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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4 DOSSIER
6 LIVRES ET IDÉES
The Long Tail – How endless
choice is creating unlimited
demand
Par Chris Anderson
Quand les petits
ruisseaux font
les grandes rivières
JÉRÔME MARCHAND *
L’expression « Longue Traîne » est apparue en octobre 2004, dans un article
publié par Chris Anderson, ancien chroniqueur scientifique de The Economist,
devenu rédacteur en chef de Wired
Magazine. Ce texte s’appliquait à décrire
le créneau exploité par les net-entreprises de type Amazon ou Netflix. Il a
aussitôt séduit les gourous de la Silicon
Valley. Fort de ce succès d’estime, l’auteur
a repris et enrichi le propos. Son ouvrage
nous livre la synthèse de ses réflexions sur
la « nouvelle économie »1.
L
e principal mérite de The Long Tail tient à ce que l’ouvrage
clarifie la manière dont Internet affecte les comportements
des acheteurs de produits culturels : chansons, films, téléfilms,
livres, jeux vidéo. S’appuyant sur une enquête nourrie d’interviews, il montre que les business models classiques sont devenus
problématiques et que la domination du blockbuster – produit
* Professeur à Supeurope-Cessec.
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vedette – est (presque) révolue. Ayant les moyens de faire
reconnaître leurs goûts particuliers, les consommateurs de
niche constituent désormais un enjeu central pour les producteurs et les distributeurs.
LE SAINT GRAAL DE L’E-COMMERCE
C
omment appréhender le basculement en cours ? L’auteur
structure son propos autour de la notion de longue
traîne, utilisée en statistique pour décrire une courbe de distribution. Traduite sous forme graphique, l’image lui sert à visualiser la courbe de la demande commerciale, l’axe vertical
représentant le total des ventes d’un produit ou d’un type de
produit, tandis que l’axe horizontal renvoie à la gamme de produits mis sur le marché. Dans sa manifestation conventionnelle,
la courbe présente une forme évasée ; elle commence très haut
sur l’axe vertical, ce qui signifie qu’un petit nombre de produits
fait l’objet d’une forte demande ; puis elle s’élargit et s’aplatit
progressivement ; pour finir, elle se transforme en une longue
et fine traîne : beaucoup de produits disponibles mais une
demande intermittente ou de faible amplitude. L’auteur nous
explique comment ce modèle a longtemps servi à résumer les
contraintes dans lesquelles évoluait le commerce de produits
culturels. Les détaillants étaient fortement incités à se concentrer sur la partie supérieure gauche de la courbe, avant tout
pour des raisons d’ordre matériel. Un vidéo-club conventionnel
1. Chris Anderson,The Long Tail – How endless choice is creating unlimited demand,
Random House, 2006, 238 pages.
QUAND LES PETITS RUISSEAUX FONT LES GRANDES RIVÈRES
dispose d’un espace de présentation limité. Son exploitant a
tout intérêt à se concentrer sur les produits-phares. Idem pour
un libraire ou un vendeur de CD ayant pignon sur rue : l’un et
l’autre restent soumis à la règle classique de Paréto du 80/20,
signifiant que 20 % des produits vendus génèrent 80 % du profit. Le reste des articles présents sur les rayonnages entretient
le mythe de l’abondance mais génère des profits aléatoires.
de 2004. Chris Anderson prétendait alors que le marché de
niches allait surpasser le marché des hits, puis l’enterrer. Notre
i-prophète se montre aujourd’hui plus mesuré. Apparemment,
le best-seller résiste mieux que prévu.
