Ouvertures phénoménologiques sur la télécommunication
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Ouvertures phénoménologiques sur la télécommunication
Ouvertures phénoménologiques sur la télécommunication sexuelle électronique Jacques Ibanez Bueno * Université de Savoie (Annecy) & Laboratoire IREGE (Institut de recherche en gestion) Ce travail repose sur un corpus de pratiques érotiques et pornographiques choisies sur le réseau Internet depuis 2001. Il s’agit d’étudier des sites personnels, l’usage de la webcam, et la forte implication corporelle des usagers dans cette communication sexuelle à distance où règne « l’utopie pornographique » (Baudry). Le recours à la sociologie des usages offre un repérage de la filiation entre médias dans leur appropriation corporelle et tactile. La sémiotique permet de mieux appréhender comment le média est au service du corps absent de l’autre « téléacteur » (Proulx) du Web. Le refus du point de vue du corps représenté en tant que seul stimulus appelant une réponse sensorielle rapproche de la phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty). La proposition épistémologique s’appuie sur un croisement d’approches où la phénoménologie peut interroger les modes de la vision et les déplacements du corps opérés à distance, via le moniteur. L’article d’Albert E. Scheflen 1 sur les « systèmes de la communication humaine » nous rappelle que la communication existe dès qu’il y a comportement tactile et/ou comportement kinésique. Dans un même lieu, des comportements de cette catégorie avec un caractère érotique ou pornographique relèvent de la communication sexuelle. Dans le contexte actuel, l’émergence de pratiques érotiques ou pornographiques par la création de sites personnels sur Internet (et l’usage de la webcam) interrogent le chercheur sur l’existence d’une véritable communication sexuelle, du fait du non contact direct entre internautes et créateurs de sites. S’il y a communication sexuelle, comment la caractériser via le réseau électronique ? Le recours à des travaux sur l’implication corporelle des usagers à travers la photographie ou la télévision permettent de repérer des caractéristiques communes à ces médias et à l’usage d’Internet. * 1 [email protected] in La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Seuil, 1981. 93 MEI « Médiation et information », nº 20, 2004 Le « silence des anthropologues » est manifeste sur la pornographie, une terra incognita 1. Il existe peu de travaux sur le sexe 2 et la communication électronique à distance. Cependant, la relecture des ouvrages de Maurice Merleau-Ponty est prometteuse pour saisir au mieux les modes de ces contacts à distance. Merleau-Ponty met en évidence trois grandes fonctions du corps qui sont inséparables : la vision, la motricité et la sexualité. L’interdépendance entre ces trois fonctions intéresse le chercheur, en particulier l’interdépendance entre vision et sexualité. La troisième fonction, la motricité, peut exister à travers l’image. Quand un sujet voit un autre sujet, il peut en quelque sorte se mouvoir autour (Huneman, 1997). Or, dans l’usage de pages Web érotiques ou pornographiques il y a indubitablement vision et sexualité. Quant à la troisième fonction, la motricité est produite puisque le corps se déplace, selon un cadre d’analyse phénoménologique. Cet enrichissement par la « phénoménologie appliquée » (Weissberg, 1992) reprend des travaux récents qui s ’inscrivent dans le renouveau de la phénoménologie (travaux de Richir, Beaune, Duportail, etc.). Ces travaux interrogent la relation interpersonnelle. Le travail présenté ici prolonge ces interrogations par une appropriation phénoménologique adaptée à une problématisation de la communication électronique à distance. Les médias au service du corps absent Dans le prolongement de la photographie et de la télé-vision (vision à distance), la fascination pour la présence à distance se poursuit avec Internet. Le désir d’ubiquité de l’homme (Flichy, 1991) persiste. La télématique ne relève pas seulement de la logique des médias, mais il est cependant nécessaire de revenir sur les usages de la télévision, média qui historiquement le précède. Dans une approche de l’appropriation (Perriault, 1989), il demeure indispensable de repérer les filiations d’usage dans le temps. Avec pertinence et élégance, la relation complexe entre le sujet regardant et le sujet photographié est mise en perspective par Barthes. « La photo est littéralement une émanation du référent. D’un corps réel qui était là sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la transmission ; la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile. Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon regard : la lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je 1 2 Danielle Provansal et Roger Meunier, in Gonseth (2003). Erving Goffman dans L’arrangement des sexes (2002 : 49), précise : « Dans la société industrielle moderne, comme semble-t-il, dans toutes les autres, le sexe est à la base d’un code fondamental, code conformément auquel s’élaborent les interactions et les structures sociales, code qui soutient également les conceptions que se font les individus de ce qui fonde leur nature humaine authentique. » 94 Ouvertures phénoménologiques… Jacques Ibanez Bueno partage avec celui ou celle qui a été photographié. » 1 Le regardant (et le téléregardant) d’une image est surpris par une relation tactile. Le corps de l’autre vient toucher le regardant. « Car ce qui m’importe, ce n’est pas la “vie” de la photo (notion purement idéologique), mais la certitude que le corps photographié vient me toucher de ses propres rayons, et non d’une lumière surajoutée. » 2 Le contrat sensible à la télévision se compare au sport, à la musique et à la déambulation dans les rues des villes (ou dans les centres commerciaux) de groupes de jeunes. « Cela peut prêter à sourire pour nos esprits cartésiens et bien pensants. Et pourtant l’érotisation induite par une telle communication fait partie de l’être-ensemble social » (Maffesoli, 1993 : 109). L’essentiel est de se toucher par cette communication « tactile » dont l’ampleur est « insoupçonnée ». Un message nous touche encore plus s’il est pourvu « d’une couche indicielle ou sensible qui en deçà du code nous touche de manière primaire » (Bougnoux, 1995). La réception télévisuelle est une expérience de contacts, motivée par le désir de rapprochement aux autres et qui se traduit par le fait d’être effectivement exposé à des visages, des corps et des voix au travers de l’écran (Calbo, 1998 : 15). Le corps s’inscrit dans le désir persistant du corps qui veut s’étendre et se ramifier dans la résille de ses relations affectives (Bougnoux, 1995 : 10). La photographie se substitue à l’absence de l’autre (Barthes, 1980) par une « occupation corporelle de l’espace photographique ». La photographie, tout comme le cinéma, la télévision et Internet sont au service du corps absent. Il en est de même pour le “X”. L’appel croissant aux cassettes réalisées par les téléspectateurs (Tout est possible ou Vidéogag), le développement des émissions sur l’intimité des téléspectateurs (L’amour en danger ou Big Brother) indique une demande pour une “self-TV” au sein d’un contrat sensible. L’esprit est totalement différent des télévisions alternatives et de l’affichage contestataire des normes corporelles par des groupes organisés 3. La télévision se heurte à ses limites technologiques actuelles que la Web-TV n’est pas en mesure de fournir aujourd’hui. Internet épouse cette demande sociale qui se heurte à l’unidirectionnalité du média télévisuel : « je veux faire de la télévision tout seul, chez moi, sur moi, quand je veux et pour toute la planète ». 1 Barthes (1980 : 126) 2 Ibid., p. 128 3 Xavier Deleu dans un article « Esthétique du capitalisme » dénonce le « pornotropisme » actuel et l’esthétique pornographique « qui est passée de la répression à la récupération quand on s’est aperçu qu’elle faisait vendre. » (livre publié suite à l’exposition X « Spéculations sur l’imaginaire et l’interdit » au Musée d’ethnographie de Neuchâtel en 2003-04) 95 MEI « Médiation et information », nº 20, 2004 Sexe, médias et Internet Trop d’ouvrages sur l’histoire des médias occultent le rapport entre sexe et médias ! Or le “sexe” est souvent le “genre débutant” : dès la naissance (ou presque) de chaque nouveau média, l’érotisme et la pornographie participent au décollage du média. La consommation de médias érotiques ou pornographiques peut s’avérer devenir une consommation de masse (cassettes VHS). Des manifestations du Festival d’Avignon ou du Musée de l’Élysée de Lausanne dédiées à l’image ont montré que les productions érotiques ou pornographiques étaient une réalité dès le début de la photographie et du cinéma, malgré les