Vers l`abandon de l`excision

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Vers l`abandon de l`excision
Mémoire de fin d’études présenté par Sabine Panet
DESS Développement, Coopération Internationale et Action Humanitaire
UFR 11 Science Politique
Université Paris 1 - Panthéon - Sorbonne
Octobre 2005
Vers l’abandon de l’excision ?
Empowerment communautaire au Sénégal
L’organisation non gouvernementale TOSTAN
et les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision
Sous la direction de :
Monsieur Philippe Ryfman
Avocat au Barreau de Paris
Professeur associé à l’Université Paris 1
Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques
Madame Susan Perry
Docteur en Sciences Sociales de l’EHESS
Professeur associé à l’Université Américaine de Paris
Directeur d’études - département des Sciences Politiques
Auparavant, une fille qui n’était pas excisée, on ne mangeait pas son repas, on ne
buvait pas son eau, et même ce qu’elle faisait à manger, on n’y touchait pas. On ne
considérait pas une fille excisée comme une fille saine. Les gens ne l’impliquaient
pas dans les activités quotidiennes de la vie du village. On la considérait comme une
personne qui n’avait pas de religion.
Mais aujourd’hui, aucun problème ne peut arriver à une fille non excisée. Les gens
n’ont plus le droit de l’insulter, de lui faire du mal. Ni à elle, ni à personne d’autre.
Aucune civilisation, aucune religion ne le permet. Maintenant, les gens connaissent
leurs droits.
Demba Diawarra, imam de Keur Simbara, sensibilisateur de Tostan dans les villages.
To depict men’s consciousness as autonomous and coherent and women’s as
dominated and fragmented overstates the case, and unwittingly replicates Western
construct as it does.
If women are not free agents, neither are they powerless or blindly submissive.
Janice Boddy, Violence Embodied? Female Circumcision, Gender Politics, and Cultural Aesthetics.
2
Guide de lecture
Le présent document constitue le mémoire de fin d'études du DESS Développement, Coopération
Internationale et Action Humanitaire de l'Université PARIS I Panthéon - Sorbonne, rédigé par
Sabine Panet et soumis fin Octobre 2005.
Il a été réalisé à l'issue de plusieurs séjours en Afrique de l'Ouest, effectués dans le cadre des
activités de TOSTAN, organisation non gouvernementale et dont les activités d'aide au
développement s'exercent essentiellement au Sénégal à travers et des programmes d’éducation
de base non formelle originaux et reconnus.
Une introduction rappelle les enjeux et retrace les événements les plus marquants depuis la
fondation de TOSTAN en 1991.
La première partie montre ensuite comment TOSTAN, dans le contexte sénégalais, met en
œuvre ses programmes en tissant des liens étroits avec les autorités étatiques et traditionnelles
(imams, chefs de village, …), ainsi qu’en s’appuyant sur la promotion des droits humains ;
comment cette approche de l’empowerment basé sur les droits humains permet aux participants,
s’ils le souhaitent, d’abandonner l’excision collectivement, de manière coordonnée, à
l’occasion des Déclarations Publiques.
Dans une deuxième partie, on revient plus en détail sur le cœur de l’approche du
développement par les Capacités, suivant en cela les travaux de Martha Nussbaum et de
Amartya Sen; tous deux envisagent ces capabilités comme le ressort des individus avant tout,
le bien-être étant donc la liberté de choix rationnel pour l'individu et pour la communauté dans
laquelle l’individu évolue.
Dans les programmes ou au sein des organisations de lutte contre l’excision, l’individu est
omniprésent, il est la cible à convaincre, à choquer, à punir.
Tostan est proche de ces thèmes, mais se démarque nettement en jouant sur les structures déjà
existantes des communautés où le programme se déploie : là où l’individu se fond dans le
collectif, là où l’idée du "tous" est supérieure à celle de "chacun plus chacun", là où les seules
décisions qui comptent sont celles qui engagent l’entière communauté.
Dans une troisième partie, deux études de cas appuient cette réflexion ; le cas de la Déclaration
Publique de Diabougou, la première Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision, tenue
du 14 au 15 février 1998 ; le cas, ensuite, de la Déclaration Publique de Marakissa, en
Casamance, la dernière Déclaration en date tenue le 15 mai 2005.
3
L'analyse des motivations des participants permet notamment de mettre en évidence les
mécanismes souterrains qui ont conduit à l’abandon de l’excision par ces groupes de villages.
A la lumière de ces entretiens, on apporte entre autres un nouvel éclairage à l’explication de
l’abandon, lié à la notion de l’aptitude au mariage des femmes, que la théorie des Conventions
Sociales proposée par Gerry Mackie aide à saisir.
On montre que les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision sont en elles-mêmes, en
tant que parties immergées d’une nouvelle convention sociale, des raisons nécessaires
d’abandonner l’excision ; nécessaires, mais non suffisantes, l’arbitrage au niveau individuel se
posant à chaque personne en des termes différents.
Les réflexions posées et les entretiens menés dans le cadre de cette étude amènent donc sur le
devant de la scène des enjeux qui concernent évidemment en premier lieu le monde du
développement : le renforcement des capacités et des pouvoirs, les droits humains, le contexte
du Sénégal, les relations entre une organisation non gouvernementale et les pouvoirs…
Cependant, derrière l’exemple des Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision,
d’autres questions font surface, qui font appel à l’humain de manière plus essentielle : la
construction et l’évolution des systèmes de valeurs et des coutumes, les représentations et les
relations de domination dans les échanges, dans les théories, dans les jugements de l’autre et de
soi-même.
Enfin, on trouvera en annexes :
1. La Déclaration Publique d’abandon de l’excision de Diabougou.
2. Listes des entretiens menés en 2004 et 2005.
3. Législations nationales interdisant la pratique de l’excision dans les pays africains.
4. Extraits de l’évaluation du programme Tostan par le Population Council.
5. Extraits d’une étude du Population Reference Bureau.
4
Table des matières
Introduction .............................................................................................................................. 8
1
Tostan dans la nébuleuse de l’empowerment................................................................ 15
1.1
Pouvoir(s) ................................................................................................................. 16
1.1.1
Les ambiguïtés de l’empowerment ...................................................................16
1.1.1.1
Origines et étendue .......................................................................................17
1.1.1.2
Contextes : empowerment et réduction de la pauvreté.................................19
1.1.2
Applications......................................................................................................22
1.1.2.1
Appliquer les principes de l’empowerment pour la réduction de la pauvreté22
1.1.2.2
En pratique : l’empowerment selon Tostan..................................................24
1.1.3
Tostan avec les pouvoirs familiaux, locaux, régionaux, nationaux, traditionnels
ou étatiques .......................................................................................................................25
1.2
1.1.3.1
Au niveau individuel et familial ...................................................................26
1.1.3.2
Au niveau local.............................................................................................27
1.1.3.3
Au niveau régional et national......................................................................28
1.1.3.4
Pouvoir et connaissance................................................................................29
Droits ........................................................................................................................ 30
1.2.1
Les approches du développement centrées sur les droits humains...................31
1.2.1.1
L’influence de Sen........................................................................................32
1.2.1.2
Implications de la programmation de l’approche centrée sur les droits
humains 33
1.2.2
1.3
Vers l’abandon de l’excision ? ................................................................................. 35
1.3.1
Les débats et les controverses...........................................................................35
1.3.1.1
Les faits ........................................................................................................36
1.3.1.2
Nous et les autres : féministes et barbares....................................................37
1.3.2
2
Tostan : les droits humains par l’éducation ......................................................33
Tostan et les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision .................40
1.3.2.1
Education non formelle, droits humains et abandon de l’excision...............40
1.3.2.2
Des premières Déclarations Publiques .........................................................42
Deuxième partie .............................................................................................................. 45
2.1
Individu et agency : clefs de l’approche du développement par les Capacités ........ 46
2.1.1
L’approche par les Capacités : éléments constituants ......................................46
2.1.1.1
Fonctionnements et Capabilités....................................................................47
2.1.1.2
Libertés et Capabilités : Sen et Nussbaum ...................................................48
5
2.1.2
Capabilités, traditions et excision.....................................................................49
2.1.2.1
Capabilités et traditions ................................................................................49
2.1.2.2
Martha Nussbaum ou comment juger d’autres cultures ...............................50
2.2
Individu et agency dans les recherches et dans les programmes de lutte contre
l’excision .............................................................................................................................. 53
2.2.1
Dans les recherches ..........................................................................................53
2.2.1.1
Obioma Nnaemeka et l’agency.....................................................................53
2.2.1.2
Janice Boddy en contrepoint.........................................................................55
2.2.2
3
Dans les programmes des droits de l’homme et de lutte contre l’excision ......55
2.2.2.1
Les militants des droits de l’homme : le cas d’Amnesty International ........56
2.2.2.2
Le cas du Comité Inter Africain ...................................................................58
Troisième partie.............................................................................................................. 61
3.1
Diabougou, Oulampane et Marakissa : présentation des études de cas.................... 62
3.1.1
L’histoire des trois Déclarations.......................................................................62
3.1.1.1
Diabougou, déclaration mère........................................................................62
3.1.1.2
Oulampane et Marakissa : le long du Soungrougrou ...................................63
3.1.2
3.2
Méthodologie et difficultés rencontrées ...........................................................66
3.1.2.1
Méthodologie................................................................................................66
3.1.2.2
Difficultés rencontrées..................................................................................68
Pourquoi déclarer ? Analyse des études de cas ........................................................ 69
3.2.1
Pourquoi l’abandon ?........................................................................................70
3.2.1.1
Les justifications de la pratique ....................................................................70
3.2.1.2
Pourquoi le changement de comportement vis-à-vis de l’excision ? ...........72
3.2.1.3
Pourquoi la Déclaration ? .............................................................................73
3.2.2
L’abandon est-il effectif ?.................................................................................77
3.2.2.1
Les Déclarations de Casamance ...................................................................77
3.2.2.2
Diabougou ....................................................................................................78
3.3
Théorie des Conventions Sociales et mécanismes collectifs de l’abandon .............. 79
3.3.1
Gerry Mackie, Tostan et la théorie des Conventions Sociales .........................79
3.3.1.1
Comment l’excision se serait répandue ........................................................81
3.3.1.2
Stratégies d’amélioration et Déclarations Publiques ....................................82
3.3.2
Application de la théorie au Sénégal et aux études de cas ...............................84
3.3.2.1
Confirmation : le programme Tostan et les Déclarations Publiques ............84
3.3.2.2
Nuance et agency..........................................................................................86
6
4
Conclusion ....................................................................................................................... 87
5
Bibliographie et sources ................................................................................................. 89
5.1
Bibliographie ............................................................................................................ 89
5.1.1
Ouvrages, articles et rapports sur le renforcement des capacités et des pouvoirs
et les approches du développement sur les droits humains ..............................................89
5.1.2
Ouvrages, articles et rapports sur l’excision en général ...................................90
5.1.3
Ouvrages, articles et rapports sur Tostan et le Sénégal ....................................91
5.2
6
7
Sources ..................................................................................................................... 91
Annexes............................................................................................................................ 92
6.1
La Déclaration Publique de Diabougou (1/2)........................................................... 93
6.2
Liste des entretiens menés ........................................................................................ 94
6.3
Législations Nationales interdisant la pratique de l’excision en Afrique.................98
6.4
Extraits de l’évaluation du programme Tostan réalisée par le Population Council. 98
6.5
Extraits d’une étude du Population Reference Bureau........................................... 100
Remerciements.............................................................................................................. 101
7
Introduction
Depuis bientôt dix ans, des centaines de villages dans tout le Sénégal abandonnent la pratique
de l’excision. Certains d’entre ces villages ont suivi les cours du programme d’éducation de
base non formelle de l’organisation non gouvernementale Tostan ; la plupart cependant n’ont
reçu directement aucun enseignement particulier et pourtant rallient le mouvement d’abandon,
sensibilisés et convaincus par ceux de leurs parents et amis qui suivent les cours du programme
Tostan dans les villages environnants.