Dans une direction parallèle, Anderson cherche à comprendre
comment le processus affecte la production et la diffusion des
œuvres culturelles. A son avis, nous entrons dans une ère de
Toujours selon Anderson, ce modèle demande à être remis en
démocratisation accélérée, telle que les anciennes frontières
question. Les net-entreprises numériques – comme Amazon ou
entre créateurs et spectateurs sont en train de disparaître.
iTunes – disposent d’énormes systèmes de stockage. Elles metToutes sortes de talents en herbe ont de quoi produire des
tent à la disposition de leur clientèle domestique et internatioœuvres de niveau quasi-professionnel, puis les mettre en ligne,
nale quantité de produits de niche, destinés à satisfaire les goûts
le tout sans passer par les filtres habituels : lecteurs, producde segments très étroits. Ces millions d’œuvres constituent la
teurs, responsables d’édition, directeurs des programmes, disc« longue traîne ». Et nul ne saurait les ignorer. Dans cette écojockeys, financiers, critiques. L’auteur de The Long Tail voit là un
nomie de la surabondance, un agrégat d’articles faisant l’objet
élément positif pour l’ensemble des consommateurs, et ce à
d’une demande restreinte finit par représenter une part de
plusieurs niveaux. D’abord, parce qu’il assure un renouvellemarché non négligeable. Le phénomène Amazon fournit à ce
ment et un rajeunissement des cadres. Ensuite, parce qu’il
sujet un exemple parlant. Plusieurs études
entraîne la diffusion massive de produits
scientifiques montrent en effet que l’entregratuits. Enfin, parce qu’il diminue l’emprise
L’auteur se montre
prise de Jeff Bezos tire de substantiels profits
des acteurs institutionnels. Le monde préde la vente d’ouvrages obscurs, indisponibles
Internet était dominé par toute une chaîne
particulièrement instructif
dans les librairies conventionnelles. Faute de
d’organisations bureaucratiques portées à
lorsqu’il décrit
place, les magasins standard présentent une
produire des messages basiques, au nom du
l’infrastructure technologique
offre oscillant entre 30 000 et 100 000
plus petit dénominateur commun : Audimat /
ouvrages. Amazon référence et distribue pluservice du public / profit. La multiplication
soutenant la nouvelle
sieurs millions de titres. Qui plus est, l’entredes sites personnels, des sites d’accueil et
économie. L’ensemble
prise a racheté BookSurge en 2005. Elle se
des sites d’échange peer-to-peer remet en
repose sur trois bases.
trouve ainsi en mesure de réaliser à la
cause la domination de ces structures.
demande des tirages express, de qualité à
Concrètement, cela signifie que les médias
D’abord, des outils de
peine inférieure à celle des grands éditeurs.
de masse doivent apprendre à repérer et
production démocratisés,
Autre exemple parlant : le cas Ecast. Cette
intégrer les pousses prometteuses. En
maniables par le plus grand
entreprise basée à San Francisco distribue de
même temps, ils doivent tenir compte des
la musique en ligne. Environ 10 000 albums
changements de style et de goût imposés
nombre et financièrement
figurent sur son catalogue. Chaque trimestre,
par les nouveaux hits de l’économie numéaccessibles. Ensuite, des
l’entreprise parvient à écouler 98 % des morrique. Ceux qui rechignent verront leur
circuits électroniques de
ceaux proposés au public, quelle que soit leur
compétitivité s’effriter.
qualité.
diffusion à haut débit.
L’auteur se montre particulièrement
Enfin, des moteurs de
Comment ces mutations affectent-elles l’ininstructif lorsqu’il décrit l’infrastructure
recherche de plus en plus
dustrie culturelle ? L’analyse proposée par
technologique soutenant cette nouvelle
The Long Tail est claire : l’ère du produit
économie (pp. 52-124). L’ensemble repose
sophistiqués.
vedette a atteint son pic. Les dispositifs de
sur trois bases. D’abord, des outils de proproduction et de distribution traditionnels
duction démocratisés, maniables par le plus
faisaient la part belle au blockbuster qui écrase la concurrence et
grand nombre et financièrement accessibles. Ensuite, des
impose ses standards d’excellence, jusqu’au moment où l’érocircuits électroniques de diffusion à haut débit. Enfin, des
sion de la demande précipite son remplacement par un noumoteurs de recherche de plus en plus sophistiqués, qui perveau produit vedette. Cette économie faisait appel à des
mettent de localiser les œuvres de manière quasi instantanée,
recettes de marketing éprouvées, de type hit-parade. Elle assude cartographier les goûts des consommateurs, d’identifier les
rait à certaines sorties estivales ou hivernales – Les Dents de la
tendances du marché, d’accéder aux peer reviews. Sur le modèle
mer, La Guerre des étoiles, Rambo, Terminator – de substantiels
Amazon : certains des clients ayant acquis tel livre ont aussi
profits. Elle asseyait la position des artistes réputés populaires.
