lle texte étranger - Université Paris 8

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lle texte étranger - Université Paris 8
LLE TEXTE ÉTRANGER
L #8
QQQL’INTIME ET LE POLITIQUE DANS LA LITTÉRATURE QQQ
Q
QQQET LES ARTS CONTEMPORAINS QQQ
QQQ Numéro coordonné par QQQ
QQQ Florence Baillet et Arnaud Regnauld QQQ
QQQ Université Paris 8 QQQ
POUR CITER CET ARTICLE
Pascale Thibaudeau, « Le couple, l’intime et le politique : quelques exemples dans le cinéma
de Carlos Saura », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/thibaudeau.html
A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
L E COUPLE , L ’ INTIME ET LE POLITIQUE : Q UELQUES EXEMPLES
DANS LE CINEMA DE C ARLOS S AURA
Pascale Thibaudeau
UNIVERSITE PARIS VIII
C arlos
Saura a réalisé les dix premiers films de sa longue carrière
dans le cadre étroit des limites imposées par le régime franquiste et la
censure. Ses principales stratégies pour déjouer la censure sont
connues : utilisation de métaphores, symboles et allégories,
interférences des niveaux narratifs, confusion temporelle, recours aux
mécanismes de la mémoire et du rêve... Les névroses familiales et les
relations de couple sont des motifs récurrents à travers lesquels sont
mis en accusation les soubassements moraux sur lesquels s’appuie le
régime. La représentation de l’intime devient alors le lieu où peut
s’exprimer, de façon plus ou moins voilée, une critique des principes
sociaux et politiques qui structurent l’idéologie franquiste. Dans un
pays où la répression de la sexualité est érigée en affaire d’état, où
l’ordre moral se confond souvent avec l’ordre social, la volonté de
régulation de l’intimité participe d’un système idéologique, le nationalcatholicisme, qui vise à contrôler autant les corps que les esprits.
Nous verrons tout d’abord comment Carlos Saura exerce sa critique à
l’encontre du régime franquiste, en mettant en scène différentes
modalités de l’intime au sein du couple qui ont trait à la sexualité et
au désir. Dans un second temps, j’envisagerai cette question de
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A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
l’ancrage politique de l’intime pour la période postérieure à la mort de
Franco, en m’intéressant notamment aux premiers films musicaux du
cinéaste. On se demandera dans quelle mesure l’intime est encore le
lieu d’une expression du politique pour un cinéaste qui s’est construit
contre la censure dans la dissidence.
1. S EXUALITE ET RELATIONS DE COUPLE SOUS F RANCO
Peppermint frappé (1967), Stress es tres tres (1968) et La
madriguera (1969) composent ce que Marcel Oms a nommé la
« trilogie du couple » ; elle présente une radiographie des rapports de
couple de la nouvelle bourgeoisie franquiste en mettant en évidence
ses contradictions internes, ses fantasmes et frustrations.
1. 1. P EPPERMINT FRAPPE : L ’ OBJET DU DESIR
Dans Peppermint frappé, Julián, célibataire, mène une vie ennuyeuse
de bourgeois provincial lorsque son ami d’enfance, Pablo, qui a fait
carrière à l’étranger revient marié à une Anglo-saxonne beaucoup plus
jeune que lui, la séduisante et moderne Elena. Dès le début du film, la
vie de Julián est présentée comme un désert affectif et sexuel,
dominé par la pulsion scopique : on le voit, dans le générique, faire
des collages de fragments de corps féminins découpés dans des
magazines de mode. Dans le contexte immobile de la petite ville de
Cuenca, métaphore limpide de l’Espagne, la modernité d’Elena est
constitutive de sa condition d’étrangère. Elle fume, se maquille,
s’habille à la mode, semble très à l’aise en toute situation, ne voit pas
l’intérêt du mariage et refuse d’avoir des enfants : « Je ne veux pas
me compliquer la vie maintenant. Peut-être plus tard »1. Ces propos
sont impensables chez une Espagnole de l’époque – ils impliquent
qu’elle utilise un contraceptif –, or ils sont énoncés comme quelque
chose de normal et de naturel, que l’on n’a ni à cacher ni à
revendiquer. Cette attitude laisse Julián éberlué et redouble son
1
« No quiero complicarme la vida ahora, chico. Quizás más adelante ».
