A History of Reception and an Alternative Approach to Avant

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A History of Reception and an Alternative Approach to Avant
Le Postmoderne : un paradigme pertinent dans le champ artistique ?, INHA & Grand Palais, Paris, 30-31 mai 2008
Un postmodernisme brechtien ?
Histoire d’une réception et d’une approche alternative de l’avant-garde artistique
dans les années 1980
–
Philip Glahn
Dans un récent numéro de la revue Artforum dédié au phénomène de Mai 1968,
l’historien de l’art Benjamin Buchloh se penche sur l’évolution des pratiques de l’avant-garde
critique pendant les quarante dernières années1. Il interroge la manière selon laquelle les
« espaces de contestation », ouverts à la fin de années 1960, « ont été irrémédiablement
détournés par des guignols d’entreprise fabriquant des sacs à main2. » Et dans un récent
documentaire télévisuel sur cette « année qui a bouleversé le monde », l’historien Alan
Brinkley remarque que les États-Unis sont plus conservateurs aujourd’hui qu’ils ne l’avaient
été à une époque qui avait donné lieu à des protestations, des sièges, des coalitions d’artistes
et de l’activisme artistique3. Comment cela est-il arrivé ? Quel changement s’est produit entre
temps au sein de la culture américaine qui a rendu le pouvoir du marché propre au
mercantilisme toujours plus puissant et écarté l’activisme critique en art en le faisant passer,
au mieux pour une manie désuète, au pire pour une farce ignorante ? Le postmodernisme a-t-il
été l’ultime théorisation et la manifestation de la fragmentation des politiques de gauche, de la
lutte des classes, du changement révolutionnaire et de l’émiettement même du projet des
Lumières ? Après tout, la décennie du postmodernisme, celle des années 1980, n’a pas
seulement institutionnalisé, aux États-Unis, une certaine forme de discours dystopique, elle a
également été l’ère où, par un niveau élevé d’indifférenciation entre la vie et son simulacre,
un ancien acteur est devenu président. Au milieu des déclarations annonçant la fin des
discours métanarratifs, des catégories et autres hiérarchies, les années 1980 ont également
célébré, avec la chute du mur de Berlin, la victoire du capitalisme et de la liberté face au
socialisme et au communisme.
Les années 1980 ainsi que la culture postmoderne ont un grand besoin d’historicisation.
Les années 1960, quant à elles, ont été soigneusement marchandisées – les tee-shirts à
1
Benjamin Buchloh, « The Group That Was (Not) One: Daniel Buren and BMPT », Artforum, mai 2008, p. 311313.
2
Ibid., p. 313.
3
1968: The Year That Shaped a Generation, Princeton, Films for the Humanities and Sciences, 2004.
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l’effigie de Che Guevara sont une vente à succès et les PDG de multinationales revêtent
fièrement les atours de la contre-culture. Mais les effets des années 1980 se font encore sentir,
jusqu’à l’écœurement. La plupart des gens, lorsqu’on leur pose la question, ne sont pas
certains de savoir si, à l’heure actuelle, on vit encore dans une ère postmoderne, ou même ne
savent pas s’ils doivent vraiment s’en soucier. Ils ne sont pas plus intéressés par la question de
savoir en quoi Arnold Schwarzenegger comme gouverneur de la Californie diffère de Ronald
Reagan comme président. Qu’est-il arrivé à la fin de la peinture, au musée en ruines, à la
simulation et à l’anti-esthétique4 ? Un des grands et dangereux héritages du postmodernisme
est, selon moi, le moment où la gauche comme la droite ont craint et regretté la désintégration
et la superficialité de la vie politique et sociale. La droite a proposé une base, une perspective
artistique et idéologique ; un retour à l’ordre et la familiarité des valeurs et des normes
traditionnelles. La résurgence de l’expressionnisme dans le travail de Julian Schnabel et de
Georg Baselitz, de même que le revival hard-edge dans la peinture Neo-Geo de Peter Halley
et de Ross Bleckner, ont puisé loin dans le réservoir de l’avant-garde artistique, rejetant toute
responsabilité artistique et tout engagement en faveur d’une transformation sociale. Si le
postmodernisme – majoritairement perçu comme un moment historique de fragmentation et
d’apathie (effets qui sont encore fortement ressentis à l’heure actuelle) –a été en partie le
chant du cygne des idéaux modernes et des utopies sociales, la question est alors de savoir s’il
existe d’autres discours et stratégies méritant d’être réévalués (stratégies et discours qui
permettraient une ré-articulation des « espaces de contestation » dont Buchloh fait l’éloge).
