache. L’intégration croissante des acteurs vers l’aval et le dévelop- pement de réseaux de boutiques en propre répond à cet objectif de création de valeur autant qu’à la nécessité de contrôler la diffusion de l’offre. Cette volonté de développer une perception de la rareté des produits a des conséquences sur les choix opérés en termes de chaîne de valeur par les entreprises et, par conséquent en termes de modèles d’affaires. La mondialisation n’est pas nouvelle dans le luxe. Cette industrie est intrinsèquement tournée vers les marchés internationaux. D’une part, l’étroitesse du marché national rend nécessaire le développement des affaires à une échelle mondiale ; d’autre part, s’il est très difficile d’exporter des produits indifférenciés qui trouveront forcément leur équivalent sur les marchés étrangers, les produits exceptionnels, porteurs d’une identité forte peuvent trouver un large écho auprès des consommateurs des différentes parties du globe. Patrick Verley18 note qu’au XIXe siècle, seuls les produits bénéficiant d’une élasticité-prix de leur demande positive ou nulle avaient vocation à être exportés du fait du coût de transport qu’induisait cette opération. C’était alors le cas des produits de luxe. Il ajoute que la perception de la qualité des produits ne coïncidait jamais entre pays exportateurs et importateurs : un produit importé considéré comme raffiné n’est que rarement perçu comme un produit de luxe dans son pays d’origine. La conquête des marchés internationaux est devenue l’une des caractéristiques majeures des entreprises du luxe. Ce développement a bien sûr pris des formes différentes selon les périodes. L’élévation du niveau de vie sur les différents continents dans les deux dernières décennies a profondément modifié la cartographie des marchés du luxe. De plus, le processus de mondialisation accéléré a favorisé le développement international des firmes. Dans un contexte d’économie fermée, où les exportations étaient entravées et l’établissement de filiales à l’étranger difficile, les entreprises ont eu tendance à déléguer à des partenaires titulaires de licences, la distribution mais également la fabrication de leurs produits. L’ouverture croissante des marchés a permis aux entreprises de reprendre le contrôle de leurs activités dans la plupart des régions, en investissant directement, permettant ainsi la mise en place d’une image de marque et d’une offre cohérentes sur l’ensemble du globe. Les États-Unis et l’Europe ont jusqu’à la fin des années 1970 constitué les principaux marchés internationaux des entreprises. Le rattrapage économique opéré par le Japon après la deuxième guerre mondiale et le goût particulier des Japonais pour les produits occidentaux ont fait de l’archipel un relais clé de croissance de la fin des années 1970 jusqu’à la crise asiatique de la fin des années 1990. Depuis, son poids relatif dans la demande mondiale a sensiblement diminué du fait du développement plus rapide d’autres zones géographiques. Les anciens pays communistes (Russie, Europe de l’Est), les dragons asiatiques puis les grands pays émergents (Chine, Amérique latine…) ont pris une part croissante dans les ventes réalisées par les entreprises. L’ouverture progressive de ces marchés ainsi que l’émergence d’une classe moyenne dans ces pays sont les ressorts d’une dynamique qui ne cesse de s’amplifier. En conclusion, les caractéristiques brièvement examinées montrent que l’industrie du luxe offre une combinaison rare de concurrence acharnée et de monopole plus ou moins long au sens d’Edward Chamberlin19. Les clés de la réussite reposent sur la créativité et l’innovation qui constituent les ressorts ultimes des politiques de différenciation menées par les firmes qui leur permettent d’établir un pouvoir de marché. Cette situation est d’autant plus favorable que certaines études montrent qu’à l’horizon 2025, le marché du luxe pourrait atteindre 1000 milliards de dollars20. Cette perspective, qui ne saurait en aucun cas être assimilée à une prévision, puise sa crédibilité dans la croissance des marchés émergents (celle-ci expliquant les deux tiers de la croissance anticipée), mais aussi dans une plus grande urbanisation du monde, sans oublier le potentiel de croissance que recèlent de nombreuses catégories de produits (produits destinés aux hommes, maroquinerie et chaussures…). Dominique Jacomet, directeur général IFM, Franck Delpal, IFM, université ParisDauphine Part des zones géographiques dans le chiffre d’affaires (2010) Entreprise / Groupe Europe Asie Reste AméJapon (hors du Total riques Japon) monde LVMH – 29 % Mode & Maroquinerie 18 % 16 % 30 % 7 % 100 % Hermès 38 % 16 % 19 % 26 % 1 % 100 % Gucci Bottega Veneta Bulgari 30 % 18 % 12 % 36 % 4 % 100 % 26 % 16 % 24 % 31 % 3 % 100 % 35 % 13 % 19 % 27 % 7 % 100 % 22 % 9 % 13 % 8 % 100 % 16 % 10 % 33 % 1 % 100 % 22 % 16 % 34 % 4 % 100 % Yves Saint 48 % Laurent Prada 40 % Salvatore 23 % Ferragamo Source : Rapports annuels des entreprises citées. 1. Y. Moulier Boutang, Le Capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Éditions Amsterdam, coll. Multitudes/Idées, 2007. 2. O. Bomsel, L’Économie immatérielle. Industries et marchés d’expériences, Paris, Gallimard, 2010. 3. Montesquieu dans les Lettres persanes ; Mandeville dans La Fable des abeilles ; Voltaire dans les Lettres philosophiques (sur le commerce) ; Saint-Lambert, dans « luxe », article pour l’Encyclopédie. 4. H. Baudrillart, Histoire du luxe privé et public, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Hachette, 1880. 5. Ch. Gide, Cours d’économie politique, t. 2, livre IV, Paris, Librairie de la Société du Recueil Sirey, 1919. 6. 7ème conférence de presse du président de la République (21 septembre 1972), source : INA. 7. Source : Altagamma 2010 Worldwide Markets Monitor. Entrent dans le périmètre de cette étude la mode, les accessoires (maroquinerie, chaussures, horlogerie, bijouterie) les parfums et cosmétiques et les arts de la table. 8. Plusieurs auteurs utilisent le terme de mode ; celui de prêt-à-porter semble préférable car la maroquinerie et la chaussure tout particulièrement sont concernées par la mode. 9. Dans la théorie économique, deux entreprises appartenant à un même secteur d’activité ont soit une importante élasticité croisée de leur offre, ce qui signifie que leurs techniques de production sont proches, soit une forte élasticité croisée de leur demande, ce qui témoigne d’une forte substituabilité de leurs offres aux yeux des consommateurs. 10. C’est l’approche retenue par O. Bomsel, E. FiefféPrévost et P. N. Giraud, L’Industrie du luxe dans l’économie française, CERNA-Ecole nationale supérieure des Mines de Paris, 1995. 11. J. M. Floch, L’Indémodable total look de Chanel, Paris, IFM-Regard, 2004 ; Identités visuelles, Paris, PUF, 2010 (réed.). 12. R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967. 13. Cette citation et les suivantes sont issues de O. Bomsel, op. cit., 2010. 14. T. Okawa, « La maison Christian Dior, modèle de référence pour les années 1960 », dans La Mode des sixties, Paris, Éditions Autrement, 2007. 15. Sur les liens entre mondialisation et désintégration verticale des entreprises, voir notamment J. McLaren, « Globalization and Vertical Structure », American Economic Review, vol. 90, n° 5, Décembre 2000. 16. Pour une analyse approfondie des discours de marques, et notamment l’analyse de Chanel, Christian Dior et Yves Saint Laurent, voir Bruno Remaury, Marques et récits. La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, Paris, IFM-Regard, 2004. 17. B. Catry, « Le luxe peut être cher, mais est-il toujours rare ? », Revue Française de Gestion, n° 171, Lavoisier, 2007. 18. P. Verley, « Marchés des produits de luxe et division internationale du travail (XIXe-XXe siècles) », Revue de synthèse, 2006/2. 19. E. Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition, 1933. 20. Goldman Sachs, A Trillion Dollar Global Industry by 2025?, juin 2010. Cette étude inclut le marché des vins et spiritueux. L’approche du sur mesure : l’exemple romain contemporain Pascal Gautrand Il se trouve que les particularités locales, régionales ou nationales sont généralement liées à des manières historiques et contemporaines de produire et acquérir des articles vestimentaires. En ce sens, un point dans l’espace, comme une ville, renvoie toujours à une série diachronique. Ainsi, cet article portera sur la ville de Rome – là même où je fus pensionnaire de la Villa Médicis en design de mode durant une année – au cœur politique, juridique et diplomatique de l’Italie où se concentre une forte population masculine de politiciens, d’agents d’état, d’avocats et de diplomates. Aujourd’hui, ces professions imposent le port de chemises et de costumes de travail soumis à des codes très précis auquel une multitude d’employés doivent se soumettre. Ainsi la ville développe, en marge du système international du prêt-à-porter, un système local de consommation et de fabrication de chemises ou de costumes masculins sur mesure. En 2010, plus de 230 lieux ont été répertoriés1 et beaucoup d’hommes ont ainsi conservé le goût et l’habitude de s’habiller sur mesure. Loin d’être une analyse complète de ce microsystème de mode local, ce texte a pour but de livrer un point de vue quant à une manière parmi d’autres de concevoir la mode et le vêtement au regard des particularités patrimoniales. Mais comment pourrait se renouveler le design de mode contemporain à l’intérieur d’un cadre romain relativement restrictif ? Au plan historique, lorsque l’on observe le système occidental de la mode contemporaine, il valorise principalement les aspects liés à l’esthétique et à la création. Tout au long du XIXe siècle, le système de la mode s’appuyait sur un rapport direct entre le client et le fabricant : nombreuses étaient les couturières de quartier et les femmes qui savaient coudre et qui confectionnaient à domicile les vêtements de toute la famille. La multiplicité des lieux et l’omniprésence des acteurs de la production rendaient ainsi très visibles, aux yeux de la société, l’activité et une certaine culture de la fabrication. Au cours du XXe siècle, les prodigieux développements industriels et marketing du secteur de l’habillement ont imposé l’idée de la création et la figure du designer comme valeurs premières de la marque. Ainsi, le système de la mode est progressivement passé de la culture de la fabrication à la culture de l’image, de la production d’objets à celle croissante de marques, du réel aux signes. En Europe, la délocalisation de la production rend aujourd’hui quasi-invisibles aux yeux des consommateurs les phases liées à la production. La création et l’esthétique sont devenues des composantes prépondérantes du système de la mode, ne laissant que peu de place aux valeurs liées à la fabrication et aux techniques qui régissent la production de vêtements. 