Ouvertures phénoménologiques sur la télécommunication

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Ouvertures phénoménologiques sur la télécommunication
Ouvertures phénoménologiques
sur la télécommunication sexuelle électronique
Jacques Ibanez Bueno *
Université de Savoie (Annecy) & Laboratoire IREGE (Institut de recherche en gestion)
Ce travail repose sur un corpus de pratiques érotiques et pornographiques choisies sur le réseau Internet depuis 2001. Il s’agit
d’étudier des sites personnels, l’usage de la webcam, et la forte
implication corporelle des usagers dans cette communication
sexuelle à distance où règne « l’utopie pornographique » (Baudry). Le
recours à la sociologie des usages offre un repérage de la filiation
entre médias dans leur appropriation corporelle et tactile. La
sémiotique permet de mieux appréhender comment le média est
au service du corps absent de l’autre « téléacteur » (Proulx) du Web.
Le refus du point de vue du corps représenté en tant que seul
stimulus appelant une réponse sensorielle rapproche de la phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty). La proposition
épistémologique s’appuie sur un croisement d’approches où la
phénoménologie peut interroger les modes de la vision et les
déplacements du corps opérés à distance, via le moniteur.
L’article d’Albert E. Scheflen 1 sur les « systèmes de la communication
humaine » nous rappelle que la communication existe dès qu’il y a
comportement tactile et/ou comportement kinésique. Dans un même
lieu, des comportements de cette catégorie avec un caractère érotique ou
pornographique relèvent de la communication sexuelle. Dans le contexte
actuel, l’émergence de pratiques érotiques ou pornographiques par la
création de sites personnels sur Internet (et l’usage de la webcam) interrogent le chercheur sur l’existence d’une véritable communication
sexuelle, du fait du non contact direct entre internautes et créateurs de
sites. S’il y a communication sexuelle, comment la caractériser via le
réseau électronique ? Le recours à des travaux sur l’implication corporelle
des usagers à travers la photographie ou la télévision permettent de
repérer des caractéristiques communes à ces médias et à l’usage
d’Internet.
*
1
[email protected]
in La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin,
Seuil, 1981.
93
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Le « silence des anthropologues » est manifeste sur la pornographie, une terra
incognita 1. Il existe peu de travaux sur le sexe 2 et la communication électronique à distance. Cependant, la relecture des ouvrages de Maurice
Merleau-Ponty est prometteuse pour saisir au mieux les modes de ces
contacts à distance. Merleau-Ponty met en évidence trois grandes fonctions du corps qui sont inséparables : la vision, la motricité et la sexualité.
L’interdépendance entre ces trois fonctions intéresse le chercheur, en
particulier l’interdépendance entre vision et sexualité. La troisième fonction, la motricité, peut exister à travers l’image. Quand un sujet voit un
autre sujet, il peut en quelque sorte se mouvoir autour (Huneman, 1997).
Or, dans l’usage de pages Web érotiques ou pornographiques il y a indubitablement vision et sexualité. Quant à la troisième fonction, la
motricité est produite puisque le corps se déplace, selon un cadre
d’analyse phénoménologique.
Cet enrichissement par la « phénoménologie appliquée » (Weissberg, 1992)
reprend des travaux récents qui s ’inscrivent dans le renouveau de la
phénoménologie (travaux de Richir, Beaune, Duportail, etc.). Ces travaux
interrogent la relation interpersonnelle. Le travail présenté ici prolonge
ces interrogations par une appropriation phénoménologique adaptée à
une problématisation de la communication électronique à distance.
Les médias au service du corps absent
Dans le prolongement de la photographie et de la télé-vision (vision à
distance), la fascination pour la présence à distance se poursuit avec
Internet. Le désir d’ubiquité de l’homme (Flichy, 1991) persiste. La télématique ne relève pas seulement de la logique des médias, mais il est
cependant nécessaire de revenir sur les usages de la télévision, média qui
historiquement le précède. Dans une approche de l’appropriation (Perriault, 1989), il demeure indispensable de repérer les filiations d’usage
dans le temps.