• Au-delà du modernisme : lire Brecht
Au fond, au moment même où un postmodernisme cynique évitait de discuter des
termes de production et de dissémination culturelles, plusieurs artistes s’occupaient de
reformer un dialogue sur la possibilité d’un art politiquement engagé. Alors que le
postmodernisme se débarrassait de notions un peu désuètes comme celle du « prolétariat »
(traditionnel destinataire des aspirations avant-gardistes, fournisseur de formes et de contenus
artistiques alternatifs, et porteur d’un changement social), plusieurs artistes articulaient un
intérêt renouvelé pour le public et pour les démarches artistiques participatives : l’activisme
4
Les textes de référence de ces discours sont les suivants : Douglas Crimp, « On the Museum’s Ruins »,
October, été 1980, p. 41-57 et « The End of Painting », October, printemps 1981, p. 69-86 ; Jean Baudrillard,
« The Procession of Simulacra », Art & Text, septembre 1983, p. 3-47 ; Thomas Lawson, « Last Exit Painting »,
Artforum, octobre 1981, p. 40-47 ; et les essais rassemblés par Hal Foster dans The Anti-Aesthetic: Essays on
Postmodern Culture, Seattle, Bay Press, 1983.
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de Gran Fury concernant le Sida, Les truismes de Jenny Holzer, les fresques de Judy Baca et
le Véhicule pour sans-abris de Krisztof Wodisczko pour n’en citer que quelques uns. Alors
que les catégories du privé et du public semblaient devenir de plus en plus interchangeables et
indéfinissables, la question de savoir pour qui l’art était fait et quelles expériences il devait
communiquer devenait d’une importance cruciale. Dans leur effort de questionnement, un
certain nombre d’artistes (dont Yvonne Rainer, Martha Rosler, Allan Sekula et Mike Kelley)
se sont penchés sur le travail du dramaturge allemand Bertolt Brecht et ont contribué au débat
contemporain sur la validité du concept de « sphère publique », lui-même dérivé de
conceptions brechtiennes. Ce qui attira autant d’artistes dans les années 1980, c’était l’attitude
de Brecht envers son public et par conséquent la possibilité après 1968 de réinterroger
l’existence d’un prolétariat et ce que devrait être sa relation à la production artistique.
Les théories de Brecht sur le théâtre épique (son anti-illusionnisme et ses procédés de
distanciation, sa manière d’ébranler le spectateur complaisant pour l’amener à un état de
perception consciente) ont une longue histoire dans l’art visuel américain. Bien que le temps
de l’exil de Brecht aux États-Unis ait été pour lui pauvre en événements et peu fructueux
professionnellement, son travail a, en revanche, eu un impact profond sur les artistes et
théoriciens américains. Clement Greenberg lui-même était un grand admirateur de la poésie
de Brecht et a publié bon nombre d’articles analysant l’écriture du dramaturge dans Partisan
Review5. Mais Greenberg, comme bien d’autres ensuite (le plus connu étant Michael Fried en
1967 avec son attaque du minimalisme6), a drastiquement dépolitisé l’œuvre de Brecht. Il a
qualifié Brecht d’humaniste, et non de socialiste, en invoquant le fait que sa forme poétique,
voire son contenu, offrait une trêve à la corruption idéologique inhérente à l’engagement
politique. Greenberg a tenté d’opérer une forme radicale de dissociation esthétique, excluant
le socialisme devenu alors pesant. L’œuvre de bon nombre d’autres artistes, tels Sergei
Eisenstein et Raoul Haussmann, s’est vue mise à mal par une conception tout aussi sélective,
pendant et après la Seconde Guerre mondiale – à ce moment-là l’art politique portait les
stigmates de l’absence de jugement propre au totalitarisme de la propagande.