A la fondation de ce mouvement sans précédent, l’histoire d’une poignée de femmes du village
de Malicounda Bambara, dans la région de Thiès. En janvier 1995, le programme Tostan ouvre
des classes à Malicounda ; cette année-là précisément, les premiers modules du programme –
qui portent sur les droits humains – sont renforcés par l’équipe pédagogique de Tostan. Les
femmes participant au programme découvrent ainsi leurs droits, et de jour en jour, le
programme déroule ses enseignements, jusqu’au module portant sur la santé de la femme, en
juillet et en août 1996.
Pendant les cours, les participantes commencent à parler de l’excision ; elles rentrent chez elles
et évoquent avec leur mari et leurs co-épouses les conversations menées en classe ; les chefs
traditionnels et les leaders religieux se retrouvent bientôt mêlés à une discussion que jamais ils
n’auraient imaginée tenir auparavant. D’intimes affaires de femmes au centre des débats !
Quelques mois plus tard – mois de bouleversantes remises en cause de l’ordre de la coutume,
des valeurs, des traditions…– les femmes de Malicounda sont fermement décidées à
abandonner l’excision. Mais comment faire ? Abandonner n’est pas simple ; la famille étendue
est choquée, ne comprend pas, se sent trahie. Alors, les femmes de Malicounda décident de
tenir un serment, un serment public devant une vingtaine de journalistes sénégalais ainsi que
des représentants de Tostan et de l’Unicef.
Elles pourraient circonscrire leur décision au secret de leur famille, comme la plupart de leurs
maris le souhaitaient – mal à l’aise avec la publicité autour de leurs femmes et de leurs
traditions – mais elles tiennent bon, publiquement, le 31 juillet 1997. Un débat national
s’installe dans les journaux, à la radio, à la télévision ; le pays entier a les yeux rivés sur
Malicounda. Les événements s’accélèrent.
Le 6 novembre 1997, en soutien aux femmes de Malicounda, les hommes et les femmes de
Nguerigne Bambara – un village voisin qui a également reçu le programme d’éducation de base
de Tostan – déclarent à leur tour publiquement leur décision de mettre un terme à la pratique de
l’excision.
8
Le 20 novembre, le président de la République du Sénégal, Abdou Diouf, à l’occasion d’un
congrès de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, lance un appel solennel pour la
propagation de l’exemple des femmes de Malicounda à tout le Sénégal ; dans le même temps,
Demba Diawarra, l’imam du village de Keur Simbara, qui avait lui aussi participé au
programme Tostan, voyage dans dix autres villages bambara de la région de Joal ; fort de sa
légitimité d’imam, il parvient à faire naître les discussions, les femmes des villages qu’il visite
révèlent en présence de leur chef de village les souffrances qu’elles ont endurées pendant
l’excision, les difficultés de l’accouchement…
Le village de Keur Simbara veut lui aussi abandonner la pratique de l’excision, mais n’envisage
pas l’abandon sans l’accord et le soutien de ses ramifications familiales. Aussi, au cours du
week-end du 14 au 15 février 1998, les représentants de dix villages ainsi que des envoyés de
Malicounda Bambara, Nguerigne Bambara et Keur Simbara organisent la première Déclaration
Publique pour l’abandon de l’excision 1 .
Ce sont 50 représentants de plus de 8 000 villageois qui rédigent la Déclaration en une nuit et la
lisent aux invités, religieux, journalistes, représentants de l’Etat et d’organisations des Droits de
l’Homme.
Tostan n’osait pas espérer un tel impact de son programme dans les communautés pratiquant
l’excision ; le mouvement semble s’être déclenché quasiment en dehors de l’organisation, à
travers l’initiative de ces hommes et femmes motivés, convaincus de la nécessité et de
l’urgence de mettre fin à la pratique, et déterminés à en convaincre leur famille étendue dans
les villages environnants.
Aujourd’hui, 1570 communautés ont participé à 18 Déclarations Publiques pour l’abandon de
l’excision. La dernière Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision s’est tenue le 15 mai
2005 à Marakissa, en Casamance, dans le Sud du Sénégal, et a réuni 44 villages.
Ainsi, entre la Déclaration de Diabougou, en 1998, et celle de Marakissa, en 2005, comme
entre toutes les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision, un point commun : à un
moment donné, leur chemin a croisé celui de l’organisation non gouvernementale Tostan.
Et pourtant, Tostan n’est pas une organisation qui lutte contre l’excision, mais une organisation
qui met en oeuvre des programmes de renforcement des capacités communautaires dans les
villages qui en font la demande à travers tout le Sénégal – dans des communautés qui
pratiquent l’excision comme dans des communautés qui ne connaissent pas l’excision.
1
Se reporter aux annexes.
9
Basée au Sénégal, l’organisation non gouvernementale Tostan – dont le nom signifie éclosion
en wolof, première langue nationale du Sénégal – a été fondée en 1991, et dispense un
programme de renforcement des capacités communautaires ; le programme dure deux ans, est
basé sur les droits humains, est dispensé en langues nationales - nous reviendrons plus
longuement sur les mandats particuliers de Tostan.
La philosophie qui anime Tostan est celle, aujourd’hui bien connue dans les sphères du
développement, du renforcement des capacités des communautés – l’objectif étant de faire des
bénéficiaires du programme des acteurs éveillés, conscients, ayant leur développement aux
creux de leurs propres mains, Tostan mettant à leur disposition les outils dont ils manquaient
pour façonner leur vie selon leurs propres choix – et l’un de ces choix peut être l’abandon de
l’excision.
Renforcer les capacités et les pouvoirs de chacun et de tous 2 ; faire en sorte que chaque
individu ait les moyens de puiser en lui-même les ressources dont il a besoin ; étendre l’horizon
des choix : ce sont les bases des programmes traditionnels de renforcement des capacités et des
pouvoirs inspirées par les théories de Martha Nussbaum et d’Amartya Sen : l’approche de
développement par les Capacités 3 .
Cette approche multidimensionnelle ne mesure dans la pauvreté ni les utilités, ni les biens
premiers, mais les libertés formelles ou substantielles, les capacités pour un individu de choisir
un mode de vie qu’il a raison de souhaiter, considérant que le sous-développement est la nonliberté. Le renforcement des capacités et des pouvoirs de chaque individu est alors la clef du
développement.
Tostan, à de nombreux égards, est proche de ce cadre conceptuel ; son programme
d’empowerment se déploie autour des droits humains dans la perspective du renforcement des
pouvoirs des individus afin que ces derniers puissent suivre leurs propres choix. Cependant,
aussi déterminants que puissent être l’individu et sa liberté de choix dans le processus de
renforcement, l’exemple des Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision semble
apporter une nuance de poids à cette conception assez individuelle de l’empowerment, passant
2
Nous emploierons renforcement des capacités et des pouvoirs pour traduire l’anglais empowerment. Pour des
raisons de lisibilité cependant nous utiliserons indifféremment les deux expressions comme des synonymes.
Toutefois, nous souhaiterions noter que l’habituelle traduction d’empowerment par renforcement des capacités
peut être considérée comme réductrice, en ce qu’elle ne prend pas en compte l’aspect déterminant des pouvoirs,
alors que les pouvoirs sont précisément au cœur de cette notion. La traduction française traditionnelle limite
également le mouvement au renforcement, tandis que l’empowerment est aussi un dépôt de capacités. Enfin
lorsqu’il s’agit du programme de Tostan, nous évoquons programme Tostan de renforcement des capacités, car
c’est la traduction que l’organisation elle-même utilise.
10
par chacun avant de profiter à tous. Plus précisément, l’exemple des Déclarations Publiques
remet en perspective non seulement les conceptions de l’empowerment focalisées sur les choix
individuels, mais également les nombreux programmes traditionnels de lutte contre l’excision
et les mutilations génitales féminines – sujet controversé sur lequel nous reviendrons plus
longuement.
Dans le cas du mouvement en faveur de l’abandon de l’excision dans les 1570 communautés du
Sénégal qui à ce jour ont déclaré publiquement l’abandon de la pratique, l’individu est-il aussi
déterminant que le défendent les théories du renforcement des capacités et des pouvoirs, est-il
le pivot à ce point essentiel dans la décision de l’abandon et dans l’abandon en lui-même ?
Si la majorité des villages qui déclarent l’abandon ne sont pas des villages qui ont bénéficié du
programme de Tostan, le ressort de l’abandon de l’excision par certaines populations
sénégalaises n’est-t-il pas, au delà d’une réussite de l’empowerment mis en œuvre pour chacun
et tous les membres de communautés influentes, un mécanisme collectif aux racines
profondément ancrées dans les relations sociales, dans le cadre où l’individu prend du sens et
où sa valeur est déterminée ?
Comme nous le verrons dans une première partie, la place de Tostan dans la nébuleuse de
l’empowerment est unique, et se distingue à la fois par rapport à l’évolution du concept
d’empowerment, d’éducation non formelle, et de l’approche par les Capacités et par rapport à
l’application de cette approche dans la pratique des programmes de développement.
Nous verrons dans cette première partie comment Tostan répond aux enjeux du renforcement
des capacités et des pouvoirs, c’est-à-dire comment Tostan, dans le contexte sénégalais, met en
œuvre ses programmes en tissant des liens étroits avec les autorités étatiques et traditionnelles,
ainsi qu’en s’appuyant sur la promotion des droits humains ; comment également cette
approche de l’empowerment basé sur les droits humains permet aux participants, s’ils le
souhaitent, d’abandonner l’excision collectivement, de manière coordonnée, à l’occasion des
Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision.
Il sera à ce point nécessaire de situer Tostan dans les débats autour de l’excision, dans
l’universalisme contre le relativisme culturel, dans les discours et les représentations coloniales,
afin de comprendre à quel point Tostan est à la fois proche de certaines positions idéologiques
et surtout éloigné de la scène des controverses, en reconnaissance croissante cependant par les
3
Nous emploierons systématiquement l’expression Approche par les Capacités pour traduire l’anglais
Capabilities Approach.
11
praticiens comme par les chercheurs concernés. Cela pose, en filigrane, la question de la
possibilité du programme d’être reproduit dans des contextes différents.
Dans une deuxième partie, nous reviendrons plus en détail sur le cœur de l’approche du
développement par les Capacités, cadre normatif – peut-être également nouveau paradigme ? –
: l’individu, avec ses libertés au bout des doigts. Martha Nussbaum, tout d’abord, qui considère
au départ d’une perspective philosophique le renforcement de « chacun et de tous » dans son
approche des capabilités humaines 4 ; Amartya Sen, ensuite, qui part d’un point de vue plus
économique et politique pour penser le développement comme liberté et le bien-être comme
l’élargissement de l’espace des capabilités ; tous deux envisagent ces capabilités comme le
ressort des individus avant tout, le bien-être étant donc la liberté de choix rationnel de chacun
pour soi et pour la communauté dans laquelle l’individu évolue.