Avec pertinence et élégance, la relation complexe entre le sujet regardant
et le sujet photographié est mise en perspective par Barthes. « La photo est
littéralement une émanation du référent. D’un corps réel qui était là sont parties des
radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la
transmission ; la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés
d’une étoile. Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon
regard : la lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je
1
2
Danielle Provansal et Roger Meunier, in Gonseth (2003).
Erving Goffman dans L’arrangement des sexes (2002 : 49), précise : « Dans la
société industrielle moderne, comme semble-t-il, dans toutes les autres, le sexe est à la base
d’un code fondamental, code conformément auquel s’élaborent les interactions et les
structures sociales, code qui soutient également les conceptions que se font les individus de ce
qui fonde leur nature humaine authentique. »
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partage avec celui ou celle qui a été photographié. » 1 Le regardant (et le téléregardant) d’une image est surpris par une relation tactile. Le corps de
l’autre vient toucher le regardant. « Car ce qui m’importe, ce n’est pas la “vie”
de la photo (notion purement idéologique), mais la certitude que le corps photographié
vient me toucher de ses propres rayons, et non d’une lumière surajoutée. » 2
Le contrat sensible à la télévision se compare au sport, à la musique et à
la déambulation dans les rues des villes (ou dans les centres commerciaux) de groupes de jeunes. « Cela peut prêter à sourire pour nos esprits cartésiens et bien pensants. Et pourtant l’érotisation induite par une telle communication
fait partie de l’être-ensemble social » (Maffesoli, 1993 : 109). L’essentiel est de
se toucher par cette communication « tactile » dont l’ampleur est « insoupçonnée ». Un message nous touche encore plus s’il est pourvu « d’une couche
indicielle ou sensible qui en deçà du code nous touche de manière primaire » (Bougnoux, 1995). La réception télévisuelle est une expérience de contacts,
motivée par le désir de rapprochement aux autres et qui se traduit par le
fait d’être effectivement exposé à des visages, des corps et des voix au
travers de l’écran (Calbo, 1998 : 15). Le corps s’inscrit dans le désir persistant du corps qui veut s’étendre et se ramifier dans la résille de ses
relations affectives (Bougnoux, 1995 : 10). La photographie se substitue
à l’absence de l’autre (Barthes, 1980) par une « occupation corporelle de
l’espace photographique ». La photographie, tout comme le cinéma, la télévision et Internet sont au service du corps absent. Il en est de même pour
le “X”.
L’appel croissant aux cassettes réalisées par les téléspectateurs (Tout est
possible ou Vidéogag), le développement des émissions sur l’intimité des
téléspectateurs (L’amour en danger ou Big Brother) indique une demande
pour une “self-TV” au sein d’un contrat sensible. L’esprit est totalement
différent des télévisions alternatives et de l’affichage contestataire des
normes corporelles par des groupes organisés 3. La télévision se heurte à
ses limites technologiques actuelles que la Web-TV n’est pas en mesure
de fournir aujourd’hui. Internet épouse cette demande sociale qui se
heurte à l’unidirectionnalité du média télévisuel : « je veux faire de la
télévision tout seul, chez moi, sur moi, quand je veux et pour toute la planète ».
1
Barthes (1980 : 126)
2
Ibid., p. 128
3
Xavier Deleu dans un article « Esthétique du capitalisme » dénonce le
« pornotropisme » actuel et l’esthétique pornographique « qui est passée de la
répression à la récupération quand on s’est aperçu qu’elle faisait vendre. » (livre publié
suite à l’exposition X « Spéculations sur l’imaginaire et l’interdit » au Musée
d’ethnographie de Neuchâtel en 2003-04)
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Sexe, médias et Internet
Trop d’ouvrages sur l’histoire des médias occultent le rapport entre sexe
et médias ! Or le “sexe” est souvent le “genre débutant” : dès la naissance (ou presque) de chaque nouveau média, l’érotisme et la pornographie participent au décollage du média. La consommation de médias
érotiques ou pornographiques peut s’avérer devenir une consommation
de masse (cassettes VHS). Des manifestations du Festival d’Avignon ou
du Musée de l’Élysée de Lausanne dédiées à l’image ont montré que les
productions érotiques ou pornographiques étaient une réalité dès le
début de la photographie et du cinéma, malgré les censures. Ces productions intégraient intensément les possibilités de l’outil et n’excluaient pas
l’esthétique, tout comme leur aînée la peinture.