censures. Ces productions intégraient intensément les possibilités de l’outil et n’excluaient pas l’esthétique, tout comme leur aînée la peinture. La télématique cesse d’utiliser l’un des modes de propagation de l’information : le media unidirectionnel qui “irrigue” et la “contagion” des relations interpersonnelles. Une diffusion hybride et interactive permet un troisième mode : la « commutation » (Guillaume, 1999). Ce troisième mode commutatif pousse à délaisser la dichotomie publics / usagers et à préférer les « interacteurs » comme nouveau sujet communicateur (Proulx, 1998). La possibilité est donnée aux « interacteurs », concepteurs et usagers via le Web, de donner une représentation de leur propre sexualité, accessible en permanence par un site (“pages personnelles”) ou par une webcam 1. Internet et le Minitel s’insèrent dans cette tendance. La recherche du « pousse-au-jouir sans risques » continue (Guillaume, 1999 : 23). « L’usager devenu autonome façonne sa propre pratique et libère, à travers la médiation de la technique sa propre subjectivité » (Jouët : 1993). Il est imaginairement là-bas et physiquement ici (à moins d’être aussi physiquement là-bas). Les réseaux résonnent comme un certain prolongement de son propre corps, tout en fermant l’accès de son propre corps aux autres. Est facilité un double besoin, peut-être contradictoire : l’intimité et la distance. La communication par Internet devient véritablement tactile, avec comme but essentiel, se toucher. Par rapport aux limites du média télévisuel, les dernières possibilités technologiques des réseaux (webcam) participent à ce mouvement de quête sensible et de recherche de déséquilibres sensoriels. 1 Deux exemples connus en 1999 : www.multiline.com.au/~markw/ et Jennifer qui a commercialisé après plusieurs mois de “bénévolat” son site : home.rica.net/ninster/jennifstuff/index.html . Rendre lucratif ultérieurement un site personnel à caractère érotique ou pornographique (non commercial à son lancement) est une pratique courante. webcam.html 96 Ouvertures phénoménologiques… Jacques Ibanez Bueno Une communication soliloqueuse Dans une expression soliloqueuse (Duportail, 1999) comme celle de Jean-Pierre qui s’exprime via Internet (http://membres.lycos.fr/ pascaudjp/index-7.html), la présentification des signes est suspendue dans un premier temps, et n’altère pas le potentiel de l’expression signifiante du sujet. Faire comme si nous communiquions suffit pour signifier. Par cette expression soliloqueuse, l’internaute vit avec intensité la fiction de cette signification, sans même que la commutation soit réelle. Le phantasme du sujet intègre bien l’objet imaginé. Le mode fantasmatique opère parfaitement sans même que le signe soit conçu de manière consciente. Le phantasme du signe se révèle tout aussi intense que le signe réel. Le phantasme du signe se métamorphose en signe du phantasme, alors transformé parce qu’il peut faire sens pour le destinataire. Le Web permet cette expression soliloqueuse devenue communication soliloqueuse par l’appel du potentiel démultiplicateur des éventuels connectés au site. Cette possibilité devient incommensurable comparée aux autres moyens de communication ayant précédé Internet. Sans adhérer à un discours thuriféraire sur le réseau électronique, le potentiel synchrone est inédit dans l’histoire de la communication. Une communication apprésentationnelle L’intentionnalité rend co-présente la personne absente. Cette intentionnalité se nomme apprésentation (Abbildung). D’après Première recherche logique (Husserliana 1), l’indice communicationnel dans l’apprésentation permet de rendre perceptible les pensées du locuteur. L’unité indicespensées du locuteur est comparée au corps comme incarnation de l’unité corps-conscience. Un véritable « acte d’intuition » (Husserl) se produit, ce qui permet d’envisager que les internautes “voient” l’intuition du “Webcapté” dans sa manifestation indicio-corporelle. Devant une image érotique comme http://isabelledesexe.site. voila.fr , la « prégnance symbolique » joue chez l’individu : « on doit entendre [par prégnance symbolique] la façon dont un vécu “sensible” renferme en même temps un “sens” non intuitif déterminé qu’il amène à une présentation immédiate et concrète. » 2 Après la perception de l’image, la prégnance symbolique 1 2 La relecture de Husserl repose essentiellement sur Husserliana, et les travaux