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désir : quand Elena s’éloigne de lui, il fouille fébrilement dans son sac
à main – objet on ne plus symbolique de l’intimité féminine – comme
s’il y cherchait les clés de compréhension de cet être pour lui si
mystérieux. Il y trouve des faux-cils dans la contemplation fétichiste
desquels il s’abîme, hypnotisé. Le regard que porte Julián sur Elena, à
la fois plein de fascination et d’incompréhension, est symptomatique
du regard que porte l’Espagne, alors en voie de développement, sur
les pays occidentaux, leurs sociétés de consommation et la libération
des mœurs.
« Julián, nous le connaissons tous – dit Carlos Saura en 1969 – c’est
un homme traumatisé par une éducation religieuse et sexuelle
effrayante »2. Rappelons que la répression sexuelle a été
particulièrement extrême et a perduré pendant tout le franquisme
alors que les autres pays connaissaient une libéralisation sans
précédent. Elena, l’étrangère libérée3, ne peut qu’être assimilée à un
objet sexuel, c’est un stéréotype de l’époque. Le contact avec
d’autres mœurs, favorisé par le développement du tourisme
soumettait en effet les Espagnols à une pression difficilement
supportable puisque l’Église cultivait quant à elle, dès la petite
enfance, une véritable idéologie de la culpabilité propre à produire de
profondes névroses. Les contradictions intimes du personnage de
Julián sont soulignées dans un plan, au début du film, où on le voit
passer de l’autel dédié à la Vierge, à son bureau où il se livre à ses
collages fétichistes. La piété fétichiste (les images saintes), le
fétichisme sexuel (les femmes coupées en morceaux) et la culpabilité
qui en découlent déterminent le conflit intérieur du personnage.
Dévoré de désir pour Elena et de jalousie vis-à-vis de son ami, Julián
ne peut soulager son tourment qu’en détruisant le couple et l’objet
Carlos Saura dans Cinéma, n° 135, 1969, cité par Emmanuel Larraz, Le cinéma
espagnol des origines à nos jours, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986, p. 183.
3 Remarquons que, souvent, même quand elle n’interprète pas spécifiquement le rôle
d’une étrangère, Géraldine Chaplin incarne, dans les films de Carlos Saura tournés
pendant le franquisme, l’Autre, l’inconnu, le principe féminin étranger à l’homme
espagnol de cette époque.
2
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de son désir. Les effets pervers d’un ordre tyrannique, notamment en
matière de sexualité, sont ainsi mis en évidence par le cinéaste.
1. 2. S TRESS ES STRESS TRES : L ’ AUTRE OBJET DE DESIR
On retrouve, dans Stres es tres tres (1968), une relation triangulaire
semblable à celle de Peppermint frappé entre Fernando
(entrepreneur), sa femme, Teresa, et son ami d’enfance, Antonio
(architecte), qui se rendent en voiture à Almería sous un prétexte
professionnel. Ce road-movie qui dure une journée et s’achève sur
une plage donne lieu à toute une série de comportements infantiles et
régressifs de la part des trois personnages. Tout au long du voyage,
Fernando tente de prendre sa femme et Antonio en flagrant délit
d’adultère, il s’emploie à mettre à l’épreuve la fidélité de Teresa en
créant les occasions propices à leur rapprochement et les épie sans
relâche. Alors que ces derniers étaient plutôt indifférents l’un envers
l’autre, ils finiront par devenir amants, conformément au fantasme de
Fernando. Le comportement de ce dernier reflète l’atmosphère de
soupçon généralisé dans laquelle vit la société espagnole à l’époque.
