prologue - Je livre mon histoire.com

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PROLOGUE
Croire, vivre, mourir, les trois grands axes de
l'existence. Croire parce que nous nous bornons à avoir
foi en des choses qui n'ont parfois pas de sens mais qui
nous aveuglent. Je pense à la religion. Étant croyant, je
ne dirai pas qu'elle est insignifiante, cependant. Il faut
tout de même voir et croire que l'homme l'a créé pour
quitter sa solitude et se laver de tout le mal qu'il fait.
Mais en réalité, qu'est-ce que le mal ? Encore une
notion à laquelle il faudrait croire – On ne juge pas. La
vie parce que c'est ce qui nous permet d'exister, entre
autre et surtout d'être conscient. Une notion plutôt
large que je n'ai assez exploitée... Enfin, la mort parce
que tous nous y passerons, d'une manière ou d'une
autre. Ce sont, du moins, les axes de la mienne. Je suis
construit sur ces bases et toutes je les ai traversées : la
vie, la croyance et enfin la mort. Petite devinette, où
suis-je ? Vous découvrirez par vous-même car mon
histoire ne se résume pas en une ou deux lignes. Mais
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commençons par le début (Comme c'est logique!), shall
we ?
Admettons que l'on devrait croire que le monde n'est
pas ce qu'il paraît être. Que resterait-il de toutes vos
croyances ? De tout ce que vous pensiez savoir ? À vrai
dire, rien du tout. Vous croyez tous en ce que vous
voyez et au plus, à une certaine forme de
transcendance ? Pourquoi ne pas croire en ce que moi je
suis si vous osez – sans hésiter – croire à quelque chose
dont vous n'êtes même pas sûr de l'existence ? Le
monde dans lequel nous vivons tous n'est qu'un fard, un
tissu de mensonge qui voile la réalité et son contenu réel.
Si vous ne parvenez pas à adhérer à ce que je vous
raconte, alors tracez votre chemin et ne vous arrêtez
surtout pas même si vous serez secoués de remords. Ne
me lisez pas. Ce ne serait qu'une perte de temps.
Ce qui est légendaire ou mythologique n’est pas plus
illusoire que notre monde. Celui-ci fut peuplé par
diverses créatures humanoïdes et animales qui se firent
la guerre pour des territoires. Le seul survivant de ce
conflit inter-espèce fut l'homme : un être vil gouverné
par son amour propre. Idéologiquement, cet être vivant
n'est pas au-dessus de tout. Au contraire, il est faible,
méprisable et seulement capable de juger et d'agir par
des lois qu’il a lui-même érigé. Ne serait-ce pas une
marque de leur faiblesse pour contrôler les plus forts,
les lois ? Il est lâche et a des armes par lesquelles il peut
tout détruire sans l'ombre d'un doute. Il n’est plus
qu’une vulgaire marionnette de la technologie. Par
conséquent, il ne garde plus aucun lien avec la nature
qui l'a pourtant engendré. Il la détruit peu à peu, chaque
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jour un peu plus. Cette espèce ne vit plus que d’artifice.
Pour ma part, je les déteste tout autant qu’ils sont, ces
humains, et par tous leurs aspects. Qu'ils soient enfants
ou adultes, ils sont pourris depuis la moelle épinière et
depuis le fondement de leur âme. Ce ne sont que des
bouts de chair qui ne sont pas capable d'être bon. Leur
seule qualité, c'est d'être mauvais. Parlons d'une qualité.
Ils brisent l'équilibre naturel et bientôt la Terre mourra
avec eux, avec moi. Maintenant, à mon époque, tout a
changé. La majorité des civilisations a oublié que les
personnes comme moi avaient un jour existé. En effet,
il ne semble plus exister d'autre créature que l'être
humain. Ces parasites sont désormais des milliards sur
Terre. Ils se reproduisent encore plus vite que des rats,
et se retrouvent dans la misère parce qu'il y a même un
déséquilibre dans leur espèce. D'autres sont gorgés de
nourriture, d'argent, et d'autres ont à peine quelque
chose à se mettre sous la dent.
Je subis tous les jours, depuis que je suis enfant,
diverses attaques d'ampleur toute différente. Une changea
ma vie entière. Dites-vous qu'ils font cela sans connaître
ma nature, alors qu'en sera-t-il si par malheur un jour ils
l’apprenaient, hein ?
La paix ne pourra jamais voir le jour. Les humains
sont beaucoup trop têtus et lorsqu'ils voient, disons, un
danger, ils se démènent pour l'exterminer, pour
l'anéantir. Lisez leur histoire. Tous les génocides
perpétués sur d'autres hommes qualifiés de « soushommes », juste parce qu'ils étaient d'après eux,
différents, et qu'ils ne voulaient pas admettre qu'ils ne
différaient pas moins d'eux. Ou bien le malheur, le
fléau, qu’ils ont porté en 1492 lors de la soi-disant
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Découverte du nouveau monde par Christophe Colomb – Il
serait mieux de préciser que ce dernier n'a pas été la première
personne à découvrir ce territoire. Les créatures surnaturelles s'y
étaient installées bien avant. Toutes les maladies qu’ils ont
emmenées avec eux, sur un territoire si sain et naturel.
Le peuple qu’ils ont décimé volontairement. Mais le
meilleur exemple pour illustrer l'homme et que je ne
peux sans aucune façon oublier, c'est Adolf Hitler.
Autrement dit, celui qui a détruit des vies entières. Il est
le stéréotype même de l'homme. Je le répète encore,
l'homme n'est pas bon, et encore moins perfectible,
comme plusieurs d'entre eux pensent. Ils sont
également vicieux. Ils ne vivent que pour le plaisir de la
chair. Regardez tous ces violeurs qui prennent plaisir à
faire souffrir les femmes avec leurs actes et leur sexe.
Quel plaisir peut-il y avoir en blessant une femme, en lui
faisant du mal ? Voyez tous ces couples qui divorcent
pour cela.
À part que je m'appelle Keween Hobbs et que je suis
un sorcier, je ne sais pas qui je suis. J'avais quinze ans
quand tout a commencé. Je n'aurais jamais cru, même si
c'est ce que je désirais, que ma vie aurait été aussi
prompte.
Je suis tout de même hors du commun. Je n'aime pas le
foot, comme les autres garçons, je n'aime pas sortir ou
m'amuser. Je n'ai pas de père, comme les autres. Je suis
vide, tout comme mon existence. Qu'est-ce que je fais
sur Terre ? Je n'en ai réellement aucune idée. Qui je
suis ? Je n'en sais rien non plus. Chaque jour, un désir
emplit tout mon être et, disons, comble tout le vide à
l'origine insatiable. Mais si seulement vous le
connaissiez... Il me pousse à faire des choses pour
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arriver à un seul but : la mort.
Vous, lecteurs, je vous demande d’oublier, de réduire
à néant votre condition humaine, et d’entrer dans mon
monde, dans ce monde dont vous n’aviez, jusqu’à
maintenant, pas conscience. Dîtes vous que vous n’êtes
pas humains, que vous refusez de l’être, car aucun d’eux
n’est le bienvenu. Oubliez tous ce que vous pensiez
savoir dans votre vie d'humain. Vous comprendrez tout
à l’heure…
Qu'on soit clair, je n'ai pas eu d'hallucinations – et je
n'en ai toujours pas. Les personnes qui auront croisé
mon chemin vous le diront. Je ne suis pas fou.
Poussons les limites établies jusqu'au-delà de leurs
propre limites.
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1
Keween
— Pardon, vociférai-je en me frayant un chemin
entre les corps en plein mouvement, rattrapé par la
musique assourdissante. Pardon.
Les ondes et les sons furent avalés lorsque je claquai
la grosse porte en ferraille. Qu'est-ce qui m'avait pris pour
faire une telle bêtise. Je lorgnai les alentours en quête d'une
personne que je collerais pour faire la route jusqu'à chez
moi – qui sait où est-ce que ça m'aurait emmené. Une
vague de vent me fusilla et m'octroya une bonne chair
de poule sur mes bras découverts. Bon, je ne la ressentis
pas vraiment en raison des litres d'alcool que j'avais
avalé la tête à l'envers sur le fût. Une bonne manière
d'enterrer ma vie de collégien. On aurait quand même
pu y songer plus tôt dans l'année et non pas à un jour
de... Oh, je ne m’en rappelle même pas. Je serrai mes
bras contre moi et m'entourai le torse lorsque le second
frisson se fit ressentir, et je partis seul dans le noir.
Plutôt effrayant, mais je ne comptais pas rester ici
jusqu'au lendemain. Je regrettai inopinément les
musiques électroniques qui n'avaient cessé de passer en
boucle ce soir. Là encore je m'étonnais. Le froid se
révélait davantage paralysant et avec mon tee-shirt, je
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n'étais, sans l'ombre d'un doute, pas assez armé. Transi,
je m'efforçai de marcher sur le trottoir et non pas dans
la rue où les voitures fulguraient. Je n'étais pas très loin
de mon domicile – les bâtiments ressemblaient à ceux
qui entouraient mon quartier.
Toc ! Toc !
Le raisonnement de mes pas explosaient dans mon
crâne noyé et quasiment inactif, et ne faisaient que
m'engendrer une super migraine. Les lumières
guinchaient comme les personnes de la boîte de nuit
autour de moi, et n'étaient plus que de petits points,
puis d'énormes, lointains et très lumineux. Les
réverbères, les arbres et les rues se déformaient et
oscillaient comme des serpents. J'empruntai une
autoroute pour finir le chemin, du moins le bord, en me
faisant klaxonner par les voitures qui me rasaient
beaucoup trop tôt.
— Connard ! hurlais-je à chaque fois.
En fait, j'avais une veste dans la main, mais je crois
que j'avais oublié son utilité. Elle était mieux entre mes
doigts, peu importe si je crevais de froid.