Dans les programmes ou au sein des organisations de lutte contre l’excision, l’individu est
également omniprésent, il est la cible à convaincre, à choquer, à punir. A ce point, nous ferons
intervenir le concept d’agency 5 et nous demanderons s’il peut nous aider à comprendre les
différentes lectures des acteurs que nous évoquerons. Tostan est proche de ces deux thèmes,
entre le programme de renforcement des capacités mis en œuvre et les résultats obtenus par le
programme pour la promotion de l’abandon de l’excision ; Tostan se démarque toutefois
nettement en jouant sur les structures déjà existantes des communautés où le programme se
déploie – là où l’individu se fond dans le collectif, là où l’idée du tous est supérieure à celle du
un plus un, là où les seules décisions qui comptent sont celles qui engagent l’entière
communauté.
Deux études de cas appuieront alors notre réflexion ; le cas, tout d’abord, de la Déclaration
Publique de Diabougou, la première Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision, tenue
du 14 au 15 février 1998 ; le cas, ensuite, de la Déclaration Publique de Marakissa, en
Casamance, la dernière Déclaration en date tenue le 15 mai 2005. Les villages où nous avons
mené des entretiens sont à la fois des villages qui ont bénéficié du programme Tostan de
renforcement des capacités et des villages qui n’en ont pas bénéficié mais qui malgré tout ont
participé aux Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision.
Nous avons essayé de comprendre les motivations des participants :
4
Nous reviendrons plus en détail sur les termes dans le développement du sujet.
Nous reviendrons sur les significations et sur les implications de l’agency dans la seconde partie, après l’avoir
rapidement évoqué dans la première.
5
12
Qu’y a-t-il à l’origine de leur décision d’abandonner l’excision ? Leur décision est-elle le fruit
des programmes de renforcement des capacités de Tostan ? Ont-t-il pris leur décision dans
l’ombre de leur case, au soleil de la place publique, convaincus par leurs connaissances, par
leurs proches, forcés de s’adapter à la nouvelle norme de la majorité ? Quel est le poids de la
Déclaration Publique dans la décision de l’abandon et dans l’abandon en lui-même ?
L’abandon de l’excision est-il effectif, est-il définitif ?
Autant de pistes pour tenter de mettre à jour les mécanismes souterrains qui ont conduit à
l’abandon de l’excision par ces groupes de villages.
A la lumière de ces entretiens, nous aurons à apporter un nouvel éclairage à l’explication de
l’abandon, lié à la notion de l’aptitude au mariage des femmes, que la théorie des Conventions
Sociales proposée par Gerry Mackie aide à saisir.
Nous montrerons ainsi que les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision sont en
elles-mêmes, en tant que parties immergées d’une nouvelle convention sociale, des raisons
nécessaires d’abandonner l’excision ; nécessaires, mais non suffisantes. Certes, l’agency se fait
jour dans la décision d’abandonner et dans la décision de déclarer –, et si elle est difficilement
mesurable, elle est néanmoins individuellement déterminante ; toutefois, l’arbitrage au niveau
individuel se pose à chaque personne en des termes différents. Pour certains, la question sera
celle de la santé, pour d’autres, l’enjeu sera financier, pour d’autres enfin, il ne s’agira ni plus
ni moins que de suivre un mouvement.
Les Déclarations Publiques montrent ainsi qu’il existe des gens qui n’abandonnent ni par
conviction, ni par crainte de la loi, mais par suivisme, par reproduction de normes – tout
particulièrement dans les villages qui n’ont pas suivi le programme de Tostan, mais qui ont
participé à une Déclaration ; ils ne constituent pas l’ensemble des participants, mais le fait
même qu’ils existent remet en question certaines théories de la modernisation : l’excision,
apparemment, pourrait être abandonnée plus rapidement par des gens qui ne savent pas toujours
pourquoi ils pratiquaient et pourquoi ils abandonnent, si ce n’est qu’ils suivent l’exemple de
leurs parents et amis.
Les réflexions posées et les entretiens menés dans le cadre de cette étude amènent donc sur le
devant de la scène des enjeux qui concernent évidemment en premier lieu le monde du
développement : le renforcement des capacités et des pouvoirs, les droits humains, le contexte
du Sénégal, les relations entre une organisation non gouvernementale et les pouvoirs…
Cependant, derrière l’exemple des Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision,
13
d’autres questions font surface, qui font appel à l’humain de manière plus essentielle : la
construction et l’évolution des systèmes de valeurs et des coutumes, les représentations et les
relations de domination dans les échanges, dans les théories, dans les jugements de l’autre et de
soi-même – thèmes inhérents à toute réflexion sur le développement qui, avant d’être une
affaire économique et sociale, est un lien, une tension entre les hommes et leurs idéaux, mais
aussi un processus où les représentations « développeurs »/ « développés » ont une histoire et
sont façonnées par des idéologies déterminantes dans la construction du discours et dans la
mise en œuvre des politiques.
14
1 Tostan dans la nébuleuse de l’empowerment
Pouvoirs, droits et excision
L’empowerment, soit le renforcement des capacités et des pouvoirs dans sa version française,
peut être envisagé selon différents points de vue, avec des priorités variées, des objectifs et des
résultats extrêmement divers. Le but de cette partie est de tenter de cerner la variété des
conceptions ainsi que les points communs qui les unissent, afin de dégager certaines ambiguïtés
laissées en suspens et de mettre l’organisation non gouvernementale Tostan en lumière dans
cette nébuleuse qu’est l’empowerment, ciel piqueté d’institutions, de courants, d’idées, de
tensions, d’applications et de mises en œuvre …
Les relations complexes des acteurs et des bénéficiaires des programmes d’empowerment avec
les pouvoirs, quels qu’ils soient, sont à la base même des théories et de la pratique du
renforcement des capacités et des pouvoirs ; partant de cette fondation – mettant ainsi le doigt
sur l’essence de l’empowerment, sur sa matière première – nous tâcherons de le situer dans un
contexte, non seulement national, dans le cas précis du Sénégal, mais également international,
dans le cadre des politiques de lutte contre la pauvreté. De la conception des programmes à leur
mise en en œuvre concrète, nous verrons également comment l’organisation non
gouvernementale Tostan gère les tensions de pouvoirs inhérentes au processus de renforcement
des capacités et des pouvoirs, aux niveaux local, régional et national.
L’inclusion des droits humains dans les programmes de développement est étroitement liée au
renforcement des capacités et des pouvoirs ; pour comprendre l’apport des droits humains dans
le programme de Tostan, nous mettrons en évidence le pont entre ces droits (quels sont-ils ?
pour qui ?) et leurs applications dans le programme concret d’éducation de base de Tostan,
après avoir mis en avant l’influence des travaux d’Amartya Sen en la matière.
Enfin, à partir des droits humains, nous essaierons de montrer à quel point l’approche de
l’excision par Tostan constitue une révolution tranquille, tranchant paisiblement sur les
controverses, se dégageant des débats les plus houleux, tout en apportant une réponse globale
aux tensions entre les représentations coloniales et les discours, aux tiraillements entre les
tenants des droits humains et ceux de la dignité humaine, entre l’universalisme et le relativisme
culturel ; Tostan propose un modèle que nous tenterons ainsi de dessiner, en posant la question
essentielle de sa reproductibilité.
15
1.1 Pouvoir(s)
Le renforcement des capacités et des pouvoirs, l’empowerment, lie intimement capacités et
pouvoirs dans le même processus de renforcement et de dépôt de connaissances, de
fonctionnements, de capabilités – qui feront l’objet de notre deuxième partie.
La question des pouvoirs, quant à elle, dans toute son étendue, doit être envisagée au départ de
notre étude ; non seulement parce qu’elle est absolument fondamentale à toute réflexion sur
l’empowerment dans le monde du développement international, mais surtout parce qu’elle est
trop souvent oubliée, trop souvent étouffée dans l’usage de l’expression ‘renforcement des
capacités’, trop souvent reléguée dans une conception confortablement apolitique des
programmes de développement.
De la question des pouvoirs, celle des droits et des approches du développement basées sur les
droits humains se pose logiquement et propose un cadre de relations entre les individus et entre
l’Etat et les individus où les capacités peuvent se déployer, où les pouvoirs peuvent être
transformés en action.
Ainsi, à travers un questionnement sur les fondements de l’empowerment, sur ses ambiguïtés,
sur le passage de sa conception à sa mise en œuvre, sur la manière dont la gestion des pouvoirs
est menée d’un point de vue général et par Tostan en particulier, nous toucherons le cœur de
l’idée même de l’empowerment : faire en sorte que les plus pauvres puissent plus (pouvoir) et
aient plus de pouvoirs – la réflexion étant sur le pouvoir de, le pouvoir à, le pouvoir sur, le
pouvoir avec, les structures du pouvoir ; le renforcement des capacités et des pouvoirs est-il le
nœud qui unit pouvoirs et réduction de la pauvreté ?
1.1.1
Les ambiguïtés de l’empowerment
L’empowerment, le renforcement des capacités et des pouvoirs, mérite qu’on s’attarde plus à la
compréhension de son contenu qu’à l’usage relativement abusif dont l’expression fait l’objet
par les agences d’aide internationale au développement – l’étude du discours est toutefois
incontournable.
Qu’est-ce que l’empowerment, quelles histoires se cachent derrière ce vocable, quelles idées le
traversent ? Dans quel contexte est-il utilisé, par qui et pour quoi ? Quel est le lien entre le
renforcement des capacités et des pouvoirs et les initiatives internationales de réduction de la
pauvreté ? Quelles ambiguïtés émergent ?
16
1.1.1.1 Origines et étendue
Le terme d’empowerment 6 , dans le sens dont on abuse aujourd’hui dans le monde du
développement, a deux sources principales, mises en valeur par Wendy James 7 .
La première se situe dans les politiques communautaires de gauche dans la période
immédiatement post-coloniale, et l’un des ouvrages fondateurs pour cette idée est celui de
Paulo Freire, Pédagogie des Opprimés 8 , comme reformulé dans un rapport de African Rights 9 :
…des méthodes d’éducation non-formelle pour adultes destinées à rendre les
paysans et des travailleurs conscients des moyens par lesquels ils ont été exploités
dans un système capitaliste féodal, et conscients de leur potentiel de renforcer euxmêmes leurs capacités et leur pouvoir par l’action sociale. Une version diluée et
dépolitisée prescrit que les populations se réunissent pour identifier leurs problèmes
communs et décider d’approches conjointes pour les résoudre.
Ainsi le terme empowerment est, au départ, lié à un contexte éminemment politique et a
également vocation à servir de pilier pour une résistance.
Le terme empowerment part donc de cette conception sociale d’activistes de gauche pour se
retrouver dans le monde de l’entreprise, dans le vocabulaire du management des employés et
dans la technique de la gestion des ressources humaines ; la source est en Angleterre et aux
Etats-Unis, dans les années 1980, précisément au même moment où était soulevée l’idée de
donner le pouvoir au peuple en freinant le gouvernement.
En ce qui concerne le monde de l’entreprise, le processus d’empowerment des employés a pour
objectif l’amélioration de leur compétitivité et de leur efficacité – parfois au détriment de leurs
supérieurs directs, car « renforcer » un groupe peut être en « dé-renforcer » un autre. Comme
le soulève Wendy James 10 , un employé peut se réjouir de voir ses pouvoirs augmentés (plus de
poids dans la prise de décision, plus de marge de manœuvre) cependant lorsque ces pouvoirs
s’étendent, de manière logique, aux responsabilités, la tactique de l’empowerment peut se
révéler à double tranchant.
L’entendement actuel de l’empowerment est donc le fruit de ces deux premières significations.
Tostan se situe plus comme un fruit de la première, par son programme d’éducation non
formelle pour adultes, dont les termes « conscientisation », « centré sur le participant »,
« facilitateur » renvoient ainsi à aux méthodes d’éducation non formelle libératoire de Freire –
6
Nous nous concentrerons sur l’origine de l’expression empowerment, et non sur sa traduction en français.