Tant du point de vue de l’activité politique clandestine que de la
moralité, chacun surveille les autres et se sait surveillé. L’intime de
l’autre, en tant que domaine secret inavouable, qu’il s’agisse des
convictions ou de la sexualité, excite à la fois méfiance et curiosité.
Mais, cette volonté de percer le mystère d’autrui dans ce qu’il a de
plus profond afin de le prendre en faute peut révéler, chez celui qui
épie, une faute encore plus grande au regard de sa propre moralité.
En effet, derrière le désir de Fernando se cache un autre enjeu latent,
non explicité : l’attirance de Fernando pour Antonio, impossible à
exprimer clairement sans que le film soit censuré. Cet éclairage nous
est fourni par une séquence où l’on voit Antonio esquisser quelques
pas de danse sur la plage, un transistor à la main. Sur un rythme
chaloupé de bossa nova, il avance en dansant sensuellement vers la
caméra. Un raccord regard enchaîne avec un gros plan de la jumelle
de Fernando qui est en train de l’observer, puis l’on revient sur
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Antonio dans un plan dont le cadre se rétrécit de plus en plus et qui
correspond au regard désirant de Fernando.
Quand, plus tard, il surprend enfin l’infidélité de sa femme, c’est
Antonio et non Teresa qu’il rêve de tuer. Il s’imagine le harponnant
quand il sort de l’eau en costume de plongée, sur cette même plage
où il l’a regardé danser. Ce fantasme se dédouble en une vision
d’Antonio criblé de flèches, à l’image de la reproduction du Saint
Sébastien de José de Ribera4 aperçue dans une séquence antérieure.
L’apparition de ce saint, aujourd’hui associé ouvertement à la culture
gay, doit être lue comme une allusion, cryptée à l’époque, à l’homoérotisme refoulé de Fernando.
À travers le personnage de Fernando est mis en lumière le mécanisme
psychanalytique bien connu de la projection, du rejet sur l’autre de la
partie de soi qui est refusée. Ce que Freud assimile, pour l’individu, à
un mécanisme de défense contre les excitations internes trop
puissantes est applicable au fonctionnement de la société tout
entière. Fernando projette l’objet de son désir à l’extérieur de lui, il
s’en débarrasse, de même que les Espagnols, perclus d’interdits
moraux, doivent projeter sur autrui tout ce qu’ils doivent réprimer en
eux-mêmes. Les névroses monstrueuses qui en découlent sont à leur
tour littéralement projetées par le cinéaste sur un écran dans
l’objectif proprement schizophrénique d’en dénoncer les causes tout
en les cryptant.
1. 3. L A MADRIGUERA ET LE RETOUR DU PASSE
Dans La Madriguera (1969), un huis clos mortel et étouffant, met en
scène un couple (Pedro et Teresa) que l’arrivée des meubles de
famille de Teresa va profondément perturber en faisant resurgir les
zones d’ombre du passé. Le film s’achève par le meurtre de Pedro par
4
Il s’agit d’une version retouchée de San Sebastián asistido por Santa Irene (1620).
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Teresa. Moins lisible que dans d’autres œuvres5, puisqu’elle se limite à
première vue à exhiber les névroses du couple, la critique sousjacente du film porte néanmoins sur certaines caractéristiques
sociales propres à la société du moment et exacerbées par l’idéologie
franquiste : l’impossibilité des rapports homme/femme et la
résurgence de schémas ataviques, l’enfermement dans les apparences
sociales, la violence extrême de la répression passée qui resurgit au
moindre stimulus et entrave toute forme de liberté. Le film fait
émerger des structures archaïques en faisant le portrait d’un couple
moderne vivant dans une vaste villa contemporaine. L’irruption du
passé dans la vie de Pedro et Teresa vient lézarder cette belle façade
de magazine, signifiant que l’héritage du pays est trop lourd pour lui
permettre d’entrer de plain pied dans la modernité.