de Jean-Claude Beaune (1998). Cassirer, Ernst, 1972 : 229 et 109. Philosophie des formes symboliques, Vol. 3, Paris : Minuit, cités par Caune (1997 : 52) 97 MEI « Médiation et information », nº 20, 2004 permet le jaillissement de la signification. Ernst Cassirer intègre des symboles dans la perception, puisque « le concept de symbole couvre la totalité des phénomènes qui rendent manifestes sous quelque forme que ce soit l’accomplissement d’un sens dans un sensible ». Du passage de la signification à la communication, la hiérarchie des apparitions s’inverse. Ce n’est plus la personne visée qui est mise en avant mais le vécu du sujet, son histoire, ses aspirations de sociabilité électronique. Le dépassement de la phase pré-signifiante rend mondain le vécu qui n’est plus le « ressenti de l’apparition ». Dans le processus empathique d’un sujet, le déplacement de sa signification “ego” avec ses vécus réels peut, par exemple, aller jusqu’à se projeter dans un alter ego qui aurait un autre sexe. Ce déplacement devient possible dans le cas d’un contact triangulaire, tel le couple Sylvia « Elle » et Pierre « Il » sur leur site http://wenda.free.fr, et un internaute masculin indéfini « W ». L’empathie se fragmente véritablement et apparaît une troisième vie intentionnelle de « Elle » grâce à une médiation. L’empathie d’origine se transforme et ne correspond plus à l’empathie de « W », ni à celle de Pierre « Il ». L’apprésentation du Il permet la perception du contexte corporel par « W » et de percevoir également Elle en tant qu’empathie pour Il. Au sein des « actes spécifiques du rapport Moi-Toi » et des « actes spécifiques d’un Nous », les apprésentations corporelles des actes d’empathie peuvent se décliner à l’infini dans les réseaux électroniques, par empathie contagieuse ou “commutative”. Cette particularité du réseau est nommée communication apprésentationnelle. J’ intentionne, ou la communication sexuelle de l’absence Dans l’intentionnalité telle qu’elle est définie par Husserl, se produit chez le sujet à la fois une représentation, une possession de l’objet hors du présent et une visée (Abzielen) d’une présence intuitive à venir. Cette intentionnalité, repérable par exemple dans la page personnelle de Bénédicte (http://www.geocities.com/Paris/Boutique/5676), est un mouvement continu de quête qui déclenche une tension. Chez le sujet se crée une motivation, qui fait passer l’acte de position à un autre acte de position existentielle (Husserl). Ce qui motive est l’existence d’une autre conscience, relation de ressemblance qui unit le corps propre au corps étranger. Ce corps étranger recherché n’est pas identique, mais analogue au corps propre de Bénédicte, ainsi les corps convertissent dans leur signification respective. Pour que se réalise véritablement l’acte de communication, il faut « la saisie analogisante, la co-union perceptive » et éventuellement la co-union imaginative. « Le renversement total » (Husserl), capacité que le sujet puisse penser qu’il est autre, devient possible. 98 Ouvertures phénoménologiques… Jacques Ibanez Bueno La problématisation autour des trois « intentions constituantes » (Duportail, 1999), ou plutôt de trois niveaux d’intention, fonctionne avec un exemple extrait de pages Web personnelles de Babymoon (http://home. tiscalinet.be/babymoon) et de Bastinou (http://www.chez.com/ bastinou) : l’intention 1 que l’énonciation “E” par “L” locuteur (Bastinou) produit une réponse “R” de l’auditeur “A” (Babymoon). Dans ce cas, la réponse de Babymoon révèle soit une action, soit une croyance. l’intention 2 résulte de la reconnaissance de l’intention 1 de “L” par “A” l’intention 3 découle de la reconnaissance de l’intention 1 de “L” par “A” issue de la raison de “A” et qui se traduit par une réponse “R” La véritable intention de communication se trouve dans l’intention 2 avec “A”, qui peut répondre, même si les intentions 1 et 3 sont insatisfaites. Par exemple, Bastinou signifie son amour, par la webcam, à Babymoon. L’intention 1 de Bastinou correspond à la volonté de faire croire à Babymoon que Bastinou l’aime. Or Babymoon peut saisir l’intention 2, une intention de communiquer quelque chose, mais sans adhérer à la sincérité de Bastinou. Babymoon, persuadée que Bastinou ne l’aime pas envoie la réponse “R” visée par Bastinou, et la croyance ne se produit pas. Nous retenons que répondre à une seule des trois intentions