Volume 5 ième Mars-Avril 2014

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Volume 5 ième Mars-Avril 2014
Volume 5 ième Mars-Avril 2014
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ISSN 2308-7676 : Titre clé Nodus Sciendi tiré de la norme ISO 3297
Volume 5ème
Comité scientifique de Revue
BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle
BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
BOHUI, Djédjé Hilaire, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny
DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny
KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC
MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB
SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou
TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII
VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau
WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges
Organisation
Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Production / SYLLA Abdoulaye,
Maître-Assitant, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
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SOMMAIRE
1- Dr. BOSSON Oi Bosson Benoit,
LA FACULTE DE DEDOUBLEMENT,
L’AUTOBIOGRAPHISME ET LE PROGRESSISME CHEZ MIGUEL DELIBES. LE CAS DE CINCO
HORAS CON MARIO
2- Dr. DJANDUE Bi Drombé, DE L’ECRITURE SMS A UNE LITTERATURE CELLULAIRE
IVOIRIENNE (LCI): LE TELEPHONE PORTABLE COMME NOUVEL ESPACE D’ECRITURE ET
DE CREATION LITTERAIRE
3-
Dr. Kossi Souley GBETO, L’IM-PARITE DU GENRE DANS LE RECIT
POURQUOI MOI? D’ABDEL HAKIM AMZAT: EXEMPLE DU COUPLE ASAKEBOLADJI
4- Dr. JOHNSON Kouassi Zamina, DE LA SOUMISSION A LA TRANSCENDANCE HEROÏQUE
DU NOIR DANS OF LOVE AND DUST D’ERNEST GAINES
5- DR. KAMATE Banhouman, VISAGES DE FEMME DANS LE THEATRE DE SIDIKI BAKABA :
CINQ FIGURES SCENIQUES POUR TRANSFORMER L’HUMANITE
6- Dr KOUKO Sery Emmanuel, EDITION EN LANGUES AFRICAINES FRANCOPHONES ET
PROBLÉMATIQUE DE LA PRÉSENCE DE CES LANGUES DANS LES NOUVELLES
TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION » (NTIC)
7- Dr. Arouna Goama Nakoulma, TYPOLOGIE DES CONFLITS FONCIERS EN MILIEU RURAL
AU BURKINA FASO
8- Dr. OYOUROU Benson Cobri, ESPACE DYSPHORIQUE ET ESPACE EUPHORIQUE DANS
DOUCEURS DU BERCAIL D’AMINATA SOW FALL
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LA FACULTE DE DEDOUBLEMENT, L’AUTOBIOGRAPHISME ET LE PROGRESSISME CHEZ
MIGUEL DELIBES. LE CAS DE CINCO HORAS CON MARIO
BOSSON Oi Bosson Benoit
[email protected]
Université Félix Houphouët Boigny Abidjan-Cocody
RESUME :
CINCO HORAS CON MARIO est une œuvre romanesque qui traduit le drame de
l’intégrité morale de l’individu poursuivi par la force asphyxiante et corruptible de la société
espagnole sous l’ère franquiste ; la pression environnante des préjuges, l’incompatibilité des
tempéraments, le conflit des mentalités entre les personnes de bords idéologiques différents.
La lecture de cette œuvre nous fait découvrir la faculté de dédoublement de son auteur,
Miguel Delibes, d’où son caractère autobiographique et la forte dose de progressisme qui la
caractérise.
INTRODUCTION
Le débat entre les théoriciens de la forme et ceux du contenu sur la spécificité de la
littérature a tiré la conclusion selon laquelle la littérature prend en compte le fond et la forme.
Analyser une œuvre littéraire, c’est dévoiler son caractère esthétique et son degré de
socialisation. Alain Robbe-Grillet soutient que chaque écrivain doit être en possession de
certaines facultés intrinsèques lui permettant de donner ou d’inventer la forme de son œuvre
littéraire.