Je commençai à reconnaître les environs avec ce
champ jauni de manque d'attention et grouillant de
criquets et de leurs chants affreux, qui jonchait
l'extrémité de la rue de grand-mère. Je décidai de dévier
par ici, moi et mon corps las. Un pas suffit à me faire
m'enfoncer dans les hautes herbes qui, de suite, se
mirent à se frotter à ma barbe précoce nouvellement
rasée qui repoussait déjà. Je poursuivis mon chemin, les
yeux presque clos, et un autre pas me fit buter contre
un monticule de terre. Bien sûr, maladroit comme
j'étais, je m'écroulai sur l'étendue d'herbe trop longue.
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C'est bon. Je me jurai que je ne bougerai plus d'ici
jusqu'à demain matin – et j'étais sincère.
La musique résonnait encore dans ma tête et me
permettait encore de croire que j'étais dans ce lieu
branché dans lequel j'étais parvenu à entrer grâce à mon
super-style-enivrant. D'ailleurs, j'avais totalement oublié
que j'avais mis mes chaussures-à-os Jeremy Scott – le reste
je ne m'en rappelais pas, et que je les avais
probablement salies. Il n'y avait aucun doute, vue là où
j'avais marché – sûrement de la crotte, et là où je m'étais
amusé. Tant pis, j'en rachèterais d'autre. Je sentais enfin
le souffle de la nuit tranquillement, et non plus
brutalement comme tout à l'heure, et je fermai les yeux.
Lorsque je les rouvris, je remarquai que le ciel avait
troqué ses couleurs bleu-nuit et violette contre un bleu
plutôt clair, virant presque au gris. Des nuages
commençaient à le mordre de part et d'autre de ce que
ma vision me permettait de voir. Cloué sur quelque
chose de pas très confortable, je pivotai ma tête sur les
côtés et me rendis compte que je n'étais pas dans mon
lit, mais au milieu d'une forêt vierge ou de je ne sais
quoi. Je roulai sur le côté et pris la peine de me relever
aussi maladroitement qu'habituellement, en me rendant
compte que j'utilisai les dernières forces présentes dans
mes avant-bras, et rentrai à la maison en titubant un
peu.
Je tournai la poignée en ferraille du portillon noir, le
refermai derrière moi sans faire de bruit – Grand-mère
n'était pas au courant de cette excursion dont j'avais eu
l'idée seulement quelques minutes avant de sortir, et
courus, furibond, jusqu'à la porte d'entrée qui
commençait à être éclairée par le soleil qui annonçait
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son arrivée fulgurante. Ma vessie se contracta et menaça
d'exploser. J'enfonçai les mains dans mes deux poches
en sautillant sur mes deux pieds et en faisant quelques
petits pas de danse pour oublier cette soudaine envie. Je
tombai sur mes clefs et les plantai de suite dans la
serrure avant de me perdre dans le trousseau. Malgré
tous ces efforts, un liquide chaud dévala le long de ma
cuisse. Trop tard. Je montai par deux les marches de
l'escalier en bois, qui se mit à grincer et à hurler ma
venue à grand-mère, trempé, gagnai ma chambre et me
couchai sur mon lit avec un soupçon de regret.
Je jetai un regard par-dessus mon épaule, et vis cette
chose dont la silhouette était semblable à celle d'un
humain. Le vent couvrait avec ses cheveux toute sa face.
Elle était immobile et m'observait de loin.
La désagréable sonnerie de mon réveil m'extirpa
brutalement de ce songe. J'enlevai la couette de sur ma
tête trempée de sueur en quête de fraîcheur, haletant,
puis sur le reste de mon corps et découvris la tache
encore humide et évasée sur mon pantalon beige. Je me
recroquevillai et lançai mon regard dans tout le reste de
la pièce. Tout d'abord, ma paire de chaussures
éparpillées sur le carrelage blanc, puis mes manteaux
par terre.
Chier. C'était pas un rêve.
C'était bien de la pisse qui séchait sur mon beau
pantalon que j'avais dû payer au moins quarante balles.
Je soufflai et me rendis compte que mon haleine
empestait un parfum musqué et violent. Quelque chose
de brûlant et d'insupportable remonta dans ma gorge. Il
n'y avait que moi pour me mettre dans des situations
pareilles.
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Depuis quelques temps, je faisais le même rêve, et ce
depuis que j'avais quitté la maison. Cette fille dont je
distinguais seulement les cheveux mais pas les yeux ni la
couleur de peau. Toujours la même position sans qu'il
n'y ait de progression.
Le réveil de ma sœur Sabrina sonnait à tue-tête et
signait l’arrêt de mon sommeil que j’aurais très bien pu
reprendre, tandis qu'elle se reposait sans vouloir
entendre son casse-tête de téléphone. Je me résignai à
descendre lourdement de mon lit superposé à un autre
inoccupé et marchai en chassant mon caleçon et mon
jean de mon postérieur. Mes yeux étaient encore plissés,
ployant sous la lumière aveuglante qui pénétrait la
fenêtre de la salle de bain qui était juste en face de la
mienne. J'avais beau dire à grand-mère que cette pièce
était trop claire et que, par conséquent, la lumière,
lorsqu'elle y entrait, se révélait trop aveuglante, mais elle
ne se résignait pas à acheter les sceaux de peinture
nécessaires pour que je la peigne. Même les doublesrideaux bleus ne parvenaient pas à l'estomper. Un beau
soleil régnait au dehors, ce qui était bon signe. Mais
mon envie de gerber s'accentua.
Je poussai la porte déjà entrouverte de la chambre de
Sabrina et allumai la lumière en claquant mes doigts
contre l'interrupteur. Un soubresaut la secoua mais ne la
réveilla pas pour autant. C'était un jeu entre nous.
Lorsque l'un de nous deux était réveillé avant l'autre, on
se devait d'emmerder l'autre jusqu'à son réveil forcé. Je
me dirigeai vers la fenêtre que j'ouvris brutalement pour
que la poignée ronde en bois couine. Je pris ensuite
l'espagnolette dans ma main gauche, pivoté vers elle en
attendant qu'elle se réveille, et l'enlevai de l'arrêt en la
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faisant grincer. Je poussai ensuite le volet qui s'écrasa
contre la façade crépie au dehors.
Bingo ! Elle ouvrit les paupières progressivement et
les plissa au premier contact des rayons du beau soleil
de dehors qui m'importunait également.
— T'es qu'un salaud, me lança-t-elle d'une voix
rauque et qui témoignait de sa fatigue.
— Moi aussi je t'aime, dis-je en quittant la chambre.
Un coussin s'écrasa entre mes omoplates.
— On va voir, ris-je. L'ignorance est la meilleure
manière de répondre aux idiotes.
Elle m'imita en tordant son petit minois et en
simulant des guillemets avec ses doigts fourchus
pourvus d'ongles couverts de vernis rose fuchsia, et
j'allai directement dans la salle de bain, m'étonnant que
ma sœur n'ait pas vu cette abominable tache qui gisait
sur la majeure partie de mon jean. Je tirai les rideaux
jusqu'à ce qu'ils s'embrassent et je fermai, par la force
de la pensée, la porte. C'était une des choses que j'aimais
faire : ne pas toucher les objets mais les mouver par une
autre force. Je la loquai ensuite et me fis couler un bon
bain chaud. Je fouillai mes poches et découvris mon
téléphone qui avait, miraculeusement, survécu à cette
inondation cosmique. Je le déverrouillai et découvris un
message de mon amie Cécilia qui me suggérait de
l'attendre pour faire la route. Malheureusement, ce
n'était pas dans mes plans alors je l'ignorai et revisitai les
anciens, nostalgique du temps passé de l'Autre-côté.
Lassé, je libérai un son qui sembla être un soupir et jetai
mon portable sur le plan où il manqua de s'échapper
dans les trous des lavabos.
Je me fis couler un bain tiède pour ne pas suffoquer
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avec en somme le climat fiévreux. En attendant, je
m'assis sur le rebord et me résignai à reprendre mon
téléphone pour ne rien faire. C'était un de mes
nombreux tocs. J'aimais le garder, le sentir dans le creux
de mes mains, mes doigts refermés sur lui-même
lorsqu'il ne me servait pas. Ne pouvant plus supporter
l'odeur, je quittai mes vêtements et m'enfonçai dans
l'eau délicieuse.
Ça n'allait plus du tout avec ma mère. Non, je ne
pouvais plus rester vivre avec elle et ses merdeux de fils
à me morfondre en me laissant frapper. Je devais partir.
J'avais pensé à aller chez ma grand-mère, également à
Goussainville, une banlieue de Paris, un moment, loin
d'eux pour souffler et enfin connaître ce qu'était la
liberté, le libre-arbitre. Si j'étais resté ici un moment de
plus, j'aurais sans doute perdu le contrôle et commis
l'irréparable. Alors autant m'éloigner d'eux une bonne
fois pour toute et tirer une page, voire changer de livre.
Je n'en pouvais plus d'entendre ma mère s'engueuler
avec mes frères, de la voir ingurgiter une quantité
astronomique d'alcool qui la mettait, par la suite, dans
un état assez alarmant. Il lui était déjà arrivé de me
poursuivre dans toute la maison avec un couteau de
cuisine. Vous voyez le genre ? Si j'étais parti, ce n'était
pas pour revenir de sitôt.
Je connaissais les conséquences de mon geste, mais je
ne pouvais pas faire autrement. C'était soit partir, soit
me laisser battre jusqu'à arriver à la mort. Remarque,
cela aurait pu être une bonne idée. Depuis, ils
n'adressaient plus la parole à ma grand-mère. Je me
rappelais du dernier jour que j'avais passé là-bas.
Je courus dans ma chambre faire mes bagages en
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essayant d'être le plus discret possible. Je voulais leur
faire la surprise de mon départ, même si ça n'allait sans
doute pas énormément les affecter. Je mis tous ce que je
pus dans le sac que j'avais trouvé deux jours plus tôt.
Mon frère aîné entra dans ma chambre et je savais que
ce n'était pas pour mon bien, je l'avais senti. Son âme
empestait la méchanceté et le vice. L'expression sur son
visage était mesquine.
« Qu'est-ce que tu fais, là ? s'enquit-il, l'air soucieux.
— Je ne vois pas en quoi ça te concerne, répondisje, indifférent.
— Je vais le dire.