constituantes participerait à la réalisation de l’intention générale de communication, synthèse entre trois intentions différentes. L’intentionnalité prend alors des apparences d’une pulsion. Cette intentionnalité se superpose à une conscience intentionnelle, voire à une conscience de manque. Il existe bien une intentionnalité pulsionnelle qui repose sur une représentation. La relation entre Babymoon et Bastinou, fait référence, pour Bastinou à un vécu que trop souvent nous désignons par le mot sentiment. Il est riche d’enseignement de connaître l’appréciation de Husserl sur cette intentionnalité pulsionnelle qui s’insère dans un mouvement téléologique. « L’aspect primordial de l’intention pulsionnelle » : « c’est qu’elle vise autrui en tant qu’autrui ». L’intentionnalité sexuelle ne vise pas un objet mais une autre visée : celle d’un autre sujet. Nous sommes au carrefour de plusieurs intentionnalités. L’inter-intentionnalité s’inter-constitue par le sens. Ici, « le sens de la sexualité est l’œuvre commune de l’ego et de l’alter ego ». Par cette sexualité, l’autre n’est pas objet (Objekt). Si tel est le cas, il ne s’agit plus de pulsion sexuelle mais d’instrumentalisation de l’autre. Dans la situation où Marlène (http://marlene.site.voila.fr ) se montre connectée sur une webcam, le regardant n’est pas seulement la réponse à la pulsion de Marlène, mais celui qui cherche Marlène, qui la vise, bref qui la veut. Que se passe-t-il en cas de non-remplissement, puisque l’intention satisfaite de communication doit nécessairement répondre aux deux conditions de la production de la réponse visée par l’intention du locuteur et 99 MEI « Médiation et information », nº 20, 2004 de, la saisie de l’intention comme mutuellement manifeste ? L’échec communicationnel est total si aucune des conditions n’est remplie. Cependant, un remplissement partiel (première condition non remplie) arriverait à maintenir la conscience de manque du “Web-capté”. Ce dernier ne possède pas la réponse désirée, l’interlocuteur n’ayant pas transmis, par exemple, des photographies de son corps dénudé, à la demande du locuteur. L’intention est pourtant mutuellement comprise (« faire l’amour à distance »). Plus que le télé-phantasme : le déplacement commutatif ou le continuum de la rencontre Pour l’internaute, il existe un autre moi grâce à une aperception assimilatrice des deux corps en chair. Par cet acte, la vie subjective se trouve détruite et reconstruite différemment dans la manière d’appréhender l’autre moi. Se produit un véritable changement de l’alter par un acte d’empathie médiate (Duportail, 1999). Or, dans toute apparition visuelle (l’image pour Husserl), il existe un « lieu ressenti » dans les champs sensoriels : « L’image a sa signification d’image par là que ce lieu entre ce rapport intentionnel avec l’optimum par le changement de place kinesthésique qui lui revient » (Husserl). Par l’approche phénoménologique, quelle est l’apparition dans l’image ? Il s’agit du lieu (Leib). En effet, une erreur serait commise en croyant que le lieu en question est l’enveloppe corporelle, l’enveloppe physique (Körper). Les “kinesthèses” oculomotrices permettent d’aller très loin, au-delà du possible, grâce à la phantasia. Cette imagination crée ses propres images aux mêmes propriétés que celles issues de la perception et des sensations. L’apparition visuelle peut elle-même évoluer si le Leib s’établit au lieu d’un optimum kinesthésique réel ou possible. Ce Leib se “phantasme” avec ses kinesthèses « là-bas au lieu d’ici ; mais là-bas avec son ici ». L’ensemble du corps se déplacerait dans le lieu représenté par l’image (image fixe ou images animées). Le passage au degré supérieur s’effectue dans ce déplacement corporel, dans un autre espace grâce à la webcam, quand celle-ci est vraiment connectée en temps réel. Quel beau Leib que de pouvoir se mouvoir au domicile de Babyboom, femme visée ! Le « coefficient corporel » (Weissberg, 1999) a commencé à croître dès les débuts de l’écriture transmise par messager ou voie postale, progrès qui s’est poursuivi avec les technologies électriques (télégraphes, téléphone, etc.). Le coefficient corporel au début de l’écriture modifiait déjà la rencontre. Or, l’interprétation d’une définition de la téléprésence à la fois pour la “réalité virtuelle” avec visio-casque et pour Internet renforce la croyance au déplacement possible : « Dupliquer