« Cada novelista, cada Novela debe inventar su propia forma. No existe ninguna receta
que pueda reemplazar a esta continua reflexión. El libro crea él mismo sus propias reglas
»1
Dire par la suite qu’il n’existe pas de recette pour la réalisation d’une œuvre littéraire,
renvoie à corroborer aussi l’affirmation selon laquelle la littéraire crée ses propres règles. Le
roman en tant que genre littéraire a aussi sa propre forme, mais tout romancier utilise une
technique formelle propre à lui. Le roman est un long récit imaginaire, qui présente et fait
vivre dans un milieu, des personnages donnés comme réels 2. La société a une influence dans
le texte romanesque à travers la structure sociale, la structure de l’œuvre, l’image de la
famille, les relations humaines, les niveaux de langage, le dialogue, la description, le portrait
des personnages et la conduite du héros. Dans le roman, il y a du social parce que le texte
1
2
Ramón Buckley, Problemas formales en la Novela española contemporánea, 1973, p.29
Dictionnaire, le petit Robert de la langue française, 1996
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même fait partie intégrante de la vie sociale, idéologique et culturelle. Le roman parle avec
son époque, et son environnement se perçoit dès lors qu’il est une «carte 3» des relations
existantes dans le monde extérieur.
Réaliser une œuvre romanesque, c’est incarner son rêve ou sa pensée dans une
matière vivante qui est le langage. Pour le romancier, d’ailleurs, c’est d’abord l’incarner dans
des personnages, lui donner un visage humain. Il s’agit aussi de conduire l’action, c'est -à-dire
de savoir comment les personnages sont mis en scène, comment ils s’animent et agissent. Le
romancier habile saura tenir son lecteur en haleine, par tous les moyens, par le mouvement, le
rythme qu’il imprime à son récit. Chaque œuvre peut se caractériser par un tempo particulier.
Mais le mouvement d’une œuvre ne crée pas seulement l’atmosphère, il dispose nos humeurs
et nos rythmes intérieurs qui, une fois éveillés, nous livre au romancier.
Cinco Horas Con Mario est un roman particulier. Il traduit, sous la plume de Miguel
Delibes, et d’une façon fort, originale le drame de l’intégralité morale de l’individu poursuivi
par la force asphyxiante et corruptible de la société et par la pression environnante des
préjugés et des conventionnalismes du monde espagnol sous l’ère franquiste. La lecture de ce
récit révèle la faculté de dédoublement de son auteur, par l’évocation de certaines
expériences vécues dans sa vie à travers les personnages qui lui ressemblent. En plus de cette
faculté extraordinaire de dédoublement, notre réflexion va porter sur deux autres
caractéristiques du roman intimement lié au premier, à savoir l’autobiographisme et le
progressisme.
1. LA FACULTE DE DEDOUBLEMENT
Le dédoublement est le fait de dédoubler ou de se dédoubler, c’est-à-dire, d’inventer
ou de créer un autre soi-même, ou deux versions d’une même réalité. La faculté de
dédoublement de Miguel Delibes dans Cinco Horas Con Mario, lui permet de s’incarner dans
certains de ses personnages. Le narrateur constitue cet univers nouveau et unique. Il
entretient des relations avec l’univers romanesque. Ces relations se résument en deux types
selon le rapport du narrateur avec l’histoire contée et son rapport avec le discours du récit.
Quand le narrateur est le héros de l’histoire contée et en fait partie, il est homodiégétique.
C’est un narrateur hétérodiégétique s’il n’est pas partie prenante. Par ailleurs, si en tant que
narrateur proférant le discours, il en fait partie, on le considère comme intradiégétique.
Le narrateur qui a en charge le long monodialogue sans réponse dans l’œuvre, narre à
la première personne grammaticale. Il est en même temps ‘‘narrateur’’ et ‘‘acteur’’. Il est un
narrateur homodiégétique, intradiégétique, et autodiégétique car, non seulement il fait partie
de l’histoire et du récit mais il en est aussi le héros. Le dédoublement du créateur Delibes se
perçoit dès lors qu’il est renforcé par une distance temporelle et sémiotique. Ainsi, nous
envisageons étudier son fonctionnement à trois niveaux dans l’œuvre.
1.1. ‘‘Je - présent – narrant’’ « narrateur » = sujet de l’énonciation
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José maria Diez Borque, Métodos de estudio de la obra Literaria, 1985, p.496
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Etant narrateur, il assume obligatoirement l’acte narratif en racontant fidèlement une
histoire dans le monodialogue intérieur.