Ignoré pendant les années 1950, ou plutôt considéré comme persona non grata, car
catalogué comme communiste pendant la chasse aux sorcières de McCarthy, Brecht fut, sans
surprise, redécouvert dans le courant des années 1960 dans un climat de regain d’intérêt
5
Clement Greenberg, « The Beggar’s Opera – After Marx: Review of A Penny for the Poor by Bertolt Brecht »
[1939] et « Bertolt Brecht’s Poetry » [1941], Clement Greenberg, The Collected Essays and Criticism, éd. John
O’Brian, vol. 1, Chicago, University of Chicago Press, 1986, p. 3-5 et p. 49-62.
6
Michael Fried, « Art and Objecthood », Artforum, été 1967, p. 12-23.
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général pour les problèmes socio-politiques amené par la guerre au Vietnam, par les
manifestations étudiantes et par les mouvements des Civil Rights aux États-Unis. La
publication de ses œuvres, de ses réflexions théoriques, ainsi que de quelques productions
éparses de ses pièces sur Broadway, connut un réel succès. On parlait de lui dans Studio
International et dans Artforum ; il inspirait alors les chansons de Bob Dylan et les films de
Jean-Luc Godard ; son œuvre était discutée par Herbert Marcuse et Roland Barthes, et des
artistes aussi variés qu’Andy Warhol, Dan Graham, Hans Haacke et Martha Rosler y faisaient
aussi référence7.
Mais à l’apogée des mouvements de protestation et de la contre-culture, Brecht était, le
plus souvent, une voix à part. Une majorité d’artistes, à la fin des années 1960, ont strictement
séparé leur œuvre de leur activisme politique, et ceux qui se sont réellement penchés sur
l’œuvre de Brecht pour y puiser une inspiration esthétique ont souvent prolongé
l’interprétation formaliste de son théâtre épique. L’œuvre de Brecht a seulement été reconnue
à partir du milieu des années 1970 et des années 1980, non pas pour ses représentations du
choc et ses superproductions théâtrales, mais bien comme une méthode, historiquement datée,
d’engagement critique et spécifique dans la culture visuelle.
• Les films d’Yvonne Rainer : une pratique contre-publique8
L’artiste américaine Yvonne Rainer, danseuse, chorégraphe, performeuse et réalisatrice,
a été influencée par l’œuvre de Brecht tout au long de sa carrière9. Sa lecture sélective et sa
compréhension progressive de l’œuvre de Brecht, des années 1960 aux années 1980, illustrent
la réception générale de Brecht à cette époque. Alors qu’elle était à la tête du Judson Dance
Group pendant les années 1960, Rainer a tenté de se débarrasser dans ses performances de
l’illusionnisme et de l’exhibition des émotions, en mettant notamment l’accent sur les gestes
du quotidien et les mouvements banals afin de construire une passerelle entre le public et la
7
Pour les références et l’analyse de l’influence de Brecht en sus de celles traitées tout au long de ce texte, voir,
par exemple : Bob Dylan, Chronicles, Volume 1, New York, Simon and Schuster, 2004 ; Roland Barthes,
Critical Essays, Evanston, Northwestern University, 1972 ; Herbert Marcuse, One-Dimensional Man: Studies in
the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1966 ; Andy Warhol, interview with G.R.
Swenson, « What is Pop Art? Answers from 8 Painters, Part I », Art News, novembre 1963, p. 24–27 ; Hans
Haacke, « All the "Art" That’s Fit to Show » [1974], Hans Haacke, New York/Londres, Phaidon, 2004, p. 104–
105 ; et Benjamin Buchloh, « A Conversation with Martha Rosler », dans Catherine de Zegher (éd.), Martha
Rosler: Positions in the Life World, Cambridge/Londres, MIT Press, 1998, p. 23–55.