Wendy JAMES, “Empowering Ambiguities”, in The anthropology of Power, Empowerment and
disempowerment in changing structures, ed. par Angela Cheater, Routledge, Londres et New York, 1999.
8
Paulo FREIRE, Pedagogy of the Oppressed, Londres, Sheed and Ward, 1972.
9
African Rights, Imposing Empowerment ? Aid and Civil Institutions in southern Sudan, Discussion paper n°7,
African Rights, Londres, décembre 2005, cité par Wendy James (id). Traduction par l’auteur.
10
Wendy JAMES, op. cit.
7
17
où les techniques de facilitation et de participation des « apprenants » sont les clefs de
l’empowerment, contrastant avec ce qui Freire appelle la « banking education » et qui, dans le
contexte du Sénégal, renvoie à l’éduction à l’école française ou à l’école coranique.
Aujourd’hui, si la conception de l’empowerment varie d’une agence de développement à une
autre, d’un centre recherche à un autre, la définition qui en est proposée par le groupe de travail
de la Banque Mondiale sur le renforcement des capacités 11 , l’Empowerment Team, est peut-être
la plus claire – à défaut d'être la plus précise :
Le groupe de travail sur le renforcement des capacités définit l’empowerment
comme le renforcement des capacités des individus à faire des choix et à transformer
ces choix en actions désirées et en résultats.
L’empowerment, pour ces mêmes chercheurs, est dépendant de deux facteurs liés,
l’ « agency 12 » et la structure d’opportunités.
L’agency est définie comme la capacité, l’aptitude d’un acteur à faire des choix sensés pour lui
– des choix rationnels : un libre-arbitre, en quelque sorte 13 ; la structure d’opportunités est
définie comme les aspects du contexte dans lequel un individu agit, aspects qui influent sur son
aptitude à transformer son agency en action concrète.
Dans ce cadre, les relations de pouvoir entre les différents acteurs sont déterminantes et c’est
précisément pour cette raison que l’empowerment, pour le groupe de recherche de la Banque
Mondiale, a un lien quasi organique avec les approches du développement basées sur les droits
humains, qui font de la justice et l’équité dans les relations entre les individus et entre les
individus et les Etats des fondements du développement.
La question du pouvoir est donc essentielle, d’autant plus qu’elle est physiquement au cœur de
la version anglaise du mot, empowerment ; elle est souvent éludée par l’utilisation d’un jargon
du développement dépolitisant – ‘écouter la voix des pauvres’, ‘approches du développement
centrée sur les peuples’, ‘participation communautaire’, comme s’il s’agissait plus d’un dépôt
de pouvoir par les puissants aux non-puissants que d’une prise d’une certaine quantité de
pouvoirs par les non-puissants, ce qui ressort dans les discours de la Banque Mondiale ou du
Fonds Monétaire International dont la vision de l’empowerment est radicalement plus libérale
que ne l’était celle des activistes de gauche des années 1970. On peut se demander dans quelle
11
Ruth ALSOP (ed), Power, Rights, and Poverty : Concepts and Connexions, Banque Internationale pour la
reconstruction et le développement / Banque Mondiale, Washington, 2004, p. 4.
12
Dans le doute et respectant les positions du sociologue Alain Touraine, dans son discours d’ouverture de la 5ème
Conférence Internationale sur l’Approche des Capacités (11-14 Septembre 2005, Unesco, Paris), nous
conserverons le terme anglophone.
13
Nous y reviendrons plus longuement dans la seconde partie de l’étude, Individu et Agency.
18
mesure cette définition ne correspond pas plutôt à « visiblement renforcer les capacités et les
pouvoirs…. ».
Enfin, sans s’étendre outre mesure sur les différents types et fonctionnements des pouvoirs, il
est important de noter que les pouvoirs impliqués dans les processus d’empowerment 14 sont
certes du ressort du pouvoir de (Power to), qui est à propos de l’agency de l’individu et qui est
le sens le plus couramment mis en avant par les réflexions émanant du monde du
développement, inspiré par Amartya Sen, soit la capacité pour un individu à avoir un effet ;
mais ils sont également du ressort du pouvoir sur (Power over), où le pouvoir devient plus
relationnel – comme dans l’action sociale - , le pouvoir avec et dans (Power With et Power
Within), souvent pensés comme la force de l’action collective ; enfin, le pouvoir par la
connaissance (Power/Knowledge), question foucaldienne déterminante pour la pratique du
développement, ainsi que le pose Rosalind Eyben 15 :
Quelles sont les implications en termes de pouvoirs, sur le fait que la plupart des
recherches dans le monde du développement sont financées par des organisations
internationales de développement comme la Banque Mondiale ou le DFID ? La
possession du savoir importe-t-elle si l’on pense que c’est le moyen d’atteindre les
Objectifs du Millénaire pour le Développement ? En d’autres termes, est-ce que
notre compréhension du développement et la puissance de notre savoir limitent leur
réalisation ?
Souvent en effet, on rencontre des analyses de l’empowerment confinant le renforcement au
pouvoir de – ainsi que nous le verrons dans la deuxième partie ; mais il est important de noter
de manière préliminaire que l’on ne saurait limiter l’empowerment à ce point. Dans une
certaine mesure, le contexte dans lequel l’empowerment se déploie et est utilisé explique
l’usage relativement imprécis qui en est fait…
1.1.1.2 Contextes : empowerment et réduction de la pauvreté
La notion de renforcement des capacités et des pouvoirs des pauvres (empowering the poor) est
omniprésente dans les discussions et dans les concepts encadrant la réduction de la pauvreté.
Le concept d’empowerment est étroitement lié à celui de la communauté dans les rapports des
principales agences d’aide au développement : dans « Surmonter la pauvreté humaine », du
Programme des Nations Unies pour le Développement (2000), dans les rapports sur le
Développement dans le Monde de la Banque Mondiale (comme celui de 2000/2001, Attacking
Poverty) – dans cet ordre d’idées, le programme de base de l’organisation non gouvernementale
14
Comme le met en avant Rosalind EYBEN dans son article “Linking Power and Poverty Reduction”, Ruth
ALSOP (ed), op. cité, p. 17.
15
Ibid., p. 23. Traduction par l’auteur.
19
Tostan est appelé Programme de Renforcement des Capacités Communautaires, Community
Empowerment Program…
En la matière, le livre de travail de la Banque Mondiale est éclairant 16 : il définit l’approche de
la Banque de l’empowerment pour la croissance économique et la réduction de la pauvreté.
Réduire la dégradation humaine des non-puissants 17 et libérer les énergies des
populations pour contribuer à leur société à travers le renforcement des capacités et
des pouvoirs sont les deux faces de la même pièce, et représentent non seulement les
apports-clefs de l’efficacité du développement mais aussi les critères par lesquels
l’effort de développement du 21ème siècle sera jugé.
Et d’expliquer, quelques pages plus tard, en quoi l’empowerment des communautés est la
meilleure solution à la gestion des biens publics - ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Pourquoi ces liens entre l’empowerment, les pauvres et les communautés ? Dans son article
Empowerment at Last? 18 , Mick Moore soumet différentes réponses à ses lecteurs :
− premièrement, parce que le terme est à la mode (ce n’est sans doute pas une réponse
déterminante, mais cela joue sans doute un rôle non négligeable…) ;
− deuxièmement, parce que pour les gouvernements et pour les politiques, parler de
renforcement des capacités communautaires ne coûte pas cher – tout en étant, pour les
agences
d’aide
internationale,
un
moyen
de
caresser
les
Organisations
Non
Gouvernementales dans le sens du poil tout en rassurant les autres, qui savent que l’emploi
de ces expressions n’a pas de conséquences directes ;
− troisièmement, Mick Moore met l’accent sur des raisons plus spécifiques à l’emploi des
termes empowerment et communauté par la Banque Mondiale, sur lesquelles nous ne
reviendrons pas ici ;
− enfin la quatrième explication qu’il propose est liée au contexte politique international dans
lequel une sorte de nouveau populisme se déploie, allant des individus leaders directement
aux individus votants en passant au-dessus des intermédiaires des partis traditionnels.
On pourrait également rajouter qu’il est bien plus facile pour les agences d’aide internationale
de promouvoir le renforcement des capacités et des pouvoirs des « communautés » et non, par
exemple, des syndicats ou des partis politiques, quelle que soit leur potentiel pour le
développement de leur pays.
16
Deepa NARAYAN (ed), Empowerment and poverty reduction, A sourcebook, Banque Internationale pour la
reconstruction et le développement / Banque Mondiale, Washington, 2002.
17
On peut également traduire powerless par “sans voix”, option plus politique.
18
Mick MOORE, “Empowerment at Last?”, in Journal of International Development, vol. 13, 2001, pp. 321-329.
20
Si on remonte dans le temps, malgré leur vocation alternative, les méthodes d’éducation non
formelle (à l’origine de ces concepts de renforcement des capacités et des pouvoirs) furent
l’une stratégie de développement par la modernisation mises en œuvre par les gouvernements
et les agences d’aide ; elles ont pu ainsi renforcer des structures de pouvoir existantes en étant
déconnectées d’un contexte plus large que celui de la simple relation entre le facilitateur et les
participants.
Ainsi, Mansour Fatikh, dans sa thèse 19 , montre à quel point les méthodes d’éducation non
formelle ont perpétué les ordres socio-économique, politique et culturel, notamment en
Indonésie.
A travers des projets d’éducation non formelle, les approches radicales et les
méthodologies telles que les méthodes éducationnelles de Freire et les approches par
la conscientisation ont été […] utilisées pour domestiquer l’impact révolutionnaire
de ces approches radicales.
Le terme empowerment, renforcement des capacités et des pouvoirs, est donc porteur de
nombreuses ambiguïtés en ce qui concerne les pouvoirs à renforcer. Les grandes agences de
développement ne sont pas d’une aide majeure dans la recherche d’une définition plus précise
de l’empowerment ; quelques aspects sortent certes de la nébuleuse, comme l’agency des
individus dans le processus d’empowerment ou l’importance d’un cadre d’opportunités permis
par le respect des droits humains. Pour autant il paraît nécessaire de prendre garde à l’emploi
abusif d’un terme que Deepa Narayan 20 explique par « force personnelle, contrôle, pouvoir sur
soi, choix personnel, vie en accordance avec ses propres valeurs, capacité de se battre pour ses
droits, indépendance, prise de décision personnelle, être libre, éveillé, conscient, être apte
à/capable de… ». La prudence pourrait également inciter à faire attention aux intérêts compris
de ceux qui abusent de l’expression – et pour qui un terme élastique aux contours politiquement
corrects est fort utile lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des cadres stratégiques de réduction de
la pauvreté en collaboration avec des gouvernements et des Etats peu pris en compte.
Concevoir l’empowerment apparaît donc assez complexe ; qu’en est-il lorsqu’on veut le mettre
en œuvre – comment faire en sorte que les individus voient leurs capacités de faire des choix
renforcées, que ces choix deviennent actions ? Que proposent les acteurs du développement, et
que réalise l’organisation non gouvernementale Tostan ?
19
Mansour FATIKH, Education for Social Transformation : a dialectical perspective, Center for International
Education, University of Massachussets, Amherst, Etats-Unis, 1991.
20
Deepa NARAYAN, op.cit. p. 13.
21
1.1.2
Applications
Si l’on se situe dans le cadre des politiques de réduction de la pauvreté, l’application des
principes de l’empowerment se traduit par un cadre de travail prenant en compte quatre
éléments de l’empowerment : l’information, l’inclusion/la participation, la responsabilité et la
capacité d’organisation locale 21 : autant de concepts repris et développés dans le cadre d’action
de la Banque Mondiale. Nous verrons en quoi l’application par Tostan des principes du
renforcement des capacités et des pouvoirs diffère.