49 À l’inverse, il faudrait conserver au vêtement une fonction technique pour espérer en effacer les redondances stylistiques. C’est le cas particulier du vêtement de travail avec la primordialité de sa fonctionnalité. Mais la question du style et de la création inclut tout autant des problèmes liés aux phénomènes d’oscillations entre l’unique et le collectif, entre l’individu et le groupe, entre l’exception et la norme, entre la pièce unique et la série, entre l’artisanat et l’industrie. Or, dans une certaine mesure, les particularités patrimoniales semblent être en position de réinjecter de l’unicité dans un système largement sous domination des séries. Au cours de ma résidence dans la section « design de mode » à la Villa Médicis, à Rome, en 2008-2009, je me suis notamment attaché à décrypter ce qui, sur place, participe à créer un engouement si important pour des vêtements uniques. Afin d’illustrer ce propos, je propose d’appuyer mon analyse sur une expérience développée en collaboration avec le tissu artisanal local, une sorte de cartographie des savoir-faire qui a pris la forme d’une exposition intitulée « When in Rome, do as Romans do. », présentée à la galerie Valentina Moncada en janvier 2009 dans le cadre de la semaine de la mode capitoline. Dans le but d’établir un parallèle entre le système local – centré sur la fabrication de pièce unique – et le système de distribution international, j’ai alors imaginé un projet d’exposition qui consistait à faire « copier » par trente tailleurs de chemises sur mesure romains, une chemise de marque Zara, produite en série, fruit de la plus extrême standardisation – tant du point de vue du produit que des boutiques qui le distribuent. Il s’agissait d’une chemise de coton à rayures bleues et blanches pour homme, classique, un modèle relativement intemporel qui existe depuis plus de cinquante ans et qui existera encore probablement encore dans cinquante ans ! C’est une chemise produite industriellement et distribuée en masse dans le monde entier, dans une chaîne de magasins qui standardise jusqu’à l’apparence de ses points de vente : le témoin parfait du système actuel de la mode contemporaine, axé sur de faibles coûts de fabrication et sur une capacité de distribution maximale à une échelle internationale. A ce titre, la forte internationalisation de la mode laisse aujourd’hui peu de place à l’idée de particularité locale ou à la culture de la fabrication. Justement, à l’opposé, le système des tailleurs romains procède à la distribution directe entre le fabricant et ses clients, et ce sont ses valeurs particulières qu’il m’intéressait de mettre en lumière en invitant trente tailleurs romains à refaire une même chemise. Trente pièces uniques ont ainsi été recréées, chacune caractérisant la culture propre de chaque tailleur, non pas pour mettre en avant leur capacité de création ou leur créativité, car il s’agissait seulement de « copier » un modèle précis, mais plutôt pour démontrer la particularité que leurs divers savoir-faire impriment en filigrane et qui est à l’origine de l’unicité de chaque produit. C’est ainsi qu’un même objet, fabriqué par trente personnes différentes, est toujours un objet différent, même si son esthétique est identique. En outre, l’installation de ces trente chemises était accompagnée d’une série de vidéos, des portraits d’hommes qui racontaient chacun une histoire liée à une chemise. Ce dispositif, au-delà des valeurs invisibles liées à la fabrication du vêtement, soulignait aussi l’idée d’appropriation du vêtement par le client consommateur. Il s’agissait de montrer comment une chemise standard peut devenir un porte-bonheur ou un objet qui transporte des valeurs qui, elles aussi, vont au-delà de ses caractéristiques esthétiques et qui sont invisibles au regard des autres mais qui – pour nous qui créons ce lien particulier et ces projections sur les vêtements – changent la signification et la valeur de l’objet. Faute d’être une capitale de mode – au même titre que Paris, Milan, New York ou Londres – Rome est avant tout la capitale politique de l’Italie, le centre juridique, diplomatique et aristocratique qui comporte, de fait, beaucoup de congrégations professionnelles amenées à devoir s’habiller de manière classique et souvent apparemment traditionnelle. Pourquoi donc, aux yeux du client, une chemise sur mesure serait-elle plus singulière qu’une chemise prêt-à-porter ? Sans doute que plusieurs raisons entrent en ligne de compte. L’acte de se faire réaliser une chemise sur mesure suppose un arbitrage entre des choix personnels et une obligation d’appartenance au groupe lorsqu’il faut choisir son tailleur. La part d’expression personnelle s’appuie tout d’abord sur le choix des matières, des coloris, des motifs, et des détails tels que le type de col, sa rigidité, la forme des poignets ou les variantes de pattes de boutonnage. Au travers du choix et de l’énumération de ses propres goûts, la part d’implication du client dans la création d’un vêtement personnalisé est ainsi manifeste. Le fait que le client soit commanditaire d’un produit qui n’existe pas encore lui offre aussi une part plus importante dans la responsabilité de la création, à la différence du système du prêt-à-porter où la responsabilité revient plutôt à la marque, au designer ou au couturier et à ses équipes. Axée sur une forme de contribution, l’implication de soi change inévitablement la perception que le client a de sa propre chemise. D’ailleurs, en Italie, le concept de l’ad personam2, selon la locution latine, est très prégnant. Le terme est très fréquemment employé dans le langage usuel ou dans la presse, non pas seulement pour définir une posture politique, mais il n’est pas rare de le retrouver sur les plaquettes de présentation ou les sites Internet des tailleurs italiens de chemises ou de costumes sur mesure. Au-delà des préférences esthétiques personnelles, la personnalisation de la chemise sur mesure se fait aussi au travers de l’apposition des initiales du client. Selon une coutume fréquente à Rome, les hommes font broder leurs initiales sur le flanc gauche qui peuvent aussi être placées ailleurs, sur les poignets ou sur le col. Les choix de chacun se portent sur la couleur du fil de la broderie, plus ou moins en contraste avec le tissu de la chemise, et sur le type de caractères utilisés : majuscules, minuscules, lettres bâtons ou italiques. C’est un facteur qui est déterminant, par rapport à la représentation de soi, mais aussi vis-à-vis du positionnement adopté face au groupe auquel on appartient, ou au contraire, par rapport auquel on choisit de se différencier. A Milan, dans les années 80, par exemple, les jeunes hommes d’affaires ambitieux faisaient souvent broder leurs initiales de manière très visible sur le col de leurs chemises. Leur importance symbolique est telle que les tailleurs de chemises proposent souvent qu’elles soient brodées à la main même lorsque les chemises sont entièrement fabriquées à la machine. Tout se passe comme si le reflet le plus évident de la personnalité du client sur la chemise devait impérativement être soumis à la phase de fabrication la plus « humaine ». Outre un degré de représentation et de valorisation de soi, pour le client, se faire réaliser une chemise sur mesure traduit aussi la notion d’appartenance au groupe. Tout d’abord le type même du produit, la chemise, est un véritable archétype du vêtement masculin, en tant qu’elle exprime le passage à l’age adulte et la représentation de la masculinité. À ce titre, lorsqu’un jeune homme atteint l’age de la majorité, le cadeau qui lui est souvent offert par ses proches est une chemise sur mesure. Se faire réaliser un vêtement sur mesure est ainsi un peu de l’ordre du rituel et du passage. Pour ce qui est de la représentation de la masculinité, je peux prendre appui pour exemple sur une anecdote, qui m’a été racontée par l’un des tailleurs. Il s’agit d’une femme gendarme qui est venue voir un tailleur de chemise sur mesure parce que ses collègues masculins se faisaient réaliser les leurs au même endroit. Et alors que les salaires sont très peu élevés à Rome, elle mettait un point d’honneur à ne porter que des chemises sur mesure coûtant entre 100 et 120 euros sous son uniforme… Dans ce cas précis, se faire réaliser une chemise sur mesure est sans doute aussi un moyen pour cette femme gendarme de rivaliser avec la masculinité de ses collègues en entrant elle aussi dans le « club des hommes qui font faire leurs chemises sur mesure, à cet endroit-là, chez ce tailleur-là ». Dans d’autres cas, les coloris et les choix des étoffes, les types de rayures, sont aussi