8
Sur la notion de contre-public, voir Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Luchterhand, Berlin, 1962.
9
Voir par exemple Yvonne Rainer, Work 1961-73, Halifax/New York, The Press of the Nova Scotia College of
Art and Design and New York University Press, 1974 et Feelings Are Facts: A Life, Cambridge, MIT Press,
2006.
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scène. Mais alors même qu’elle reconnaissait que sa volonté d’éliminer de son travail tout
artifice et toute illusion était influencée par Brecht, Rainer insistait sur le fait que son art était
apolitique – quelque chose d’intentionnellement non politique10. L’affirmation de la
physicalité du corps, de son « état de présence » direct, était à considérer comme un antidote
aux idéologies et à la fausse conscience11.
Dans ses premiers films comme dans ses performances, Rainer a consciemment
employé les effets de distanciation de Brecht pour créer une expérience privée et intersubjective12. Utilisant des sons dissonants, des intertitres et des adresses directes à la caméra,
ces films des années 1970 ont créé une distance pour en détruire une autre : ils sabotèrent
l’harmonie organique des rôles qui, dans un film commercial, guident le spectateur
imperceptiblement, de façon à créer une connexion plus directe, intime et émotionnelle entre
l’artiste et le spectateur. Ce dernier est alors invité à la conversation et à l’histoire. Il prend
part à égalité à ce qui pourrait être appelé un « socialisme des émotions ».
Ce n’est pas avant le début des années 1980 que Rainer sort un film qui aborde des
questions d’expérience et d’identité, de regard et de participation comme un acte politique et
public, plutôt que comme un phénomène privé. Voyages en partance de Berlin/1971 (19801981) prend acte du discours féministe et plus spécifiquement, des débats publiés par le
journal anglais Screen dont la mission consiste à vouloir créer les bases théoriques d’un
cinéma révolutionnaire, un cinéma brechtien13. Voyages a par ailleurs été inspiré par le séjour
de Rainer à Berlin à la fin des années 1970, où elle a non seulement vu l’unique film de
Brecht, Kuhle Wampe (1932), mais également suivi les discussions de la nouvelle vague
allemande, ponctuées par le tristement célèbre automne allemand de 1977, apogée de l’action
terroriste en Allemagne14. La volonté des artistes à l’époque était de répondre à un certain
climat politique né de ce qui était perçu comme une révolution manquée. Que pouvait-on bien
créer au moment où les politiques d’extrême gauche implosaient par manque apparent
d’espace public – espace de participation active au changement social ? Beaucoup d’artistes
ont vu que les conflits de la classe ouvrière se fragmentaient en groupuscules disparates et
10
Noël Carroll, « Interview with a Woman Who… », Millennium Film Journal, automne 1980- hiver 1981,
p. 52–53.
11
Yvonne Rainer, « Statement », dans Rainer, 1974, op. cit., p. 71.
12
Pour des exemples de l’œuvre de Rainer dans le cinéma, incluant la version longue de Journeys from
Berlin/1971, ainsi que de multiples textes de et sur Yvonne Rainer, voir http://www.ubu.com/film/rainer.html.
13
Ben Brewster et Colin MacCabe, « Editorial: Brecht and a Revolutionary Cinema? », Screen – Special
Number: Brecht and a Revolutionary Cinema, été 1974, p. 4-7.
14
Pour une discussion sur la relation entre film et terrorisme dans les anneés 1970 en Allemagne, voir See
Hansen, « Cooperative Auteur Cinema and Oppositional Public Sphere: Alexander Kluge’s Contribution to
Germany in Autumn », New German Critique, automne 1981-hiver 1982, p. 36-56.