La télématique cesse d’utiliser l’un des modes de propagation de l’information : le media unidirectionnel qui “irrigue” et la “contagion” des
relations interpersonnelles. Une diffusion hybride et interactive permet
un troisième mode : la « commutation » (Guillaume, 1999). Ce troisième
mode commutatif pousse à délaisser la dichotomie publics / usagers et à
préférer les « interacteurs » comme nouveau sujet communicateur (Proulx,
1998). La possibilité est donnée aux « interacteurs », concepteurs et usagers
via le Web, de donner une représentation de leur propre sexualité, accessible en permanence par un site (“pages personnelles”) ou par une webcam 1. Internet et le Minitel s’insèrent dans cette tendance. La recherche
du « pousse-au-jouir sans risques » continue (Guillaume, 1999 : 23).
« L’usager devenu autonome façonne sa propre pratique et libère, à travers la médiation de la technique sa propre subjectivité » (Jouët : 1993). Il est imaginairement
là-bas et physiquement ici (à moins d’être aussi physiquement là-bas).
Les réseaux résonnent comme un certain prolongement de son propre
corps, tout en fermant l’accès de son propre corps aux autres. Est facilité
un double besoin, peut-être contradictoire : l’intimité et la distance. La
communication par Internet devient véritablement tactile, avec comme
but essentiel, se toucher. Par rapport aux limites du média télévisuel, les
dernières possibilités technologiques des réseaux (webcam) participent à ce
mouvement de quête sensible et de recherche de déséquilibres sensoriels.
1
Deux exemples connus en 1999 : www.multiline.com.au/~markw/
et Jennifer qui a commercialisé après plusieurs mois de “bénévolat” son site : home.rica.net/ninster/jennifstuff/index.html .
Rendre lucratif ultérieurement un site personnel à caractère érotique ou pornographique (non commercial à son lancement) est une pratique courante.
webcam.html
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Une communication soliloqueuse
Dans une expression soliloqueuse (Duportail, 1999) comme celle de
Jean-Pierre qui s’exprime via Internet (http://membres.lycos.fr/
pascaudjp/index-7.html), la présentification des signes est suspendue
dans un premier temps, et n’altère pas le potentiel de l’expression signifiante du sujet. Faire comme si nous communiquions suffit pour
signifier.
Par cette expression soliloqueuse, l’internaute vit avec intensité la fiction
de cette signification, sans même que la commutation soit réelle. Le
phantasme du sujet intègre bien l’objet imaginé. Le mode fantasmatique
opère parfaitement sans même que le signe soit conçu de manière
consciente. Le phantasme du signe se révèle tout aussi intense que le
signe réel. Le phantasme du signe se métamorphose en signe du phantasme, alors transformé parce qu’il peut faire sens pour le destinataire.
Le Web permet cette expression soliloqueuse devenue communication
soliloqueuse par l’appel du potentiel démultiplicateur des éventuels
connectés au site. Cette possibilité devient incommensurable comparée
aux autres moyens de communication ayant précédé Internet. Sans adhérer à un discours thuriféraire sur le réseau électronique, le potentiel
synchrone est inédit dans l’histoire de la communication.
Une communication apprésentationnelle
L’intentionnalité rend co-présente la personne absente. Cette intentionnalité se nomme apprésentation (Abbildung). D’après Première recherche
logique (Husserliana 1), l’indice communicationnel dans l’apprésentation
permet de rendre perceptible les pensées du locuteur. L’unité indicespensées du locuteur est comparée au corps comme incarnation de l’unité
corps-conscience. Un véritable « acte d’intuition » (Husserl) se produit, ce
qui permet d’envisager que les internautes “voient” l’intuition du “Webcapté” dans sa manifestation indicio-corporelle.