parfois utilisés pour montrer son appartenance à un parti politique précis. De même que l’usage d’une cravate d’une couleur ou d’une autre peut aussi y faire référence et là encore, il y a au travers de ces vêtements extrêmement traditionnels de nombreuses symboliques qui ne sont écrites nulle part mais qui circulent et font partie de l’imaginaire de l’appartenance au groupe. Il faut souligner que le bouche-à-oreille est d’ailleurs primordial dans ce système qui s’appuie très peu sur la publicité ou le marketing. Quand on connaît une bonne adresse de tailleur, on ne la communique qu’à des personnes ou des collègues que l’on apprécie. Et se met ainsi en place tout un système comparable aux clubs privés, à tel point que certains tailleurs que j’avais sollicités pour réaliser une chemise et prendre part à cette exposition n’ont pas souhaité participer pour ne surtout pas faire de publicité ou même, pour ne pas être amalgamés aux trente autres tailleurs. Leur clientèle d’habitués est souvent composée de politiciens et d’hommes d’affaires internationaux qui, à eux seuls, permettent d’atteindre la capacité maximale de fabrication de l’atelier et ne laissant donc pas au tailleur la possibilité d’accepter de nouveaux clients. Ces boutiques sont souvent invisibles depuis la rue et ne figurent pas dans les pages jaunes des annuaires ou sur Internet, l’antithèse marketing des boutiques de prêtà-porter qui cherchent la meilleure zone de chalandise et la plus grande visibilité au travers de la publicité. Le processus de fabrication est très souvent invisible dans le système contemporain de la mode. Dans les boutiques de prêt-à-porter, lorsque le client arrive, le produit est déjà existant, le plus souvent, fruit d’une production délocalisée, on ne sait pas qui l’a fabriqué, certaines étiquettes « made in » indiquent la provenance de manière plutôt vague – quand ce n’est pas de façon mensongère. Pour toutes ces raisons, il est assez difficile d’avoir une idée concrète de la fabrication et du travail qui est derrière. Tant la fabrication que la part humaine liée à la fabrication sont ici des composantes du design de vêtements communément peu prise en compte par les marques actuelles. Justement, ce micro-système local s’appuie sur la transmission d’un métier, d’un patrimoine et sur la notion de famille à laquelle les Romains et les Italiens en général sont très attachés. A ce jour, tous ces points sont d’ailleurs des facteurs déterminants dans la persistance de ce système qui a quasiment disparu partout ailleurs en Europe. La plupart des tailleurs rencontrés à Rome pratiquent ce métier de père en fils depuis plusieurs générations, souvent dans le même local, avec les mêmes savoir-faire et une clientèle qui se transmet aussi de génération en génération. C’est un attachement affectif au travail que l’on peut sentir, il est symboliquement très important pour les tailleurs de pratiquer et de faire perdurer le métier de leurs ancêtres. C’est d’ailleurs un élément qui devient aujourd’hui problématique dans la mesure où les plus jeunes générations sont loin d’éprouver le même attachement pour ce type de pratiques et la relève est donc parfois difficile à assurer. La notion de fabrication est aussi extrêmement importante pour les tailleurs puisque qu’elle se transmet oralement de père en fils, de maître à élève. D’ailleurs pour exemple, à la disparition de ses parents, l’un des tailleurs rencontré a hérité d’une boutique en rez-de-chaussée et d’un atelier en soussol. Son premier réflexe a été de faire table rase de la tradition et il a par conséquent décidé de moderniser le tout. Il s’est rendu chez Ikea pour acheter du mobilier d’entreprise : un mélange de panneaux mélaminés « imitation bois noir », de verre dépoli et d’aluminium brossé. Une fois la boutique aménagée, s’occupant lui-même à la fois de l’accueil des clients et de la coupe des chemises, il s’est retrouvé avec l’impossibilité d’être à la fois dans l’atelier et dans la boutique. Pour y remédier, il a donc placé à la va-vite, sur un meuble bas au centre de la boutique, une planche d’aggloméré qui rompt complètement avec l’harmonie du mobilier Ikea, et c’est maintenant là qu’il taille les chemises pour ses clients. Ce faisant, et de manière complètement involontaire et irréfléchie, mais par pure nécessité, il a replacé la fabrication au centre du lieu de vente. Son envie initiale de boutique moderne et à la mode passait par une certaine neutralité du lieu de vente comme en témoigne le type de mobilier qu’il avait choisi, mais en même temps, par attachement presque affectif à la fois à la fabrication et à la relation client (qui sont les deux axes de son métier qui lui sont chers), il a dû modifier l’espace de manière très maladroite, et son geste en dit long sur l’importance et la visibilité de la fabrication dans ce système. L’idée du fait main et du « made in Italy », fait aussi partie de la fierté nationale, beau- coup plus que l’on ne peut le ressentir en France. Lorsque l’on vit en Italie, on entend vraiment tous les jours parler du « made in Italy ». C’est une thématique qui est d’ailleurs actuellement plus particulièrement au cœur des débats puisqu’une loi3 vient d’être proposée pour réduire les abus en matière d’étiquetage mensonger et afin de redonner une véritable valeur au « made in Italy », ébranlé par les scandales liés aux pratiques des ateliers clandestins chinois dans la région de Prato ou de Naples et à l’importation de produits asiatiques faussement étiquetés « made in Italy ». En conclusion, par extension, il est facile de concevoir que tous ces éléments, qui composent les liens entre le client et son vêtement, entre le tailleur et le vêtement qu’il réalise, et entre le client et le tailleur, viennent compléter le « design » du vêtement et participent à l’envie de faire appel à tel ou tel autre tailleur. Ces données et ces valeurs, qu’elles soient issues de sa propre personnalité, voire de son narcissisme, du rapport que l’on établit avec son milieu social, ou de la culture de la fabrication locale, viennent se surajouter au vêtement, non pas de manière visible – ils n’en changent pas l’esthétique – mais de manière symbolique au point de transformer la perception que le client a de son vêtement. La translation de ces éléments dans le champ de la mode contemporaine serait sans doute un moyen efficace de redonner du sens à un système international et aux marques de prêt-à-porter qui ne prennent que rarement en compte la plupart de ces valeurs. Mais comment pourrait-on seulement introduire des actions non industrielles, véritablement singulières, dans un milieu massivement industrialisé depuis la production jusqu’à la communication ? Pascal Gautrand Designer de mode indépendant 1. Un guide sur mesure. Rome, 239 lieux de la Capitale où l’homme peut se faire réaliser vêtements et accessoires sur mesure, d’Andrea Spezzigu et Pascal Gautrand, préface de Silvia Venturini Fendi, Palombi Editori, 2010 (versions italienne et anglaise déjà parues, version française à paraître). 2. Locution latine : qui s’adresse à la personne privée, qui provient de sa vie privée. 3. La loi Reguzzoni-Versace n.55 du 8 avril 2010, votée à l’unanimité par le Parlement italien, interdit de mettre la mention « Made in Italy » sur les produits textiles, chaussures et la maroquinerie dont les phases de production ne se sont pas déroulées au moins en grande partie en Italie. Au moins deux des quatre transformations suivantes : filature, tissage, teintureennoblissement et confection doivent ainsi avoir eu lieu en Italie. Le luxe, la part maudite et la plus-value Nicolas Liucci-Goutnikov Un excédent confisqué. « Luxus » est excès et débauche1. C’est l’excédent que produit immanquablement toute société humaine, le surplus d’énergie que Georges Bataille appelle la « part maudite »2 et qui ne connaît que deux types d’usage : être dépensé par tous dans un processus d’extension démocratique, ou bien être utilisé, excessivement, c’est-à-dire dans la débauche, par une certaine minorité qui s’en arroge le monopole. Mécanique économique de gestion de l’excédent, le luxe correspond à la deuxième occurrence. Il consiste en la confiscation de la part maudite au bénéfice d’une minorité. Dès que cette confiscation est réalisée, un monopole sur la jouissance de la part maudite se met en place. Dès lors, le luxe existe3. Une qualité de la possession. Le luxe ne représente donc que la qualité monopolistique de l’usage d’un certain surplus d’énergie, cristallisé sous la forme d’événements ou d’objets déterminés4. Il est le qualificatif signalant l’appropriation d’un objet par une minorité, plus ou moins durable, mais toujours exclusive. En somme, il faut dire avec Sartre que « le luxe ne désigne pas une qualité de l’objet possédé, mais une qualité de la possession »5. Précisons à nouveau : une qualité de la possession de nature monopolistique. En tant que tel, le luxe est nécessairement subsumé par la catégorie de la quantité, l’appropriation exclusive d’un flux exigeant qu’il soit possible de le quantifier. Dénombrement et authenticité. Ce qui échappe par nature à la quantification ne peut être objet de luxe. Ainsi de tout ce qui tient de l’Idée, car on ne peut à proprement parler confisquer les idées. Bien sûr, on peut vouloir s’approprier leurs manifestations physiques (un livre, une partition, etc.), c’est-à-dire les objets et événements dans lesquels sont inscrites ou exprimées leurs différentes notations. Mais cette appropriation est toujours vouée à l’échec puisqu’une autre notation, aussi parfaitement conforme à l’Idée que la première, peut être re-produite. C’est pourquoi les œuvres littéraires, ou musicales, ne peuvent constituer des objets de luxe, à la différence de quelques