30
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déconnectés dans leurs intérêts ; fragmentation qui a rapidement été institutionnalisée comme
une forme de relativisme multi-culturel. À la même époque, un débat bien plus médiatique (en
Allemagne comme aux États-Unis) tentait de redéfinir la dimension publique de l’art et de la
culture. Les bombes des terroristes de la Faction de l’Armée Rouge avaient rendu sinistrement
clair que les formes traditionnelles de discours et d’audience étaient dépassées. Les artistes ne
pouvaient ni se reposer sur l’autonomie de la subjectivité facilitée par les expériences
personnelles, ni même compter sur l’inclusivité de la sphère publique et de ses media comme
une arène de la démocratie désintéressée et de l’échange critique. Au pic de cette crise, le film
de Rainer a tenté d’articuler les limites de l’expérience privée et du discours public. Voyages
porte sur (certains diront qu’il est) la simplification de ce que le philosophe Oskar Negt et le
réalisateur Alexandre Kluge ont appelé une « sphère publique du prolétariat » ou « une sphère
contre-publique15 ».
Voyages en partance de Berlin est un film sur la violence : sur le suicide et les bombes,
sur l’état de terreur et sur la psychanalyse comme institution répressive. Mais il s’agit
davantage d’un film sur les relations et sur les perceptions. Comme le film de Brecht
cinquante ans plus tôt, Voyages est un collage demandant au spectateur de replacer les
différents fragments disparates de l’expérience aux bons endroits : la tentative de suicide de
l’artiste est présentée à côté d’étranges suicides de terroristes emprisonnés, l’oppression
domestique de femmes à côté de la convention de Genève, une conversation sur le pouvoir à
New York au milieu de passages du journal et des lettres d’une jeune anarchiste russe du XIXe
siècle. Le public potentiel du film de Rainer n’est pas, comme celui du film de Brecht, un
public de masse laborieuse envisagé comme un corps révolutionnaire. Il s’agit pourtant bien
d’un public prolétarien en cela que, selon la définition de Negt et de Kluge, ce public est bien
privé des moyens de production – production non seulement industrielle, mais également
production d’expérience et d’histoire, de valeurs et d’identité16. Voyages cherche à donner
accès au matériau et à la matérialité de la représentation historique et, dans ce processus, il
procure un espace de dissonance et de connaissance. En 1926, Brecht avait fait beaucoup de
bruit en affirmant que la radio devait être un outil de communication, et non de distribution :
« La radio serait le mode de communication le plus simple dans la sphère publique (…) si elle
savait aussi bien recevoir que transmettre, laisser l’auditeur parler aussi bien qu’elle le laisse
15
Oskar Negt et Alexander Kluge, Public Sphere and Proletarian Experience: Toward an Analysis of the
Bourgeois and Proletarian Public Sphere [1972], trad. P. Labanyi, J. Owen Daniel, A. Oksiloff,
Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 1993.
16
Pour une étude du concept de prolétariat dans l’œuvre de Negt et Kluge, voir Fredric Jameson, « On Negt and
Kluge », October, n° 46, 1988, p. 151-177.
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écouter, si elle parvenait aussi bien à construire une relation avec lui qu’à l’isoler17 ». Kluge,
en 1973, a suggéré que, lorsqu’il est appliqué au cinéma, « le concept de production inclut
non seulement la fabrication du film, mais également sa présentation au spectateur ainsi que
l’appropriation que ce dernier peut opérer par l’imagination. On pourrait même retourner
l’argument : c’est le spectateur qui fait le film18 ». Comme Brecht et Kluge, Rainer tend à
rendre le spectateur actif afin d’assembler toutes les pièces du puzzle, d’associer son désir de
réconfort, issu de la projection nostalgique, aux tentatives du protagoniste pour atteindre une
sécurité psychologique et politique dans l’authenticité des luttes héroïques du passé, sociales
et personnelles. Aussi Voyages utilise-t-il une structure très hétérogène pour articuler la
continuité d’une cohérence historique – la production et la distribution d’une expérience
fortement orchestrée et la séparation entre ceux qui y ont accès et ceux qui en sont exclus.
