Pourquoi j`ai quitté la Société Mathématique de France

Transcription

Pourquoi j`ai quitté la Société Mathématique de France
122
J.-P. ALLOUCHE
Futurisme. À plus long terme, les logiciels du type OJS pourraient permettre
l’utilisation systématique de arXiv.org comme support de stockage des articles dès
la soumission. Cette idée pourrait prendre forme grâce au tout récent projet episciences 19 porté par le CCSD du CNRS, et soutenu par Jean-Pierre Demailly20 ,
Terence Tao et Tim Gowers21 . Affaire à suivre. . .
Pourquoi j’ai quitté la Société
Mathématique de France
Jean-Paul Allouche
Après presque dix ans de bons et loyaux services aux publications de la SMF,
comme Vice-Président chargé des publications, puis comme Directeur des publications, puis comme Directeur adjoint des publications – avec un intérim à nouveau
comme Directeur des publications, j’ai décidé de mettre fin à mes responsabilités
à la SMF, et de quitter totalement la SMF. Cette information n’a guère d’intérêt
en soi, elle peut même paraı̂tre dérisoire. Elle l’est sans doute un peu moins si
l’on remarque qu’en quelques semaines du premier trimestre 2013 deux comités
éditoriaux de séries de la SMF ont démissionné en bloc, ainsi que le Directeur des
publications et le Directeur adjoint.
Plutôt que de regarder en détail les raisons techniques de ces démissions en
cascade, il me paraı̂t intéressant d’indiquer comment ce qu’on peut considérer
comme une dérive de la gouvernance des sociétés occidentales a atteint le monde
académique, puis le monde des sociétés savantes, et pourquoi cette dérive risque
aussi de contaminer tout le monde associatif et la société tout entière.
À l’origine est apparue la notion d’optimisation. Avec des intentions probablement pures les mathématiciens ont fourni des outils (souvent subtils) permettant
de maximiser ou de minimiser des fonctions de plusieurs variables et paramètres
éventuellement liés. Ces fonctions ont souvent été baptisées « fonctions de coût »,
ce qui n’est pas entièrement innocent puisque ces notions ont très vite servi à
« maximiser les profits » (on dit pudiquement « optimiser les dépenses »), d’abord
dans l’industrie, ce qui peut paraı̂tre « normal », puis peu à peu dans tous les
domaines d’activité.
Naturellement dans une telle optique seuls peuvent être pris en compte les
éléments mesurables. Les paramètres cachés et a fortiori les choses non mesurables
étant par définition exclus des paramètres ou variables utilisables, on entreprit de
mesurer le non-mesurable (sic) : politiquement d’abord (que l’on pense à la notion de pollueur-payeur ), puis de manière plus insidieusement scientiste ensuite
avec l’explosion de toutes sortes de métriques, pour essayer de réaliser cet oxymore
« quantifier la qualité ». Il est pourtant bien connu et/ou bien clair que, dès qu’on
19
http://episciences.org/
http://www.nature.com/news/mathematicians-aim-to-take-publishersout-of-publishing-1.12243
21 http://gowers.wordpress.com/2013/01/16/why-ive-also-joined-the-good-guys/
20
SMF – Gazette – 137, juillet 2013
POURQUOI J’AI QUITTÉ LA SOCIÉTÉ MATHÉMATIQUE DE FRANCE
123
introduit un « indice de qualité », les agents s’efforcent d’améliorer non pas la
qualité mais l’indice qui prétend la mesurer, arrivant le plus souvent au résultat
opposé à celui souhaité (voir par exemple le délicieux ouvrage de vulgarisation [1]).
Au passage, on put voir se profiler deux tendances : l’une, dont nous reparlerons,
est la croyance quasi-religieuse dans les indices métriques ainsi définis qui –puisque
« scientifiques » (sic)– ne peuvent plus être remis en cause, l’autre dans l’utilisation
desdits indices ou principes à la base de ces indices par des non-mathématiciens
affirmant sans vergogne des « vérités mathématiques » nécessairement incontestables (un seul exemple : la croyance répandue chez les économistes amateurs que
l’optimisation des comportements individuels conduit à un optimum global !).