— Vas-y. De toute façon, c'est tout ce qu'il te reste à
faire. Reste un chien pour elle. Peu m'importe. »
Il fit un pas, voulant m'intimider en se pinçant les
lèvres, et partit. J'en profitai pour boucler mes valises et
commencer à partir. Il revint avec ma mère. Elle tenta
de m'empêcher de fuir en m'arrachant mes paquets des
mains et en me mettant des coups. Son corps et ses
vêtements dégageaient l'odeur méphitique de l'alcool
comme si ils avaient été lavés dedans. Elle arrêta et me
regarda dans les yeux avec rage en voyant que je n'avais
pas réagi aux coups qu'elle m'avait mis.
« Combien de temps encore tu réprimeras ta vraie
nature ? lui demandai-je, la fixant de mes yeux bruns.
Tu ne te rends même pas compte que tu sers les
humains, à commencer par tes fils. Ils ne perdront pas
leur temps pour dévoiler à tout le monde ce que tu es
réellement.
— J'ai su dominer le démon qui était en moi parce
que je le voulais.
— C'est tout ce que j'ai, alors je le garderai jusqu'à la
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fin.
— Pas sous mon toit. »
Je pris mon sac plein et je partis sans regret en
embarquant ma jumelle, Sabrina, avec moi. De toute
évidence, je n'étais rien sans elle, et vice versa. Nous
marchâmes longtemps, jusqu'à atteindre le côté que
nous n'avions pas droit de fréquenter. Je regardai tout
autour de moi et me faufilai sous le grillage en rampant
puis j'appelai ma grand-mère sur le chemin. Il fallait que
je la prévienne et qu'elle nous inscrive au plus vite au
lycée. Arrivé, je sonnai à sa porte. Elle nous ouvrit et
nous accueillit chaleureusement. Elle connaissait déjà
tout le problème. Comment ? Grâce à sa nature.
La rentrée — J'entrais en seconde au lycée de
proximité, Romain Rolland. Un établissement qui avait
une très mauvaise réputation. D'ailleurs, il avait plus l'air
d'une prison que d'un lycée. Les façades étaient d'un
gris maussade, les portails, noirs, et les fenêtres presque
toutes cassées.
Quand l'eau refroidit, je quittai la baignoire et me
séchai en me rappelant que j'avais oublié de prendre
mes vêtements avec moi, dans la salle de bain. Je nouai
une serviette autour de ma taille en prenant soin de
vérifier qu'aucune forme ne se soulignait, déloquai le
verrou et m'échappai doucement par la porte
entrebâillée qui décida de gémir. Ma sœur sortit et se
mit à rire en me voyant presque nu.
— Tu rigoles devant ce corps d'Apollon ?
l'interrogeai-je en faisant osciller mes pectoraux.
— De quoi tu parles ? railla-t-elle.
— Je parie que j'en ai plus que toi tu as de sein.
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Son regard se fronça et s'assombrit.
— Connard ! Tu ne perds rien pour attendre.
Elle me poursuivit, les mains braquées à l'avant pour
tirer ma serviette. Je dévalai les escaliers et atteignis le
salon, qui ressemblait d'autant plus à une salle
d'alchimie qu'à une pièce ordinaire. Il y avait des
étagères surmontées de fiole remplie de liquide qui
jonchaient les murs. Je courus autour de la table. Ma
sœur bousculait les chaises pour me faire obstacle.
Grand-mère apparut au seuil de la porte de la cuisine
avec un tablier fleuri et une cuillère en bois. Elle portait
une jupe bleue-violette et une chemise blanche. Ma
mamie était une femme très élégante. La plus belle de
toute, à l'exception d'une. Elle devait sa peau claire à
son feu père métis. Elle avait passé toute son enfance en
Martinique et sa mère, centenaire, y vivait encore. Ma
grand-mère est venue en France assez jeune après ses
études et elle a été embauchée comme gouvernante
chez une femme blanche vers Bordeaux. C'est là qu'elle
a rencontré mon grand-père. Il était policier et était
aussi d'origine martiniquaise. Il était actuellement sur
son île auprès de son frère malade, et n'avait pas refusé
de nous héberger indéfiniment au risque de ne plus
pouvoir adresser la parole à sa fille.
— Keween ! cria-t-elle. Vas t'habiller, veux-tu ? J'ai
préparé le petit déjeuner.
Je hochai la tête et évitai Sabrina qui ne tarda pas à
me tirer la langue lorsque je fus dans les escaliers.
J'ouvris mon armoire et inspectai mes vêtements.
J'optai pour un jean gris délavé, un pull en laine noir et
voilà. Je décintrai ma veste en cuir que je disposai sur
mon lit et redescendis.
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Une assiette garnie de pain au lait et de croissant
m'attendait sur la table. À côté, il y avait un énorme bol
de lait chocolaté que je ne tardais à vider. Je pris ensuite
un croissant que je déchirai et que je mis, morceau par
morceau, dans mon énorme bouche.
Sabrina, horrifiée, me regardait avec ses manières de
bourge. Elle tenait du bout des doigts un croissant
qu'elle mangeait par petite bouchée. Je posai mon
regard sur elle.
— Quoi ? lui demandai-je, la bouche pleine.
— T'es dégueu, mec.
Je ris comme un imbécile, laissant mes postillons
s'envoler sur son visage. Elle prit d'abord un air
psychorigide et se mit à rire aux éclats en essuyant les
gros morceaux d'un revers de main.
— Tu penses qu'aujourd'hui va bien se passer ? me
demanda-t-elle.
— On verra, dis-je, sentant mon anxiété affluer.
Mon anxiété. Je crois que j'étais plus anxieux que
quiconque, et elle avait réussi à m'amener à boire, la
veille. À chaque nouvel événement, si je puis dire, je
stressais au point de me ronger les doigts avec les
ongles. Si chaque année vous étiez dans le même cas
que moi, c'est-à-dire vous faire martyriser par les
racailles du bahut à tout bout de champ, vous seriez
dans le même état que moi. Mais bon, comme j'avais
changé de ville, je pensais que les brutes épaisses, il n'y
en aurait pas. Du moins, qu’ils ne me remarqueraient
pas... pour le moment.
Après une longue série d'heure à essayer toute sorte
de thérapie, c'était l'heure de partir, de quitter ma douce
demeure, qui pendant deux longs mois m'avait reposé.
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Adieu, grâce matinée. Au revoir agréable soleil !
— Sabrina ! hurlai-je en descendant les escaliers
deux par deux. On y va !
J'allai à l'entrée et l'attendis. J'en profitai pour étaler
l'amas de crème que j'avais pris dans la salle de bain
dans mes mains, et me badigeonnai le visage.
— J’arrive, dit-elle après cinq minutes.
Elle dévala les escaliers et me rejoignit. Je l'inspectai
avant de la laisser franchir le seuil de cette porte. Je
n'autoriserai aucun regard à se déposer sur la moindre
fibre de sa peau. C'était ma jumelle et je ne tenais pas à
ce qu'on me la vole. Elle avait mis sa veste à clou en cuir
qui laissait percevoir son cou et le début de sa poitrine.
En dessous, elle avait enfilé un pull léger en coton rose
qui soulignait vaguement ses formes, portait un jean
slim délavé vraiment près du corps et déchiré au niveau
des genoux, ce qui l’affinait légèrement, et ses Doc
Martens rose fuchsia.
Sabrina et moi étions des mordus de mode. On ne
perdait jamais de temps pour aller dévaliser les magasins
de grand couturier lorsque grand-mère remplissait nos
comptes bancaires. Chaque mois, c'est-à-dire. Et la
somme se multipliait lors de notre anniversaire. À vrai
dire, nous ne lui demandions rien du tout et il nous était
déjà arrivé de refuser l'argent qu'elle nous avait offert le
premier mois où nous vivions ici. Elle disait que comme
elle n'allait pas en rajeunissant, elle tenait à nous rendre
responsable en nous donnant cet argent. Tous passaient
dans les vêtements et les livres, pour mon cas.
En parlant du loup, elle surgit par la porte du rez-dechaussée qui était celle de sa chambre où je n'étais
jamais encore entré. Elle se hâta dans notre direction et
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pris ma tête entre ses deux mains. Mamie me regarda
quelques instants avec un sourire coincé, me mettant
dans une situation embarrassante parce que je ne savais
pas comment réagir, et finit par glisser un baiser fruité
sur mon front. Elle attrapa le crâne de ma sœur et refit
le même geste.
— Vous avez tout ce dont vous avez besoin pour
aujourd'hui ? s'enquit-elle.
— Oui, répondis-je avec Sabrina en chœur.
— Bien.
Elle fouilla dans son tablier et sortis son portemonnaie. Les yeux de Sabrina s'écarquillèrent et elle
bava presque.
— Mamie, c'est bon, lui suggérai-je en mettant une
main sur la sienne en mouvement qui arrachait quelques
billets du contenu.
Il suffit d'un seul de ses regards noirs pour que je
retire ma main à toute vitesse. Elle enfonça les papiers
bleus froissés dans ma poche et dans celle de Sabrina, et
nous chassa en disant « Oust ! ».
— Attends, je n’ai pas pris mes clefs.
— Je serai à la maison, dit-elle en continuant à
pousser la porte.
On pourrait croire qu'elle voulait se débarrasser de
nous. Je sortis de sous le perron qui me plongeait dans
l'ombre et m'engageai sur l'étendue de ciment qui
esquissait un chemin jusqu'au portillon. La peinture
commençait à s'écailler. Je tournai la poignée, sortis et
humai l'air à long trait comme si il était différent au
dehors du jardin. J'enfonçai mes écouteurs dans mes
oreilles, mis Without you de David Guetta et Usher, et
c'était parti pour une demi-journée d'école. J’avais
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comme le sale pressentiment que ça allait très, très mal
se passer parce que lorsque je suis dans les parages, il y
a toujours une catastrophe qui risque de faire tout
exploser ou je ne sais quoi. Je suis un de ces corbeaux
par lesquels vous pouvez savoir si vous aurez du
malheur ou pas. Je manquai de trébucher lorsque je
descendis la marche du trottoir qui n’était pourtant pas
très haute. Je ne manquais jamais une chance de me
ridiculiser, de toute façon. C’était inévitable. Je
m’octroyai le regard de tonnerre de Sabrina lorsqu’elle
fut presque obligée de m’imiter. Généralement, c’était
plutôt les sentiments que je ressentais qu’elle ressentait
à son tour, mais lorsque cela avait un impact sur des
gestes, nous n’étions plus qu’une seule et même
personne. Mes théories me laissent croire que dans le
ventre, vu que nous ne sommes pas des êtres normaux
– appelez ça comme vous le voulez – nous n’étions
qu’une seule et même personne, et c’est que
tardivement que nous nous sommes séparés. Je sais,
c’est ridicule, mais il me fallait bien quelque chose pour
expliquer ce phénomène. Jamais encore dans l’histoire
on a vu des faux-jumeaux liés à ce point, quoi. Surtout,
que, justement, nous étions des faux-jumeaux et non
pas des vrais. Alors, il fallait expliciter ça.