• Les Lehrstücke de Martha Rosler
L’utilisation du cinéma par Rainer dans les années 1980 a tiré profit de l’image
publique du medium : non seulement son accessibilité à un public de masse regroupé dans un
lieu public, mais également sa langue facilement compréhensible et la participation des
spectateurs que les techniques cinématographiques peuvent permettre. Martha Rosler, autre
lectrice assidue de Brecht et étudiante de Herbert Marcuse, se tourna dans les années 1980
vers un medium sans doute encore plus public, la télévision. Vers la fin des années 1960,
Rosler avait commencé une série de montages sur la guerre du Vietnam, diffusés par des
flyers, des journaux gratuits et d’autres magazines alternatifs19. L’artiste avait recontextualisé
les discours des media de masse sur la mission américaine de maintien de la paix au Vietnam
en amenant, au sens propre, la guerre à la maison, collant des images de champ de bataille sur
des pages déchirées de magazines d’aménagement intérieur. Disposer l’enfant vietnamien
estropié au milieu d’un parfait intérieur de banlieue résidentielle, revenait autant à traiter de la
narrativité qu’à raconter une nouvelle histoire : celle du télescopage du lieu et de la façon
d’aborder certaines questions et idées. Influencée par les Lehrstücke de Brecht (ou « Pièces
pour apprendre »), Rosler a continué le projet dramaturgique marxiste, questionnant
l’appropriation de l’information et les outils de représentation. Brecht voulait que l’art soit
17
Bertolt Brecht, « The Radio as an Apparatus of Communication » [1932], dans John Willett (dir.), Brecht on
Theatre: The Development of an Aesthetic, New York, Hill and Wang, 1992, p. 52.
18
Michael Dost, Florian Hopf et Alexander Kluge, Filmwirtschaft in der BRD und in Europa: Götterdämmerung
in Raten [1973], cité dans Hansen, 1981-1982, loc. cit., p. 39.
19
Pour des images de l’œuvre de l’artiste, ainsi que des informations éparses, se rendre sur
http://home.earthlink.net/~navva/.
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comme le sport : non seulement vu par un public nombreux, mais également discuté par ce
qu’il appelait « des experts amateurs » pouvant débattre avec passion et en connaissance de
cause des pièces et des acteurs, des stratégies et des marchés – tout en buvant bière et
Schnaps.
Rosler s’est tournée vers la télévision dans les années 1980 de manière à étendre son
projet d’accessibilité. Passant d’un medium à l’autre, l’artiste collabora avec la chaîne newyorkaise Paper Tiger sur le documentaire Martha Rosler lit Vogue (1982). Dans cette
performance scénarisée, diffusée en direct sur une chaîne câblée d’accès public, l’artiste
déconstruit les messages de Vogue et ses publicités. Rosler décortique les penchants
institutionnels de l’industrie des magazines et la dépendance de l’industrie de la mode face
aux magasins de vêtements, en faisant la présentation de deux media de masse impliqués dans
le modelage des goûts et des perceptions sous des airs de célébration de la variété et de
l’individualité.
En 1988, à nouveau avec Paper Tiger Television, Rosler réalise Né pour être vendu :
Martha Rosler décortique l’étrange cas du bébé S/M [ou $/M]. Ce collage vidéographique
comprend télé-documentaire, interviews et performances de Rosler. Avec une intensité
satirique qui rappelle le style du programme à succès Saturday Night Live, elle examine une
controverse très médiatique sur les mères porteuses. Les juxtapositions d’images et
d’informations traduisent « les batailles menées autour de l’utérus à louer », mettant en scène
la mère porteuse pauvre et illettrée essayant désespérément de garder l’enfant qu’elle porte
pour son couple de Yuppies20. Mais la plus grande réussite du documentaire réside dans la
manière dont il a été présenté au public. L’artiste voulait montrer comment des histoires
comme celle-ci ont été racontées de manière à produire « une vision du monde comme faite
d’incommensurabilités, un puzzle dont les pièces ne peuvent pas s’emboîter les unes aux
autres pour former un tout21 ». Media et tribunaux avaient fait de cette affaire un drame de
personnalités complexes (une mère instable et hystérique, un mari vétérinaire vasectomisé
suite à la guerre du Vietnam, avec un faible pour l’alcool) – drame qui ne put se résoudre
qu’au moyen de l’intervention publique. Dans sa dénonciation de l’inexorable parti pris des
media et des tribunaux en matière de classe et de genre, la vidéo de Rosler rend
douloureusement évidente une entité politique et idéologique sous-jacente, bernée avec succès
par le mythe d’un monde éthiquement et moralement chaotique.