1.1.2.1 Appliquer les principes de l’empowerment pour la réduction de la
pauvreté
Dans l’application de la recette de l’empowerment en vue de la réduction de la pauvreté,
préconise la Banque, cinq points sont déterminants :
− la fourniture de services de base,
− l’amélioration de la gouvernance locale,
− l’amélioration de la gouvernance nationale,
− le développement du marché vers les pauvres,
− l’accès à la justice et à l’aide de la loi 22 .
En ce qui concerne la fourniture de biens de base, on retrouve le même cadre que celui des
Objectifs du Millénaire pour le Développement : l’accès à l’information, à travers les services
publics ou privés ; l’inclusion ou la participation 23 :
L’empowerment implique également des approches plus participatives, plus par le
bas, des objectifs du développement. Il y a maintenant un consensus sur le fait que
les approches qui donnent aux pauvres plus de liberté pour faire des décisions
économiques élargissent l’efficacité du développement…
La participation se traduirait donc concrètement par l’obtention par les pauvres de plus de
liberté économique – aucune mention n’est faite de la participation à l’action politique.
L’inclusion est du ressort de l’obtention de cartes d’identité ou de certificats de naissance par
les pauvres/exclus. Dans ce même thème on retrouve enfin le renforcement des capacités des
organisations locales communautaires (on se rappelle la relation empowerment/ communauté)
pour la prise en charge les services de base, en collaboration avec les services de l’Etat.
En ce qui concerne l’amélioration de la gouvernance locale, elle passe par l’accès à
l’information par des sources indépendantes, l’inclusion et la participation de la population au
21
Ibid, p. 31.
Ibid.
23
Ibid, p. 6, traduction par l’auteur.
22
22
budget, à la gestion, à la création des règles et également par la responsabilisation des citoyens
à travers des comités communautaires de vigilance, de gestion de la ville…
L’amélioration de la gouvernance au niveau national doit être atteinte par : l’accès à
l’information afin que les citoyens puissent effectuer un contrôle plus efficace de leurs
représentants ; l’inclusion et la participation, de manière directe ou indirecte (prise en compte
des atteintes des pauvres par des enquêtes, par exemple) ; la responsabilisation des citoyens
(par le biais de tables de concertation entre les citoyens et les représentants du gouvernement,
par exemple, afin que les réactions des citoyens aient un impact sur la prise de décision au
niveau national) ; le renforcement des capacités des organisations locales.
Le développement d’un marché favorable aux pauvres (pro-poor) est essentiel pour la
réduction de la pauvreté par l’empowerment – toujours selon les critères de la Banque – en ce
que la pauvreté et la vulnérabilité ne sauraient être résorbées sans : une croissance supportée
par l’activité du secteur privé ; des services de soutien au développement de micro ou
moyennes entreprises ; l’accès à l’information et aux technologies de l’information ; le
changement de régulation pour l’inclusion et la participation ; la fiabilité, la capacité des
organisations locales ; l’accès aux services financiers ; les innovations technologiques pour
réduire les coûts d’information et de transaction ; la gestion de la vulnérabilité par les
assurances et les logements...
Et enfin, dernier volet, l’accès à la justice et à l’aide de la loi, afin de créer un environnement
favorable à la bonne gouvernance.
Dans ce chapelet de recommandations, on peut se demander ce qui changerait
fondamentalement sans le label empowerment et réduction de la pauvreté. On retrouve les
thèmes de la bonne gouvernance, de la vulnérabilité, de la participation…
La Banque, visiblement plus inspirée dans ses recommandations par le management des
entreprises que par la Pédagogie des Opprimés, semble préconiser les recettes habituelles d’un
développement globalement axé sur la croissance économique – l’important étant que tous,
même les pauvres, puissent y participer – où l’Etat ne se voit renforcé qu’indirectement et assez
ironiquement par la collaboration qu’on lui demande de mener avec d’autres structures (les
« communautés », par exemple) ou par le soutien qu’il peut apporter à la mise en place d’un
cadre favorable à l’initiative privée…
Rien de très nouveau, apparemment, sous le grand chapeau de l’empowerment. Et pourtant, si
l’on s’attarde à décortiquer, morceau par morceau, l’exemple de l’organisation non
gouvernementale Tostan, sous le discours imprégné de jargon du développement apparaissent
23
des réalisations concrètes que nous allons brièvement présenter, afin de donner une idée plus
vivante de la mise en œuvre du renforcement des capacités et des pouvoirs dans un programme
de développement.
1.1.2.2
En pratique : l’empowerment selon Tostan
Tostan propose un programme de deux ans, auparavant appelé « Programme de Renforcement
des Capacités Villageoises », mais qui depuis l’extension du programme aux zones urbaines de
Dakar et de Thiès, s’intitule « Programme de Renforcement des Capacités Communautaires »,
Community Empowerment Program.
Ce programme d’éducation non formelle a été conçu dans les années 1980 par la fondatrice et
directrice de Tostan, Molly Melching, et a évolué au fil de permanentes évaluations
pédagogiques. Aussi, lorsqu’en 1991 Tostan est créé, les responsables ont déjà une solide
expérience en matière d’éducation pour adultes, qui plus est en langues nationales, et cela bien
avant l’imprégnation de tous les discours du développement des idées de renforcement des
capacités et des pouvoirs.
Le renforcement des capacités et des pouvoirs, selon Tostan, ce sont des cours d’éducation de
base non formelle. Une première session de modules – le Kobi (retourner la terre pour la
rendre fertile, en mandinka) – comportant les droits humains et la démocratie, le processus de
résolution des problèmes ainsi que l’hygiène et la santé, dure un an et a pour objectif la
conscientisation des participants, leur éveil.
La seconde session, la deuxième année, est appelée Aawde (semer les graines, en pulaar) et
aborde l’alphabétisation, le calcul et la gestion de petits projets, avant de renforcer les thèmes
de la première année à travers des cahiers interactifs appelés Savoir et Agir. Les modules sont
liés et l’ordre dans lequel ils sont dispensés renforce la fondation du programme sur les droits
humains (45 sessions au départ du programme). La formule de Tostan est résumée dans
l’introduction du rapport annuel 24 :
La mission de Tostan est de contribuer à la dignité des populations africaines à
travers la mise en œuvre d’un programme d’éducation non formelle, participatif et
basé sur les droits humains, mené en langues nationales. Tostan fournit aux
participants les connaissances et les outils dont ils ont besoin pour devenir les acteurs
– et investigateurs – confiants, équipés, des transformations sociales et du
développement économique de leurs communautés.
Le « renforcement des capacités » n’est certes pas explicite dans cette formule, mais l’idée est
omniprésente. Il s’agit bien de fournir des outils, d’équiper les « participants » - appelés à
24
dessein participants et non élèves, afin qu’ils deviennent les acteurs de leur propre
développement, Tostan étant à la fois un passeur de connaissances et un fournisseur d’outils. Le
mot « participatif » n’est pas un vain mot : les modules se déroulent selon des méthodes
d’apprentissage axées sur le participant et sur la participation de tous, avec comme outils
principaux les traditions des chants, danses, poèmes et pièces de théâtre traditionnels, mis en
valeur par le programme.
Si l’on revient à la conception de l’empowerment selon la Banque Mondiale, comme on l’a vu
précédemment, et si l’on reprend terme après terme les différents volets du renforcement des
capacités et des pouvoirs, l’on s’aperçoit que le programme de Tostan fait écho à certaines
idées et moins à d’autres.
Pour Tostan, les services de base à fournir sont avant tout de l’ordre de la connaissance à
transmettre et des outils du quotidien (comment classer ses problèmes selon des priorités,
comment nettoyer une concession, quels aliments donner de préférence à un nourrisson…).
Mais, pour que les participants soient prêts à recevoir et à mettre en pratique ces informations,
il faut, selon le programme, qu’ils soient éveillés, conscients de leurs droits humains – nous y
reviendrons bientôt – et capables de faire le lien entre le droit à avoir un nom et une nationalité,
par exemple, et le fait d’aller inscrire un nouveau-né aux registres d’état civil : en cela l’accès à
la justice et l’aide de la loi est compris dans ces services de base, et passe avant tout par la
connaissance même de l’existence des droits nationaux et internationaux.
Selon les critères de la Banque, on se rappelle que l’existence d’un marché favorable aux
pauvres est primordiale pour la réalisation de l’empowerment ; Tostan, concerné par ces
questions au niveau local, pour appuyer et mettre en pratique les connaissances du programme,
propose des activités de micro crédit et des petits projets générateurs de revenus.
En ce qui concerne la question de la gouvernance au niveau local et national – et même la
question du pouvoir et de la connaissance, nous allons voir en quoi les différents niveaux de
collaboration proposés par Tostan peuvent proposer une réponse.
1.1.3 Tostan avec les pouvoirs familiaux, locaux, régionaux, nationaux,
traditionnels ou étatiques
La complexité des niveaux de collaboration de Tostan avec toutes les structures de pouvoir des
sociétés dans lesquelles l’organisation travaille est déterminante pour la réussite des
24
TOSTAN, Annual Report 2004, Dakar, Sénégal, 2005. Traduction par l’auteur.
25
programmes. D’une manière générale, il apparaît que Tostan ne crée pas de nouveaux niveaux
de complexité et de nouveaux rapports de domination – comme cela pourrait arriver, entre deux
personnes d’une même famille, par exemple, dont l’une bénéficierait de programmes ou
d’activités de micro crédit et l’autre non – mais s’appuie sur les structures d’organisation déjà
existantes, au niveau individuel, local, régional, national, pour mettre en œuvre et renforcer
l’impact de son programme.
1.1.3.1 Au niveau individuel et familial
Le programme se met en place dans un village, dans un quartier, si les participants en font la
demande ; ce sont eux qui décident qui participera au programme, ce sont chez eux que loge le
facilitateur.
D’habitude, ce sont deux classes de 30 à 35 participants qui se tiennent dans un village. Quant
au facilitateur, ce sont les participants qui prennent en charge son logement, sa nourriture et une
partie de son salaire – ainsi que le centre où auront lieu les cours. Le facilitateur donne les
cours en langue nationale ; à l’origine, il vient de la communauté elle-même, cependant avec
l’extension du programme au fil des années, des facilitateurs avec plus d’expérience se sont
ajoutés à ceux qui souvent, étaient d’anciens participants au programme.
Toute la famille d’un participant est impliquée dans le processus d’apprentissage ; à chaque
participant, le programme demande de partager les connaissances acquises avec les membres
de sa famille et ses amis ; ce principe est d’autant plus important que la plupart des participants
sont des participantes (78% en 2004), et l’implication de leur mari est nécessaire lorsque les
apprentissages ont mené à une prise de décision (l’adoption du planning familial, l’abandon des
mariages précoces et forcés, l’abandon de l’excision).
Mais, si les hommes sont des piliers dans les relations de pouvoir au niveau individuel et
familial, s’il est vrai que sans eux, aucun changement ne peut être durable, leur implication ne
saurait limiter le rôle des femmes, ainsi que le notent Peter Easton, Karen Monkman et Rebecca
Miles 25 :
Il est aisé de retomber dans les motifs des relations de genre inéquitables et de
compromettre la planification et les dynamiques d’un processus tel que le
programme Tostan. Les relations familiales et les relations sociales doivent toutes
deux retenir l’attention afin que la participation des hommes continue à fournir un
soutien mais ne prenne pas la place des femmes, ou ne les exclue pas.