« No es decir que fuese una reunión de tres al cuarto, Mario, que estaba allí la mejor gente.
Bebiste de más, querido» P87 (CHM, 1966) 1
Il constitue les faits par ses connaissances propres, dans sa fonction de représentation. Il le
fait aussi par l’intermédiaire des autres personnages de l’œuvre.
« Evaristo me está pintado un retrato » P 57 (CHM, 1966)
« No, mujer, ligerita, aunque a él le gustaría más del todo porque dice que tengo una
figura muy bonita » P57 (CHM,1966)
Le narrateur se manifeste aussi dans la fonction de régie où il organise le récit dans lequel il
insère et alterne :
Narration: « Hoy la caridad reside en secundar las demandas de justicia de los desheredados y que
taparles la boca con una tableta de chocolate y una bufanda puede incluso ser ardid » P117 (CHM,
1966)
Description: «Y, luego, esos ojos, hay que reconocer que Paco siempre los tuvo ideales, de un azul
verdoso, entre de gato y agua de piscina » P138 (CHM, 1966)
Paroles des personnages: «con ese chico, ya todo un catedrático, puedo ser feliz, hija»P60 (CHM,
1966)
Ainsi, nous venons d’élucider le premier aspect ou la première caractéristique du
dédoublement du ‘‘je’’. C’est un ‘‘je’’ narrateur, sujet de l’énonciation qui remplit les fonctions
premières de tout narrateur : les fonctions de représentation, de contrôle ou de régie et de
conteur.
1.2. “je –passé – narré” « personnage – protagoniste » = sujet de l’énoncée qui parle de soimême
Cette deuxième identité du ‘‘je’’ concerne le narrateur qui nous parle de soi-même, nous fait
connaître ses expériences passées de personnage-protagoniste. Ce narrateur, sujet de
l’énoncé se perçoit à travers deux fonctions dans l’œuvre.
Dans un premier temps, il se tourne vers lui-même, rend compte de sa part, de son
rapport affectif avec son histoire par le moyen de ses propres souvenirs ou les sentiments
qu’éveillent en lui certains épisodes. Cette situation correspond à la fonction émotive du
protagoniste.
« Que no es que yo me queje, a ver si nos entendemos, pero cuando, la primera vez, te
diste media vuelta y me dijiste buenas noches, me quedé fría, que nunca me hizo nadie un
feo así” P99(CHM, 1966)
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Dans un second temps, le narrateur protagoniste intervient directement dans l’histoire
qu’il raconte. Cette intervention prend la forme de commentaire des actions évoquées lors de
son énonciation. Cette attitude traduit la fonction ‘‘idéologique’ du narrateur protagoniste qui
exprime son point de vue, sa conception de la vie, sa vision du monde.
“tu decía que monarquía, por sí mismas, no significaban gran cosa, que lo importante es
lo que hubiera debajo, que a saber qué quieres decir, pero lo que desde luego te anticipo,
es que no se pueden comparar. Una monarquía es otra cosa, la República, qué sé yo, es
como más ordinaria, no lo niegues, que yo recuerdo cuando se implanto, desarrapados y
borrachos por todas partes, un asquito, hijo” P80, (CHM, 1966)
Le narrateur, sujet de l’énoncé dans ce monodialogue qui a exposé ses émotions et son
accointance idéologique est « Menchu » le narrateur protagoniste. Elle est l’expression
pathétique et douloureuse de l’image de la femme frustrée par l’échec de son mariage,
caractérisé par l’insatisfaction sexuelle, l’incommunication sentimentale. Elle est victime de
l’incompatibilité absolue de caractères qui l’a éloignée de son conjoint qu’elle n’a pas aimé
véritablement et en face duquel elle montre un évident complexe d’infériorité. A travers son
monologue intérieur souvent répétitif, incohérent, décousu, et parsemé d’énumération de
plaintes et injures interrompues, nous percevons clairement l’existence de quelques
préoccupations récurrentes et obsessionnelles. C’est également « Menchu », l’incarnation de
la mentalité immobiliste et réactionnaire, avec sa fanatique intolérance, ses idées
obscurantistes et son aveugle adhésion aux principes de l’Espagne traditionnelle.