20
Annette Michelson, « Solving the Puzzle », dans Catherine de Zegher (dir.), Martha Rosler: Positions in the
Life World, Cambridge/Londres, MIT Press, 1998, p. 191.
21
Id.
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En 1989, Rosler mettait au point Si vous vivez ici – La cité des arts, de la théorie et de
l’activisme social au DIA Art Center de New York22. Le projet comprenait trois expositions et
quatre forums de discussions débattant de problèmes tels que les sans-abris, les trans-genres et
le Sida – des problèmes très présents au sein de l’Amérique postmoderne mais loin de
préoccuper l’opinion publique générale. Outre une collaboration entre artistes et universitaires
tels qu’Yvonne Rainer, Allan Sekula, Alexandre Kluge et Rosalyn Deutsche, ainsi que des
coalitions d’intérêt public et des groupes d’activisme artistique tels que Material Group, Si
vous vivez ici a d’abord été reçu par la sphère publique elle-même. Des vidéos et des
installations interactives, des affiches et des discussions, n’ont pas simplement apporté une
dimension socio-politique et économique à des débats qui, sous la présidence de Reagan,
avaient été relégués par commodité à la périphérie de la vie et de la conscience américaine ;
mais le projet a démontré avec succès qu’il existait toujours, selon les termes de Kluge, un
prolétariat formé par divers groupes sociaux, unifiés dans leur expérience des antagonismes et
de l’exclusion de la sphère au sein de laquelle s’articulent toute chose effectivement et
ostensiblement pertinente pour la société.
Selon les artistes brièvement évoqués ici, se tourner vers Brecht revenait à chercher une
méthode examinant la dialectique de l’apparence et de l’expérience : comment ce qui se
déroule au sein de l’art et de la culture visuelle est perçu et se réfère à ce qui se passe à
l’extérieur. Roland Barthes, comparant l’essai de Brecht De la restauration de la vérité datant
de 1934 à quelque chose qui, dans sa propre formation intellectuelle, avait généré la naissance
de la sémiologie, a nommé cela le remplacement du mythe par la parole politique23. Il s’agit
de la création d’un dialogue inclusif concernant les mécanismes de la perception – de
l’expérience du soi dans le monde, du voyage au sein d’un espace socio-psychologique
apparemment fragmenté sans en ignorer les contradictions internes. Selon Rainer et Rosler, la
fragmentation
de
l’existence
postmoderne
a
constitué
une
cohérence
discursive
dysfonctionnelle : l’illusion de la multiplicité et de l’hétérogénéité repose et se forge au final
sur un système politique de valeurs traditionnelles et sur un capitalisme rigoureux et très
organisé.
• L’effet Brecht : viabilités et possibilités
22
Brian Wallis, If You Lived Here: The City in Art, Theory, and Social Activism. A Project by Martha Rosler,
Seattle, Bay Press, 1991.
23
Roland Barthes, Mythologies, trad. A. Lavers, New York, Hill and Wang, 1972.
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L’œuvre de Brecht continue de résonner, d’être lue, rejetée, appliquée et affirmée.
Fredric Jameson (le défenseur de la postmodernité en Amérique pendant les années 1980) a
publié un livre nommé Brecht et la Méthode en 199824. On avait accusé Jameson de soutenir
un postmodernisme relativiste dépouillé des origines et de l’histoire. Pourtant, vers la fin des
années 1990, il a théorisé la dialectique pratiquée par Rosler et d’autres une décennie plus tôt.