Outre leur proximité dans le temps, ces trois films présentent une
grande cohésion interne : « des personnages sociologiquement et
moralement proches les uns des autres, des situations conflictuelles
évoluant vers la mort (réelle ou fantasmée), des transferts érotiques
autodestructeurs et des investissements fantasmatiques forgés par
de longs processus de frustration vont permettre à Carlos Saura de
dresser un des inventaires les plus accablants de la bourgeoisie
espagnole issue du franquisme à travers trois portraits d’hommes [et
de femmes] insatisfaits »6. Dans le contexte de la fin des années
soixante, du « miracle économique » espagnol, la trilogie observe des
personnages emblématiques de cet essor économique et insiste sur
leurs frustrations et leurs névroses au sein d’une société muselée par
le conformisme moral et l’idéologie national-catholique. Sous le vernis
de la modernité, se manifestent des contradictions flagrantes qui ne
peuvent trouver leur résolution que dans des phénomènes régressifs
et dans la destruction.
« Présenté au festival de Berlin en 1969, La Madriguera fut mal reçu par un public
extrêmement politisé qui ne comprenait pas que l’on puisse consacrer un film aux
fantasmes d’un couple bourgeois dans un pays qui, comme l’Espagne, était soumis à la
dictature ». Emmanuel Larraz, op. cit., p. 185.
6
Marcel Oms, Carlos Saura, Paris, Edilig, 1981, p. 37.
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2. T RANSITION DEMOCRATIQUE ET LIBERATION DES MŒURS
Pour de nombreux artistes, la mort de Franco, la fin de la dictature et
la suppression de la censure, en novembre 1977, ont entraîné une
période de doute créatif et de remise en cause identitaire à laquelle
n’a pas échappé Carlos Saura. Les transformations que connaît le
pays pendant la transition vers un système démocratique se
produisent à une vitesse vertigineuse, dans un climat d’effervescence
politique, de tensions sociales et d’incertitude où plane la menace
d’un coup d’état militaire. Le réalisateur s’aventure alors sur de
nouveaux terrains tout en allant au bout d’anciennes obsessions, il
ferme des cycles, en ouvre de nouveaux, explore des pistes formelles
et thématiques où se trouve en germe son futur cinéma. Il met à
l’épreuve sa récente liberté d’expression loin des excès
pornographiques auxquels se livrent alors de nombreux créateurs. En
effet, en réponse à l’immense frustration sexuelle de la population se
produit une explosion d’images pornographiques – tant dans la presse
écrite et l’édition qu’au cinéma et au théâtre –, dépassant de loin en
audace les autres pays occidentaux.
Carlos Saura n’a jamais entendu la liberté en ces termes, et se tourne,
à la même époque, vers des thèmes exploités à outrance par le
cinéma franquiste : le film historique (Antonieta, 1982, El Dorado,
1987), le mysticisme (La Nuit obscure, 1989) et, bien sûr, le
flamenco (Noces de sang, 1981, Carmen, 1983 et L’Amour sorcier,
1986). Il s’agit, dans tous les cas, d’explorer des thèmes dévoyés par
la propagande et de se les réapproprier en les soumettant à un
processus d’épure, tant sémantique qu’esthétique, qui vise à éliminer
toutes les scories cinématographiques accumulées au long des
quarante années de dictature. Or, et bien que les sujets des films
évoqués semblent fort éloignés d’une démarche intimiste, c’est
pourtant aussi à partir de situations mettant en scène l’intime que le
réalisateur va procéder à ce travail d’épure.
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Ainsi la réappropriation du flamenco constitue-t-elle un enjeu politique
qui s’articule avec une recherche formelle autour de la représentation
des relations intimes entre l’homme et la femme. La rénovation du
flamenco a commencé dès les dernières années du franquisme, avec
des artistes soucieux d’en finir avec les clichés de l’espagnolade.