non seulement l’apparence de la réalité mais sa mise en disponibilité – c’est-à-dire le mode d’accès à cette réalité 100 Ouvertures phénoménologiques… Jacques Ibanez Bueno transposée » (Weissberg, 1999 : 13). Par l’adhésion à cette définition, le réseau permet davantage qu’une « présence technologique à distance ». Il offre le déplacement de la rencontre. Ce déplacement commutatif va jusqu’à provoquer la remise en question de la notion de rencontre. Le principe de déplacement est singulièrement complexe dans ses rapports à la présence. Cette complexité vaut surtout si, d’un point de vue conceptuel, on sépare la présence corporelle de la présence mentale et si on dissocie unité de temps et unité de lieu « dans la multiplicité des espaces-temps mentaux ». Une approche phénoménologique de la communication par réseaux empêche ces coupures et contribue à dé-complexifier la notion de déplacement. L’ouverture sémiotique enrichit cette application par l ’étude des signes de la présence déplacés en rapport avec la présence corporelle. Avec les développements de la communication sur les réseaux électroniques et « l’augmentation tendancielle du caractère incarné du transport de la présence » (Weissberg, 1999), nul ne peut s’appuyer de manière solide sur les connaissances désormais dépassées de la kinesthésie. Un continuum de la rencontre se produit-il ?. Le processus de communautisation commutative Husserl nous entraîne vers le repérage de « communautés de pulsion » (Beaune, 1998 : 56). Par empathie instinctive et passive, une « communautisation progressive de la vie instinctive » s’établit « à travers les instincts sociaux sexuels ». À partir du schéma central de l’intentionnalité et de sa corrélation avec une « intuition vide et un remplissement intuitif de cette intention », deux pulsions sexuelles réciproques avec un seul remplissement permettent d’envisager une « communauté de satisfaction ». En reprenant la conception de l’érotisme de Georges Bataille qui le définit comme un sentiment de communion, la réalisation d’une « communautisation sexuelle » (Vergemeinschaftung) ne s’envisage que par la mise en commun d’une satisfaction. Tel est le cas de la communauté virtuelle des fétichistes du pied (exemple de site : « A sus pies Señora », http://solopies.iespana.es/solopies/?time=999589063). Ce type de communautisation sexuelle permet une “unification corporelle”, une “corporéité unique” que la communauté virtuelle et sexuelle permet de dépasser en intensité et en ampleur (nombre de membres et degré d’internationalisation) par rapport à des communautés sexuelles réelles proches de celles présentées dans La vie sexuelle de Catherine M. 1 1 Millet, Catherine, 2001. La vie sexuelle de Catherine M. Seuil. 101 MEI « Médiation et information », nº 20, 2004 Le processus de communautisation commutative crée une communauté sexuelle et virtuelle avec un seul corps, par réaction progressive de l’ordre de la fusion. Nous retrouvons l’identification du réseau numérique au corps physique, qui surpasse l’identification saint-simonienne limitée au cerveau (Musso, 1997 : 227). Bibliographie Barthes, Roland, 1980. La chambre claire. Paris : Gallimard. Baudry, Patrick, 1997. La pornographie et ses images. Paris : Colin Bougnoux, Daniel, 1995. La communication contre l’information. 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L’arrangement des sexes. Paris : La dispute (édition originale : 1977). Gonseth, Marc-Olivier, Hainard, Jacques, Kaehr, Roland (réunis et édités par), 2003. X spéculations sur l’imaginaire et l’interdit. Neuchâtel : Musée d’ethnographie. Guillaume, Marc, 1999. L’empire des réseaux. Paris : Descartes et Cie. Huneman, Philippe, Kulich, Estelle, 1997. Introduction à la phénoménologie. Paris : Colin. Jauss, Hans Robert, 1978. Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard. Jouët, Josiane, 1993 : 371-376. « Usages et pratiques des nouveaux outils », in Dictionnaire critique de la communication. Paris : PUF. Maffesoli, Michel, 1993. La contemplation du monde Figures du style communautaire. Paris : Grasset. Marion, Jean-Luc, 2003. Le phénomène érotique. Paris : Grasset. 102 Ouvertures phénoménologiques… Jacques Ibanez Bueno Merleau-Ponty, Maurice, 1967. Phénoménologie de la perception. Paris :Gallimard. Musso, Pierre, 1997. Télécommunications et philosophie des réseaux. 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