— Keween ! rugit Sabrina lorsque mes pieds
dérapèrent de sur le sol qui était pourtant trop sec.
Arrête de stresser, t’es pas tout seul.
— Désolé.
Au même moment, je butai dans une planche de bois
qui longeait le trottoir que j’avais précédemment
descendu, et je fis un bond en avant qui cette fois-ci
m’envoya embrasser le goudron. Sabrina fut éjectée sur
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une barrière voisine.
— Désolé, ricanai-je en me relevant.
À mesure que l'on s'enfonçait dans ce côté de la ville,
les racailles se faisaient davantage nombreuses. Je leur
lançai des petits sourires pour éviter que ces jeunes
croient que j'étais leur ennemi. Mais en retour, tous me
toisèrent. C'est ça quand on est nouveau. On se met
tout le monde à dos en un clin d’œil. C’est seulement
ensuite, après réflexion, que je réalisai que mon geste
avait été seulement ridicule et un petit peu trop… Je me
hâtai de m’ôter cette vision de la tête, et poursuivis mon
chemin d’un pas assez rapide pour ne pas qu’ils sachent
où est-ce que nous allions. On longea un trottoir
circulaire qui bordait un jardin fleuri au rez-de-chaussée
d’un bâtiment, et de l’autre côté, un mur d’arbustes
taillés en boule, jusqu’à arriver à la grande avenue. Le plus
bel endroit de la ville toute entière. À une première
extrémité, il y avait un énorme rondpoint dont une
moitié était de gravier blanc comme la glace mais aussi
poussiéreux que le sable, et dont l’autre moitié, étagée,
était de végétaux. Parfois on écrivait, avec des fleurs de
multiples couleurs, des trucs comme « la ville de
Goussainville ». Derrière ces écritures, il y avait une
petite forêt d’arbres épineux de vert sombre. Cette
avenue était, elle aussi, divisée en deux parties : une
première pour les allées, puis la seconde pour les
retours. Ce qui les séparait était un trottoir où on ne
pouvait pas marcher, et où on avait planté des
pommiers et roulé des mètres de gazon. Du côté
opposé à celui par lequel on arrivait, se dressait une
boulangerie qui sentait bon la pâtisserie et le pain frais.
Et bien sûr, c’était là où se trouvait mon futur lycée,
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ensoleillé. Il était beaucoup plus beau qu’en image –
oui, nous n’avions pas voulu aller le visiter à pied –
même s’il gardait son aspect prisonnier. Peut-être que
c’était l’effet rayon de soleil qui lui envoyait une touche
de gaieté. De là où j’étais, je voyais des rectangles se
chevaucher les uns sur les autres, des toits gris-bleu
surmonter les structures. Une nuée de voix féminine
héla le prénom de ma sœur qui sembla de suite les
reconnaître puisqu’elle s’enfuit en courant dans la
direction d’un groupe de fille. J’inspectai les alentours
au cas où un garçon la regarderait beaucoup trop, puis
m’attardai sur les formes parfaites de quelques-unes des
amies de Sabrina, avant de continuer seul ma route
jusqu’au lycée qui n’était plus trop loin – une
cinquantaine de pas. Avec un peu de chance je
n’emmêlerai pas mes pieds lorsque je voudrais tourner.
Je traversai un passage piéton où je manquai de me faire
rouler sur les pieds. En prime, on m'insulta et je souris
bêtement sans le vouloir. Je courus sur le deuxième et
me sentis en sécurité seulement une fois arrivé sur le
trottoir. J’étais arrivé. Je pris la peine de regarder le
monument de haut en bas car il jetait son ombre sur moi,
et les nuages et le soleil qui bougeait, la faisait aller et
venir, d’arrière en avant. J’avalai l’air à grande goulée et
me rendis compte, en jetant un coup d’œil à ma montre,
que j’étais beaucoup trop en avance et que c’était
carrément la honte. On me prendra sans aucun doute
pour un fayot. La honte, la honte.
Bon, disons que je n’étais pas seul même si cette fille,
qui était arrivée avant, était de toute évidence ce dont je
redoutais qu’on m’appelle. Sa bouche béait devant mes
chaussures ailées et je dus les secouer, risquant de
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m’affaler sur le goudron rappant, pour que son regard
dissimulé derrière des lunettes rondes rouges trop
ringardes, aille reluquer autre chose. Les élèves, trop
sûrs d’eux dans leurs nouveaux vêtements flambants
neufs que leur maman leurs avaient achetés, arrivaient
groupe par groupe, jusqu’à former une foule entière et
bien purulente avec tous leurs boutons bien mûrs prêts
à exploser. Après quelques minutes d'attente, les
murailles rouillées et épaisses de mon établissement
s'ouvrirent en un grincement assourdissant, et tout le
monde entra d'un pas long et peu convaincant, à croire
qu’on nous espionnait et qu’on attendait seulement que
tout le monde arrive pour ouvrir les portes. Je restai sur
le côté, quasiment bousculé par les troupeaux de bœufs
qui commencèrent, instantanément, à se ruer à
l’intérieur. Bref, on ne m’avait pas encore fait me
rappeler que j’étais un nouveau dans le coin, et c’était
tout ce que je désirais : ne pas me faire remarquer.
Nous étions tous regroupés, les uns écrasés sur les
autres. Je m'éloignai encore, me faufilant sous les
aisselles nauséabondes des autres élèves. Je me sentais
nain du haut de mon mètre soixante-douze. Une des
raisons pour laquelle je ne supportais ma mère.
Une dame nous attendait au milieu de la cour
d'entrée. Elle était assez âgée, mais ce n'était pas ce qui
lui avait ôté son charme. Elle n'était pas très grande.
Elle avait un teint bronzé et la crinière courte et blonde
tombant en cascade, raide. De petits yeux sombres
ornés de longs cils qui lui donnaient un regard profond.
Un petit nez court et de fines petites lèvres rosées et
étirées dans un sourire charmeur ainsi que des
pommettes saillantes. Elle était sur une petite estrade
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couverte d'un tapis rouge, et elle était accompagnée de
deux hommes.
Elle prit la parole au micro, et nous tint un discours :
— Bonjour jeunes lycéens. Je suis Mme. Bassan, la
principale de ce lycée. Alors déjà, bienvenue, hein.
J'espère que vos vacances se sont bien passées.
De suite suivit un serment et les conditions de travail
au lycée pour que tout se passe bien. Mais, elle s'arrêta
soudainement, perturbée par cette fille qui ne l'écoutait
pas et qui parlait avec son amie. La rage se forgea sur
son visage à présent devenu sombre.
— Les vacances sont finies jeunes filles. Ne gardez
pas de mauvaises habitudes. Cela pourrait vous jouez
des tours et des heures de colles. Et dès le début, ce
n'est pas très charmant. Non ? Fini les gamineries. Vous
êtes au lycée. Bien, je pense avoir fait le tour, alors je
vais laisser la parole à mon collègue qui va annoncer les
classes, et on se voit tout à l'heure à l’amphithéâtre.
Elle quitta l'estrade, entra dans l'enceinte, et laissa la
parole à un des deux hommes. Un homme assez élégant
avec le crâne chauve, une silhouette fine et allongée
dans un costume noir bien taillé.
— Bien, alors, euh... bienvenue à tous. J'espère que
vous vous êtes bien reposés pendant ces vacances. Je
suis Mr. Brati. Je suis l'adjoint de la principale, que vous
avez précédemment vue. Alors, je vais annoncer les
classes. Commençons par la seconde une. Myriam
Aariba... Myriam ?
Elle répondait absente. Puis, il continua avec
Belqechou Safa, jusqu'à arriver à Keween Hobbs.
Un pénible silence s'installa. J'entendis du monde
chuchoter, ce qui provoqua un brouhaha indistincts
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puisque tout le monde murmurait aux oreilles des
autres.
— C'est lui le nouveau, murmura une fille à l'oreille
d'une autre. Qu'est-ce qu'il est laid ! Tu as vu son nez ?
J'ai entendu dire qu'il était gay.
Je voulus hurler que tous ce qu'ils avançaient
n'étaient qu'un tissu de mensonge, mais je me résignai à
ne rien faire. Je portais juste mes Jeremy Scott ailées et
une chaîne à mon pantalon, rien de plus. Et cette fille
était jusqu'à aller chercher des mensonges pour soutenir
son propos. Et leurs pensées n'étaient pas moins
blessantes. Je restai un instant figé sur place, les yeux
tous rivés sur moi. Je pris une grosse bouffée d'air.
— Keween Hobbs ? répéta Mr Brati, tournant sa
tête dans tous les sens pour me chercher.
Je me détachai de la foule nauséabonde humaine et
avançai maladroitement jusqu'au rang qu'avait formé la
classe.
Comment est-ce qu'il marche celui-là ?
La divinité de la mocheté incarnée.
Il est handicapé, c'est sûr.
Quelle laideur !
Comment on peut mettre quelque chose comme ça au monde.
Je regardai droit devant moi. Le silence n'avait pas
cessé et déposait une atmosphère pesante. Tous les
regards étaient posés sur moi, variant des plus méchants
aux plus curieux. Je me dirigeai vers une plaque d'égout
trempée en guise de raccourci. Mais lorsque je fis un pas
sur la grille brune qui surmontait un gouffre dont je ne
distinguai pas le fond, mon second pied achoppa contre
celle-ci et je m'étalai comme une crêpe sur le sol
goudronné. La scène me parut s'éterniser. Je sentis mon
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corps basculer et aller s'écraser. Mes mains et mes
vêtements se rappèrent contre le bitume, manquant de
se déchirer.