25
Peter EASTON, Karen MONKMAN et Rebecca MILES, Social policy from the bottom-up: abandoning FGC in
sub-Saharan Africa, Development in Practice, Volume 13, n°5, novembre 2003. Traduction par l’auteur.
26
Dans la même optique l’implication des femmes les plus âgées est également très importante,
au vu de l’influence qu’elles ont dans la prise de décision et de leur contrôle sur leurs filles,
petites-filles, belles-filles.
1.1.3.2 Au niveau local
L’implication dans le programme des représentants de l’autorité traditionnelle est déterminante.
Dans toutes les activités, et tout particulièrement dans les activités de mobilisation sociale, dans
les décisions qui concernent la communauté, dans les questions qui touchent aux points
sensibles des pouvoirs, des coutumes, de la religion, les chefs traditionnels sont concernés au
premier chef.
L’histoire de la première Déclaration Publique pour l’Abandon de l’excision est significative de
l’importance de l’implication des leaders traditionnels et de la force que leur soutien donne aux
décisions communautaires.
Le renforcement des capacités que Tostan met en œuvre n’est pas un renforcement des non
puissants contre les puissants, ce n’est pas un renforcement des griots contre leurs rois, mais un
renforcement qui se veut plus positif, où chacun gagne à ce que tous gagnent : les femmes ont
intérêt à comprendre le fonctionnement de leur corps, par exemple, mais elles ont également
intérêt à ce que leur mari le comprenne lui aussi.
Dans le même ordre d’idées, les participants ont intérêt à ce que les non participants s’ouvrent
aux discussions des classes Tostan, pour le bien être de la communauté et pour que personne ne
soit exclu des discussions et des changements : chaque personne dans la classe Tostan adopte
un ami, selon l’expression wolof N’Deye Dikké (le nom donné à quelqu’un que l’on adopte
comme confident).
C’est ainsi que la dernière évaluation de Tostan menée par Population Council et la GTZ 26
montre, prenant entre autres l’exemple de la connaissance de méthodes de contraception, que
en ce qui concerne la connaissance des droits humains entre un village Tostan et un village de
comparaison :
− au début du programme, 11% des femmes étaient conscientes de l’existence des droits
humains ;
− à la fin du programme dans le village, les femmes qui avaient participé au programme
connaissaient leurs droits à 93%, et celles qui n’avaient pas participé au programme étaient
désormais 43% à connaître leurs droits ;
26
Population Council, GTZ, Tostan, The Tostan Program – Evaluation of a Community Based Education
Program in Senegal, évaluation financée par l’USAID, août 2004.
27
− en ce qui concerne les hommes, ils étaient 41% au début du programme à connaître leurs
droits ; à la fin du programme, ceux qui avaient participé aux classes Tostan étaient 94% à
connaître leurs droits, et ceux qui n’avaient pas suivi le programme étaient 86%.
Le renforcement des capacités et des pouvoirs mis en œuvre par Tostan ne touche apparemment
pas uniquement les participants, mais s’étend à la communauté : résultat non seulement du
système de N’Deye Dikké, mais également de l’organisation par les participants de nombreuses
activités de sensibilisation et de tenue de réunions collectives – avec le nécessaire accord et
l’utile soutien des leaders traditionnels.
Un autre élément déterminant pour notre réflexion est la mise en place dans les premiers mois
du programme d’un Comité de Gestion Communautaire (CGC) par les participants ET par le
reste de la communauté, en partenariat avec les leaders traditionnels.
Ce CGC est censé gérer non seulement les activités de la classe mais également celles de toute
la communauté. Il ne remplace pas des structures déjà existantes, il permet de renforcer les
acquis du programme en facilitant la mise en pratique des connaissances, en impliquant le reste
de la communauté et surtout en étant durable : en effet, une fois le programme arrivé à son
terme, le GCC, lui, demeure, et ses membres continuent à être responsables qui des activités de
la jeunesse, qui des affaires extérieures, qui des activités de nettoyage communautaire – le Set
Setal…
Avec l’idée, à moyen terme, de rendre le CGC suffisamment compétent et autonome pour qu’il
n’ait plus besoin des projets proposés par les ONG mais qu’il soit capable lui-même de mettre
en œuvre ce que les membres de la communauté réclament.
Enfin, un dernier élément déterminant à ce niveau doit être souligné. Nous écrivions plus haut
que Tostan ne rajoute pas de niveaux de complexité dans un tissu social déjà extrêmement
dense ; Tostan considère que le meilleur moyen de mettre en œuvre l’empowerment est de
s’appuyer sur les relations familiales et sur les relations de mariage entre les villages et les
communautés dans lesquelles le programme se déroule ; aussi le programme a-t-il toujours lieu
dans plusieurs villages d’une même zone, tous liés entre eux par des relations familiales, ce qui
semble apparaît être du ressort du pouvoir avec (pouvoir avec la famille étendue) et du pouvoir
dans (pouvoir dans la communauté entière), stratégie pour favoriser la prise de décision
collective.
1.1.3.3 Au niveau régional et national
La collaboration tous azimuts ne s’arrête pas aux niveaux familial et local ; tout aussi
stratégique est la collaboration, au niveau régional et national, avec les représentants de l’Etat
28
(gouverneurs, préfets et sous-préfets), avec le gouvernement, avec les grands leaders religieux.
Pour le prix de quelques discours indigestes, les représentants locaux de l’Etat sont impliqués
dans les activités des classes Tostan ; les grandes mobilisations sociales sont systématiquement
parrainées par le gouvernement du Sénégal, et en premier lieu les Déclarations Publiques pour
l’abandon de l’excision.
En Guinée, dans chacune des trois régions où le programme est mis en œuvre, Tostan renforce
une organisation non gouvernementale locale qui travaille en constante collaboration avec
l’organisation ; les villages des classes Tostan se rencontrent entre eux à l’occasion d’échanges
interrégionaux ; des programmes radios en collaboration avec des médias locaux assurent la
diffusion des thèmes du programme et leur discussion au niveau régional….
Ce système complexe de collaboration avec les différentes sortes de pouvoir est également
déterminant au niveau national : l’action de Tostan est placée sous la houlette, même
symbolique, du Plan d’Action National pour l’Abandon des Mutilations Génitales Féminines ;
Tostan a étroitement collaboré avec le Parlement pour l’élaboration du protocole qui a donné le
jour à la loi interdisant la pratique de l’excision au Sénégal, en 1999…
L’Etat sénégalais utilise sans doute, dans une certaine mesure, Tostan comme un agent
d’exécution de plans de politique nationale, et cette situation est probablement amplement
préférable à l’inverse.
1.1.3.4 Pouvoir et connaissance
Si – enfin – l’on s’intéresse au pouvoir comme connaissance, Power/Knowledge, Tostan se
situe entre le savant, l’expert, et le praticien ; née de l’expérience, l’organisation Tostan a vu
ses constatations et ses hypothèses empiriques confirmées par des chercheurs comme Gerry
Mackie 27 – nous reviendrons longuement sur ce sujet dans notre dernière partie –, ses résultats
labellisés « Best Practice Model » pour l’abandon de l’excision par l’Organisation Mondiale de
la Santé en 2003 ; l’Unicef, partenaire de Tostan depuis sa création, s’apprête à placer son
initiative globale pour l’abandon de l’excision dans le sillage du modèle d’éducation de base de
Tostan.
Ainsi, l’on assiste même à une sorte de retournement de situation, où l’expérience, légitimée
par l’expertise (expertise académique, expertise des organisations intergouvernementales), est
27
Gerry MACKIE, “Abandoning Female Genital Cutting : The Beginning of the End”, in B. SHELL-DUNCAN
et Y.HERNLUND (eds), Female Circumcision in Africa : Culture, Controversy and Change, Lynne Rienner
Publishers, 2000.
29
en train de devenir elle-même expertise en matière d’éducation non formelle, de renforcement
des capacités et des pouvoirs, d’abandon de l’excision…
Nous avons vu à quel point Tostan est ancré dans un système complexe de relations de
pouvoirs de toutes sortes, au niveau du programme aussi bien qu’au niveau organisationnel.
Dans la nébuleuse du renforcement des capacités et des pouvoirs, Tostan fait figure de cas
particulier précisément grâce à son enracinement dans les structures où l’organisation évolue et
où le programme se déploie, au niveau individuel et familial, local, régional et national, entre
les autorités traditionnelles et les plans d’action de l’Etat du Sénégal. Tostan ne néglige donc
pas la question des pouvoirs, et s’appuie même sur les réseaux, sur les structures existants pour
mener à bien son programme.
Cependant, cette nécessaire question des pouvoirs ne peut être dissociée plus longtemps de son
corollaire, les droits humains. En effet, pouvoirs, empowerment et droits humains sont
imbriqués dans un système d’interactions réciproques où ils dialoguent et se chevauchent sans
cesse.
1.2 Droits
La relation entre les droits et le renforcement des capacités et des pouvoirs est très clairement
décrite par Jonathan Fox 28 :
Le pouvoir est souvent traité comme une capacité implicite à sens unique, mais est
plus utilement compris en termes de relations. L’empowerment implique des
changements au niveau des relations de pouvoir au sein de trois arènes imbriquées :
au sein de la société, au sein de l’Etat, et entre l’Etat et la société. Dans ce contexte,
il est utile de distinguer l’empowerment, dans le sens des capacités des acteurs, des
droits, dans le sens des opportunités institutionnellement reconnues. Ces deux
bonnes choses ne vont pas nécessairement bien ensemble. Les institutions peuvent
nominalement reconnaître des droits que les acteurs, à cause des balancements dans
les relations de pouvoir, peuvent ne pas être capables d’exercer en pratique.
Inversement, des acteurs peuvent être renforcés [empowered] dans le sens avoir de
l’expérience et la capacité d’exercer leurs droits, alors qu’ils peuvent manquer
d’opportunités institutionnellement reconnues pour le faire.
Ainsi, la relation droits-pouvoirs est une relation interactive : entre les institutions formelles, en
haut, et les institutions informelles, en bas, les pouvoirs renforcés, en bas, doivent trouver les
opportunités de s’exprimer avec les droits.
Pour cette raison, et pour mieux comprendre l’approche de Tostan, après avoir distingué les
différentes sortes de droits concernés par les questions de développement, il paraît
28
Jonathan FOX, “Empowerment and Institutional Change: Mapping Virtuous Circles of “State-Society”
Interactions”, in Ruth ALSOP (ed), op.cit., p. 71. Traduction par l’auteur.
30
indispensable de s’arrêter un instant sur les approches du développement centrées sur les droits
humains (les droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels), d’évoquer les
pensées et les théories qui ont influencé cette approche, avant de décrypter les liens entre
Tostan et les droits humains.
1.2.1 Les approches du développement centrées sur les droits humains
Selon le travail de synthèse de Caroline Moser et Andy Norton, de l’Overseas Development
Institute 29 , les droits humains sont :
Un droit universel avec un domaine individuel ; c’est-à-dire un droit individuel qui
s’applique à tous les êtres humains sans distinction, sans considération de leur
appartenance à une famille, un groupe, une religion, une communauté, une société.
Les droits humains sont les droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels, et leur
indivisibilité est primordiale. Leurs principes-clefs incluent : l’universalité et l’indivisibilité,
l’égalité et la non-discrimination, la participation et l’inclusion, la responsabilisation et les
règles de loi. Les droits humains en eux-mêmes et les droits humains en tant qu’approche du
développement doivent être distingués.