Devant une image érotique comme http://isabelledesexe.site.
voila.fr , la « prégnance symbolique » joue chez l’individu : « on doit entendre
[par prégnance symbolique] la façon dont un vécu “sensible” renferme en même temps
un “sens” non intuitif déterminé qu’il amène à une présentation immédiate et
concrète. » 2 Après la perception de l’image, la prégnance symbolique
1
2
La relecture de Husserl repose essentiellement sur Husserliana, et les travaux
de Jean-Claude Beaune (1998).
Cassirer, Ernst, 1972 : 229 et 109. Philosophie des formes symboliques, Vol. 3,
Paris : Minuit, cités par Caune (1997 : 52)
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permet le jaillissement de la signification. Ernst Cassirer intègre des
symboles dans la perception, puisque « le concept de symbole couvre la totalité
des phénomènes qui rendent manifestes sous quelque forme que ce soit l’accomplissement d’un sens dans un sensible ». Du passage de la signification à la
communication, la hiérarchie des apparitions s’inverse. Ce n’est plus la
personne visée qui est mise en avant mais le vécu du sujet, son histoire,
ses aspirations de sociabilité électronique. Le dépassement de la phase
pré-signifiante rend mondain le vécu qui n’est plus le « ressenti de
l’apparition ».
Dans le processus empathique d’un sujet, le déplacement de sa signification “ego” avec ses vécus réels peut, par exemple, aller jusqu’à se projeter
dans un alter ego qui aurait un autre sexe. Ce déplacement devient possible dans le cas d’un contact triangulaire, tel le couple Sylvia « Elle » et
Pierre « Il » sur leur site http://wenda.free.fr, et un internaute masculin
indéfini « W ». L’empathie se fragmente véritablement et apparaît une
troisième vie intentionnelle de « Elle » grâce à une médiation. L’empathie
d’origine se transforme et ne correspond plus à l’empathie de « W », ni à
celle de Pierre « Il ». L’apprésentation du Il permet la perception du
contexte corporel par « W » et de percevoir également Elle en tant
qu’empathie pour Il.
Au sein des « actes spécifiques du rapport Moi-Toi » et des « actes spécifiques d’un
Nous », les apprésentations corporelles des actes d’empathie peuvent se
décliner à l’infini dans les réseaux électroniques, par empathie contagieuse ou “commutative”. Cette particularité du réseau est nommée
communication apprésentationnelle.
J’ intentionne, ou la communication sexuelle de l’absence
Dans l’intentionnalité telle qu’elle est définie par Husserl, se produit chez
le sujet à la fois une représentation, une possession de l’objet hors du
présent et une visée (Abzielen) d’une présence intuitive à venir.
Cette intentionnalité, repérable par exemple dans la page personnelle de
Bénédicte (http://www.geocities.com/Paris/Boutique/5676), est un
mouvement continu de quête qui déclenche une tension. Chez le sujet se
crée une motivation, qui fait passer l’acte de position à un autre acte de
position existentielle (Husserl). Ce qui motive est l’existence d’une autre
conscience, relation de ressemblance qui unit le corps propre au corps
étranger. Ce corps étranger recherché n’est pas identique, mais analogue
au corps propre de Bénédicte, ainsi les corps convertissent dans leur
signification respective. Pour que se réalise véritablement l’acte de
communication, il faut « la saisie analogisante, la co-union perceptive » et
éventuellement la co-union imaginative. « Le renversement total » (Husserl),
capacité que le sujet puisse penser qu’il est autre, devient possible.
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La problématisation autour des trois « intentions constituantes » (Duportail,
1999), ou plutôt de trois niveaux d’intention, fonctionne avec un
exemple extrait de pages Web personnelles de Babymoon (http://home.
tiscalinet.be/babymoon)
et de Bastinou (http://www.chez.com/
bastinou) :
ƒ l’intention 1 que l’énonciation “E” par “L” locuteur (Bastinou)
produit une réponse “R” de l’auditeur “A” (Babymoon). Dans ce cas,
la réponse de Babymoon révèle soit une action, soit une croyance.