1.3. “Je –passé – narré” « narrateur – protagoniste » = sujet qui parle des autres
Cette troisième identité du « je » concerne le narrateur personnage protagoniste qui parle
des autres en nous faisant connaître leurs points de vue, leur vision du monde, leurs
aspirations, leurs désirs et leur moralité. C’est ce « je » qui caractérise les autres à travers son
propre caractère.
Dans son énonciation, le « je » relève l’existence d’un interlocuteur « narrataire » principal
qui est son défunt mari à qui elle s’adresse par le moyen du pronom « tú » et « te ».
« Crees tú que habrá muchas mujeres…. »P96 (CHM, 1966)
« Ya te digo desde aquí que andarías con más ojo» P82 (CHM, 1966)
Il s’oriente vers ce dernier dans l’intention d’établir ou de maintenir avec lui un contact,
voire un dialogue fictif. Ces éléments sont les caractéristiques de la fonction de
communication. C’est une fonction qui prend en compte l’aspect « phatique » qui permet de
vérifier le contact entre le narrateur « Menchu » et son destinataire « Mario »
«; Mario! es que no me estás escuchando »?P244
L’autre aspect est la fonction « conative » qui permet d’agir sur le destinataire absent.
« Y yo misma, Mario, No te dije yo misma mil veces que buscases un buen argumento, sin ir
más lejos el de Maximino Conde? »P41, 1966
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« Mario » est révélé, caractérisé à travers les dits et le caractère de son épouse, le « je »
narrateur protagoniste « Carmen ».
Acteur fictif, non présent physiquement dans l’œuvre car ‘‘mort’’, par ses discours et
ses interventions repris çà et là par le « je » de Carmen, il est l’opposant de cette dernière. Le
besoin d’affirmation sociale, culturelle, politique, idéologique de celle-ci est contrarié par ce
personnage révélé et qui est parlé. Il a des attitudes toujours contradictoires à celles de son
épouse. Pendant les 23 années de leur vie de couple, ils ne se sont jamais compris sur tous les
points. Ils ont eu des positions diamétralement opposées à tous les niveaux. Alors ‘‘Carmen’’
‘jette la faute de toutes ces incompréhensions sur « Mario ». Car selon elle, il refuse de se
conformer aux réalités du moment, à la mode de l’époque.
« El espíritu de la contradicción, eso es lo que tú eres, que desde que te conozco no has
hecho más que aguardar a que yo diga blanco para tu decir negro” P190 (CHM,1966)
Les reproches, les injures, les accusations de ‘‘Carmen’’ laissent entrevoir en « Mario »,
un modeste professeur d’Institut de province, homme honnête et intègre, idéaliste et
sensible, qui est à la fois un journaliste polémique, romancier sans succès et chrétien engagé
aux idées progressistes, avec une profonde préoccupation sociale et un désir de rendre
justice. Catholique post-conciliaire de fermes convictions religieuses. Avec un puritanisme
incorruptible, toujours disposé aux grands sacrifices. Intègre et honnête, il est tolérant et
ouvert, toujours prêt à comprendre et pardonner les erreurs et fautes des autres.
Ainsi, nous venons de montrer dans cette première partie de notre réflexion que la
faculté de dédoublement dans l’œuvre a pris en compte trois identités du pronom personnel
« je » : un « je » narrateur ; un deuxième personnage protagoniste qui parle de soi-même et un
troisième « je » personnage protagoniste « de qui on parle ». La vie de ce dernier dans la fiction
est similaire à celle de son créateur dans la réalité. Ce qui va nous conduire à élucider le fond
autobiographique de l’œuvre.
2. UN FOND AUTOBIOGRAPHIQUE
Au sens strict, une autobiographie est le récit donné pour vrai qu’une personne fait de
sa propre vie en essayant de l’expliquer. (…) L’autobiographie se distingue donc des journaux
intimes, qui n’ont pas la forme d’un récit, des mémoires, qui, en principe, ne sont pas centré
sur l’histoire personnelle, et bien entendu des œuvres de fiction, puisqu’elles ne se donnent
pas pour vraies. Dans une dimension plus générale, on considère comme « autobiographique »
toutes sortes d’œuvres, lorsqu’on suppose que leur créateur, volontairement ou non, y révèle
quelque chose de sa propre vie. C’est en vertu de cette compréhension plus globale du
concept que nous parlons d’autobiographie de Miguel Delibes dans CINCO HORAS CON MARIO.