unes de leurs manifestations physiques (et ce de manière parfaitement contingente) : livres aux feuilles d’or dix-huit carats, disques compacts en platine, salles de concert cinq-étoiles, etc. Comme l’a montré Nelson Goodman6, pour ces types d’œuvre – les œuvres d’art de régime allographique – la notion de contrefaçon n’est pas pertinente : « le manuscrit de Haydn n’est pas un exemple plus authentique de la partition d’une copie qu’on vient d’imprimer ce matin »7. Il ne peut exister de faux de la Symphonie héroïque ou du Bateau Ivre : on parlera tantôt de plagiat, tantôt de pastiche, ou de parodie. Le luxe ne se rapporte qu’à des objets dénombrables. Des objets qui, contrairement aux œuvres de régime allographique, se réduisent purement et simplement à leurs manifestations physiques (à cet objet 55 que je tiens, à cet objet que je vois, etc.). En d’autres termes, comme l’a montré Gérard Genette8, des objets de régime autographique. Or le régime autographique repose essentiellement sur la notion d’authenticité. Une œuvre d’art est autographique « si et seulement si la distinction entre l’original et une contrefaçon a un sens ; ou mieux, si et seulement si sa plus exacte reproduction n’a pas, de ce fait, statut d’authenticité »9. De fait, il ne peut y avoir de luxe si la plus exacte reproduction d’un objet de luxe a statut d’authenticité. C’est pourquoi, comme les tableaux, les objets de luxe sont souvent marqués10. Raretés. Plus que tous les autres, les objets existant en quantité limitée s’offrent à la confiscation – cela explique qu’on ait coutume d’établir une corrélation entre luxe et rareté. Nécessaire ou non, cette rareté n’a pas, en tout cas, à être naturelle. Peu importe qu’elle soit une donnée de fait ou une construction artificielle. La rareté monopolisée dans le luxe est une rareté identifiée dans la nature ou une rareté organisée par l’homme en vue d’en confisquer l’usage. Ce rapport quasi-mécanique à la rareté éclaire la dimension la plus admirable du luxe, dont les producteurs semblent être poussés, comme par vocation naturelle, à protéger les savoir-faire les plus fragiles. Dans le domaine des artefacts, la rareté la plus immédiate est celle des savoir-faire minoritaires, c’est-à-dire, aujourd’hui, les techniques artisanales. Une qualité inqualifiable. Le luxe ne concerne que des objets dénombrables, existant de préférence en quantité limitée. Peut-on pour autant en dresser une typologie ? A l’évidence, non. Tout type d’objet peut être objet de luxe du moment que son usage, au sein d’un ensemble, d’une collectivité, d’une société humaine, est monopolisé par une minorité. Il faut par conséquent détacher le luxe des systèmes de goûts, en vertu desquels l’usage des biens se répartit de manière plus ou moins stable dans les différentes régions de l’espace social. Ainsi, le concept de luxe ne peut trouver sa place au sein du schéma de La Distinction, selon lequel on aime jamais que ce à quoi on a été habitus-é ; aux prolétaires la viande rouge et les jambes écartées, aux bourgeois le poisson et la raideur des postures. En effet, viande rouge et poisson constituent ici et maintenant des objets de luxe si et seulement si leur usage est monopolisé ici et maintenant par une minorité. Corollaire : puisque les monopoles peuvent être brisés et les usages démocratisés, il n’existe aucun type d’objet qui soit en permanence un type « de luxe ». En revanche, il existe de solides croyances selon lesquelles certains types d’objets seraient nécessairement des objets de luxe : les pierres précieuses, les broderies faites à la main, les vins de certains cépages, etc. Ces mêmes croyances permettent au sujet de reconnaître et d’appeler « objets de luxe » les objets dotés de certaines caractéristiques à première vue substantielles. Leur origine réside dans la confusion qui fait voir la cause du luxe dans ce qui n’est que la conséquence provisoire d’une situation de monopole. En tant que qualité de la possession monopolistique, le luxe se présente nécessairement sous certaines formes particulières, qui dépendent de la nature même du monopole en vigueur. On peut en tout instant dresser un état synchronique des objets dont l’usage a été monopolisé, et parvenir, par réduction, à en distinguer les propriétés (ce à quoi se livre précisément Bourdieu dans La Distinction). Toutefois, ces propriétés sont aussi passagères que les monopoles. Car lorsque, justement, le monopole tombe, l’objet de luxe perd aussitôt sa qualification et s’avilit ; dégradante fatalité, ses propriétés apparaissent périmées. Tel fut le sort d’une ribambelle d’objets, de l’automobile aux cotonnades, de l’émail au parfum. Notons que les indices de l’inqualifiable qualité du luxe affleuraient déjà dès les prémices de cette réflexion. La part maudite n’avait pour seule qualité que celle d’être un pur excédent, informe, qui pouvait aussi bien être dépensé par tous dans un processus d’extension démocratique. Le luxe ne correspondait qu’à l’occurrence complémentaire, exclusive de la première, la confiscation par et pour une minorité. Confiscation préalable des moyens de production. Le luxe est la confiscation par une minorité de l’excédent produit par la collectivité, en puissance pour la collectivité. Pour que la confiscation de la part maudite puisse advenir, il faut nécessairement qu’existe au sein de la société qui la produit un rapport de force inégal. Il faut qu’une certaine relation de domination permette que l’excédent soit soustrait à la collectivité par une minorité ; que cette minorité possède la puissance nécessaire pour en priver la collectivité. Or la puissance, c’est la faculté à produire des effets. Etre puissant, c’est être en possession des moyens de produire des effets, être en possession de moyens de production. La minorité ayant la capacité de confisquer la part maudite est celle qui possède « déjà » les moyens de produire une telle confiscation. En d’autres termes, le luxe est fondé sur la confiscation préalable, partielle ou totale, en tout cas majeure, des moyens de production des effets. Dans la société féodale, les moyens de produire la confiscation sont d’ordre juridicotraditionnel : certaines étoffes, certaines couleurs, certains accessoires sont dévolus de jure à l’aristocratie. Les lois somptuaires du Haut Moyen Âge et de la Renaissance, veillent, en cas de besoin, au respect des monopoles. Mais dans les conditions particulières de la démocratie capitaliste, qui consacre l’égalité en droit, aucun privilège ne peut être accordé à une minorité en vertu des qualités individuelles de ses membres (hérédité, force physique, etc.). La confiscation de l’excédent s’établit donc sur d’autres fondements : l’inégalité en moyens, qui y accompagne l’égalité en droit. Plus précisément, en régime démocratique et capitaliste, les objets qui peuvent être confisqués ont la forme des marchandises et leur confiscation est médiatisée par la monnaie. Les moyens de produire la confiscation y sont par conséquent fondamentalement financiers. Ils sont fonction de l’accumulation préalable de capitaux économiques. L’objet, désormais marchandise de luxe, est y donc devenu : une marchandise d’usage en puissance universel dont le prix est suffisamment élevé pour en produire la confiscation. Signaux et symboles du luxe. L’argent constitue un équivalent universel11 pouvant être échangé contre toute marchandise. C’est une sorte de signifiant flottant capable de véhiculer tout type de signifié. Dans ce régime d’équivalence, le prix, lui, ne fait rien d’autre qu’appeler l’argent vers la marchandise. En conséquence, la marchandise de luxe, puisqu’elle ne se définit que par son prix, suffisamment élevé pour en produire la confiscation, peut, à l’image de l’argent lui-même, adopter des formes d’une infinie diversité. Cette contingence, elle la doit à la tautologie essentielle qui la fonde et qui fait d’elle, au fond, comme un jeu de langage en vertu duquel « une marchandise de luxe est chère parce qu’elle est chère ». En d’autres termes, elle ne connaît dans son apparence formelle qu’une contrainte : signifier sa confiscation économique, c’est-à-dire signifier qu’elle vaut cher. A l’évidence, les signes dénotant la cristallisation dans la marchandise d’une quantité de travail social élevée sont tous qualifiés : diamants, perles, or, platine, soie, broderies, rubans, piqûres, surpiqûres, points de couture, points selliers, coupes sophistiquées, etc. Chacun de ces signes attestent la valeur d’échange supérieure de la marchandise, et par conséquent son prix. Ces signes sont ce qu’Emile Benveniste12 appelle des signaux, puisqu’ils sont liés de façon « naturelle » à ce qu’ils signifient : il est bien évident que diamants, perles ou platine signalent une rareté naturelle, c’est-à-dire une forte quantité de travail cristallisée, l’extraction de ces matières précieuses étant particulièrement coriace. Cela vaut également, bien sûr, pour tout travail complexe (broderies, coupes sophistiquées, etc.). Tout cela coûte cher, tout cela signale donc « naturellement » un prix supérieur. Des signes n’étant pas liés de manière « naturelle » à ce qu’ils signifient – des symboles – peuvent eux aussi signifier un prix supérieur. Les symboles (logos, signatures et autres griffes) sont par exemple ce qui permet à un simple t-shirt en coton d’être transmuté en marchandise de luxe. Ils semblent ressortir de ce que Roland Barthes considérait comme des systèmes sémiologiques arbitraires, des systèmes dans lesquels les signes sont « fondés non par contrat mais par décision unilatérale »13 ; Barthes avait identifié comme tel le système de la mode. La mode, à l’évidence, impose des significations : « le bleu est à la mode cette année », « on adore on déteste », et tout. Les