ƒ l’intention 2 résulte de la reconnaissance de l’intention 1 de “L” par
“A”
ƒ l’intention 3 découle de la reconnaissance de l’intention 1 de “L” par
“A” issue de la raison de “A” et qui se traduit par une réponse “R”
La véritable intention de communication se trouve dans l’intention 2
avec “A”, qui peut répondre, même si les intentions 1 et 3 sont insatisfaites. Par exemple, Bastinou signifie son amour, par la webcam, à Babymoon. L’intention 1 de Bastinou correspond à la volonté de faire croire à
Babymoon que Bastinou l’aime. Or Babymoon peut saisir l’intention 2,
une intention de communiquer quelque chose, mais sans adhérer à la
sincérité de Bastinou. Babymoon, persuadée que Bastinou ne l’aime pas
envoie la réponse “R” visée par Bastinou, et la croyance ne se produit
pas. Nous retenons que répondre à une seule des trois intentions
constituantes participerait à la réalisation de l’intention générale de
communication, synthèse entre trois intentions différentes. L’intentionnalité prend alors des apparences d’une pulsion. Cette intentionnalité
se superpose à une conscience intentionnelle, voire à une conscience de
manque. Il existe bien une intentionnalité pulsionnelle qui repose sur une
représentation. La relation entre Babymoon et Bastinou, fait référence,
pour Bastinou à un vécu que trop souvent nous désignons par le mot
sentiment.
Il est riche d’enseignement de connaître l’appréciation de Husserl sur
cette intentionnalité pulsionnelle qui s’insère dans un mouvement téléologique. « L’aspect primordial de l’intention pulsionnelle » : « c’est qu’elle vise
autrui en tant qu’autrui ». L’intentionnalité sexuelle ne vise pas un objet
mais une autre visée : celle d’un autre sujet. Nous sommes au carrefour
de plusieurs intentionnalités. L’inter-intentionnalité s’inter-constitue par
le sens. Ici, « le sens de la sexualité est l’œuvre commune de l’ego et de l’alter ego ».
Par cette sexualité, l’autre n’est pas objet (Objekt). Si tel est le cas, il ne
s’agit plus de pulsion sexuelle mais d’instrumentalisation de l’autre. Dans
la situation où Marlène (http://marlene.site.voila.fr ) se montre
connectée sur une webcam, le regardant n’est pas seulement la réponse à la
pulsion de Marlène, mais celui qui cherche Marlène, qui la vise, bref qui
la veut.
Que se passe-t-il en cas de non-remplissement, puisque l’intention satisfaite de communication doit nécessairement répondre aux deux conditions de la production de la réponse visée par l’intention du locuteur et
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de, la saisie de l’intention comme mutuellement manifeste ? L’échec
communicationnel est total si aucune des conditions n’est remplie.
Cependant, un remplissement partiel (première condition non remplie)
arriverait à maintenir la conscience de manque du “Web-capté”. Ce dernier ne possède pas la réponse désirée, l’interlocuteur n’ayant pas transmis, par exemple, des photographies de son corps dénudé, à la demande
du locuteur. L’intention est pourtant mutuellement comprise (« faire
l’amour à distance »).
Plus que le télé-phantasme : le déplacement commutatif ou
le continuum de la rencontre
Pour l’internaute, il existe un autre moi grâce à une aperception assimilatrice des deux corps en chair. Par cet acte, la vie subjective se trouve
détruite et reconstruite différemment dans la manière d’appréhender
l’autre moi. Se produit un véritable changement de l’alter par un acte
d’empathie médiate (Duportail, 1999). Or, dans toute apparition visuelle
(l’image pour Husserl), il existe un « lieu ressenti » dans les champs sensoriels : « L’image a sa signification d’image par là que ce lieu entre ce rapport intentionnel avec l’optimum par le changement de place kinesthésique qui lui revient »
(Husserl).
Par l’approche phénoménologique, quelle est l’apparition dans l’image ?
Il s’agit du lieu (Leib). En effet, une erreur serait commise en croyant que
le lieu en question est l’enveloppe corporelle, l’enveloppe physique
(Körper). Les “kinesthèses” oculomotrices permettent d’aller très loin,
au-delà du possible, grâce à la phantasia. Cette imagination crée ses
propres images aux mêmes propriétés que celles issues de la perception
et des sensations. L’apparition visuelle peut elle-même évoluer si le Leib
s’établit au lieu d’un optimum kinesthésique réel ou possible. Ce Leib se
“phantasme” avec ses kinesthèses « là-bas au lieu d’ici ; mais là-bas avec
son ici ».