acheté les titres suivants… Pour l’auteur, ce type d’indicateur
Désormais, il faut tenir compte de la montée en puissance des
représente un élément clé du modèle émergent. Tout en inviproduits de niche. Les entrepreneurs ne peuvent plus faire l’imtant les non-connaisseurs à découvrir les connexions ou les
passe sur la longue traîne. Toutes sortes de productions obscuaffinités négligées par la critique, il donne aux consommateurs
res sont susceptibles de générer du profit. Au passage, on doit
épars la possibilité de se constituer une identité de groupe. Le
noter que The Long Tail se situe en retrait par rapport à l’article
marché des niches se trouve ainsi consolidé.
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GÉNÉRALISATION ET DILUTION
C
et ouvrage stimulant est agréable à lire. En bon vulgarisateur scientifique, l’auteur sait éviter lourdeurs et jargon.
Les cas cités en exemple font ressortir le travail d’enquête
mené sur le terrain. Ils donnent à l’ensemble une touche colorée. En contrepartie, on doit exprimer quelques réserves.
La première porte sur le caractère globalisant du propos.
Chris Anderson semble éprouver du dédain pour les produits
vedettes. En tout cas, il est porté à les jeter tous dans le même
sac, sans faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. Certains hits
sont de simples manipulations mercantiles, en ce sens qu’ils
sont fabriqués pour satisfaire les goûts du moment, puis imposés sur le marché grâce à un matraquage publicitaire intense.
D’autres rencontrent le succès parce qu’ils font vibrer une
corde sensible et parce que leurs créateurs ont du talent.
La bonne fortune de la série Harry Potter récompense un
savoir-faire artisanal de haute volée. Idem pour les jeux vidéo de
premier rang, développés pendant des années par des équipes
pointues et motivées. Ignorer ces nuances revient à ignorer
pourquoi l’industrie du best-seller résiste. Cette tendance prophétique généralisante pose problème en bien d’autres points.
Par moments, C. Anderson méconnaît les subtilités propres
à tel ou tel secteur. Il nous affirme par exemple que les films à
gros budget de Hollywood font l’objet d’une nette désaffection.
Et de mentionner à l’appui les baisses de fréquentation relevées
dans les complexes de cinéma. Les chiffres montrent que les
Américains rechignent à se déplacer vers les salles obscures.
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Mais cela ne signifie pas pour autant que les audiences aient
diminué. Les consommateurs ont accès aux films grand public
de bien d’autres manières : DVD, péage à la carte, câble, téléchargement, éditions pirates. Par ailleurs, chacun sait que les
données fournies par certaines firmes cinématographiques font
l’objet de multiples manipulations relevant de l’évasion fiscale.
Plus généralement, on doit constater que l’ouvrage manifeste
une tendance à la surexpansion Parce que son propos déborde
le domaine des œuvres culturelles, parce qu’il croit distinguer la
longue traîne à l’œuvre dans le secteur de la sécurité nationale
– « les terroristes ont établi un marché de niches qui concurrence le marché traditionnel de la violence étatique » – et ne
prend pas le temps d’étayer cette intuition, Chris Anderson
donne l’impression qu’il est tombé amoureux de son expression fétiche, au détriment de la cohérence d’ensemble. On
aurait également apprécié qu’il précise les limites du business
model émergent. Bien des secteurs économiques continuent à
fonctionner selon des règles différentes de celles prévalant dans
le secteur de la pop culture. Ajouter une chanson au répertoire
d’iTunes ne pose pas de problèmes logistiques particuliers. Par
contre, les processus et les profits deviennent plus aléatoires
lorsqu’il s’agit de mettre des produits alimentaires frais en ligne
et de les livrer en temps voulu. Amazon a déjà tenté l’expérience et connu de sévères désillusions. L’entreprise entendrait
recommencer. Ces nouveaux projets méritent qu’on leur prête
attention. g