Delibes dit de lui-même qu’il est un homme fidèle à son histoire personnelle, son passé
et son présent, son paysage, son langage, sa culture, etc. : « J’ai plusieurs fois répété que je suis
comme un arbre qui grandit là où on le plante ». Miguel Delibes a exercé le journalisme depuis
sa jeunesse. En 1958, il fut nommé directeur du journal ‘‘El Norte de Castilla’’, journal duquel il
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avait déjà été rédacteur. Sa vie a été liée à sa profession de professeur et au monde de la
presse. Romancier, sa littérature s’est caractérisée par une constante préoccupation à créer
les habitudes et formes de vie du monde rural, les manières de vivre des oubliés de la fortune,
en critiquant l’irrationnel despotisme des plus nantis et de ceux qui sont au pouvoir.
Il avait pour femme, Angeles. Il dit l’avoir connue quand elle avait quinze ans. Elle était
belle, gracieuse et joviale. Et bien qu’elle fût encore une petite fille, elle avait déjà une légion
de jeunes courtisans qui tournaient autour d’elle. Finalement, ils seront mariés. Cela a été pour
eux un moment d’épreuves, puisqu’ils n’avaient rien et passaient leur vie sur un banc de
Campo Grande à se regarder. Les samedis après-midi, ils allaient au café Corisco dans les
environs de la Plaza Mayor et ils demandaient une bière. Le 23 avril 1946, date de leur mariage,
Delibes avait 26 ans. Pour lui, la cérémonie en soi n’était pas agréable car tant de protocole le
mettait mal à l’aise. Angeles et lui s’étaient d’ailleurs mis d’accord pour simplifier le cérémonial
et lui n’avait pas cousu sa chemise de cérémonie.
Eliminer la tenue blanche de fiancé en 1946 était une mesure révolutionnaire,
presqu’un sacrilège. Pour une plus grande intimité, ils avaient aussi réduit le nombre des
invités et s’étaient mariés en évitant le spectacle. Ensuite, après la cérémonie, le décor a
changé. Le peu d’économie dont ils disposaient, ils l’avaient utilisé pour louer un taxi à gaz qui
les avait transportés au domicile du père de Delibes, où les choses furent beaucoup plus
agréables. Tous ces traits caractéristiques de la vie de Delibes sont transcrits dans Cinco Horas
Con Mario à travers la vie du personnage de Mario, le « je » « de qui l’on parle » et le
déroulement de certains événements similaires dans l’œuvre.
Mario est professeur d’Institut et homme de presse. Comme journaliste il était
rédacteur au journal «El Correo». Écrivain, il écrivait des romans que ses contemporains
n’aimaient pas lire parce qu’il abordait les thèmes tels que la mort, les attardés mentaux, la
corruption, la guerre, la souffrance des pauvres, le gain insuffisant des travailleurs, la vie des
ouvriers et des pauvres. Il était marié à Carmen, une jeune fille de quinze ans, très courtisée
par les jeunes, alors que Mario avait vingt-six ans. Carmen était belle, ravissante et joviale. Ils
se sont mariés en se privant de beaucoup de choses comme la tenue blanche du fiancé et la
robe blanche de la fiancée, et en évitant le spectacle. Pour une plus grande intimité, Mario a
réduit le nombre des invités. Comme Delibes et Angeles, Mario et Carmen ont connu des
moments difficiles au niveau économique. Mario, à l’instar de son créateur, est animé par des
idéaux humanistes, démocratiques, prolétariens, progressistes. Il prend toujours position
pour les plus faibles et prône la cohésion l’homme et son environnement.
Toutes ces similitudes entre créateur et créature font dire que l’on peut percevoir la
position d’un auteur à travers un ou plusieurs de ces personnages. Le fait que Mario soit
simple, démocrate, humaniste, écologique et progressiste traduit la conception de la vie et la
manière personnelle qu’a Delibes de comprendre le monde et les choses du monde. Dès cet
instant une question se pose à nous : comment Delibes comprend à travers Mario le problème
du progressisme ?