Je vis les visages des élèves se métamorphoser
séquentiellement. Leurs yeux se plissèrent, leurs
bouches se retroussèrent et enfin un son horrifique s'en
échappa. Ils riaient à tue-tête, sans respect pour moi, le
misérable jouvenceau, la risée de tous. J'étais humilié
devant tous ces nouveaux visages qui grimaçaient.
L'adjoint libéra un cri effroyable avant d'accourir à moi
et de me relever en me demandant si tout allait bien.
Comme toujours, j'acquiesçai de la tête. Pourtant je
souffrais d'un mal de chien, mais je refusais que l'on
s'attarde sur moi.
Je ne suis rien. Laissez-moi tranquille, pensai-je sans que
ma voix n'obtempère.
Je chassai la poussière de mes vêtements et les
feuilles mortes qui avaient cédées sous mon poids lors
de ma chute, réajustai mon pull en laine noir que grandmère m'avait tricoté durant les vacances et emboîtai le
pas d'une fille qui avait été appelée avant moi. Je
m'empressai d'arriver jusqu'à ma classe, qui eux,
étouffaient leur rire dans leur veste. Je me calai contre
une vitre sale de trace de doigt et de terre et me
camouflai. Cependant, les regards ne cessaient de se
perdre sur moi.
Il continua à faire les classes, et une petite dame
menue arriva d'un pas gracieux et rebondi par les portes
du hall. C'était ma professeure principale, Mme. Munier.
Elle était petite comme un elfe. Son sourire ne voulut la
quitter durant ce moment-là.
Quel accueil.
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Son regard brun badin était caché derrière des
lunettes rondes, ses cheveux étaient courts, bouclés et
grisonnants. Elle avait de beaux traits fins, et ne
dépassait pas la cinquantaine. Un beau pantalon à la
terminaison ample lui donnait un air assez drôle, mais je
n'avais pas vraiment envie de rire, et un beau petit pull
vert à la matière semblable à du papier crépon couvrait
délicatement son torse et ses épaules.
Elle nous ouvrit les portes qui nous menèrent au hall
de forme rectangulaire et qui débouchait sur la grande
et vaste récréation ombragée par quelques arbres semés
inégalement dans chaque coin de cette dernière. Le sol
était habillé d'un carrelage en grès noir et les murs
étaient en pierre, couverts d'une peinture jaunâtre mal
posée qui semblait encore couler. La majorité des
façades comportaient des fenêtres qui ouvraient sur les
deux cours, ce qui donnait un caractère lumineux et
encore plus vaste à la pièce. Ensuite, nous traversâmes
un deuxième hall pour atteindre les grands escaliers de
pierre taillée. Entre ces deux séries de marches, il y avait
une sorte de passage qui menait au premier étage. Nous
continuâmes jusqu'en haut, c'est-à-dire, jusqu'au
deuxième étage. Il semblait interminable ! Je levai une
jambe après l'autre, m’essoufflant à mesure que
j'avançais. Arrivés à bout de ce calvaire, nous
traversâmes une passerelle bruyante qui menaçait de
céder sous tous nos poids et attendîmes dans un couloir
qui offrait une vue aérienne du rez-de-chaussée qui
paraissait beaucoup plus beau que lorsque j'y étais.
Mme. Munier tournait et essayait toutes les clés
présentes sur son trousseau comme si elle enseignait ici
pour la première fois. Lorsqu'elle l'eut trouvée – la clé,
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elle libéra un souffle triomphant et la fourra dans la
serrure. Elle poussa la porte et nous laissa entrer. Un
vent frais se déchaînait dans la pièce, mouvait les
rideaux bleus en lambeau et refroidissait les braises
ardentes qu'étaient ces filles qui composaient la majorité
de ma classe. En effet, nous n'étions que deux gars –
l'autre s'appelait Samet Kuçuk et semblait aussi timide
et réservé que moi – et ça ne leur plaisait pas du tout, à
ce que j'entendais depuis en bas.
Je m'assis près d'une fenêtre, tout au fond, et repris
discrètement mon souffle en scrutant la classe qui
semblait se diviser en deux parties distinctes : d'un côté
il y avait les élèves d'un collège, je présumai, et de
l'autre, d'un autre établissement. L'atmosphère était
davantage pesante que tout à l'heure. Elles se toisaient.
Mais au premier rang, deux filles attirèrent mon
attention. C'était les plus monstrueuses, les plus
mauvaises dans leur manière de regarder leurs
camarades.
La professeure fit l'appel. Tout le monde répondit
présent sauf Myriam que je connaissais déjà. C'était une
de mes amis d'enfance. Safa, une fille de mon ancien
collège, était venue s'asseoir à côté de moi. Je la
connaissais depuis la sixième. Ça m'étonnait qu'elle soit
dans ce lycée là puisque nous ne dépendions pas de lui
mais d'un autre qui correspondait davantage à la zone
de Goussainville dans laquelle nous vivions. La zone de
cette ville était dite à risque parce qu'il y avait souvent
des blocus organisés devant les établissements (collèges,
écoles primaires, lycées) et des manifestations qui
prenaient souvent et facilement des tournures tragiques
– flics et citoyens perdaient systématiquement la vie
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dans ce genre de regroupement. Ce pourquoi il y avait
une grande barrière sous contrôle en acier qui
empêchait le passage et qui barrait tout contact visuel
entre les deux côtés. Nous avions le droit de fréquenter
les mêmes établissements et le même travail que ceux
qui venaient de l'Autre-côté, mais aucun autre contact
direct n'était autorisé de peur que les habitants de cette
partie soient affectés par les folies de ce côté
délinquant. Ma mère et mes frères habitaient de ce côté
plongé dans l'insalubrité et la pauvreté. Ma grand-mère,
dans l'autre.
On aurait dit des pestes. La première s’appelait
Mélina Gomes, une fille très charmante, et l'autre
Jessica Monel qui avaient de longs cheveux noirs
attachés en un chignon au sommet de sa tête. Ses yeux
étaient tirés de chaque côté et reflétait la méchanceté,
son nez n'étaient ni trop gros, ni trop petit, ses lèvres
étaient épaisse, et sa peau d'ébène se mariait
parfaitement avec tout le reste. Elle était un peu
enrobée, mais ce n'était pas ce qui lui ôtait son charme.
Malgré moi et ma minable fierté, je devais admettre
qu'elle était belle.
Le cauchemar allait commencer, je le sentais. Ce
n'était pas non plus la mort.
On frappa à la porte d'une manière enfantine. Le
professeur vola jusqu'à cette dernière et ouvrit la porte
d'une main lâche. Un homme aux traits épais, coincé
dans un costume entra avec un sourire mystérieux. Des
énormes rouflaquettes encadraient son visage et une
frange droite ombragea une partie de son front sans
ride. Il était assez jeune et devait sans aucun doute
goûter aux joies de sa trentième année. Il se présenta
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comme étant notre professeur de mathématique. Cet
homme m’écœurait rien que pour la matière qu'il
enseignait et il se permettait de nous faire la morale
alors qu'on ne le connaissait pas, et ça me gavait.
Les enseignants me gonflèrent à parler du projet
« Mathéma » de cette année qui ne m'intéressait guère.
Enfin, un surveillant vint nous délivrer. Nous devions
aller à l’amphithéâtre pour la remise des carnets. Le seul
problème, c'était que l'on devait descendre les escaliers.
Dieu seul sait lorsque j'allais m'y habituer.
Je profitai de mon don de télépathie pour fouiller les
pensées de mes camarades. Je commençai par une
brune. Diana qu'elle s'appelait. Elle pensait mais, c'était
étrange. Je n'entendais rien. C'était une langue moldave,
je pense.
Nous descendîmes à l’amphithéâtre, et comme
prévu, la principale était là. Elle était quand même
effrayante, enfin pour ma part. Durant une bonne
heure, elle nous parla du fonctionnement du lycée,
reprenant unes à unes les règles de l'établissement.
Nous fûmes libérés après qu'ils nous eûmes rendus nos
carnets. J'embarquai toutes mes affaires rapidement, et
partis tout seul. Je quittai le lycée et vérifiai mon
téléphone. J'avais deux SMS. J’ouvris le premier qui était
de Sabrina.
Je suis rentrée. J'ai fini plus tôt, bouffon ╭∩╮(_-)╭∩╮
Tu ne perds rien pour attendre toi, lui répondis-je
en riant seul dans la rue. J'arrive.
D'un geste habile, j'ouvris le second qui était de
Jayron, mon cousin, qui habitait à deux pas de la maison
de grand-mère. C'était un métis, charmeur, toutes les
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filles tombaient sous son charme et ses yeux verts.
Bienvenue au lycée, Keweenou ☺
Lui aussi ne perdait rien pour attendre. Je composai
son numéro et plantai le combiné à mon oreille. Je crus
qu'il n'allait pas répondre lorsque j'entendis son
téléphone sonner sans qu'on y réponde.
La chaleur du soleil s'adoucissait, le ciel se peignait
d'une couleur orangée, les nuages prenaient une couleur
violette et s'effaçaient à mesure que le temps avançait.
— Allô p'tit cousin.
— Ta gueule, répondis-je spontanément. C'est bien
la dernière fois que tu m'appelles encore comme ça.
C'est compris ?
Il s'éloigna du combiné et s'esclaffa.
— Ton air sérieux ne fonctionne plus, p'tit cousin.
— Je te ferai dire que je suis âgé de quelques mois
de plus que toi, p'tit cousin, rectifiai-je.
— Tu m'as eu c'est bon. Tout se passe bien pour
toi ?
— Ouais. Ça te dit de venir dormir à la maison ce
soir ?
— Pourquoi pas.
— À tout à l'heure, alors.
Je raccrochai et fourrai mon téléphone dans mes
poches lorsque je vis un petit regroupement d'élève.
