Face à la violence verbale… - Groupe de recherche sur la violence
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Face à la violence verbale… - Groupe de recherche sur la violence
DOSSIER Le choc des mots Face à la violence verbale… Par Claudine MOÏSE On entend dire beaucoup aujourd’hui, que ce soit les professionnels de l’éducation (enseignants, éducateurs) ou les parents eux-mêmes, que les enfants sont de plus en plus impolis ou grossiers, se parlent mal entre eux, insultent à la cantonade. Sur quoi reposent ces perceptions ? Que se passe-t-il donc ? L a question de la violence verbale est particulièrement complexe (1). Il ne s’agit pas ici d’en faire une description linguistique détaillée, nous l’avons largement fait ailleurs, mais de comprendre ce qui est socialement en jeu par le langage et qui peut faire effet de violence. La violence verbale peut être frontale et directe se manifestant par des actes de langage repérables comme les provocations, les menaces, voire en dernier recours les insultes. Elle peut être plus insidieuse jouant sur le harcèlement, le dénigrement ou la manipulation. Elle peut être aussi frontalière reposant sur le « bon mot » ou l’humour et l’ironie. Je parlerai donc ici avant tout de cette Sociolinguiste, maître de conférences à l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, Claudine MOÏSE est chercheur au sein du laboratoire Identité Culturelle Textes et Théâtralité (ICTT). 20 Non-violence Actualité, juillet-août 2010 violence verbale directe ressentie par les adultes, celle qui provoque malaise, insécurisation, incompréhension voire découragement. Que représente cette violence verbale des plus jeunes ? S’il est des déclencheurs sociaux et psychologiques indéniables de la violence verbale, il me semble important, en tant que sociolinguiste, de revisiter quelques caractéristiques et valeurs des usages langagiers qui s’actualisent aussi à travers la violence verbale (2), pour faire la part des choses. Le langage est évolution, transgression, imitation. Les mots et les pratiques langagières évoluent et il en va du langage comme des normes sociales qui participent des télescopages idéologiques ou générationnels. Si la dynamique langagière prête souvent à sourire et fait le jeu de bien des ouvrages sur la langue française, elle devient plus sensible et sujet à frottement voire friction quand elle porte par exemple sur les mots grossiers ou les jurons (3). Les mots entrent et sortent de nos besaces lexicales, les souliers ne sont plus que des chaussures, la voiture a remplacé l’auto ; les mots changent de sens, il craint ou il assure sans complément ont lâché la peur ou une quelconque sécurité automobile ; les mots perdent selon leur temps de leur force sémantique, collaborer est aujourd’hui restreint à des partenariats professionnels. Ces changements sont partie prenante des mots courants, mais aussi des gros mots, ju- rons ou mot d’adresse qui fonctionnent de la même façon ; ma vieille est redevenue ma daronne ; bâtard a perdu sa force sémantique pour se transformer en mot d’adresse bien souvent affectif et certains enseignants sont choqués par une interpellation comme salope à l’égard des filles, mot sans doute en voie de désémantisation pour les plus jeunes, à l’image du con banalisé dans la langue française, mais qui dénigrait le sexe féminin. À ce propos, les mots tabou désémantisés font office aussi de ponctuants du discours. Sa mère peut être utilisé comme juron mais aussi comme ponctuant au même titre que le con ou le putain toulousains. Mais il faut bien garder en tête que ces mots peuvent toujours être réactivés dans les interactions pour servir une insulte et agresser. Une grande diversité de codes sociaux À ces différences d’usages langagiers s’ajoutent les écarts de normes sociales. Les codes de civilité ou de comportement ne régissent plus les bonnes mœurs bourgeoises comme c’était le cas depuis le 17e siècle. Les normes attendues et entendues dans l’espace public sont devenues plurielles et extrêmement subjectives ; elles doivent aussi se plier sans cesse aux changements spatiaux et technologiques : quels sont les codes d’usage du téléphone portable ? peut-on écouter la musique en voiture fenêtres ouvertes ? quels sont les termes d’adresse à l’égard d’un jeune (monsieur, jeune homme, heps toi là- bas !) ? quelles sont les formules de politesse du courriel ? etc. Ces flottements jouent alors sur les intolérances et les mécompréhensions mutuelles. Le langage est transgression Le sentiment de vulgarité, d’agressivité ou de grossièreté repose souvent sur des formes choquantes et décalées par rapport aux codes sociaux attendus. Les gros mots et les jurons s’actualisent dans trois domaines sémantiques, la religion (le sacré), les excréments (scatologie) et la sexualité. Ils sont interdits parce qu’à travers leur usage se manifestent les tabous d’une société. L’adolescence (voire l’enfance) se construit dans le franchissement des limites et des interdits, entre délectation et expressivité. L’adolescent manie le langage souvent avec brio, faisant peu de cas des « modalisateurs » (il se peut que, il faudrait que, je pense que), donc des formes ritualisées de politesse, mais affirmant l’intensité narrative (franchement, genre, voilà, en fait, etc.) ou l’adresse à l’autre (t’inquiète, j’avoue, t’es pas sérieux !). Les enfants et adolescents se reconnaissent dans leur parler, signe d’entre soi, entre identification, jeu et connivence. Dans cette optique, ils ont bien souvent