Banalisé par la propagande pour mieux en éliminer les ferments
subversifs, le flamenco, né dans la misère au milieu du XIXème siècle,
avait trop longtemps servi de vitrine culturelle et d’appât touristique.
L’apport de Carlos Saura et du danseur-chorégraphe Antonio Gades
fut donc essentiel dans cette entreprise de « reconstruction de
l’identité du flamenco » 7, non seulement en regard de l’héritage
culturel franquiste mais également vis-à-vis de la communauté gitane,
encore ostracisée de nos jours.
2. 1. L E SPECTACLE ET L ’ INTIME
Nous allons voir deux exemples pris dans Noces de sang (1981) et
Carmen (1983) où la réappropriation du flamenco prend appui sur la
représentation de l’intime alors que – cela peut sembler paradoxal –
elle s’inscrit dans une configuration théâtrale de préparation d’un
spectacle.
Dans Noces de sang, ballet adapté de la pièce de García Lorca, l’on
assiste à un duo entre la Fiancée et Leonardo, l’homme qu’elle aime
mais qu’elle n’a pas épousé car il n’appartient pas à sa classe sociale.
Il s’agit d’une scène d’amour à distance, fantasmée par chacun des
deux personnages puisque les conventions sociales les empêchent de
s’aimer. Pour filmer ce duo qui explore les potentialités de figuration
du désir par le geste dansé en empruntant au flamenco un certain
nombre de ses figures, le cinéaste a opté, dans un premier temps,
pour une dissociation des personnages à l’image. Elle renvoie au désir
que chacun éprouve pour l’autre à distance, à sa solitude dans le
Pour reprendre le titre d’un ouvrage qui lui est consacré : Ángel Custodio Gómez, La
reconstrucción de la identidad del flamenco en el cine de Carlos Saura, Sevilla, Junta de
Andalucía, 2006.
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fantasme et le songe. La chorégraphie et la façon dont le cinéaste en
rend compte renvoient directement au texte lorquien : « LEONARDO : À
quoi l’orgueil m’a-t-il servi à moi ? À quoi ça m’a servi de ne pas te
regarder, de te laisser passer des nuits et des nuits sans sommeil ? À
rien qu’à me faire brûler vif »8.
La chorégraphie rend visible ce feu qui les consume dans
l’éloignement, et le film, en isolant chaque personnage dans un plan,
rend encore plus infranchissable la distance qui les sépare tout en
signifiant, par la proximité de la caméra, la puissance de la passion.
Les fortes plongées à la verticale, vision impossible pour le spectateur
du ballet au théâtre, clouent au sol les corps tourmentés, crucifiés par
le désir, elles matérialisent dans l’image le poids de cette passion qui
les écrase.
Adapter ce poète-dramaturge assassiné au tout début de la guerre
civile tant pour ses prises de position politiques que pour son
homosexualité, possède en soi une dimension politique, même après
la fin du franquisme. Adapter cette pièce en particulier n’est pas
anodin dans la mesure où elle montre à quel point l’organisation
sociale et le poids des traditions peuvent, dans une société
conservatrice, contraindre l’individu dans ce qu’il a de plus intime et
aller jusqu’à le détruire pour sauvegarder la cohésion du groupe et
son système de croyances. La pièce de Lorca dénonçait dans les
années 30 une société archaïque qui s’est perpétuée sous le
franquisme et dont l’Espagne démocratique ne peut s’affranchir en
quelques années d’excès de toute sorte. C’est ce que rappelle cette
adaptation d’une très grande sobriété où les désordres et les élans
intimes viennent se fracasser contre la loi sociale.
Federico García Lorca, Noces de sang, Œuvres complètes, T. II, Gallimard, coll. La
Pléiade, 1981, p. 485.