Étrangement, leurs regards se perdirent dans ma
direction et me suivirent. Je les reconnaissais. La plupart
avait ri de moi dès l'entrée au lycée. Il y avait des filles et
des garçons. Je voyais déjà leurs expressions
machiavéliques. Je les dépassai en fixant un point loin
devant moi pour éviter de croiser leurs regards encore
moqueurs.
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— Alors, Hobbs ? Ça va la jambe ?
Je me retournai dans leur direction en plissant les
paupières et hochai machinalement de la tête.
— Et l'intégration ? Qu'est-ce que ça fait de venir
de là-bas ?
— C-comment êtes-vous au courant que je viens de
là-bas ?
— Les nouvelles vont très vite ici. Personne ne vit
chez la vieille sorcière normalement. Toi aussi tu fais du
vaudou ? lança une voix stridente.
J'ouvris la bouche mais aucun son n'en sortit. Je
m'humectai les lèvres, me les pinçai et secouai la tête.
— Vous êtes des monstres.
Je tournai les talons et fit volte-face à la Rachel Berry.
Je ralentis le pas lorsque je les perdis de vue. Je passai
une main dans mes cheveux et me frottai le cuir
chevelu.
Ça a déjà commencé. On se moque de toi alors que
c'est que le début. Courage, t'es au-dessus de tout ça. Tu
as des choses qu'ils n'ont pas et qu'ils ne connaissent
même pas. Si ça continue, tu devras... non, ce n’est pas
une bonne solution.
J'arrivai devant le portail de la maison. La voiture
n'était pas là. Grand-mère était sans doute allée faire des
courses. Je toquai à la porte mais personne ne vint
m'ouvrir. Je reculai et criai le nom de ma sœur. La
fenêtre s'ouvrit mais personne n'en sortit. Un sceau
entier et glacé me tomba sur la tête, me trempant
jusqu'aux os. J'entendis le rire démoniaque de ma sœur.
— Incandis tes ! criai-je.
Une boule de feu s'écrasa contre la vitre et dévora
rapidement les rideaux. Je martelai à la porte, en
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panique et Sabrina vint m'ouvrir tout aussi affectée que
moi. Je montai en vitesse.
— Ara vos.
En un souffle inaudible, les flammes qui grimpaient
sur les étoffes affolées par le vent furent comme
ravalées et disparurent en laissant derrière elles une
fumée grise et des rideaux carbonisés.
— T'as rien pour réparer ça ? me demanda ma sœur
en se pinçant les lèvres.
Je secouai la tête comme le ferait un chien trempé
d'eau et elle se retrouva couverte d'eau. Triomphant et
rayonnant, les dents dehors, je partis de sa chambre et
allai me sécher les cheveux dans la salle de bain où je
m'attardai sur mon apparence dans le miroir qui
jonchait tout un mur. Je tâtai mon nez et le caressai du
bout du doigt. J'eus l'impression que mon cœur se
crispait à la vue de … de moi. Je ne m'étais jamais
réellement regardé dans le miroir. C'était une épreuve
beaucoup trop difficile pour un esprit aussi fébrile que
le mien. C'est vrai que mon nez était gros et que... et
que je n'étais pas très attirant. J'eus envie de pleurer
comme un bébé, mais peu importe.
Je poussai la porte de ma chambre doucement d'une
main lasse.
Qu'est-ce que vous auriez fait vous pour vous
détendre après une pré-rentrée chaotique? Vous seriez
sortis ? Vous auriez mangé ? Vous auriez écouté de la
musique ? J'ouvris mon tiroir, et enlevai quelques
bougies dissimulées dans la pagaille de celui-ci. Je tirai
les rideaux rouges et opaques pour éviter que la lumière
ne pénètre, et disposai les bougies un peu partout sur le
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carrelage blanc de ma chambre. Je les allumai et je me
posai sur le bord du lit d'en bas.
J'abaissai mes paupières brutalement et me
concentrai en joignant mes deux mains.
— Déliverance, mo pöstaja tus, murmurai-je, sincère.
Je ressentis une légère caresse froide et délicate
effleurer ma joue. Ce ne pouvait être qu'elle. J'ouvris
mes yeux et je la vis, encore plus belle qu'autrefois. Mes
yeux pétillaient à sa vue et je sentis ma journée
s'illuminer. C'était la seule personne à pouvoir me faire
cet effet-là.
Un corset fleuri mettait en valeur ses jolies formes, et
lui donnait une taille toute fine. Sous celui-ci, elle avait
une sorte de chemise en dentelle qui recouvrait à demi
ses épaules carrées. Sa longue et volumineuse robe à
crinoline en velours brodée lui allait à ravir. Sa belle
peau métisse éclatante ferait rêver n'importe quelle fille
de maintenant et ses beaux et longs cheveux bouclés
étaient attachés par une coiffe ornée de rubis.
C'était mon aïeul, Déliverance Hobbs. Oui, mon
arrière, arrière... peu importe, elle faisait partie de ma
famille. Vous avez sans doute déjà entendu parler d'elle
dans vos manuels minables. Oui, sans doute. C'est une
sorcière de Salem, comme Sabrina : la sorcière, et elle a
été jugée en 1692 après avoir été accusée de sorcière.
Les sorciers ont un total contrôle de l'autre côté. Ils
peuvent intervenir à tout moment, plus précisément
lorsque leurs descendants sont en danger ou vont mal.
Lorsque j'étais petit, elle m'emmenait à l'école en me
tenant la main et celle de mon meilleur ami Patrick.
Bien évidemment, tout le monde pensais que j'étais fou,
que je perdais la tête lorsque je parlais d'elle parce que
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eux ne la voyaient pas. Mais pour moi, c'était tout à fait
normal d'être sorcier. C'est seulement à la fin de mon
cycle d'école élémentaire que j'ai compris que j'étais seul
à être comme ça, malheureusement. Je compris alors la
raison pour laquelle ces humains riaient tous de moi et
c'est pourquoi je les déteste. Il n'y avait que Patrick qui
croyait en son existence.
— Bonjour mon chéri, dit-elle en laissant ensuite
disparaître sa bonne humeur en un soupir, sans doute
après s'être permis de lire mes pensées. Mais pourquoi
font-ils cela ? Ont-ils des problèmes à leur domicile. J'ai
du mal à les comprendre.
— Oui. Et ce n'est que le premier jour. C'était un
enfer !
— J'imagine. Et pour quelle raison ne te défends-tu
pas ? Tu vas toujours dans le sens contraire de mes
indications.
— Mais je ne peux pas - faire du mal - comme ça,
expliquai-je. Tu le sais très bien. Et puis je n'y pense
jamais sur le fait, alors...
— Tu ne veux pas y penser, me coupa-t-elle,
nuance. Si tu le voulais, tu l'aurais déjà fait depuis des
années. Je ne vois pas ce qui t'empêches de rendre les
coups. Tu ne les aimes pas, il ne t'aime pas.
Si c'était censé me rassuré, elle s'y était très mal pris
pour cette fois-ci.
— Mais ce n'est plus comme avant ! La sorcellerie a
disparu. Ça n'existe plus pour eux.
— Eh bien, montre leur qu'elle n'est pas éteinte.
— Ce n'est pas aussi simple que tu peux le croire,
dis-je en baissant la tête. Regarde, tu en as payé le prix
toi à ton époque.
35
— Mouais...
Il y eut un lourd silence.
— Si tu veux que je change, aide-moi.
— Aide-moi d'abord à passer les portes, dit-elle,
d'un air victorieux, un grand sourire aux lèvres.
Son sourire était magnifique, et ferait succomber
n'importe qui.
— Je t'ai déjà montré comment le faire, en plus.
— Mais pourquoi faire ? m'enquis-je, désespéré.
— Je dois faire des trucs ! s'écria-t-elle.
— Je sais que tu me mens. Ça fait 320 ans que tu as
disparu du monde des vivants. Tout a changé, et tu le
sais pertinemment. D'autant plus qu’on n’est pas à
Salem, et en plus de ça, je t'ai déjà dit que...
— Les éléments du passé, continua-t-elle, ne
doivent pas resurgir dans le présent. Tu me l’as répété...
une bonne centaine de fois, je pense.
— Et tu n'as toujours pas compris, on dirait. On
croirait que c'est toi l'enfant ! ris-je. Allez, aide-moi à
devenir comme toi.
— D'accord. Ce soir, on ira dans les champs. C’est
la pleine lune.
— Pour faire quoi ? demandai-je.
— Bonne question ! s'exclama-t-elle.
— Réponds, je n’aime pas les surprises.
— À tout à l'heure.
C'est ce que je détestais. Elle aimait trop laisser des
choses en suspens.
Elle prit ma main entre les deux siennes et disparut
en se désintégrant en une poussière grisâtre. Je détestais
la voir partir en poussière comme ça, à chaque fois.
J'avais l'impression qu'elle mourait de nouveau.
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Je libérai ma chambre de l'obscurité morose en
chassant de chaque côté mes rideaux et vis le paysage
hétéroclite à travers les vitres luisantes que j'avais lustré
quelques jours avant la rentrée. Curieux, j'ouvris ma
fenêtre et appuyait mes coudes sur le rebord où la
peinture s'écaillait.
Le ciel orangé continuait son court en esquissant un
bandeau rosé au-dessus des pâtés de maison qui
semblait être des carrés marrons d'où je venais, des
bâtiments et des grands arbres fruitiers de mon jardin
qui bordaient les allées de thuyas et qui empêchaient les
voisins curieux de voir. Les feuilles, brunies, achevaient
leur cycle au bout fragile des branches et allaient en
tournoyant comme des jupons s'étaler sur le gazon
verdâtre. Ce bandeau rose balayait peu à peu la surface
bleutée déjà quasiment effacée par le rideau orangejaune qui s'était installé depuis un bon moment. Le
soleil n'était plus qu'un énorme globule rouge
luminescent. Les nuages légers furent aussitôt à leur
tour remplacés par d'épais amas de coton usagé traînant
nonchalamment dans la surface décolorée. Volumineux
et gris-bleus, on y voyait tout de même les filets
rougeoyants infiltrés fendre les couleurs sombres unies
et les écraser. Plus bas, plus loin, des amas de feuillage,
une forêt vierge. Un incendie de lumière brûlante et
couchante s'abattait sur cette nature laissée à l'abandon
depuis une éternité, et s'emparait de leur vie pour cette
nuit, la laissant plongée dans une obscurité criarde.