symboles connotant le luxe paraissent s’imposer de la même manière. Ils signifient la confiscation économique, se trouvant, selon des modalités que nous ne développerons pas ici14, investis du mystérieux pouvoir de faire valoir cher. Idéal-type. En régime démocratique et capitaliste, la confiscation économique est la condition nécessaire et suffisante du luxe. Cela implique que la minorité capable de confisquer les objets de luxe est aussi celle qui a préalablement accumulé le capital économique. En d’autres termes, l’accumulation du capital est la fonction différentielle du luxe. Il est aisé de déterminer l’optimum d’une telle fonction : il correspond à la confiscation totale des moyens de production, c’est-à-dire à la confiscation du capital lui-même. L’idéal-type du luxe est donc l’individu idéal qui possède de manière exclusive les moyens de production, c’est-àdire le capitaliste. Cela explique pourquoi les topiques du luxe ne manquent jamais de signifier la monopolisation des moyens de production ; c’est-à-dire le non-travail ou otium ; c’est-à-dire le travail accompli par d’autres, accumulé et cristallisé ; c’est-à-dire tout ce qui s’en suit, y compris, mais de manière contingente, le raffinement culturel offert par la vie contemplative15. De la part maudite à la plus-value. Confiscation de la part maudite par une minorité, le luxe se révèle maintenant correspondre à l’exploitation du surtravail – c’est-à-dire, dans la terminologie marxienne16, le travail accompli par le travailleur et non rétribué par le capitaliste. De fait, comme la part maudite, le surtravail est proprement un excédent : c’est ce qui, au cours de la journée de travail, vient en « extra » du temps nécessaire à la reproduction de la force de travail. Du surtravail, le capitaliste extrait la plus-value. Lorsque la plus-value est convertie en marchandise, qu’elle « se dissipe (…) comme revenu, au lieu de (…) fructifier comme capital »17, apparaît alors la marchandise de luxe. Et le capitaliste de se comporter comme la noblesse féodale, « impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante »18. Nicolas Liucci-Goutnikov Chercheur et commissaire d’exposition 1. Cf. Gaffiot, article « luxus », Paris, 1934. 2. Georges Bataille, La Part maudite, Editions de minuit, Paris, 1967. 3. Le luxe, en tant qu’occurrence complémentaire et exclusive de « l’usage démocratique de l’excédent », s’oppose logiquement à celui-ci. Il ne peut donc exister de « démocratisation du luxe ». Démocratiser le luxe, c’est l’anéantir. 4. Gérard Genette, citant Wittgenstein, rappelle que les choses ne sont que des « conglomérats relativement stables d’événements » (L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994, p. 39). Nous privilégierons pour plus de commodité l’usage du mot « objet ». 5. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 666. 6. Nelson Goodman, Langages de l’art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. 7. Ibid. p. 146. 8. Cf. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994. 9. Nelson Goodman, op. cit., p.147. 10. C’est pourquoi, également, les marques du luxe luttent intensivement contre la contrefaçon. 11. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 1. 12. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966. 13. Cf. Roland Barthes, « Eléments de sémiologie », Communications, n° 4, 1964, p. 111. 14. La valeur des symboles doit en l’espèce être placée dans la perspective d’un système de croyance de type magique. A ce propos, l’auteur se permet de renvoyer à son article « L’œuvre d’art, idéal-type de l’objet de luxe ? Michael Jackson and Bubbles et la Maison Jeff Koons », in Le Luxe. Essais sur la fabrique de l’ostentation, sous la direction d’Olivier Assouly, Paris, IFM-Regard, 2011, p. 353. 15. Le capital culturel est donc bien une donnée indépendante de ce système. Il est certain que l’accumulation de capitaux culturels de la part d’une fraction de la minorité dotée des moyens de produire la confiscation lui permet de se distinguer des fractions moins dotées. Mais que les marchandises confisquées par la fraction cultivée tiennent alors d’un « luxe raffiné » et que les marchandises confisquées par la fraction moins cultivée tiennent d’un « luxe grossier », cela n’a aucune importance. Le saut culturel, qualitatif, du grossier au raffiné, reste étranger au luxe. Le luxe n’est pas une distinction. Il est, pour le meilleur et pour le pire, une confiscation. 16. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 3. 17. Ibid. p. 600. 18. Ibid. p. 601. Responsabilité et profits : de quel temple le luxe s’est-il fait le gardien ? Selvane Mohandas du Ménil Une donne inédite « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre » : le slogan d’Air France dévoilé en 1999 illustrait alors toute l’ambition du projet d’entreprise de la compagnie aérienne nationale. Il ne s’agissait plus d’évoquer un simple moyen de transport aux promesses claires et fixées – « La ponctualité est notre meilleure publicité1 » –, ou encore plus simplifiée, de l’action même du déplacement – « L’Art du Voyage2 », « Demandez-nous le monde3 » –, mais plutôt d’envisager l’univers sous un nouvel angle, voire de considérer un nouveau mode de vie. La marque, pourtant parfaitement évocatrice de son offre, ne se suffisait plus à elle-même pour « accrocher » le client. Un autre nom pourtant lumineux, et qui plus est en position de monopole jusqu’en 2007, EDF, illustre encore plus le propos : « Nous vous devons plus que la lumière », évoquant ainsi une relation émotionnelle avec un client-partenaire plutôt qu’un client-payeur, et même « Donner au monde l’énergie d’être meilleur », se positionnant 60 ainsi en interlocuteur de référence pour améliorer le monde qui nous entoure, en toute simplicité. Le slogan le plus récent, « Changer l’énergie ensemble4 », reprend à la fois l’idée du partenariat et de l’ambition quasi-messianique d’un monde différent, transformé et meilleur, grâce aux moyens engagés par l’entreprise et le soutien moral et financier du client final. Dans ces deux cas, il s’agit de marques qui ont une fonction et un rôle clairs et affichés au sein même de leur raison sociale, mais qui ne se contentent plus de vendre simplement un produit ou un service – « Air France transporte tout, partout5 » – comme dans les années cinquante, de proposer l’évasion à un client en quête d’affirmation et de réussite et confronté à la pression sociale comme dans les années quatre-vingt, ou encore de ré-enchanter un client désabusé par le système consumériste comme c’était encore il n’y a pas si longtemps le credo de marques inquiètes. Il s’agit tout simplement, si l’on s’en tient au sens des mots, de proposer une nouvelle vision du monde plutôt que de le ré-enchanter : l’individu n’est plus client, il devient un partenaire, au centre des préoccupations du projet d’entreprise, et co-auteur des efforts que fera la marque pour changer le monde, en échange de sa soumission totale comme le montrent les obligations faites aux passagers Flying Blue6 pour conserver leur statut ou une simple lecture des Conditions Générales de Vente concernant EDF. La marque devient de fait une communauté d’intérêts créée artificiellement, et met à disposition des moyens, notamment des droits et des devoirs, permettant à ce nouveau client-acteur du changement de devenir responsable de la mutation de sa propre consommation, de sa propre vie. Dans un contexte mondialisé rendant obsolètes les clivages nationaux, il est dès lors tentant de parler de quasi « citoyenneté de marque » façonnant l’identité du client. Il est édifiant par exemple d’observer sur les forums d’Internet la virulence des échanges entre pro-Mac et pro-PC, ou même d’écouter les trésors d’argumentations déployés par le client fidélisé de telle ou telle compagnie aérienne pour en prouver la supériorité. L’on se retrouve tout à fait dans la défense émotionnelle d’un projet qui tient à cœur et auquel on participe, et non plus dans la comparaison rationnelle des avantages et défauts d’une simple marque. Avec le recul historique, il est séduisant d’y voir là les prémices du monde 2.0, où le client contribue à sa propre consommation, ce que les sites de médias sociaux sur Internet (Facebook, Twitter, Google) vont par la suite théoriser et améliorer. Mais audelà de cette vision, dans un monde désabusé, sans croyance et où la confiance en les institutions s’effrite, ne peut-on pas extrapoler la notion de « citoyenneté de marque » et y voir également une composante politique ? Après tout, rien n’empêche les marques d’y injecter un contenu idéologique. La lecture des desseins grandioses que les marques affichent – faire du ciel le plus bel endroit de la terre, donner au monde l’énergie d’être meilleur – laissent penser à un pseudo-programme politique, ambitieux et poétique, auquel on adhère de façon volontaire, en devenant membre de la communauté de facto de la marque7. Mise en situation du luxe Examinons à présent l’industrie du luxe, qui, par définition, possède toutes les composantes pour rassembler autour d’une même vision, qu’elle soit historique, qualitative ou émotionnelle, un groupe de clients convaincus qui va, en retour, participer au projet et à sa légende, que ce soit à travers le port d’une robe haute couture il y a cinquante ans, une commande spéciale il y a dix ans ou une interaction sur Internet aujourd’hui. La notion de « citoyenneté de marque » n’y est pas neuve : il y a vingt ans, on « se » définissait Lamborghini ou Ferrari, aujourd’hui, on interagit dans un rapport presqu’intime avec sa marque favorite (et peu importe que l’on soit client réel ou pas). Le cas de Burberry est à ce titre éclairant, avec ses trois millions de fans sur Facebook atteints en novembre 20108 , au point que sa redéfinition par la vice-présidente de Facebook EMEA – « Burberry n’est aujourd’hui plus une maison de mode mais une entreprise de médias florissante »- illustre la capacité de la marque à générer du contenu pour fidéliser le client devenu à la fois spectateur et acteur, grâce aux outils à disposition sur Facebook9. Le luxe fait rêver, et pour en acquérir un produit, de nombreux sacrifices sont possibles. Mais au-delà de l’hédonisme, du plaisir individuel, de l’esthétisme ou de la jouissance, peut-on voir dans cette « citoyenneté de marque rêvée » une composante de discours politique ? Et au-delà de la simple dimension du produit, les marques de luxe sont-elles prêtes à adopter une posture politique publique dépassant la recherche du profit ? Quels en sont les enjeux ? Est-ce fondamental pour le devenir de l’industrie ? Quelles en sont les conséquences pour l’Europe ? La notion de « citoyenneté de marque », qui n’est donc pas inconnue pour les marques de luxe, se retrouve aujourd’hui dans le Luxury Lifestyle, qui représente la dernière évolution du secteur. La consommation ostentatoire de luxe avait traditionnellement pour objectif de refléter un statut social, véritable message aux spectateurs de cette ostentation10. En achetant une berline de luxe, l’acheteur affirmait au propriétaire d’une voiture familiale qu’il n’avait pas besoin d’une consommation strictement adaptée à ses besoins. Cependant, cette consommation à vocation répétitive de luxe, associée à la hausse du pouvoir d’achat continue depuis la seconde guerre mondiale, a eu pour effet de finalement distordre la représentation que l’on pouvait se faire du monde. D’exceptionnel, le luxe est devenu normal, et a fini par se vivre, plutôt que d’être l’ornement de la vie. Patrick Bateman11 a fait de son existence, initialement une vie hédoniste agrémentée d’objets rares et coûteux, un enfer rythmé par la possession et l’énumération sans fin des marques de luxe composant son univers, condition sine qua non de son bonheur, indépendamment de la nature des produits concernés. Ce luxe, devenu « à vivre », est évidemment une aubaine pour les marques, qui ont pu ainsi multiplier de façon exponentielle leurs ventes : l’industrie réalise des profits faramineux cette année12 et fait figure de poule aux œufs d’or, imperméable à toutes les crises, s’en nourrissant même, au regard de l’impressionnante croissance des sociétés concernées, totalement décorrélés de l’environnement macroéconomique. Ces bénéfices se font à travers une expansion tous azimuts, que cela soit via le produit – en élargissant les gammes –, via la clientèle – en s’adressant à une base de clients potentiels chaque fois plus large, plus sensible à la marque elle-même qu’à la qualité intrinsèque du produit –, ou via une expansion géographique – qui permet aujourd’hui d’avoir accès relativement facilement aux marques, quel que soit l’emplacement. La rentabilisation maximum des maisons est la priorité non cachée des grands groupes, qui dégagent des taux de croissance vertigineux, tout en banalisant les marques qui deviennent, d’anciennes ambassadrices de l’« art de vivre à l’Européenne », de simples logos ou étiquettes sur des biens qu’il s’agit d’accumuler, ou de remplacer le plus vite possible en fonction de saisons et de tendances que le système a mis lui-même en place pour renouveler en permanence la tendance13. L’ensemble des acteurs est engagé chaque fois plus profondément dans cette voie, encouragé par des résultats économiques et l’adhésion totale d’une clientèle aspirant au bonheur matériel. C’est pourtant d’une citoyenneté de marque vide de sens dont il s’agit : le luxe fédère, mais autour du néant, le luxe convainc, mais de rien. En effet, il ne peut se réduire à un Luxury Lifestyle creux, simple possession simple de biens rares et coûteux. Selon Vincent Bastien et JeanNoël Kapferer, « le luxe est basé sur l’hédonisme et l’esthétisme, et non sur une surconsommation conduisant à la saturation et au dégoût ; le domaine du luxe est l’être, pour soi et pour les autres, et non l’avoir »14. Résumer le luxe par la surconsommation de produits chers en évacue donc tout ce qui en fait la spécificité et ses différences par rapport à tout autre type de produit15. On peut de plus se demander ce que l’avenir réserve à des marques finalement peu différenciées aujourd’hui autrement que par leur histoire, accessibles à tous et partout, dont l’unique caractéristique n’est plus qu’un « positionnement » prix élevé et non pas un message, quel qu’il soit16. Les résultats économiques sont là, alors est-ce réellement important de se préoccuper de cette absence d’engagement ou de prise de position ? Il n’est peut-être pas inutile à ce stade de rappeler que le luxe possède, historiquement, de par le pouvoir qu’il expose et confère, une composante politique importante. Elle a commencé par se matérialiser sous la forme d’exposition brute de la force et de la capacité financière ou temporelle à concentrer de très importantes ressources dans un but non militaire ou stratégique. La statue d’Athéna de Phidias, inaugurée au Parthénon en 438, haute de 12 mètres et entièrement recouverte de marbre et de plus de 1 000 kg d’or, le montre parfaitement : une telle dépense somptuaire ne faisait qu’affirmer la capacité de la Cité à mobiliser des ressources précieuses, une démonstration de pouvoir inutile. D’ailleurs, la statue faisait office de coffre-fort, l’or pouvant en être retiré à tout moment. Ce pouvoir inutile n’avait pas que des intérêts géostratégiques, mais également des fonctions de régulation sociale intérieure. Les Chinois l’ont montré dès l’an 1364 en introduisant les céramiques signées, seulement réservées à l’usage impérial, sous peine de mort. L’inaccessibilité du Luxe – aujourd’hui à travers le prix de ses produits mais alors via le système des accréditations par les différents pouvoirs en place – avait donc également des fonctions politiques, ce que Louis XIII avait bien compris en apprivoisant l’ensemble des nobles français à travers la création de la Cour et de ses usages raffinés, mais ruineux et addictifs. Colbert, en développant les manufactures et les fabriques de luxe, a apporté une nouvelle composante : le luxe n’était plus seulement un élément de politique passive (c’est-àdire permettant une affirmation, sans action précise), mais pouvait aussi servir des desseins plus grands, en l’occurrence le financement de l’armement de la France et sa politique étrangère. D’ailleurs, cette composante diplomatique a été bien comprise par Napoléon, et plus récemment, par de Gaulle. A travers le paquebot France, ou l’avion Concorde, et de leurs finitions et services très luxueux (de nombreux artisans et fournisseurs étant impliqués, au-delà du simple prix de la prestation), c’était la capacité de la France à incarner une troisième voie qui était affirmée vis-à-vis des Etats-Unis et de l’URSS, en sus de son indépendance économique. La question de la responsabilité du luxe Aujourd’hui, force est de constater que les grandes marques du secteur prennent évidemment soin de ne pas prendre position, pour éviter tout malentendu, et leur impli- cation dans le tissu social devient de moins en moins évidente ou visible. Cette stratégie est certes extrêmement rémunératrice, mais elle reste loin d’être sécurisante concernant l’avenir même du secteur du luxe. En s’adressant à un client chaque fois moins convaincu de la spécificité de sa consommation, en lui vendant un produit chaque fois moins particulier, et chaque fois plus accessible, l’industrie met en jeu ses caractéristiques uniques. En effet, que peut-on entendre par luxe aujourd’hui, entendu en tant qu’idée, et non pas en tant qu’industrie ? Une qualité, un savoir-faire, mais aussi des valeurs de générosité, d’humanité, d’hédonisme et une vraie culture de la part du client pour apprécier l’objet, en comprendre le prix, en percevoir la spécificité. Autant d’éléments qui sont communicables, et qui font également partie, forcément, de la culture européenne. Il est donc possible de voir aujourd’hui dans le luxe une composante du soft power européen, et à ce titre, d’imaginer qu’il soit possible d’y injecter du contenu. La machine à rêve d’Hollywood, sur un autre registre, en est le meilleur exemple pour les Etats-Unis. A un moment où le déclin de l’Europe est affirmé, visible et tangible, qu’elle perd confiance en elle alors que l’Asie s’affirme et que les Etat-Unis, même mis à mal, n’ont aucune intention de se résigner, le luxe peut permettre au bloc politique de transmettre un message culturel et volontariste, au-delà de la simple promotion d’un way of life qui n’est qu’une illustration de la « muséisation » du continent et en tous cas de l’Italie et de Paris, ne s’appliquant même plus à la plupart de ses propres citoyens. Bien sûr, le luxe ne doit pas être vu comme arme diplomatique offensive, mais tout au moins comme un rempart permettant de protéger la spécificité européenne en termes culturels et de savoir-faire. Est-ce rentable d’adopter de telles positions ? Un engagement clair en faveur du savoirfaire national et continental est-il compatible avec des résultats financiers à l’aune des profits réalisés dans le secteur ? La responsabilisation des quelques maisons s’y pliant ne semble pas obérer les bénéfices possibles, puisqu’elles connaissent la même embellie que les marques adeptes d’une realpolitik économique. Hermès et Chanel en sont le meilleur exemple, à travers leurs fabrication exclusivement française pour les produits concernés, dont le prêt-à-porter et les articles en cuir, mais aussi leur défense du savoir-faire via des participations dans des structures pas forcément rentables mais illustrant et préservant les