Le Cuirassé Potemkine
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Le Cuirassé Potemkine
teledoc le petit guide télé pour la classe 2008 2009 Le Cuirassé Potemkine Un film soviétique de Sergueï M. Extraordinaire reconstitution des événements de la Eisenstein (1925, noir et blanc, muet), révolution russe de 1905, ce film-phare est aujourd’hui scénario de S. M. Eisenstein et considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre Nina Agadjanova, du cinéma mondial. Avec lui, S. M. Eisenstein fait d’un avec Alexandre Antonov groupe d’hommes et de femmes unis dans la même (Vakoulintchouk), Grigori Alexandrov (lieutenant Giliarovski), Vladimir idéologie le véritable héros d’une fresque où triomphe Barsky (commandant Golikov), la science du montage nourrie de constructivisme et Repnikova (la femme de l’escalier). de symbolisme. C’est en outre une version restaurée et 53 min non censurée qui est présentée par Arte. ARTE LUNDI 27 AVRIL, 23 h 30 Révolution, mythe et propagande Éducation au cinéma, histoire, arts plastiques, lycée Première partie : Les hommes et les vers. Le climat est lourd sur le cuirassé Potemkine. Un mouvement de contestation s’empare des hommes d’équipage. Deuxième partie : Drame dans la baie. Les officiers ordonnent l’exécution des marins qui ont refusé de manger la viande avariée. C’est la mutinerie. Troisième partie : Le mort demande justice. Le cuirassé pénètre dans la rade d’Odessa. Le corps de Vakoulintchouk, premier matelot à s’être insurgé, est exposé dans la ville. La foule, réunie en meeting, exprime sa colère pendant qu’on hisse le drapeau rouge. Quatrième partie : L’escalier d’Odessa. Des dizaines de yoles abordent le cuirassé pour offrir des vivres aux marins. Dans la ville, l’armée descend le grand escalier en tirant sur la foule. Le cuirassé répond alors par des coups de canon. Cinquième partie : La rencontre avec l’escadre. Les marins insurgés du cuirassé doivent affronter une escadre qui, finalement, se rallie à leur cause. Le cuirassé passe alors victorieux au milieu de la flotte impériale. Rédaction Philippe Leclercq, professeur de lettres modernes Crédits photos ARD/Degeto Édition Anne Peeters Maquette Annik Guéry Ce dossier est en ligne sur le site de Télédoc. www.cndp.fr/tice/teledoc/ Idéologie et mise en scène > Identifier les enjeux idéologiques. Dire comment se met en place visuellement la figure de la synecdoque. Définir l’espace de la mise en scène. • La forme pour le fond idéologique. Placé parmi les plus grands chefs-d’œuvre du cinéma mondial, Le Cuirassé Potemkine accorde à l’épisode de la mutinerie des marins du fameux navire de guerre une importance sociale et historique qu’il n’eut pas dans l’histoire. Il en est de même pour l’escalier d’Odessa (et sa fusillade) où il ne s’est rien passé en 1905; les événements se déroulèrent en réalité sur le port en flammes et dans les faubourgs de la ville. La reconstitution cinématographique élève donc la seule réalité de la sauvage répression dont la Russie fut le théâtre au rang de mythe et s’inscrit résolument dans l’idéal révolutionnaire alors triomphant. Le cinéaste refuse le choix d’acteurs professionnels et prend le parti de ne pas individualiser ses personnages. L’acte révolutionnaire est alors vu comme une geste collective au sein de laquelle l’être n’a qu’un rôle fugitif. La révolte motivée, nous dit Eisenstein, est une affaire de masse soudée dans une même abnégation de soi pour le progrès de tous. Le film fonctionne lui-même comme une entreprise dynamique et unanime. Du (gros) plan à la séquence, toutes les parties du scénario sont mises au service d’un tout – le formalisme esthétique accordé à l’idéologie communiste. Le déni d’individualisation des caractères confère à l’ensemble une énergie quasi instinctive et farouche de la foule. Seuls quelques visages ou regards furieux d’anonymes répondant à la figure de la synecdoque (la partie pour le tout) émergent de temps à autre de la masse en colère. • Unité visuelle de l’acte. Cette «tragédie en cinq actes», selon les mots du cinéaste (tragi-comédie, aurions-nous envie de corriger, tant le dénouement est vainqueur), constitue une sorte d’alliance de la dramaturgie et de l’idéologie. Néanmoins, chacun des cinq actes se construit autour d’un élément particulier, qui constitue son point de départ et son moteur dramaturgique, et qui confère à l’ensemble son unité visuelle. Dans l’acte I, c’est le plan récurrent des marins dégoûtés s’opposant comme un seul homme aux officiers haineux qui annonce et scande les grands