Les droits humains s’ajoutent à une longue liste d’approches analytiques et opérationnelles du
développement (ajustements structurels, satisfaction des besoins essentiels, renforcement des
capacités et des pouvoirs…) et ont des origines très diverses, relevées par Caroline Moser 30 :
− le cadre légal international des droits humains, un ensemble de traités et de conventions des
Nations Unies ;
− une myriade de conflits et de débats sociaux, culturels et politiques entre le Nord et le Sud ;
− une insistance de la science politique sur l’évolution historique d’une relation individuelle
de l’Etat au clientélisme et à la citoyenneté.
Par ailleurs, Caroline Moser insiste également sur les conceptions que partagent les
innombrables organisations non gouvernementales qui mettent en pratique leurs approches du
développement basées sur les droits humains :
− les gens sont des citoyens avec des droits plus que des bénéficiaires qui ont des besoins ;
− le gouvernement, avec ses obligations envers les citoyens, a un rôle central à jouer dans le
développement basé sur les droits humains ;
− la participation à la base est cruciale pour s’assurer que les voix des pauvres soient
entendues.
29
Caroline MOSER et Andy NORTON, To Claim our Rights : Livehood Security, human rights and sustainable
development, Overseas Development Institute, Londres, 2001. Traduction par l’auteur.
31
Depuis une dizaine d’années, on observe dans le monde du développement une tendance
croissante à placer toutes les souffrances humaines sur le champ de bataille des droits humains.
Si les débats sont certes multiples et les enjeux divers, cette concentration sur les approches du
développement centrées sur les droits humains est étroitement liée aux travaux d’Amartya Sen
à propos de la pauvreté et des droits humains.
1.2.1.1 L’influence de Sen
Amartya Sen 31 a joué un rôle primordial dans le lien noué entre la réduction de la pauvreté, les
droits humains et les libertés fondamentales.
L’on peut s’en rendre compte en comparant sa perspective avec l’approche du développement
centrée sur les besoins essentiels, basic needs ; selon l’approche par les besoins essentiels, le
développement passe par la satisfaction d’un certain nombre de besoins (dont les droits
humains) ; une fois les besoins identifiés, c’est leur satisfaction qui mènera au développement.
L’approche du développement humain, définie en 1996 par le Programme des Nations Unies
pour le Développement, comprend quant à elle trois composantes essentielles : (1) la capacité
d’être bien nourri et en bonne santé, (2) la capacité d’une reproduction saine, et (3) la capacité
d’être éduqué et d’avoir des connaissances.
Cette dernière approche représente un pas en avant par rapport à l’approche par les besoins
essentiels, en reconnaissant aux pauvres le rôle d’acteurs dans leur propre développement ;
cependant le développement social et économique est considéré comme un résultat des efforts
de développement.
L’approche du développement centrée sur les droits humains considère en revanche que le
processus de développement lui-même, réseau complexe de droits, de revendications,
d’obligations, est déterminant. Ainsi, dans le rapport du PNUD de 2000 32 , rapport façonné par
Amartya Sen, on peut lire :
Avoir un droit particulier est revendiquer auprès d’autres personnes ou des
institutions leur aide ou leur collaboration pour rendre possible l’accès à une liberté.
Cette insistance sur la revendication auprès des autres nous mène au-delà de l’idée
du développement humain. La connexion normative entre des objectifs louables et
les raisons qui motivent les actions ne rendra pas les devoirs spécifiques des
individus, des collectivités ou des institutions sociales s’intéresser au développement
humain. C’est là où l’approche centrée sur les droits humains peut offrir une
perspective additionnelle très utile pour l’analyse du développement humain. Elle lie
le développement humain à l’idée que les autres ont des devoirs de faciliter et
d’augmenter le développement humain.
30
Caroline MOSER, « Rights, Power and Poverty Reduction », in Ruth ALSOP (ed), op. cit., p. 34.
Amartya SEN, Developement as Freedom, Anchor Books, New York, 1999 (entre autres).
32
UNDP, Human Developement Report 2000: Human rights and human development, Oxford University Press,
2000. Traduction par l’auteur.
31
32
Ainsi, l’approche centrée sur le droits humains apparaît aller plus loin que celle dite du
développement humain. Si la définition du bien-être est "pouvoir profiter de libertés
substantielles", le développement humain est étroitement connecté avec l’élargissement d’un
certain nombre de capabilités – comme nous le verrons dans la deuxième partie –, libertés dont
l’homme dispose pour faire jouer un certain nombre de fonctionnements (capabilité de manger,
par exemple).
Comment mettre en pratique cette approche du développement centré sur les droits humains ?
Comment l’éducation non formelle, comment le programme de renforcement des capacités mis
en œuvre par Tostan sont-ils liés à cette approche ?
1.2.1.2 Implications de la programmation de l’approche centrée sur les droits
humains
Pour comprendre à quoi correspond la mise en œuvre d’une approche du développement centré
sur les droits humains, nous nous appuyons sur le livre de référence d’Urban Jonsson, Human
Rights Approach to Development Programming 33 . Il met en avant des parallèles entre la
« bonne programmation », qui correspond pour lui à ce que réalisait l’Unicef avant l’approche
par les droits humains, et l’approche par les droits humains en elle-même, qu’il appelle de ses
vœux.
Si l’on prend l’exemple du renforcement des capacités et des pouvoirs, selon Jonsson, le
renforcement des capacités et des pouvoirs, l’empowerment, est important mais n’est pas une
stratégie nécessaire dans la programmation de l’approche du développement humain –
l’empowerment revient plus à remplacer la domination des circonstances et de la chance sur les
choix des personnes par la domination du choix des personnes sur les circonstances et sur la
chance. Tandis que dans l’approche centrée sur les droits humains, qui implique « dignité et
respect pour l’individu 34 », les circonstances et les chances ne sauraient dominer la vie des
personnes ; une approche centrée sur les droits humains vise les personnes, et tous les soutiens
extérieurs devraient aller dans le sens de l’effort de l’individu.
1.2.2
Tostan : les droits humains par l’éducation
Au-delà des concepts théoriques, des notions et des propositions de programmation de
l’approche du développement par les droits humains, l’organisation Tostan pratique très
33
34
Urban JONSSON, Human Rights Approach to Developement Programing, Unicef, Kenya, 2003.
Id, p. 39.
33
concrètement depuis plus de dix ans une méthode de renforcement des capacités et des
pouvoirs enracinée dans les droits humains. Ainsi, le programme d’éducation non formelle de
Tostan n’est pas commun ; il présente certes toutes les caractéristiques des programmes de
renforcement des capacités (permettre aux participants d’apprendre à apprendre, de résoudre
des problèmes, de développer des capacités productives, des contribuer au développement
communautaire en renforçant l’autonomie et la confiance, l’implication dans la prise de
décision…), à cette nuance près : son insistance sur les droits humains, avant même l’hygiène,
la santé ou l’alphabétisation.
Le programme d’éducation de base de Tostan, comme on l’a vu, est un programme d’éducation
non formelle, concret, pratique (comment avoir une alimentation saine, comment couvrir les
jarres d’eau pour éviter les moustiques…), mais surtout un programme d’éveil.
Et les thèmes qu’aborde le programme en premier, avant même l’hygiène et la santé, sont les
droits humains et la démocratie. Plusieurs instruments sont utilisés :
− la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (10 décembre 1948),
− le Pacte International Relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels (entré en
vigueur le 3 janvier 1976),
− le Pacte International Relatif aux Droits Civils et Politiques (23 mars 1976),
− la Convention sur l’Elimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (3
septembre 1981),
− la Convention Relative aux Droits de l’enfant (20 novembre 1989),
− la Déclaration sur l’élimination de toute forme de violence contre les femmes (20 décembre
1993),
− la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des peuples (21 octobre 1986).
Ainsi donc, avant la mobilisation des institutions internationales de développement autour des
thèmes des droits humains, l’expérience de Tostan avait poussé les concepteurs des
programmes à mettre au premier plan les droits humains 35 . Les changements intervenus dans le
programme dans le sens du renforcement des droits humains, comme nous l’avons vu en
introduction, sont même allés bien au-delà des attentes de Tostan. De nombreuses évaluations
35
Les droits et responsabilités envisagés dans le programme d’éducation de Tostan sont : droit à la survie, droit à
être protégé contre toute forme de violence, à être protégé contre toute forme de discrimination, à la paix et à la
sécurité, à la santé, à l’éducation, droits à l’eau, à l’alimentation, au logement et à l’habillement, droit à un
environnement sain, droit à un travail, droit à un nom, une famille et une nationalité, droit au mariage, droit à
l’expression, à l’opinion, et à l’information ; droits à la participation et à l’association ; droit de voter et droit à
l’éligibilité ; droit à l’égalité devant la loi et à avoir un procès équitable ; droit à l’accès au crédit, au prêts
bancaires, à l’accès à la terre et à la propriété ; droits aux technologies appropriées, et au progrès scientifique ;
droit à la survie et au développement ; droit à la liberté de conscience et de pratiquer la religion de son choix ;
droits aux activités culturelles et sportives.
34
externes montrent l’importance de la liaison entre les droits humains (le droit à la santé, à une
reproduction saine…) et les modules de santé eux-mêmes (santé de la reproduction,
accouchement…). Lorsque les femmes de Malicounda sont arrivées à cette partie du
programme où elles ont compris que certaines complications de l’accouchement, ou d’autres
problèmes de santé, étaient la conséquence de leur excision, elles ont automatiquement fait le
lien avec les droits qu’elles avaient appris auparavant (dont, comme on l’a vu, le droit à la
santé). C’est ainsi que le mouvement pour l’abandon de l’excision a commencé au Sénégal.
Et c’est à ce point que de nombreuses questions doivent être posées : à propos des droits et de
l’excision, de la culture, de l’universalisme et du relativisme, des conceptions et des idéologies.
En effet, les résultats obtenus par Tostan dans l’abandon de l’excision au Sénégal, s’ils sont
exemplaires, sans précédent, doivent être compris à la lumière de dizaines de centaines
d’années de pratique, et de dizaines d’années de débats entre chercheurs du monde entier –
africains et non-africains –, de disciplines variées, de centaines de plans d’action contre
l’excision et les mutilations génitales féminines. L’excision est devenue à la fois un enjeu de
santé internationale et une préoccupation majeure pour les approches par les droits humains, et
c’est uniquement après avoir fait le tour, très rapide, de quelques enjeux majeurs dans l’histoire
et dans les débats, que la spécificité de Tostan pourra être mise en lumière.
1.3
Vers l’abandon de l’excision ?
Le processus d’abandon de l’excision en cours au Sénégal a de nombreuses origines ; mais
avant toute chose, le situer dans le contexte général africain puis le mettre en perspective à
partir des débats et des controverses internationales parait nécessaire, précisément pour en faire
ressortir la singularité. C’est lorsque nous en viendrons à détailler l’impact du programme de
Tostan sur les décisions d’abandon de l’excision que nous comprendrons l’importance du
renforcement des capacités et des pouvoirs aussi bien que de l’éducation aux droits humains.
1.3.1
Les débats et les controverses
Avant de s’arrêter à évoquer les différents points de vue et les différentes manières de parler de
– ne serait-ce que de comprendre – l’excision, une brève description de cette pratique s’impose.
35
1.3.1.1 Les faits
L’excision est l’un des noms donnés à l’une des formes d’une pratique plus que millénaire, que
l’on trouve dans 28 pays africains, mais également en Oman, au Yémen, dans les émirats
Arabes Unis et au sein de certaines minorités musulmanes en Asie 36 .