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3. LE PROGRESSISME CHEZ DELIBES
Delibes affirme que d’une façon générale et par pure inspiration autobiographique ses
personnages sont tous des versions de lui-même. Dans ses conversations avec César Alonzo
de Los Rios, il confirme cette similitude entre lui et ses personnages.
« Pienso incluso que todos estos tipos de personajes héroes son versiones mías; son mis
alter ego. Y si esto es cierto, con toda seguridad expresan mi concepción de la vida y una
manera personal de entender las cosas”
De tous ses personnages romanesques, sans doute, celui qui traduit clairement le profil
humain et moral de Miguel Delibes, et qui a assumé le rôle d’intellectuel progressiste et
engagé, c’est le protagoniste de Cinco Horas Con Mario. C’est lui qui illustre le mieux le
surprenant pouvoir de dédoublement, dans cette deuxième approche du concept où l’un des
« je » mis en scène par Miguel ressemble à Delibes. A travers la figure entre comique et
pathétique de Mario Diez Collado, Delibes nous offre une image à la fois schématique et
idéalisée de sa véritable personnalité. On peut donc analyser les penchants progressistes de
Delibes à travers ceux de Mario.
Le progressisme s’oppose au conservatisme. Etre progressiste, c’est professer des
opinions politiques prônant le changement au niveau social, c’est œuvrer pour l’évolution des
mœurs.
De son vivant, Mario a toujours œuvré pour soutenir les personnes vulnérables,
démunies et pauvres, d’où son intérêt pour l’alphabétisation des femmes. Il voulait aussi que
les enfants des riches et des pauvres fréquentent les mêmes écoles, les mêmes universités et
aux mêmes frais de scolarité. Et que les jeunes filles aillent à l’école jusqu’à poursuivre les
études universitaires.
« Prefiero yo mil veces a Menchu, con toda su vagancia que a estos jovencitos, qué no sé si
la universidad o qué pero salen todos medio rojos (…) que una chica no debe saber más,
Mario, hay que darle tiempo de ser mujer…… », p.116
Dans sa quête permanente pour l’amélioration des conditions de vie des faibles, Mario
interpellait les dirigeants sur le cadre de vie des malades mentaux à travers le journal « el
Correo ». Les prisonniers ne sont pas oubliés dans son entreprise philanthropique.
«…y no te pienses que a mí no me apena su desgracia, pero, por fortuna, todavía tengo la
cabeza en su sitio y esto de acuerdo con Armando en que pretender cargar con todo el
dolor del mundo no es más que un acto de vanidad (…) comprando Carlitos (…) y
ayudando a los presos, no aliviabas a los demás tanto como te aliviabas a ti, y entonces
empezabas a darle vueltas a si lo tuyo” p.172
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Tant et si bien que dans ses écrits, Mario insistait sur les conditions de vie des couches
défavorisées de la société :
« Es como lo de tus libros, cuando no eran de cosas raras que nadie entiende, eran de
muertos de hambre o de paletos de esos que no saben ni la A (…) Pues no señor, mejor
los paletos y los muertos de hambre » p.179
Par ailleurs, il trouvait insignifiants les revenus des domestiques car, selon lui, ces
dernières ont des charges et des besoins personnels. D’où la nécessité pour lui d’œuvrer pour
une amélioration de leur salaire :
« …y eso no puede ser, que estas mujeronas están destrozando la vida de familia, así
como suena, que yo recuerdo en casa, dos criadas y la señorita para cuatro gatos, y
cobrarían dos reales, que no lo discuto, pero para que necesitaban más? Las criadas
entonces eran como de la familia…” p.195
Être pacifiste dans son agissement au quotidien, caractérisait le personnage de Mario.
C’est, en plus de son soutien aux personnes faibles, une autre expression du progressisme
chez Delibes. Alors que pour Carmen, la guerre est une croisade pour procéder à une
épuration et mettre de l’ordre dans la société, Mario, lui, pense que c’est une tragédie, un acte
horrible que l’on peut éviter par des actes pacifistes :
En plus d’être pacifiste, Mario adopte des attitudes de non-violence. En effet, selon les
dires de Carmen, un policier dans la rue a assimilé Mario à un prolétaire parce qu’il se
promenait à vélo dans le jardin public. Et au lieu de l’interpeler pour lui interdire de passer, le
policier a posé des actes de violence et de barbarie à son égard en lui donnant des coups. Mais
Mario n’a pas riposté. C’est son ami Don Nicolas qui est venu quelques heures après le
défendre au commissariat.