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2. 2. L A FIGURE DE C ARMEN : DANSER L ’ INTIME
Dans Carmen, le chorégraphe Antonio Gades et le cinéaste se livrent à
une révision du mythe et des stéréotypes qui lui sont associés en
construisant une mise en abîme où la fiction de premier niveau reflète
jusqu’à s’y confondre l’intrigue de second niveau qu’elle englobe.
Antonio, chorégraphe, prépare un ballet flamenco à partir de la
nouvelle de Mérimée et cherche une danseuse pour incarner la
protagoniste. Lorsqu’il la trouve enfin, elle se prénomme Carmen, et il
tombe éperdument amoureux d’elle. Dans la première partie du film,
les deux niveaux fictionnels fonctionnent en miroir : la séduction
qu’exerce Carmen sur don José se double de l’attirance que la
danseuse produit chez Antonio, et l’indépendance de celle-ci fait écho
à la liberté de celle-là. Puis, dans la seconde partie, dès lors que
l’union de Carmen et Antonio est consommée, les limites assignées à
chacun des niveaux fictionnels se brouillent et le spectateur ne sait
plus ce qui relève de la fiction ou de la réalité diégétique. Enfin, quand
est poignardée Carmen, le doute demeure quant au niveau fictionnel
auquel appartient le geste.
Ce qui caractérise la Carmen de Carlos Saura, c’est surtout sa liberté
sexuelle. Comme dans la nouvelle originale, le personnage dispose
librement de son corps, n’appartient à aucun homme et refuse de
rendre des comptes. Lorsqu’Antonio la surprend avec un autre
danseur de la troupe, elle revendique sa liberté en reprenant les
termes de la nouvelle (et de l’opéra) : « Je ne veux pas être
tourmentée, ni surtout surveillée. Je veux être libre et faire ce qui me
plaît ». Il convient de situer cette revendication de Carmen, dans le
contexte des luttes d’émancipation des femmes de l’Espagne
postfranquiste9. Avec une bonne dizaine d’années de retard sur les
autres pays européens, la femme espagnole – fait observer Antonio
Gades – « se bat pour ses droits10. Elle se bat, en toute légitimité,
L’Institut de la Femme (Instituto de la Mujer), organisme autonome, est créé, en
octobre 1983, par le gouvernement socialiste afin de rendre effective l’égalité entre les
hommes et les femmes proclamée par la Constitution de 1978.
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Rappelons, à titre d’exemple, que l’avortement ne devient légal qu’en 1985 et à des
conditions très restrictives.
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A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
pour obtenir les mêmes droits humains et matériels que les hommes
[...]. C’est pourquoi il me semble que le personnage de Carmen est
d’une grande actualité. Je crois que c’est la raison pour laquelle on la
voit resurgir comme nouveau mythe de nos jours »11.
Le personnage élaboré par ce film ne prend toute sa dimension
subversive que si on le relie à son contexte de production. Montrer
une femme qui affirme le droit d’aimer un homme et de coucher avec
un autre est choquant pour l’immense majorité du public espagnol de
l’époque. Son indépendance s’exerce tant vis-à-vis des hommes que
de la morale et des usages dominants. Le second élément qui
caractérise Carmen, c’est l’ascendant qu’elle prend sur Antonio, non
seulement parce qu’il est passionnément amoureux d’elle, mais aussi
parce que va s’inverser progressivement le rapport habituel de
domination masculine. Or, cette inversion se produit dans la danse
alors qu’Antonio est le chorégraphe et qu’elle-même n’est pas une
très bonne danseuse.
Lors d’une séance de travail, Antonio, mécontent de la prestation de
Carmen, lui reproche de ne pas avoir l’agressivité qui sied au
personnage et de ne pas être à la hauteur de Cristina, la première
danseuse : « Tu fais tout pareil. Tes pas n’ont aucune couleur.