technologies nécessaires au Luxe. Bruno Pavlovsky, P-DG de la mode chez Chanel, est clair sur ses intentions : « Nous avons voulu pérenniser et fixer en France les savoir-faire de ces métiers indispensables au luxe. Sans investissements et faute de successeurs, ils risquaient de disparaître »17. Hermès, de son côté, actionnaire, entre autres, de Puiforcat, Cristalleries de Saint Louis, Perrin & Fils, Bucol, annonce dans son rapport de résultats du premier semestre 2011, que « la stratégie à long terme, basée sur la maîtrise des savoir-faire (…) restera d’actualité. Le thème de l’année 2011 (…) met l’accent sur l’excellence et l’authenticité de ses savoir-faire artisanaux qui constituent le socle sur lequel la maison a bâti son succès et son avenir ». Le message est clair, en ce qui concerne Hermès et Chanel : le savoirfaire européen n’est pas négociable. C’est également vrai pour la maison Van Cleef & Arpels, dont la production reste en France pour un savoir-faire lui permettant de réaliser 80 % de son chiffre d’affaires sur les commandes spéciales, plutôt que sur les productions en série comme la logique économique moderne le voudrait. D’ailleurs, la maison investit constamment en Recherche et Développement, pour conserver une avance technologique sur l’ensemble de ses concurrents et proposer ainsi en permanence des produits exceptionnels. On parle donc ici de préservation du savoir-faire, au prix probablement de marges mécaniquement moins intéressantes que celles des produits fabriqués à l’extérieur, même si cette information est évidemment invérifiable. Quid de l’éducation, de la culture nécessaire ? Le luxe n’est pas seulement question de savoir-faire, il doit aussi se mériter, que ce soit en termes de compréhension ou d’accessibilité du produit. A l’heure ou quasiment toutes les marques sont disponibles chez des revendeurs situés dans les villes les plus reculées d’Europe de l’Est ou d’Asie, sans mentionner évidemment Internet, certaines maisons font le choix de l’inaccessibilité. Hermès, Chanel, encore une fois, en sont de très bons exemples, en n’ayant pas de distribution Wholesale18 ou en ne produisant pas suffisamment pour répondre à la demande. Goyard peut également être mentionnée : la maison a préféré attendre de longues années pour ouvrir sa boutique de Mount Street à Londres en 2009, plutôt que de répondre aux appels du pied de Harrods, courtisé pourtant par toutes les marques de luxe, ce qui aurait probablement permis à la petite maison de s’agrandir plus rapidement. Mais plutôt que la croissance économique à tout prix, la famille propriétaire de la maison a préféré privilégier son goût et son choix pour une boutique précise, patiemment attendue. Ici, la limitation des ventes, malgré des besoins naturels de croissance, répond à une vision presque idéologique et antithétique de la pensée dominante actuelle : le luxe n’est pas pour tout le monde. Une crise du monopole européen ? Alors, la posture du savoir-faire localisé et de l’exigence représente-t-elle un chant du cygne, ou une vision nostalgique d’un passé glorieux ? Après tout, comme Christian Blanckaert le reconnait19, « la thèse selon laquelle le luxe appartient aux Français et aux Italiens est vraie aujourd’hui, mais c’est une thèse qui s’effrite désormais (…). Le monde du luxe est en train de perdre ses frontières ». Pourquoi s’arc-bouter sur une position héritée du passé ? Les quelques maisons citées ci-dessus, Hermès, Chanel, Van Cleef & Arpels, Goyard, ne semblent pourtant pas se complaire dans une vision passéiste des choses, au contraire : leur compétitivité et esprit d’innovation sont bien réels. Mais les affaires sont les affaires, et cela s’applique à l’industrie de luxe également : réduire les coûts de production permet de gagner plus. Ce précepte est en partie responsable de la disparition totale du secteur de la chaussure de luxe en France, qui en était pourtant le premier producteur mondial jusque dans les années 1970. Comme le rappelait le CEO de Oscar de la Renta, Alex Bolen, en 2010 : « Ultimately we have to sell stuff, this is not an art project »20. L’évolution du luxe décrite plus haut, menée tambour battant par les grands groupes, est à l’opposé de la sauvegarde culturelle ou de l’affirmation d’une des dernières supériorités technologiques du continent21. Cela impliquerait une responsabilisation des maisons, que toutes ne sont pas prêtes à accepter, à l’instar de Prada ou Burberry qui délocalisent pour des questions de coût uniquement, respectivement en Turquie pour la maroquinerie de Prada et en Chine pour les polos de la marque britannique22. D’ailleurs, les bénéfices réalisés assurent au luxe français un soutien de la part des institutions spécialisées, comme le Comité Colbert : lorsque, questionné sur le sujet douloureux des délocalisations dans le luxe, il rétorque que personne ne demande à Renault où sont fabriquées ses voitures, et qu’il dit croire plus volontiers à un « made in Dior » plutôt qu’un made in France23. Des enjeux pourtant loin d’être négligeables La banalisation des grandes marques de luxe et la perte de leur spécificité dans l’imaginaire du client – ou du moins, telle qu’elle est envisagée en France – comme conséquence de cette propagation du Luxury lifestyle est à craindre. Rappelons que les marques de luxe sont moins des marques de chiffres, que des marques d’image24, pour preuve le volume total de l’industrie, de 164 milliards d’euros en 2008, soit l’équivalent des ventes de Toyota25. Le processus de banalisation est déjà à l’œuvre sur les marchés émergents, où l’on voit bien que la perception des marques est parfois à l’opposé de ce qu’elles sont réellement. Faut-il rappeler également que le luxe n’a pas de slogan ? En l’absence de contenu culturel et de stratégie claire hors rentabilité, le risque est grand de brouiller à jamais les repères des consommateurs. Bien entendu, on nous répète que le luxe est sorti indemne de sa crise morale, que nous ne sommes plus dans un luxe tape-à-l’œil, consommateur. Comment le croire, à un moment où la croissance est portée par les marchés émergents, avec des logiques de consommation différente et statutaire, et par les achats des excursionnistes du luxe, eux aussi portés par des motivations statutaires26 ? Les ventes du luxe se font, désormais, majoritairement auprès des classes moyennes plutôt que des « super-riches »27. Piloté par le business, et non plus par la marque, le luxe se perd luimême dans la diffusion massive d’objets, alors que cette industrie a pour vocation de susciter l’adhésion, et par là-même, de prendre le risque de susciter également le rejet, et non pas de se diffuser tous azimuts. C’est d’ailleurs la seule industrie légitime à pouvoir adopter ce type de comportement, si toutefois elle reste fidèle à ses propres valeurs. On peut également s’opposer au type de position adoptée par le Comité Colbert lorsque les délocalisations de production sont balayées d’un revers de la main, au titre du pouvoir de la marque. Outre le fait qu’une marque banalisée (ou, pour tenter un néologisme, « commoditisée ») sera forcément appauvrie et moins puissante, la création pure n’est en aucun cas un avantage compétitif. Il serait d’une part fat de penser que les puissances émergentes ne seront jamais capables de concurrencer les designers occidentaux, et aveugle de penser que cela ne se fera que dans un avenir incertain. Par ailleurs, la création utilisée comme avantage compétitif est totalement soumise à la menace de la copie. Seuls le savoir-faire et la technique sont des remparts contre la copie pure. Comment préserver cet avantage s’il s’évapore du continent faute de commandes ou du fait d’une pression toujours plus constante des maisons sur les fournisseurs pour réduire les prix, dans l’espoir d’obtenir des coûts proches de ce que permettrait une délocalisation, mais en bénéficiant du magique « Made in » ? Le parallèle qu’il est possible de faire concernant la marque Shang Xia en Chine est d’ailleurs éclairant : Hermès a décidé de créer une marque de toutes pièces, se basant sur l’artisanat Chinois, et s’adressant aux Chinois28. Il semble clair que l’ancrage du savoir-faire et de la technique soit fondamental, alors pourquoi continuer les transferts de production pour les marques européennes, qui leur permettent de produire à bas coûts des produits diluant leur message et leur essence même ? Il apparait, s’il était encore nécessaire de le démontrer, que le luxe est un des éléments du soft power européen, qui à ce titre devrait véhiculer les valeurs dont le continent se fait le champion29. D’autres secteurs cherchent à fédérer leurs communautés de « citoyens de marques » via des slogans ou une vision du monde ambitieux, comme le groupe industriel Dyson, qui prône une croissance saine et durable en recherchant la responsabilité individuelle et l’efficacité collective plus que la rentabilité et l’obsolescence programmée30. Mais le luxe, lui, suit une voie diamétralement opposée et en évacue tout élément perturbateur, dans la crainte de manquer des ventes, et, partant, ne suscite plus l’élévation ni l’aspiration autre que matérielle31. Il est à ce titre parlant et curieux que ni Hermès ni Chanel ne communiquent réellement sur leurs initiatives de sauvegarde du savoir-faire européen. On pourrait donc raisonnablement espérer que les entreprises européennes du luxe assument plus de responsabilité collective tant en ce qui concerne les valeurs qu’elles promeuvent, qui pourraient être plus offensives et supportrices de leur territoire d’origine, que leur impact économique direct dans leur tissu social32. Certes, ces espoirs sont exigeants. Dans le cas contraire, ce qui semble être la tendance aujourd’hui, l’industrie du luxe perdra alors toutes ses spécificités, pour devenir similaire aux autres secteurs d’activité, ce qui serait inédit dans l’histoire du luxe. Et qui donnerait alors toutes les chances aux pays émergents de re-créer eux-mêmes de nouvelles marques de légende après avoir épuisé les marques existantes33, faisant perdre encore un peu plus d’âme et de pouvoir à l’Europe. Le luxe européen sera alors devenu une industrie comme les autres. Selvane Mohandas du Ménil Diplômé d’HEC et de l’IFM 1. Slogan d’Air France, 1985. 