La nature est notre lieu commun de vie, d’épanouissement. Le seul et unique espace
qui nous fournit tout ce dont nous avons besoin pour notre réalisation. Cela demande que
nous la protégions et la défendions afin qu’elle nous vienne en aide quand nous aurons besoin
d’elle. C’est ce combat que mène Mario dans l’œuvre. Il se montre très égoïste quand,
pouvant s’acheter un véhicule, il effectue tous ses déplacements à bicyclette pour ne pas
polluer l’environnement avec la fumée qui sort des véhicules à gaz de son époque.
« Dichosa bici, que cada vez que te veía en ella se me caía la cara de vergüenza y no te digo
nada cuando pusiste la sillita para el niño […] claro que las cosas salen de dentro y tu de
siempre tuviste gustos proletarios…” p.69
Toujours dans la défense de l’environnement, Mario fumait un type de cigarette
particulier. Aux dires de Carmen, c’est un tabac qui dégage une mauvaise odeur et qui est
consommé par les prolétaires. Mario de par sa position sociale pouvait s’offrir du tabac de
luxe, mais ne le faisait pas pour protéger la nature.
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CONCLUSION
Quelle peut être la position d’un écrivain, d’un intellectuel ou d’un simple observateur
face à la situation déplorable de son pays ?
Face un pays qui vient de sortir d’une guerre fratricide avec son corolaire de
corruption, d’injustice sociale, d’intolérance religieuse, de violence politique,
d’incompréhension. Un pays avec des dirigeants insensibles aux problèmes d’ordre existentiel
des populations pauvres, faibles et malheureusement les plus nombreuses. Il y a de quoi
prendre son bâton de pèlerin et comme Don Quijote de la Mancha, penser à réparer les
injustices, défendre les plus vulnérables et penser au progrès de son monde. Comment
parvenir à abattre ce grand labeur quand on sait qu’en tant qu’écrivain, la censure culturelle
de l’époque représentait une épée de Damoclès sur la tête des créateurs d’œuvres
intellectuelles ? Il fallait faire preuve de grande créativité artistique pour contourner la
censure.
La censure devient ainsi un appui à la création artistique. Et Miguel Delibes l’a si bien
réussi dans cette œuvre. Sa capacité de dédoublement caractérisée par les trois identités du
« je», où nous distinguons un « je » qui joue le rôle d’un simple narrateur. Un deuxième »je »,
protagoniste qui parle de soi-même à travers ses émotions de femmes de foyer ayant échoué
dans son mariage et qui expose des conceptions, les choses de la vie. Enfin, un troisième « je »
de qui l’on parle et qui est mort. L’auteur le tue et nous permet de connaître ses prises de
positions à travers son épouse dont les jugements vont dans le sens du pouvoir franquiste.
Mieux, le dédoublement de ce troisième « je » est une technique que Delibes a utilisé pour
exprimer non seulement sa conception du progressisme, mais aussi pour exposer sa
personnalité, les expériences qu’il a vécu en tant que professeur, écrivain et homme de
presse.
BIBLIOGRAPHIE
CORPUS: Delibes, Miguel, Cinco horas Con Mario, Barcelona, Destino Libro, S.A, 1966
Alonso de los Ríos, César, Conversaciones Con Miguel Delibes, Barcelona, Destino, 1993
Buckley, Ramón, Problemas formales en la novela española Contemporánea, Barcelona,
Ediciones Penínsulas, 1973
Chauchat, Catherine, L’Autobiographie, Paris, Août 1993
Diez Borque, José María, Métodos de estudio de la obra literaria, Madrid, Taurus, 1985
García Domínguez, Ramón, Miguel Delibes: Un hombre, un paisaje, una pasión, Valladolid, 1993
Michaud,Guy, L’œuvre et ses techniques, Paris, 1983.
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