Sépare-moi les temps ! » ; « Cristina prend le dessus sur toi dans
toutes les répétitions et c’est toi qui dois prendre le dessus sur
elle ! » Il s’élance à grandes enjambées vers le miroir en marquant
fortement les temps pour lui montrer ce qu’il veut, puis il la fait
danser avec lui en excitant sa colère dans un face-à-face hargneux :
« Allez ! Prends le dessus ! 12 Ne me lâche pas des yeux ! ».
Cette séquence trouvera son exact prolongement en miroir lorsque
l’on verra, plus tard, Antonio danser pour Carmen. Venue rendre visite
au chorégraphe dans la soirée avec l’intention affichée de s’offrir à lui,
elle demande auparavant à Antonio d’exécuter pour elle une farruca.
Antonio Gades, dans Carlos Saura & Antonio Gades, Carmen : El sueño del amor
absoluto, Barcelona, Ediciones Círculo de Lectores, 1984, p. 169.
12
Littéralement : « Mange-moi » (« ¡Vamos ! ¡Cómeme ! »).
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Se pliant volontiers à ce désir, il monte sur le plateau où la caméra le
filme dans un plan en contre-plongée qui le rétablit dans sa position
de mâle dominant. Tout en dansant, Antonio plante ses yeux dans
ceux de Carmen ; deux plans rapprochés nous montrent le regard
brillant de celle-ci et un lent travelling avant traduit la montée du
désir en elle. Puis, elle se lève et monte sur scène pour provoquer à
son tour Antonio en reprenant les pas du duo précédent et les termes
qu’il lui avait alors adressés : « Allez ! Prends le dessus maintenant !
Allez ! ». Ils se lancent ainsi dans le pas de deux qu’ils avaient répétés
auparavant, un va-et-vient d’avant en arrière où chacun avance vers
l’autre puis recule, qui apparaît clairement comme un substitut de
l’acte sexuel. Celui-ci demeurera d’ailleurs hors champ puisque le plan
suivant montre Carmen se rhabillant dans la chambre d’Antonio.
L’ellipse indique la substitution : rien ne sert de montrer l’acte, même
partiellement, la danse l’a déjà fait.
Entre ces deux séquences en miroir, il y aura eu la répétition d’une
scène où, dans la nouvelle, Carmen emmène don José chez la vieille
entremetteuse. Alors que Carmen ajuste sa mantille devant le miroir,
le cadre s’élargit et l’on voit le reflet de don José (Antonio) assis sur
une chaise, en train de l’observer. L’air de La Habanera de Bizet
retentit et Carmen se met à danser sensuellement au son des
célèbres paroles : « Si tu ne m’aimes pas je t’aime [...] et si je t’aime,
prends garde à toi ». Puis, elle va s’asseoir à son tour et don José se
lève pour danser pour elle.
Pendant toute cette première partie, le miroir est présent, face à
Antonio tandis que Carmen lui tourne le dos la plupart du temps. Si la
danse se reflète en lui, c’est surtout la séduction qu’exerce Carmen
sur don José qui se reflète dans celle dont Antonio est victime. Dans
la seconde partie, l’objet miroir disparaît mais ce sont alors les
personnages qui dansent en miroir à plusieurs reprises dans une
configuration de mouvements symétriques qui renvoie au narcissisme
de l’état amoureux. Alternent alors des phases de réunion et de
séparation où Carmen s’éloigne de son partenaire pour mieux l’attirer
à elle, et qui expriment la dimension charnelle du texte du livret :
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« Tout autour de toi vite, vite,/ Il vient, s’en va, puis il revient ;/ Tu
crois le tenir, il t’évite ;/ Tu crois l’éviter, il te tient ! ». Cette
chorégraphie de l’évitement emprunte au rituel tauromachique un
certain nombre de ses figures, et notamment celle de la passe où le
torero attire à lui le taureau en le leurrant pour, à la dernière seconde,
esquiver la rencontre mortelle. La promesse d’un corps qui s’expose
et fait mine de s’offrir pour mieux se dérober est une constante de la
danse flamenca.