2. Slogan d’Air France, 1988. 3. Slogan d’Air France, 1992. 4. Slogan d’EDF, 2009. Les slogans d’EDF suivent depuis longtemps le même schéma éducatif, responsabilisant et émotionnel : “L’avenir est un choix de tous les jours”, “Nous sommes l’énergie de ce monde, nous sommes fiers d’être la vôtre”, “Notre énergie sera toujours à vos côtés”. 5. Slogan d’Air France, 1952. 6. Le programme de fidélisation d’Air France. 7. Certes, il s’agit là d’une extrapolation ambitieuse et exigeante, les départements marketing des grandes marques prenant toujours soin d’extirper de leurs productions intellectuelles toute référence cachée, potentiellement une menace sur la réputation de la marque, en effaçant toute prise de position pouvant être interprétée comme compromettante par un quelconque groupe social, jusqu’à l’absurde et le sans saveur. Ne resterait donc plus que la dimension poétique, libre de tout engagement réel et sérieux de la part de la marque, ce qui est probablement dommageable d’un point de vue économique et philosophique à un moment de perte de confiance généralisée dans tous les systèmes de valeurs existants. L’équation est d’ailleurs simple : mieux vaut vendre beaucoup de produits sans engagement et sans sous-entendu à la multitude, plutôt que de convaincre, d’embrigader presque, sur des ventes restreintes mais auprès de consommateurs bien plus engagés donc fidèles. Et qu’importe si, sur le long terme, la deuxième solution est bien plus rationnelle (mais requiert plus de courage). 8. http://www.enmodeluxe.com/burberry-premieremarque-de-luxe-a-reunir-3-millions-de-fans-facebook/ 9. La citation complète de Joanna Shields, VP Facebook EMEA, détaille le processus : « Burberry produit son propre contenu original, en fait Burberry n’est aujourd’hui plus uniquement une maison de mode mais une entreprise de médias florissante. Burberry est à présent la marque de mode la plus largement suivie sur Facebook. C’est un succès, car Burberry crée non seulement de beaux vêtements mais la marque comprend aussi l’importance d’avoir un réel intérêt envers la communauté et sait utiliser le média social pour s’engager envers elle et divertir ses consommateurs. Lorsqu’il s’agit de faire découvrir à ses fans un nouveau groupe indie sur sa page Facebook ou de célébrer ses clients les plus stylés sur son site Art of the Trench, Burberry construit une marque qui ne se contente pas de diffuser un film ou une publicité sur internet mais qui crée et propose de nouvelles expériences média aux internautes. » 10. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisirs, 1899. 11. Héros emblématique de American Psycho, Bret Easton Ellis, 1991. 12. Hermès a annoncé le 31 août 2011 des bénéfices en hausse de 49.5 %, pour Salvatore Ferragamo la hausse se situe à +32.4 %, et +25 % pour LVMH. 13. L’ouvrage Deluxe, How Luxury Lost Its Luster, de Dana Thomas, Penguin Books, 2007, jette une lumière particulièrement crue sur la manière dont les marques de luxe ont mis en place un système de vis sans fin pour maintenir la demande. Ce système a fini par détruire la créativité des marques, soumises sans cesse à un besoin de multiplication des collections pour fournir la rentabilité exigée par les investissements effectués. 14. Vincent Bastien et Jean-Noël Kapferer, Luxe Oblige, Eyrolles, 2010. 15. Pour ceux qui douteraient de la spécificité absolue de cette industrie, l’ouvrage de Vincent Bastien et Jean- Noël Kapferer, Luxe Oblige, Eyrolles, 2010, s’attache à démontrer la particularité des entreprises et marques de luxe et l’impossibilité de les comparer à d’autres secteurs, encore moins de les piloter selon des techniques venant d’autres industries. 16. L’exemple de l’industrie du parfum est à ce titre parlant : en 20 ans, sous la pression conjuguée des producteurs, qui se sont concentrés via des systèmes de licences accordés à des groupes dont les décideurs interchangeables ont appliqué des techniques marketing éprouvées mais niant les spécificités naturelles des marques de luxe, et des distributeurs, qui ont mis en place une stratégie de distribution massive pour profiter d’économies d’échelles sur leurs achats et coûts d’exploitation, le parfum en tant que produit a perdu toute dimension de rêve pour ne plus être qu’une commodity ++, un objet qui sent bon plutôt qu’un élément aspirationnel s’adressant à un client éduqué à minima et recherchant une aspérité ou un coup de cœur, et non un produit calibré. L’omniprésence et la globalisation des parfums ont aplani leur inaccessibilité, et partant, leurs spécificités. Et qu’importe si c’est justement l’essence de la parfumerie. C’est d’ailleurs ce qui explique le renouveau de la parfumerie de luxe aujourd’hui, que ce soit chez Serge Lutens, l’Artisan Parfumeur, Frédéric Malle, Histoires de Parfums, ou Jo Malone. 17. « Chanel : l’art du beau geste », Paris Match, le 17 janvier 2011 : depuis 2002, la griffe a racheté sept ateliers spécialisés, du chapelier Michel au parurier floral Guillet, du brodeur Lesage au plumassier Lemarié. 18. Forme de distribution consistant à vendre la marchandise à des revendeurs. Cette stratégie permet d’étendre son réseau et de générer des revenus sans investissements lourds, en contrepartie d’un manque de contrôle sur le processus de vente. 19. « Le luxe bouleversé… et bouleversant », Rana Andraos, Economie (Liban), 8 juillet 2010. 20. « Luxury Sector to See Niche Deals », Reuters, 3 juin 2010. 21. Est-il besoin de mentionner que l’évolution technologique militaire, ferroviaire ou nucléaire de beaucoup de pays émergents a été favorisée par les transferts de technologie accordés dans l’espoir d’obtenir un gain immédiat important, tout en occultant le fait que la démarche créait de nouveaux concurrents ? On pourra se référer à un document intéressant concernant Areva et la Chine sur la page suivante : http://www.medefparis.fr/areva_chine.php. Comment ne pas penser non plus aux mégacontrats nucléaires signés par les Coréens en 2009 avec Abu Dhabi, alors que la France figure parmi les pays les plus avancés en matière de technologie nucléaire civile ? D’ailleurs, Yves-Michel Riols et Nicolas Reynaud, dans leur article « Comment les Etats ont liquidé leur capital crédibilité », L’Expansion, septembre 2011, sont implacables : « Ne pas hésiter à faire ce que font sans complexe les Chinois ou les Américains : défendre ses industries stratégiques et exiger la symétrie dans l’ouverture des marchés. L’Europe est, par exemple, le seul continent du monde ou le secteur des télécoms, pilier des nouvelles technologies, est entièrement ouvert à la concurrence, sans obligation de réciprocité ». 22. « Les géants du luxe assument leurs délocalisations », Le Monde, Nicole Vulser, 15 octobre 2009. 23. Ibid. 24. « Les marques françaises sauvées par le luxe », La Tribune, 21 septembre 2009. 25. « Les codes secrets des griffes du luxe », Capital hors série, octobre 2009. 26. « Le salut du luxe est dans ses réseaux », Sophie Bouhier, Journal du Textile. 27. « Les codes secrets des griffes du luxe », Capital hors série, octobre 2009. 28. « Comment le luxe fait recette », Rita Mazzoli, La Tribune, 31 mai 2010. 29. Qui, il est vrai, restent à définir. 30. « Le design durable : pour une croissance saine et durable », James Dyson, Le Monde, 1 septembre 2011. 31. C’est probablement la raison pour laquelle on observe de plus en plus d’initiatives isolées de lancements de maisons s’adressant non plus à des consommateurs mais à des amateurs, à l’exemple du projet de Francis Kurdjian, parfumeur renommé qui tente une aventure solo, ou Pagani Zonda, qui ne produit que 30 véhicules par an. 32. Certaines marques se vantent de créer 250 emplois en France (« Le luxe repart de nouveau », Sid-Ali Chikh, Fashion Daily News, 2010) quand l’ensemble de leurs semelles de souliers sont produits en Inde (« Le haut de gamme européen toujours dans la course », Sophie Bouhier, La Tribune, 22 novembre 2010). 33. La ruée vers l’or a déjà commencé : les chinois ont acquis les stylos Omas, des vignobles bordelais, les coréens financent la marque de maroquinerie Louis XIV. « Demain, le luxe 100 % chinois ? », Sophie Lecluse, La Tribune, 7 juillet 2010. Bibliographie sélective Ouvrages AGAMBEN, Giorgio, Profanations, Paris, Coll. Rivages Poche, 2006. ALLÉRÈS, Danielle, Luxe. Stratégies marketing (1990), Paris, Economica, 2003. APPADURAI, Arjun (Dir.), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, New York, Cambridge University Press, 1986. ASSOULY, Olivier (Dir.), Goûts à vendre. Essais sur la captation esthétique, Paris, IFMRegard, 2007. 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Juin 2006 (La mode comme objet de la recherche) Mode de recherche, n° 7. Janvier 2007 (La customisation : la mode entre personnalisation et normalisation) Mode de recherche, n° 8. Juin 2007 (Le modèle économique de la mode) Mode de recherche, n° 9. Janvier 2008 (Mode et modernité) Mode de recherche, n° 14. Juin 2010 (Qualifier le design : entre usage, esthétique et consommation) Mode de recherche, n° 15. Janvier 2011 (La marque en question) Mode de recherche, n° 16. Juin 2011 (Le luxe) Mode de recherche, n° 17. Janvier 2012 (L’innovation ascendante) Mode de recherche, n°16. 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