principes de l’action (la viande pourrie, c’est l’indignité du quotidien sacrifié et le rejet de la classe dominante-humiliante); l’image du petit groupe de mutins emmenés par Vakoulintchouk (le premier homme à se révolter et le premier à mourir) martèle, quant à elle, l’idée du sacrifice individuel au nom de la cause commune; dans l’acte III, c’est la dépouille de Vakoulintchouk qui cristallise la colère et le chagrin du peuple en procession; dans l’acte IV, la foule, corps multiple, indivisible et omniprésent, prend à son compte le martyre des marins; dans l’acte V, c’est le cuirassé qui entraîne dans son sillage révolutionnaire toute l’escadre qui ne sera jamais montrée (de loin) que comme une entité globale. • Espace et mise en scène. De même que le peuple apparaît comme une masse grondante et indistincte, «incarnation conceptuelle» du geste révolutionnaire, l’espace de la mise en scène du Cuirassé Potemkine forme une géographie virtuelle. Ici apparaît une partie du port d’Odessa, là le bas du grand escalier, là encore le cuirassé dans la rade dont on ne sait vraiment où il se situe par rapport à l’escalier. La topographie de la ville ne nous est jamais montrée dans son ensemble. Pourtant, aussi approximative soit-elle, elle réussit à s’imposer à notre esprit comme un espace unique et bien réel. Cette parcellisation du lieu rejoint en cela le montage dans la mesure où ils sont tous deux créateurs d’espace. La science du montage > Étudier le rôle joué par le plan. Expliquer la structure et le fonctionnement du montage eisensteinien. Souligner l’alliance de l’idéologie et du formalisme. • Fonction individualisante du plan. Le montage isole aussi des éléments tels que le lorgnon du médecin-major ou le visage horrifié de la Bohémienne dans une perspective individualisante de la construction dramatique. Parti d’une réalité objective élevée à l’épopée par le rythme et l’organisation des structures (narrative, technique et scénographique), Eisenstein découpe incidemment l’espace de l’action et met l’accent sur quelques détails afin d’arriver à une cinématographie fondée sur la plastique des images. Grâce à la transfiguration symbolique des choses et à la transfiguration épique des êtres et de leurs actes, le cinéaste parvient donc à une sorte de mythologie agissante. Il rend, de fait, pathétique ce qui a priori ne l’est pas; il sublime le réel et tend à atteindre l’extase (importance des regards) dans le but avoué de susciter l’empathie immédiate chez le spectateur afin que, dans un élan compassionnel, il adhère concrètement à l’action représentée sur l’écran. «Il s’agit de réaliser une série d’images composées de telle sorte qu’elles provoquent un mouvement affectif, qui éveille à son tour une série d’idées. Le mouvement va de l’image au sentiment, du sentiment à la thèse», déclare Eisenstein lors d’une conférence donnée à la Sorbonne le 17 février 1930. La violence de certaines images révèle, en outre, que pour le cinéaste, l’acte révolutionnaire (par définition politique) est autant soumis aux pulsions qu’à l’exercice de l’idéologie. • Le «montage des attractions». Partant de là, le cinéaste cherche à provoquer un choc psychologique chez le spectateur. Cette recherche passe par une grammaire hardie du découpage du film nommé « montage des attractions ». Le travail consiste à accoler (parfois à distance de quelques plans) des images fortes qui n’ont pas (toujours) de rapport narratif ou contextuel entre elles, dans une dialectique violente des contraires servant à provoquer la « collision » visuelle plus qu’à servir la narration conventionnelle. Le lorgnon du médecin-major est alors vu tour à tour méprisant audessus de la viande avariée et dérisoire pendu à un cordage après le massacre du personnage. Entre les deux plans, une ellipse et «l’idée» que l’homme est mort par où (son arrogance) il a fauté. • Raccord-choc et plan rapproché. Plus loin, on trouve encore la juxtaposition d’un plan de soldat levant son sabre (cause) et celui du visage d’une femme au visage balafré (conséquence). Ainsi raccordé, ce champ/contrechamp cultive l’art du raccourci pour ne retenir que l’idée qui frappe l’esprit, plus qu’il ne montre véritablement la scène. Ailleurs, un montage rapide et redoublé des plans exprime la rage folle et soudaine s’emparant du marin qui lave les assiettes du mess (« Donneznous aujourd’hui notre pain quotidien»). L’usage fréquent du plan resserré (avec sa valeur affective ajoutée) permet au réalisateur-monteur tout-puissant Eisenstein de maîtriser son discours (coller au plus près du signifié par le signifiant) et de diriger dans un esprit de propagande le regard du spectateur dont il veut faire un allié actif. • Le montage intellectuel. Le choix du montage expressif où la succession de plans n’est plus là pour raconter une simple histoire mais, par association plus ou moins arbitraire d’images, c’est-àdire en conciliant l’approche poétique et l’approche rationnelle, pour conduire l’esprit du spectateur aux idées préétablies est ce qu’Eisenstein lui-même a appelé le montage intellectuel (ou idéologique), initié dans Le Cuirassé Potemkine puis développé avec Octobre en 1927. Le rôle intellectuel du montage est de mettre en évidence les rapports étroits qui existent entre les personnages, actes et objets de la dramaturgie. Par exemple, l’insert sur les asticots grouillant sur la viande pourrie souligne les motifs moraux et annonce en même temps les enjeux politiques de la mutinerie des marins. Quant aux plans sur les statues des lions pendant la canonnade sur le QG des officiers, ils tissent un réseau ténu de liens idéologiques avec d’autres éléments du film et révèlent ainsi l’expressivité spécifiquement cinématographique du montage au service d’un héroïsme monumental. Si le cinéma (nourri des procédés de l’«agit-prop» du théâtre révolutionnaire) est pour Eisenstein un langage et le film son discours, le montage doit en être la syntaxe. • Rythme dramaturgique. Il y a enfin dans Le Cuirassé Potemkine de violentes ruptures de rythme, tant du point de vue du contenu des plans (statique ou non), de leur durée, que de leur succession déterminant le mouvement de la scène. L’exemple le plus frappant est celui des vues de bateaux dans la brume, filmées à contre-jour, qui se trouvent placées entre la folie du massacre des officiers et le lamento de l’acte III. L’atmosphère est lourde de menaces passées et à venir… Dans Réflexions d’un cinéaste, Eisenstein dit toute l’importance qu’il attache dans sa construction dramaturgique à l’alternance des mouvements de tensions et des pauses. Pour lui, ce crescendo/decrescendo dramatique n’est réellement fondateur de la mise en scène du film que si les pauses ne sont pas de simples haltes pour reposer le spectateur. «Elles ne vont pas de soi comme de simples moments d’un decrescendo, mais ont leur ligne dramatique propre, qui forme contrepoint à la ligne principale.» Ces lignes de force, toutes tendues dans la même direction, s’unissent de loin en loin et finissent par se rejoindre, créant ainsi un jaillissement spectaculaire – un véritable feu d’artifice (cf. acte IV) – qui s’empare d’une façon contagieuse du peuple élevé à l’épique, ce qui permet l’alliance parfaite entre idéologie et formalisme. Pour en savoir plus • Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein à la croisée des arts, CNDP, coll. « Baccalauréat Histoire des arts », 2005. http://www.cndp.fr/Produits/DetailSimp.asp?ID=67611 • Deux autres films d’Einsenstein font l’objet de dossiers Télédoc : – La Ligne générale: http://www.cndp.fr/tice/teledoc/ mire/teledoc_lignegenerale.pdf (PDF, 144 ko) – Alexandre Nevski: http://www.cndp.fr/tice/teledoc/ dossiers/dossier_nevski.htm Commandé à Eisenstein par les autorités soviétiques pour le vingtième anniversaire de la révolution de 1905, Le Cuirassé Potemkine va devenir l’un de ses plus fameux chefs-d’œuvre, l’un des plus censurés aussi, y compris dans son pays, pour être parvenu à exalter la révolte des humbles avec trop de puissance. Interdit pour son contenu social révolutionnaire pendant près de trente ans, ce film n’est autorisé à la diffusion en France qu’à partir de 1953 ! La version restaurée en 2005 par la Deutsche Kinemathek, avec le concours des BundesarchivFilmarchiv et du British Film Institute lui restitue la splendeur des origines, avec un souffle révolutionnaire intact, notamment dans la célèbre séquence des escaliers d’Odessa, à découvrir ici dans son intégralité. Car, outre un préambule écrit par Trotski, évidemment soigneusement supprimé par ses successeurs, et les sous-titres originaux, les restaurateurs, sous la direction d’Enno Palatas, ont exhumé des oubliettes de l’ex-URSS plusieurs plans coupés et restés jusque-là inconnus. À noter que lesdits escaliers sont en réalité tout petits, et que les massacres de civils qui ont suivi la mutinerie du Potemkine ont eu lieu ailleurs dans la ville. Des vivres pour les mutins Plans rapprochés [1] [2] [3] [4] [5] [6] Des yoles chargées de vivres s’élancent vers le Potemkine pour venir en aide aux marins insurgés. En une