conscience du franchissement des limites, ils savent la plupart du temps s’accommoder aux différents registres attendus (notamment celui de l’école et des adultes) mais peuvent parfois déraper, pour des raisons multiples que je vais évoquer. Les mots tabou servent alors avec une grande efficacité à transgresser un interdit et, parce qu’ils sont contraires aux bienséances, vont offenser avec jubilation la pudeur et le polissage des mœurs adultes. Ils sont aussi le reflet de notre société, des déviances que l’on pointe et stigmatise trop facilement. Si le bâtard portait en lui une forme de déviance sociale il n’y pas encore si longtemps, l’autiste et le dépressif l’ont remplacé. Le langage est imitation Si les normes sociales (ce qui est autorisé ou pas) sont aujourd’hui mouvantes, il en est de même des normes langagières. Un phénomène, assez nouveau (ou du moins largement repérable), joue sans aucun doute un rôle important dans la retenue langagière. « L’informalisation » consiste à employer dans le discours public un parler proche du quotidien, visant un rapprochement (avant tout symbolique) des classes sociales. Cette pratique se manifeste à travers des traits linguistiques récurrents (termes d’adresse, vous/tu, registre lexical, personne/bonhomme, marques syntaxiques du français parlé, il agit avec générosité, qu’il dit en tout cas, etc.). Les mots grossiers voire les insultes participent d’une telle stratégie et donc déplacent au plus haut de l’Etat les codes de civilité et les marques de respect. L’autorité de la fonction, contre toute attente, banalise et légitime la transgression. S’autoriser à malmener et dénigrer l’autre peut non seulement entraîner quelques retours peu amènes mais permettre des glissements d’usage à tous les niveaux de notre société, et notamment chez les plus jeunes en pleine construction identitaire. Violence verbale, symtôme de mal être Mais une fois cela posé pour éviter de mettre l’huile là où le feu n’en a pas besoin, une violence verbale plus systématique ou caractérisée n’est pas juste une question de langage et de mots, elle nous dit des choses sur celui qui en use et abuse. Elle est ressentiment, émotion et souffrance. Je ne vais pas ici voir les effets qu’elle provoque sur le sujet qui se sent atteint et blessé (pourquoi se sent-il touché, quand et comment) mais dire en quoi elle contribue à la construction de certains enfants ou adolescents. Au-delà des pratiques ludiques, des joutes verbales et des stratégies décalées (4), la violence verbale, qu’elle se manifeste contre soi par le juron, ou contre l’autre par la provocation, la menace ou l’insulte, dit toujours quelque chose. Tout est sans doute une question de degré. Ceux qui sont considérés comme les plus irrespectueux sont ceux qui demandent le plus de respect. Pour le dire autrement, l’irrespect serait alors une demande forte de respect, c’est-à- dire une demande de reconnaissance et de sécurisation quand l’estime de soi vacille (5). Comme j’aime à le dire, la violence verbale est un symptôme de mal être ; elle est à lier à d’autres pratiques langagières et psychologiques comme la victimisation ou la prise de pouvoir. Elle rend compte alors de sentiment d’injustice (vérifiable ou pas), de non reconnaissance ou de frustration (désir inassouvi). Tout le travail consiste en un décentrement, en une compréhension de ses propres besoins et manques et en une valorisation de soi. Ainsi toute forme d’agressivité (6), si elle doit être refusée et sanctionnée, doit être aussi revisitée, parlée, comprise par un tiers. La rémédiation ne pourra pas non plus seulement reposer sur le langage mais aussi sur la prise en compte de l’enfant ou l’adolescent dans sa globalité, avec ses désirs et ses empêchements. On pourra alors comprendre que la violence verbale est une façon efficace de se donner à voir, quand on veut échapper à soi-même, s’affirmer face à l’autre, parce que le sujet adolescent en construction (et particulièrement s’il est blessé) sait plus ce qu’il n’est pas que ce qu’il est. Claudine Moïse (1) Cette réflexion est le résultat de nombreux travaux de recherche de notre équipe (voir www.violenceverbale.fr) et d’échanges avec des collègues que je remercie. (2) Je ne minimise pas certaines formes de violence « extrême », symptôme de troubles pathologiques ou de grandes souffrances qui se manifeste à travers des crises manifestes. Je parle ici d’une certaine violence verbale ordinaire et quotidienne. (3) Il est indispensable de faire une distinction entre un « gros mot », mot qui transgresse l’usage policé de la langue (« la merde »), un juron, mot qui manifeste un mécontentement adressé à soi-même(« merde, j’ai cassé le vase ! ») et une insulte, mot qui sert à blesser autrui (« tu es une grosse merde ! »). (4) Il est nécessaire pour les adultes de savoir repérer (ce qui est souvent difficile) les limites ludiques des pratiques adolescentes. On joue disent-ils bien souvent. Peut-être, mais qui joue ? Prise en compte du contexte et intervention d’un tiers sont alors souvent indispensables pour dénouer certains malentendus et incompréhensions. (5) On sait que les manques d’assurance et les fragilités dans la construction de soi reposent sur des ruptures dans l’attachement lors de la petite enfance. (6) L’agressivité (du latin adgredior, aller vers, se rapprocher) est un franchissement du territoire de l’autre (physique et symbolique) mais aussi une tentative de rapprochement et de contact. Non-violence Actualité, juillet-août 2010 21