L’ensemble du corps se déplacerait dans le lieu représenté par l’image
(image fixe ou images animées). Le passage au degré supérieur s’effectue
dans ce déplacement corporel, dans un autre espace grâce à la webcam,
quand celle-ci est vraiment connectée en temps réel. Quel beau Leib que
de pouvoir se mouvoir au domicile de Babyboom, femme visée !
Le « coefficient corporel » (Weissberg, 1999) a commencé à croître dès les
débuts de l’écriture transmise par messager ou voie postale, progrès qui
s’est poursuivi avec les technologies électriques (télégraphes, téléphone,
etc.). Le coefficient corporel au début de l’écriture modifiait déjà la
rencontre. Or, l’interprétation d’une définition de la téléprésence à la fois
pour la “réalité virtuelle” avec visio-casque et pour Internet renforce la
croyance au déplacement possible : « Dupliquer non seulement l’apparence de
la réalité mais sa mise en disponibilité – c’est-à-dire le mode d’accès à cette réalité
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transposée » (Weissberg, 1999 : 13). Par l’adhésion à cette définition, le
réseau permet davantage qu’une « présence technologique à distance ». Il offre
le déplacement de la rencontre. Ce déplacement commutatif va jusqu’à
provoquer la remise en question de la notion de rencontre.
Le principe de déplacement est singulièrement complexe dans ses
rapports à la présence. Cette complexité vaut surtout si, d’un point de
vue conceptuel, on sépare la présence corporelle de la présence mentale
et si on dissocie unité de temps et unité de lieu « dans la multiplicité des
espaces-temps mentaux ». Une approche phénoménologique de la communication par réseaux empêche ces coupures et contribue à dé-complexifier
la notion de déplacement. L’ouverture sémiotique enrichit cette application par l ’étude des signes de la présence déplacés en rapport avec la
présence corporelle.
Avec les développements de la communication sur les réseaux électroniques et « l’augmentation tendancielle du caractère incarné du transport de la
présence » (Weissberg, 1999), nul ne peut s’appuyer de manière solide sur
les connaissances désormais dépassées de la kinesthésie. Un continuum
de la rencontre se produit-il ?.
Le processus de communautisation commutative
Husserl nous entraîne vers le repérage de « communautés de pulsion »
(Beaune, 1998 : 56). Par empathie instinctive et passive, une « communautisation progressive de la vie instinctive » s’établit « à travers les instincts sociaux
sexuels ». À partir du schéma central de l’intentionnalité et de sa corrélation avec une « intuition vide et un remplissement intuitif de cette intention », deux
pulsions sexuelles réciproques avec un seul remplissement permettent
d’envisager une « communauté de satisfaction ».
En reprenant la conception de l’érotisme de Georges Bataille qui le
définit comme un sentiment de communion, la réalisation d’une
« communautisation sexuelle » (Vergemeinschaftung) ne s’envisage que par la
mise en commun d’une satisfaction. Tel est le cas de la communauté
virtuelle des fétichistes du pied (exemple de site : « A sus pies Señora »,
http://solopies.iespana.es/solopies/?time=999589063). Ce type de
communautisation sexuelle permet une “unification corporelle”, une
“corporéité unique” que la communauté virtuelle et sexuelle permet de
dépasser en intensité et en ampleur (nombre de membres et degré
d’internationalisation) par rapport à des communautés sexuelles réelles
proches de celles présentées dans La vie sexuelle de Catherine M. 1
1
Millet, Catherine, 2001. La vie sexuelle de Catherine M. Seuil.
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Le processus de communautisation commutative crée une communauté
sexuelle et virtuelle avec un seul corps, par réaction progressive de
l’ordre de la fusion. Nous retrouvons l’identification du réseau numérique au corps physique, qui surpasse l’identification saint-simonienne
limitée au cerveau (Musso, 1997 : 227).
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