Chaque soir, on venait lui arracher sa vertu : les garçons
venaient faire ce que leurs parents leurs interdisaient de
faire ici, avec leurs copines aveuglées par l'amour. Bien
évidemment, elles rentraient ensuite seules, la culotte
37
dans la main, les fesses piquées d'orties. Mais nous ne
dirons rien. Buissons léchés de flammes, le soir vous
n'êtes plus. La lumière, la vie, la pureté, vous est
dérobée.
C'était donc le coucher de soleil, soit le moment
censé être le plus gracieux de la journée toute entière.
Cependant, parmi les frimas maussades, une mare de
sang s'écoulait et circulait. Le ruban se décomposait peu
à peu jusqu'à ce que sa couleur originelle s'échappe
entièrement.
Un voile d'autant plus sombre à mesure que les
heures passaient, s'allongeait de ses bras sur la surface
dégradée. Le ciel s'ouvrait derrière les frimas
volumineux. Je frémis de crainte. Cela ne faisait que de
raviver des souvenirs douloureux. Fausse alerte, ce
n'était que les averses qui saignaient doucement.
On me tapota légèrement l'épaule du bout des doigts
et je vis à travers la vitre le reflet de mon cousin posté
juste derrière moi. Malgré sa couleur très clair de peau,
encore accoutumé par la lumière, je voyais seulement
son pull rouge vif non adéquat à la saison et ses dents
blanches resplendissantes.
— Salut, lui dis-je en refermant ma fenêtre et en me
déplaçant en boitant légèrement pour aller allumer la
lumière. On n’y voyait plus rien. Le soleil s'effaçait
davantage plus précocement à mesure que les jours se
glissaient les uns après les autres.
— T'es super accueillant, ironisa-t-il. (Ses lèvres se
retroussèrent et semblèrent esquisser un sourire.)
Qu'est-ce qui te rend comme ça ? Mauvaise journée ?
Je soupirai et chancelai sur le lit. Je lui fis signe de
m'imiter et il obtempéra.
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J'opinai.
— On va dire que je n'ai pas non plus eu l'accueil
adéquat, disons. (Il plissa les yeux en quête de
précisions.) Je suis tombé sur une plaque d'égout
lorsqu'on m'a appelé pour la classe.
Il pinça ses lèvres tremblantes et pouffa, pensant que
je ne le remarquerai pas.
— Connard va. On est plus de la même famille.
C'est la guerre.
Il rit ouvertement et me bourra dans l'épaule de son
poing nerveux. Jayron avait tendance à ne pas mesurer
sa force. Du coup, je la sentis se démolir et s'écraser
sous son poing mais je simulai l'indifférence pour ne
pas qu'il me prenne pour une chochotte. Je cillai et le
toisai de mon regard ombragé par mes cils sombres
plus long que ceux d'un garçon ordinaire.
— C'est un pull de créateur, jeune homme. Alors
respect pour les célébrités.
Ses yeux s'ébahirent, son nez se fronça et sa lèvre
supérieure remonta.
— Excuse nous l'artiste, j'ai envie de dire.
— Je ne t'en empêche pas, dis-je en me levant. Je ne
t’oblige même à reconnaître que j'en suis un.
Il força un rictus et me regarda de ses yeux verts que
je jalousais tant. Maintes fois lorsque nous étions plus
petits j'avais essayé de lui crever avec mon compas
d'école bien crade.
— En parlant de ça ! dis-je en me levant. Il faut
absolument que je te montre quelque chose. C'est
important. Je demande tout ton sérieux.
Il opina.
Je hochai machinalement la tête et me passai une
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main dans les cheveux, faisant tomber les chutes sur le
sol. Je me tapotai le crâne du bout des doigts des deux
mains et les plaquai en avant comme si un mur invisible
se dressait devant moi. Je me retournai vers mon bureau
et me mis à fouiller mon tiroir en retirant tout ce qui
m'importunait, jusqu'à ce que je trouve mon énorme
calepin de dessin où je griffonnais de temps en temps
lorsque l'ennui s'emparait de moi.
Je revins à ma place et tournai les pages
nerveusement, manquant de toutes les déchirer, jusqu'à
arriver au dernier que j'avais fait. La page était
légèrement cornée et salie de noir à cause de la paume
de ma main qui avait dérapé sur des traits trop gras.
J'insistai du bout de mon doigt sur les lignes du visage
esquissé mais cachées, sur les cheveux de ce qui
ressemblait à une fille. Sa silhouette me le prouvait. Ses
cheveux étaient en broussaille et abondants. Moi-même,
l'auteur, ne reconnaissait pas ce que j'avais dessiné.
Émerveillé, mon cousin s'empara du calepin et
l'approcha à ses yeux.
— Tu vas te brûler la rétine. Donne-moi ça.
Il obtempéra avec un soupçon de regret dans le
soupir qu'il me lança.
— Même comme ça elle est bandante. Et si elle
existait réellement ?
Je balayai son propos d'un revers de main qui fendit
l'air.
— Ce n'est pas possible. Ce n'est qu'un rêve.
— Comment oses-tu dire que des choses sont
impossibles quand toi tu es surnaturel ?
— Je suis juste rationnel. Rien de plus.
— C'est vrai que t'es rationnel quand tu t'achètes
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des vêtements hors de prix, bafouilla-t-il après avoir
baissé la tête pour regarder ses genoux carrés.
— Hé, je t'ai entendu, lui fis-je remarqué et lui
mettant un coup de calepin sur sa joue qui rougit
instantanément. Il se la frotta et me menaça de son
doigt pointu.
— Tu devrais te couper les ongles, remarquai-je.
Ses lèvres tremblèrent, ses yeux brillèrent et il
s'esclaffa.
Sabrina apparut au seuil de ma chambre avec un
étrange regard dubitatif.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle, cousin ?
Un filet de bave coula de sa bouche ouverte à cause
de son rire incessant.
— Vous êtes jumeaux sur le plan dégueulasse,
remarqua-t-elle en agitant la tête de haut en bas et une
expression de dégoût.
— Ton frère est tout simplement un clown.
Je le regardai par-dessus l'épaule et fronçai les lèvres.
Ma sœur se mit à son tour à rire lorsqu'elle vit mon
visage se déformer.
Le silence se rétablit et Sabrina vint se poser sur le
tabouret orange qui siégeait devant mon bureau où mes
affaires se jonchaient.
— T'as prévu quoi pour ce soir ? m'interrogea-telle.
— Ce soir, c'est la pleine lune et... j'en sais pas plus,
annonçai-je en hochant péniblement la tête.
— Pertinent, admit-elle avant d'applaudir.
— Ta gueule, rageai-je. C'est Déliverance qui m'a
parlé de ça et elle ne m'a rien dit de plus.
Mon ancêtre réapparut devant ma fenêtre en un
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nuage de poussière noire.
— La lune est assez haute. On y va ?
— Oh ! Te revoilà.
Elle força un sourire et fléchit les genoux en guise de
salutation.
— Bref. On y va ? Jayron, t'es chaud ou quoi ?
Je me pinçai les lèvres.
— Si tu pouvais arrêter d'essayer juste un peu,
mimai-je avec mes doigts, d'imiter la jeunesse de
maintenant, ce serait parfait.
Elle soupira et roula jusqu'au bord de mon bureau où
elle posa ses fesses.
— Keween, t'es vraiment psychorigide.
— M'en fous, mentis-je.
— Moi je viens, dit Jayron. C'est où ?
— Au champ derrière. Let's go !
Ils quittèrent ma chambre en prenant tout leur temps
histoire de voir si je changerai de décision. Je les
regardai du coin de l’œil, vexé. J'attendis qu'il disparaisse
dans l'obscurité du couloir pour les rejoindre.
La nuit était entièrement tombée. Le ciel était
parsemé d'étoile dont la taille variait en fonction de
chacune d'elle. Cependant, la lune brillait plus que le
reste et éclairait le sol noir où se confondaient et
couraient étrangement fréquemment des chats noirs. Je
pouvais percevoir sa puissance se répercuter contre
mon corps.
Nous arrivâmes derrière la maison, dans un champ
qui permettait l'accès à une autoroute. À ma grande
surprise, je trouvai des centaines de personnes
éparpillées dans l'étendue de verdure. On pouvait
facilement reconnaître les ancêtres venants d'autres
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époques et les jeunes d'à peu près mon âge. Les herbes
hautes regorgeaient de criquets qui ne cessaient de
chanter. Jayron me poussa d'une paume entre les
omoplates dans cette nature où je refusais de
m'aventurer et où je m'enfonçai. Je n'y serai jamais entré
de moi-même.
Nous formâmes un cercle – Déliverance attrapa ma
main dans la sienne, Jayron pris la mienne et celle de
Sabrina qui attrapa celle de mon ancêtre. Cette dernière
prit un grand souffle et son corps commença à onduler
comme une vague de la mer Méditerranée mue par
l’Étésien.
— Terrae, Aquae, Aeris, Ignis. Ad te suspiramus.
Le sol sembla se dérober sous mes pieds, sous nos
pieds. Il vibrait inlassablement. En notre centre, quelque
chose explosa et accrut la secousse. J'ouvris
partiellement les paupières d'un seul œil et je fus
directement aveuglé par une lumière éblouissante et
bleutée. Je serrai plus fort que toutes les deux mains que
j'avais entre les deux miennes, apeuré. Déliverance ne
cessait de murmurer des paroles qui sifflaient dans ma
tête et me perçait les tympans malgré le son très bas des
mots qui jaillissaient de sa gorge. J'entrepris d'ouvrir
mes yeux et de nouveau, je fus aveuglé. Je persistai en
tenant ma tête à l'écart. Un feu tout bleu grimpait
jusqu'aux cieux en direction de la lune.
Mon ancêtre libéra un cri et d'autres personnes qui
s'étaient liées autour de nous la rejoignirent. Cela prit la
forme d'un chant aux terminaisons vibrantes.