Le monde académique fut ensuite touché. D’abord en prétendant rechercher la
« vérité des coûts » (je me souviens d’une université en province où il fallait utiliser
deux codes ou deux clés de photocopie distinctes suivant qu’il s’agissait d’enseignement ou de recherche), puis en affichant sans scrupule qu’il s’agit de « rentabiliser » telle ou telle structure (personne n’aurait imaginé il y a disons une quinzaine
d’années qu’on en viendrait un jour à faire payer des collègues d’une autre universités PUIS de la même université pour l’utilisation d’un amphithéâtre !). L’étape
suivante fut d’inventer des métriques (bibliométrie quantitative – éventuellement
automatique, indice de citation, indice H [et non pas « H-indice », en français on
ne dit pas « le G-point » ], nombre moyen de consultations [improprement appelé
facteur d’impact, alors que ce n’est pas un facteur et qu’il ne s’agit pas d’impact],
nombre de brevets, prix moyen de revient d’une publication, etc.) qui, de par leur
nature prétendument scientifique, deviennent intouchables et respectées comme LE
dogme. Il n’est probablement pas besoin de citer ici les ravages que cette idéologie
cause aux activités scientifiques. J’en donnerai un seul exemple : après le publish
or perish, voilà que les éditeurs commerciaux expliquent sans rire que le modèle
de publication auteur-payeur est justifié par le fait que l’auteur tire un avantage
de ses publications « pour sa carrière » et qu’il est donc normal que l’auteur (ou
son institution) paie pour publier ! Les lecteurs désireux d’en savoir plus sur la perversion progressive de la notion d’« évaluation » pourront consulter les articles du
numéro 37 de la revue Cités [2].
Il y a au moins deux conséquences prévisibles de cette « vision ». La première, liée
au caractère dogmatique des éléments pris en compte, est l’apparition de hiérarchies
inutiles voire nuisibles dans les organigrammes où tel ou tel se prend pour « le
gardien du temple », et, au nom de principes scientistes incontestables (sic) qu’il
croit de son devoir de défendre, se comporte en petit chef (au sens le plus péjoratif
possible de cette expression) ; au passage toute tentative de remettre en question le
dogme est immédiatement considérée comme une attaque personnelle ad hominem
contre « le chef ». La seconde est le morcellement, ou au contraire l’empilement, de
structures existantes, non pas pour des raisons vraiment scientifiques mais au nom
de principes prétendument économiques ou de recherche de « rendement » ou de
progression dans des classements ridicules (heureusement parfois contestés) comme
celui des universités du nom d’une ville chinoise que je n’aurai pas l’obscénité de
citer ici. Le lecteur pourra réfléchir dans cette optique à certaines conséquences de
la loi LRU.
Le bastion suivant est celui des sociétés savantes : primauté absolue (récente)
des frilosités économiques sur les aspects purement scientifiques, non respect des
SMF – Gazette – 137, juillet 2013
124
A. BONAMI
procédures de décision devant les instances élues, tentation du pouvoir solitaire
voire de la « caporalisation » (il est amusant de constater qu’un site académique où
les matheux pouvaient débattre de différents sujets a été fermé en invoquant « des
attaques personnelles » –voir plus haut– et ce juste après que le mot caporalisation
y fut utilisé).
Il me semble urgent que le monde académique et celui des sociétés savantes
d’abord, la société tout entière ensuite (il est permis de rêver et pour l’un et pour
l’autre) en reviennent à la vision que la majorité d’entre nous continuons à avoir :
collaborations plutôt que hiérarchies inventées, liberté de la pensée et/ou de la recherche non soumise à des diktats économiques à très court terme, désaveu définitif
de la notion de « concurrence » (à tout le moins retour au sens étymologique du
courir ensemble), suppression des métriques absurdes (un espoir ? voir [3]), etc.
Peut-être est-il déjà trop tard.
Références
[1] Maya Beauvallet, Les Stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux, Points,
Essais, 2010.
[2] Cités, L’idéologie de l’évaluation. La grande imposture, Presses Universitaires de France, 2009,
(http://www.cairn.info/revue-cites-2009-1.htm).
[3] http://am.ascb.org/dora/
En réponse aux tribunes libres de
Jean-Paul Allouche et Djalil Chafaı̈
Aline Bonami
Je souhaite répondre à ces deux tribunes libres en tant que présidente sortante.
Comme le dit Jean-Paul Allouche, cette année a été marquée par un certain nombre de démissions à la SMF. Il s’agit en particulier des comités de
rédaction de Séminaires et Congrès et de la Série T. De plus certains des collègues
démissionnaires ont tenu à le faire savoir en diffusant largement leurs lettres de
démission par courrier électronique grâce à des alias. Certaines de leurs critiques
ont pris un tour tout à fait personnel et je ne souhaite pas y répondre en dehors des
structures de la SMF, dans lesquelles elles ont été largement débattues. D’autres
sont liées aux difficultés auxquelles la SMF est confrontée : d’une part des retards
de publication qu’elle essaie de rattraper, et qui sont, depuis plusieurs années un
réel problème ; d’autre part la nécessité de diminuer les tirages papiers au profit de
l’électronique et, plus généralement, de prendre en compte les réalités financières
de la SMF.
Il n’est effectivement pas possible de cacher plus longtemps la situation financière
de la SMF, qui fait face depuis 2011 à un déficit dépassant chaque année 10% de
son chiffre d’affaires. Cette situation est analysée dans le Rapport Moral qui figure
dans cette Gazette. On ne peut guère être surpris des difficultés de la SMF dans
le contexte actuel de crise, qui touche tout particulièrement le secteur de l’édition.
Il y a une érosion lente, mais certaine, du nombre d’abonnés. De plus la diffusion
SMF – Gazette – 137, juillet 2013