Selon Jameson, Brecht offre une méthode de réflexion et de retour sur soi permettant aux
individus de se situer eux-mêmes historiquement et de s’imaginer eux-mêmes en relation aux
images émises pour et autour d’eux. Ainsi, l’art n’est pas un miroir de la réalité ; l’art
régurgite nos images du monde, le spectacle de la fragmentation superficielle et les
patchworks de la totalité substituée par cette fragmentation. Le postmodernisme de Brecht
reste donc soigneusement moderne dans sa tentative de transformer la réalité en montrant
comment cette réalité se présente et se fige par les images. Une sphère publique du prolétariat
ne produit pas de nouvelles images, mais elle propose un espace performatif au sein duquel il
est possible de transformer les images données et d’imaginer de nouvelles réalités.
Reconnaître les mécanismes de la production culturelle et politique comme historiquement
déterminés (et déterminants), c’est créer les conditions d’un changement possible.
À la lumière de cet argumentaire, la résurgence récente de Brecht dans le discours
commun sur l’art est quelque peu curieuse. Dans le numéro spécial d’Artforum du mois de
mars 2007 consacré à Jacques Rancière, le philosophe français rejette le théâtre de Brecht en
y voyant une forme antique et formellement doctrinaire de pédagogie moderniste25. Plus
spécifiquement, Rancière interroge la séparation entre regard et connaissance, apparence et
réalité, affirmant que « nous n’avons pas besoin de transformer les spectateurs en acteurs ».
Pour Rancière, le défi lancé par Brecht au théâtre est rendu caduque par deux affirmations
erronées. La première consiste à dire que l’artiste sait quelque chose sur le monde auquel le
public n’a pas accès (une idée basée sur une notion d’inégalité, selon laquelle « il existe une
tranche de la population qui ne peut pas faire ce dont une autre est capable »). Le deuxième,
qui consiste à dire que le théâtre est « un endroit spécifiquement communautaire », un endroit
où un public se rassemble et s’affirme comme communauté (soit par l’illusionnisme du
théâtre traditionnel, soit par le théâtre épique, qui l’unifie en le rendant conscient de son
oppression et de son exploitation).
24
Fredric Jameson, Brecht and Method, New York, Verso, 1998.
Jacques Rancière, « The Emancipated Spectator », Artforum, mars 2007, p. 270-280. Toutes les citations
suivantes sont tirées de ce texte.
25
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Le Postmoderne : un paradigme pertinent dans le champ artistique ?, INHA & Grand Palais, Paris, 30-31 mai 2008
Je me permets de questionner l’argument de Rancière selon lequel « il n’existe que des
individus » dont « la puissance collective est celle du pouvoir que chacun a de traduire à leur
manière ce qu’ils observent ». Je trouve déconcertant sa notion de l’égalité des intelligences, «
ce pouvoir que chacun de nous possède à mesure égale de se frayer un chemin propre au sein
du monde ». Un artiste qui propose un postmodernisme cynique en se penchant sur l’œuvre de
Brecht comprend, à mon sens, que connaissance signifie accès – accès aux moyens de
production. Oui, comme le dit Rancière, nous savons tous les mêmes choses, mais nous les
savons de manière différente. Mais c’est peut-être justement cette différence dans le mode de
connaissance et dans la manière de se percevoir qui constitue en propre un prolétariat – une
différence d’appropriation, et en dernier ressort une différence de pouvoir. C’est cela même
l’espace de la contestation, espace obscurci par le mouvement totalisant d’un postmodernisme
omnivore. Et c’est au nom de cette différence, et de la reconnaissance des possibilités de
transformation qui résident dans la sphère publique prolétarienne, que demeure,
ininterrompue, la validité de l’esthétique brechtienne aujourd’hui. En un sens donc, un
postmodernisme brechtien comprend une pratique artistique critique et intellectuelle qui vient
après 1968, une renégociation d’espaces historiques et de modèles d’intervention et de
résistance en vue d’articuler la possibilité d’un engagement artistique productif avec les
mécanismes et les instruments du savoir et de l’imagination.
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