séquence unanimiste, Eisenstein transforme le principe de l’union dramatique en principe de l’union idéologique où, à la fin, le drapeau rassemble les matelots, les pêcheurs des yoles et les habitants d’Odessa. Succédant immédiatement à la vibrante exhortation pour le ralliement populaire à la cause des mutins, la séquence des yoles n’est pas une scène-choc comme celle du grand escalier qu’elle précède. Elle permet néanmoins de vérifier combien l’interdépendance esthétique et technique des plans qui la composent se trouve placée au service du projet idéologique qu’elle sous-tend de bout en bout. Aux salutations et cris d’enthousiasme des habitants d’Odessa répondent bientôt les signes de la main des marins. Entre les deux voguent les yoles comme un trait d’union entre le quai, encore ancré dans l’ancien monde de la servitude, et le navire, bientôt tourné vers le large, prometteur de liberté. Les images des yoles et celles des habitants s’entrecroisent, se confondent et convergent. Toutefois, la construction scénique à deux plans (profondeur et avant du plan) révèle que si elles s’attirent, les images se repoussent aussi mutuellement. La profondeur de champ qui compose les images des yoles [1] s’oppose en effet plastiquement au premier plan des images des citadins [2]. De son côté, le montage assure le va-et-vient d’un plan à l’autre, provoquant ainsi un choc visuel qui maintient la tension dramatique. Par contraste, les premiers plans d’anonymes produisent un sentiment d’écrasement et d’étouffement que l’on a envie de fuir en suivant la ligne de leur regard dirigé vers le hors-champ du cadre. Leur verticalité statique (en dépit de leurs gestes) tranche avec l’horizontalité des lignes et le mouvement des petites embarcations ; les voiles, qui scandent fièrement le dynamisme et le sens de la course, sont quant à elles chargées de former la synthèse des deux motifs linéaires. Pour soutenir la qualité plastique et l’effet dramatique des images, Eisenstein use de toutes les possibilités de placement de la caméra dans l’espace. Les habitants sont éclairés de face et cadrés en légère contre-plongée pour qu’on puisse lire la fierté, l’enthousiasme et la détermination affichés sur leurs visages. Ces plans serrés, accolés les uns aux autres, reconstituent symboliquement la foule et traduisent le sentiment de ferveur qui la parcourt. La forte plongée sur les yoles (plan 1 quasi aérien) souligne à la fois le mouvement et la multitude (qui fait déjà la force) du tableau. Placée derrière une balustrade, la caméra permet encore la réunion des verticales et horizontales [3]. Aussi cette opposition des lignes et le surcadrage cristallisent-ils l’attention sur l’urgence du mouvement. Ailleurs, le cinéaste n’hésite pas à embarquer sur une yole avec sa caméra pour accroître l’impression de vitesse de la flottille, laquelle est également proportionnelle à la montée de l’intensité dramatique. Le cinéaste recherche aussi le surcadrage pour réduire la ligne de fuite, en diagonale par rapport à l’axe, vers quoi converge la foule : la mer [4]. Et comme la composition de l’espace est affaire de lignes et de directions (parfois contradictoires, à l’image des yoles qui vont tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche de l’écran), il use de l’arc de cercle comme figure géométrique commune – figure protectrice et englobante – des plans 3 et 4. Sans cesse renouvelé, le flux séquentiel de cette allégresse populaire est représentatif de l’enchaînement des péripéties et chocs visuels du film. De fait, comme dans ce plan où des hommes forment une chaîne [5], la géographie est considérée comme un espace de montage ou acte de cinéma qui doit éblouir et faire rêver à des lendemains qui chantent. Les êtres sont ici les maillons d’une vaste chaîne de montage qui construit leur destin et le mène dans le feu de l’action jusqu’à son terme. Cette chaîne humaine est le fil conducteur d’une dramaturgie où les pains sont comme les plans du film, portés et juxtaposés dans l’enthousiasme d’une juste cause dont le symbole – l’étendard de la révolution, statique et mouvementé à la fois – vient répondre aux attentes fiévreuses du spectateur en clôturant crânement la séquence [6]. La segmentation de cette scène de ferveur collective reflète parfaitement la structure dramaturgique et les enjeux esthétiques, moraux et politiques du film qui atomise l’espace de la représentation en accolant, parfois jusqu’à la contradiction, les plans dont la rigueur de construction n’égale que la beauté plastique et idéologique.