Déliverance estompa sa voix et ouvrit, à son tour, les
paupières. Bientôt, un sourire béant se dessina sur ses
lèvres et gravit jusqu'à ses yeux tirés de chaque côté
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comme ceux d'un asiatique. Délicatement et
gracieusement, elle se délivra de toute étreinte et avança
sa main vers le rayon de lumière qui à présent était
constant. Lors le premier contact fait, je sentis une
décharge traverser mon corps tout entier et tous les
trois nous y plantèrent nos mains pour ressentir de
nouveau cette chose. Une vague de plaisir me
submergea. La chaleur traversa le bout de mes doigts et
je la sentis pénétrer peu à peu les pores de mon bras
puis de mon corps tout entier.
Mais mon attention s'attarda sur cette fille dont les
cheveux blonds étaient embrasés par le rayon rouge
planté devant elle. J'étais persuadé que je la connaissais.
J'en étais sûr. Comme hypnotisé, je me détachai de ma
famille et allai vers elle d'un pas lourd en faisant bruisser
les herbes sous mes pas et lorsque je les fauchais.
J'approchai d'elle et découvris son visage complexe. Ses
sourcils aussi blonds que ses cheveux étaient froncés
au-dessus de ses yeux de couleur bleu ciel colorés de
rouge par le rayon chargé d’électricité.
— Salut, dis-je, presque embarrassé.
Elle m'adressa un sourire et continua à manier sa
flamme avec ses deux mains.
— On ne se connaîtrait pas par hasard ?
— Tu es celui qui s'est ridiculisé devant tout le
monde au lycée tout à l'heure, si.
Je me refroidis.
— Je voulais dire... nous sommes dans la même
classe, je crois.
Elle fronça les sourcils et opina avec un léger sourire.
— Je te dérange, c'est ça ? lui demandai-je,
embarrassé.
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— Voilà.
Humilié, je m'en allais carrément du champ où je
laissai ma famille en pleine incantation et pressai le pas
jusqu'à la maison. Grand-mère vint m'ouvrir et me
conduisit, une main autour de mes épaules, dans la
cuisine où elle finit par m'asseoir. Elle s'installa en face
de moi et son visage bougea répétitivement sur la
gauche et la droite comme si elle cherchait à décrypter
quelque chose.
— Qu'est-ce qui se passe mon chéri ? s'enquit-elle
en posant une main sur la table, dos contre la table pour
que j'y joigne la mienne.
Je soupirai et glissai ma main au creux de la sienne.
La chaleur de son épiderme électrisa le bout de mes
doigts et me mit en confiance. Je décidai de me confier.
— Mamie, tu me trouves repoussant ?
Elle recula et fronça les sourcils.
— Mais non, mon chéri. Qui est-ce qui t'a dit ça ?
Je m'humectai les lèvres et tentai de me remémorer
les faits dans les moindres détails pour éviter d'être
approximatif comme dans mes habitudes.
— Tout à l'heure, dis-je dans un souffle délicat,
quand je suis arrivé au début de l'après-midi au lycée, les
gens ont eu... une réaction étrange avec moi.
— Étrange, répéta-t-elle en quête davantage de
réponse.
— Ils ont dit que j'étais moche et leurs pensées
étaient juste atroces à entendre. Je ne peux jamais être
tranquille sans que ce fichu don ne me gâche l'existence.
Je ne peux juste pas vivre correctement avec ça.
— Ne jure pas, s'il te plaît. Pourquoi sont-ils aussi
méprisants avec toi ?
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— Mamie, j'ai eu la même conversation avec
Déliverance alors je ne préfère pas remuer le couteau
dans la plaie. Tu sais ce qui s'est passé alors donne-moi
des conseils.
Elle s'adossa contre le siège de sa chaise qui grinça
doucement et croisa les bras contre sa poitrine.
— Ce n'est pas très censé ce que je vais te dire,
mais... tu as des pouvoirs alors il serait temps de les
utiliser.
— Mais...
— Tu ne les as pas en toi pour rien, dit-elle en
haussant le ton pour surpasser ma voix. Chéri, (Elle
reprit ma main.) tu dois arrêter d'être aussi gentil avec
ces gens qui ne te veulent que du mal. Pourquoi ne
veux-tu pas comprendre ?
— Mais grand-mère, je ne peux pas.
— Bien sûr que si, affirma-t-elle caressant le dos de
ma main avec son pouce. S'ils avaient ce que tu as la
chance de posséder en toi, ils ne t'auraient pas épargné.
Même pas l'espace d'une seconde.
Je me grattai la tête avec l'autre main.
— Alors je dois agir par la magie ? Et s'ils
découvrent ce que je suis ?
— Ils le savent déjà, Keween. Tu vis sous mon toit
et je ne me cache pas.
Je ris mais ma mauvaise humeur me submergea de
nouveau, mais d'une manière beaucoup moins intense.
Mon cœur battait fort à l'idée que je pouvais enfin leur
faire face. J'étais une arme prête à exploser à la moindre
violence, à la moindre menace.
— Merci, mamie.
Je me levai, tournai autour de la table et glissai un
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baiser sur son front privé de ride.
— Tu ne manges pas ?
Je réfléchis jusqu'à ce que mon estomac se plaigne.
J'appuyai une main sur mon ventre. Trop tard. Grandmère riait déjà et avait sorti une poêle sous le meuble
sous l'évier.
— Je vais prendre une bonne douche avant.
— Fais vite, dit-elle lorsque je grimpai les escaliers
nonchalamment comme pendant les vacances. N'oublie
pas que demain tu as école et je ne te lèverai pas.
— Oui, mamie.
Sans plus attendre, je me hâtai dans ma chambre où
je m'emparai de mon pyjama – un pull rouge et un de
ces survêtements noirs en coton agréable, et je courus
dans la salle de bain. J'ôtai mes habits et les mis dans le
bac à linge sale.
Demain je fais tourner une machine.
J'entrai dans la baignoire froide qui témoignait que
personne ne s'était douché depuis un bon moment.
Peut-être que j'avais été le dernier. Grand-mère avait sa
salle de bain en bas, juste à côté de sa chambre. Je fis
couler l'eau qui était encore froide et mis mon pied
dessous. Très vite il devint rouge et j'en perdis presque
l'utilité. Le savon était sec et écaillé dans une écuelle et
le gel douche encore ouvert. L'eau chauffa brutalement
et m'échauda le pied qui demeura rouge cette fois-ci de
brûlure. Je gigotai dans tous les sens pour que la
douleur s'estompe, en vain. La température se stabilisa
et enfin je pus plonger sous les multiples jets que
m'envoyait le pommeau.
Je sortis du bain et veillai à bien me sécher derrière
les oreilles parce que généralement ça coupait et c'était
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insupportable. Grand-mère venait avec tous ses cotons
et l'alcool à 90°, et m'échaudait le pli derrière l'oreille.
J'enfilai mon pull qui se révéla doux sur ma peau encore
fumante de cette douche pourtant assez rapide, mon
pantalon et dévalai les escaliers pile à temps. La cote
échine de porc venait tout juste d'être posée dans mon
assiette avec une grosse cuillère de purée de pomme de
terre faite maison. Je m'attablai en face de grand-mère
après lui avoir descendu les mots fléchés que grandpère avait posé sur le frigo pour l'enquiquiner.
Je déchirai un morceau de viande avec mes canines
anormales et le mâchai jusqu'à le rendre aussi soluble
que la purée. J'avalai une cuillerée de la mousseline qui
se révéla être délicieuse. Je simulai le bonheur que
produisait en bouche ce met et grand-mère gloussa.
— Je ne connais pas meilleure cuisinière que toi,
affirmai-je en m'essuyant la bouche. Merci.
— Il n'y a pas de quoi, mon chéri. Tu veux un
dessert, peut-être ? J'ai fait une tarte à la pomme tout à
l'heure.
— Non, merci. Tu en as déjà fait assez pour moi.
— Si c'est ta raison.
Elle se leva et ouvrit le frigo où elle y planta sa tête.
Je ne connaissais pas plus têtu qu'elle, non plus. Jamais
elle n'était fatiguée et ne voulait se reposer. C'était
quelque chose qui me dérangeait parce que je voulais la
préserver au maximum pour ne pas la perdre. Je me suis
toujours demandé qu'est-ce que serait ma vie si elle était
amenée à disparaître, et jamais je n'ai répondu à ces
questions. Elle sortit sa fameuse tarte parfumée du
réfrigérateur et la déposa sur la table.
— J'en mange si tu en manges avec moi, chantai-je.
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— Oh, tu sais. J'ai déjà mangé moi.
— Ce n’est pas grave. Rien ne t'empêche de faire un
excès, tu sais.
Finalement, elle esquissa deux parts sur la tarte à la
surface bosselée par les morceaux en quartier de
pomme et les glissa dans des essuie-tout. Un pour moi,
l'autre pour elle. Comme chacun de ses mets, c'était
excellent. Le goût pétillait sous mon palet.
— Je ne veux pas me répéter alors je ne dirai rien.
Elle sourit, remonta ses lunettes tombées sur l'arête
de son nez en face de ses yeux et se replongea dans ses
mots fléchés en croquant de temps en temps dans sa
part. Vint le moment où elle regarda l'heure sur le four
électrique qu'elle avait fait remplacé il y avait quelques
mois. L'ancien qui était une relique l'avait enfin lâché.
— Doudou, il est minuit. Faut que tu ailles dormir
un peu.
— Oui.
Je baisai sa joue. Elle passa sa main dans mes
cheveux et me laissa partir.
Je m'enfonçai sous mes draps et pris mon téléphone
qui était resté dans mon lit tout le reste de la journée.
Directement, je tweetai : journée merdique, ainsi que
sur Facebook où de suite je vis des demandes d'ajout en
ami. Je consultai : Ahmed Neuf Cinq et Floriane
Praden. Aucun nom ne m'intéressait et surtout me
disait quelque chose alors je quittai le réseau social et
retournai sur Twitter où on avait réagi à ma remarque :
« T'es pas celui qui s'est rétamé la gueule devant tout le
monde tout à l'heure ? » Je décidai de ne rien répondre
mais mon moral monté à son apogée régressait de
nouveau.
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