Ce double mouvement de séduction et de rejet, d’invite et de refus,
commun à la corrida et à la danse trouve ici une expression qui les fait
fusionner. Carmen ne porte-t-elle pas les collants roses traditionnels
du torero ? Et n’agite-t-elle pas sous le nez de don José sa jupe rouge
comme une muleta ? Les passes qu’elle exécute jouent avec le désir
de don José, elles les entraînent tous les deux dans un crescendo où
la fusion toujours frôlée côtoie la possibilité de la mort.
Dans la passe tauromachique – écrit Michel Leiris – aussi bien que
dans le coït, il y a cette montée vers la plénitude (approche du
taureau) puis le paroxysme (le taureau s’engouffrant dans la cape en
frôlant de sa corne le ventre de l’homme aux pieds rivés) ; enfin la
séparation des deux acteurs, la divergence après l’intime contact, la
chute, le déchirement. Lorsque, le taureau répondant bien et l’homme
sachant le travailler, l’un et l’autre s’engagent dans le mouvant
labyrinthe de la série de passes liées (au cours de laquelle les deux
adversaires, ne se quittant que pour à l’instant d’après se reprendre,
apparaissent peu à peu enrobés l’un dans l’autre), un vertige se crée,
qui rappelle de très près le vertige érotique13.
Dans la dernière phase de la danse, le contact se précise dans un
corps à corps de plus en plus étroit où l’esquive ne semble plus
possible. À ce moment du duo, le cadrage se resserre et le rythme du
mouvement ralentit, inscrivant dans la danse un temps de suspension
hors du temps, propre à l’acte sexuel et au danger mortel. Lentement
13
Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, [1937], Paris, Fata Morgana,1981, p. 50.
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les deux amants s’éloignent de la caméra et vont s’asseoir sur le lit où
ils s’étreignent. Là encore, le spectateur n’est pas dupe, il sait que
l’union sexuelle a déjà été consommée dans la danse.
C ONCLUSION
Après avoir mis la représentation de l’intime au service de la
dénonciation des effets pervers d’un système idéologique en optant
pour un mode d’expression métaphorique et symbolique, Carlos Saura
choisit, une fois la censure abolie, de ne pas exhiber l’intimité des
relations et du désir entre les individus mais, au contraire, de les
figurer de façon détournée, ici, par l’intermédiaire de la danse (on
trouve d’autres modalités dans d’autres films14).
Le cinéaste continue ainsi à résister non plus au franquisme mais à
son héritage, et ce de diverses façons : en ne se laissant pas happer
par l’appel d’air produit par la libération sexuelle brutale de l’aprèsfranquisme, véritable effet de balancier induit par la répression ellemême ; en inscrivant l’évolution des rapports de désir entre l’homme
et la femme dans le contexte des luttes d’émancipation féminine et
en réinvestissant des domaines culturels que la dictature avait
dévoyés à des fins de propagande.
La censure en vigueur jusqu’en 1977 a favorisé dans le cinéma de
Carlos Saura l’élaboration de discours cryptés où les dysfonctionnements intimes se font le reflet plus ou moins limpide de la
répression sociopolitique. Cette articulation de l’intime et du politique
perdure cependant dans les films postérieurs, à des degrés divers ;
l’intimité du couple ou de la famille demeure le lieu privilégié où
s’exprime l’oppression sociale et les pathologies d’une société qui
n’est toujours pas guérie de son passé. Si l’exploration de l’intime
permettait d’aborder, sous le franquisme, des thèmes interdits, et
constituait l’un des moyens de contournement de la censure, elle
14
Par exemple dans ¡Ay Carmela ! (1990).
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A CTES DU C OLLOQUE I NTERNATIONAL « L’I NTIME ET LE P OLITIQUE »
devient, après la fin de la dictature, le baromètre à l’aune duquel sont
mesurées ses répercussions durables sur les individus et les structures sociales.
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