Aujourd’hui, du fait des migrations de population, l’excision est également pratiquée dans les
pays occidentaux. Les chiffres, très discutés, donnent habituellement le nombre de 100 à 130
millions de femmes excisées dans le monde, avec une estimation de 2 millions de filles qui sont
excisées chaque année 37 . Ceux qui pratiquent l’excision sont musulmans, chrétiens, juifs 38 et
animistes, « bien que le fait que les musulmans africains représentent un nombre important de
ceux concernés par la pratique et que le fait que la pratique soit considérée comme renforcer la
préservation de la chasteté pré-maritale soient fortement associés à l’islam », note Janice
Boddy 39 .
Beaucoup de membres des groupes qui pratiquent l’excision au Sénégal, par exemple, pensent
que la pratique est étroitement liée à l’islam. Une des raisons qui a poussé les femmes de
Malicounda Bambara vers l’abandon de la pratique est le fait que l’imam de leur village – à
leur grande surprise – n’avait pas fait exciser ses dernières filles.
L’âge de l’excision varie énormément, mais se fait principalement par classes d’âge ; l’excision
est pratiquée parfois sur des bébés ou des petites filles très jeunes, à certains endroits sur des
filles de sept à dix ans, ou de douze, quinze ans ; parfois enfin des femmes sont excisées/se font
exciser au moment de leur mariage, avant, après la première grossesse.
La plupart du temps, l’excision ne fait pas partie d’un rituel de passage mais elle est
systématique, quasiment universelle au sein des groupes qui la pratiquent.
Trois principaux types d’excision existent, selon la classification de l’Organisation Mondiale de
la Santé :
− l’excision dite sunna, de type 1, l’ablation du clitoris entier ou du capuchon du clitoris ;
− l’excision clitoridectomie, de type 2, ou l’amputation du clitoris et d’une partie ou de toutes
les petites lèvres, pratique la plus courante ; environ 85% des femmes excisées ont connu
une excision de type 1 ou 2;
36
Nahid TOUBIA, Female Genital Mutilation, A Call for Global Action, Rainbow, New York, 1995.
Nahid TOUBIA, id.
38
Les falashas d’Ethiopie.
39
Janice BODDY, “Violence Embodied? Female Circumcision, Gender Politics, and Cultural Aesthetics”, in
Rebecca et Russel P. EMERSON DOBASH (ed), Rethinking Violence Against Women, Thousand Oaks, CA:
Sage, Etats-Unis, 1998, p 80.
37
36
− enfin l’infibulation – type 3 – ou la forme « pharaonique » de la pratique (appelée ainsi car
pratiquée en Egypte depuis l’Antiquité), soit l’ablation du clitoris, des petites et de grandes
lèvres, les bords restants de la plaie étant suturés avec le maintien d’un orifice résiduel pour
le passage des urines et du sang menstruel ; « la suture comme l’orifice résiduel demeurent
en principe clos jusqu’au mariage et donc à la première relation sexuelle, le mari devant
ouvrir le sexe de sa femme avec la seule force de sa verge érigée » 40 . 15% des femmes
excisées sont infibulées, cependant au Soudan, en Somalie ou à Djibouti, ce sont 80 à 90%
des cas qui sont des infibulations.
Les conséquences et les complications sur la santé sont nombreuses : hémorragie, infection,
souffrance, rétention urinaire, stress et état de choc, dépendantes également du type d’excision
pratiquée 41 .
Si les conséquences néfastes de l’excision ont été prouvées et reconnues de manière
internationale, la pratique demeure au cœur de nombreux débats et de controverses, et la
manière dont l’excision a été considérée, traitée, médiatisée, simplifiée, est nécessairement à
considérer pour comprendre pourquoi aujourd’hui, l’excision est à la fois au centre de
préoccupations sanitaires mais aussi de controverses entre chercheurs, organisations
internationales de développement et populations pratiquant traditionnellement l’excision.
1.3.1.2 Nous et les autres : féministes et barbares
Les débats sur l’excision sont marqués par des formes d’impérialisme de l’anthropologie, de
récits de voyage, de discours missionnaires, dont certains aspects se retrouvent aujourd’hui
dans des discours où le fossé entre « nous, occidentales » et « les autres, femmes africaines »,
est creusé par les perspectives guerrières parfois adoptées. Le discours sur l’excision est au
cœur des controverses entre relativisme culturel et universalisme, entre discours sur les droits
humains et revendications de compréhension, respect et dignité.
La circoncision féminine a été condamnée comme une « torture », un « traitement
dégradant » qui manque de tout « respect de la dignité » des filles et des femmes. Et
cela doit être. Malheureusement, quelques-unes des manifestations les plus visibles
de « traitement dégradant » et de manque de « respect de la dignité » reposent dans
le modus operandi de beaucoup d’occidentaux (féministes et autres) qui sont
intervenus sur le sujet. La résistance des femmes africaines n’est pas contre la
campagne pour l’abandon de la pratique, mais contre leur déshumanisation et le
manque de respect et de dignité qui leur est montré dans le processus. Pour que les
interventionnistes occidentales et les insurgées fassent reposer leur revendication sur
une quelconque crédibilité ou légitimité, elles doivent auparavant remettre respect et
dignité à leur place. De mon point de vue, la violence ultime faite aux femmes
africaines est l’exhibition de parties de leurs corps – en l’occurrence, le vagin – en
40
41
Françoise COUCHARD, L’excision, Que Sais-je ? Presses Universitaires des France, Paris, 2003. p. 43.
Nahid TOUBIA, op. cit.
37
plusieurs étapes de « non-devenir ». Cette profonde inclination voyeuriste se serait
dissipée si la victime en avait été occidentale.
Ainsi note Obioma Nnaemeka 42 , prenant l’exemple des nombreux films, livres, photographies,
où les parties les plus intimes des femmes sont livrées aux regards et aux jugements extérieurs,
où les condamnations sans appel au nom des droits humains font des femmes excisées les pures
victimes d’une tradition barbare, au mépris de la complexité, des valeurs, des origines de la
pratique.
Le « Rapport Hosken » 43 est à ce titre exemplaire :
« Pourquoi est-ce que je poursuis cela ?»… Je sens que mon propre sens de la
dignité et ma valeur, en tant que femme et être humain, sont attaqués par ces
mutilations, infligées à des enfants sans défense pour l’unique raison qu’elles sont
des femmes. Je ne peux pas tolérer cela. Je trouve cela impossible, voire même
absurde, de travailler pour des objectifs féministes, pour les droits humains, pour la
justice et l’égalité, et d’ignorer ces attaques vides de sens contre l’essence de la
personnalité féminine que représentent ces opérations… Ces opérations se
perpétuent depuis 2000 ans uniquement parce qu’elles sont demandées par des
hommes ».
Sans perdre le temps de discuter l’endroit précis de l’ « essence de la personnalité féminine » 44 ,
la plupart des affirmations contenues dans cette citation font réfléchir ; comment peut-on
considérer que l’excision est vide de sens, si elle en a pour les gens qui la pratiquent ? Ce sont
les femmes qui, pour l’immense majorité, perpétuent l’excision, et non les hommes – comme
nous le verrons plus bas – ; il paraît absolument réducteur d’envisager l’excision comme une
pratique requise par les hommes.
Comment, également, penser l’excision comme une attaque perpétrée dans le but de mutiler des
jeunes filles, alors que les mères le font car elles aiment leurs filles et qu’elles veulent leur
assurer un avenir, un mariage, une place dans la société ? Envisager l’excision comme absurde,
n’est-ce pas révélateur d’un profond mépris pour les origines, pour l’histoire, pour les
justifications culturelles de la pratique de l’excision ? Et même si la culture ne justifie pas tout
– même si la position inverse, la justification de l’excision pour des raisons purement
culturelles ne tient pas compte des évolutions des cultures au fil des mouvements de population
et des phénomènes d’échanges, de domination, d’acculturation, oublie que la culture est
42
Obioma NNAEMEKA, “African Women, Colonial Discourses, and Imperialist Interventions: Female
Circumcision as Impetus”, in NNAEMEKA (ed), Female Circumcision and the Politics of Knowledge, Praeger,
West Point, Connecticut, 2005. Traduction par l’auteur.
43
Fran HOSKEN, The Hosken Report: Genital and Sexual Mutilation of Females, Lexington, MA: Women’s
International Network News, 3ème edition, 1982. Traduction par l’auteur.
44
Ainsi que le note Janice Boddy (op. cit) « la redécouverte du clitoris comme le site du plaisir sexuel par les
mouvements de libération des femmes des années 1960-1970 a fait de cette part du corps un symbole puissant de
l’émancipation des femmes […] toutefois, pour ceux qui adoptent cette approche, l’amputation du clitoris
représente une diminution irréparable de la valeur féminine, une violation de l’essence féminine naturelle,
emblématique de la souffrance de toutes les femmes sous une patriarchie globale… ». Traduction par l’auteur.
38
chargée d’histoire, de rapports de pouvoirs qui par définition évoluent sans cesse – n’est-ce pas
revenir à que qu’Alice Walker dit des cultures africaines, des cultures « mutilantes » 45 ?
Ainsi, le débat sur l’excision mérite d’être situé, replacé dans son contexte : celui des images
véhiculées d’une Afrique sous-développée, barbare, où les femmes sont constamment abusées
par un patriarcat brutal et oppressif, où les pratiques ancestrales, primitives, s’opposent à la
modernité revendiquée de la place de la femme dans les sociétés occidentales ; celui d’un
discours accentuant les clivages Nord/Sud, Occident/Afrique : « dans une large mesure,
l’invention de la femme du « Tiers-Monde » par des féministes occidentales/occidentalisées est
l’équivalent de la re-colonisation au niveau de la production des connaissances », s’insurge
Chima Korieh 46 .
Un contexte où les corps sont exhibés, comme dans l’épigraphe du roman d’Alice Walker,
Possessing the Secret Of Joy : « Ce livre est dédié, avec tendresse et respect, à la vulve sans
reproche» 47 . Un contexte qui rappelle la fascination qu’ont pu avoir des hommes de science du
19ème siècle pour Saartjie Baartman, plus communément appelée la « Vénus Hottentote ».
Ceci étant, l’agressivité du langage n’est pas l’apanage des féministes occidentales, et le
Comité Inter Africain (CIA), lui aussi, emploie, par la bouche de ses plus éminentes
représentantes, les termes dont Nnaemeka reproche l’emploi aux féministes occidentales :
« l’excision est une pratique barbare et inhumaine », explique la première dame du Burkina
Faso, Chantal Compaoré, à l’occasion de la conférence « Zéro Tolérance pour les Mutilations
Génitales Féminines » organisée par le CIA 2003 à Addis Abeba, en Ethiopie 48 .
Ce n’est pas relativiser la pratique de l’excision que de la replacer, après l’avoir rapidement
décrite, dans le contexte des débats et des controverses dont elle est au cœur. Précisément parce
que pour comprendre ce que représentent les Déclarations Publiques pour l’abandon de
l’excision, il est important de situer le discours ; et le discours passe également par le nom, par
les mots.
En français, on parle d’excision ; mis également de mutilation génitale, de circoncision
féminine – en anglais female genital mutilation, female circumcision. Tostan emploie un
vocabulaire où le jugement contenu dans le terme mutilation est annulé ; excision en français,
female genital cutting en anglais.
45
Alice WALKER et Pratibha PARMAR, Warrior Marks : Female Genital Mutilation and the Sexual Blinding of
Women, Harcourt Brace, New York, 1993.
46
Chima KORIEH, « ‘Other’ Bodies: Western Feminism, Race, and Representation in Female Circumcision
Discourse », in Nnaemaka (ed), op.cit. Traduction par l’auteur.
47
Alice WALKER, Possessing the Secret of Joy, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1992 – citation
originale : « This Book is Dedicated With Tenderness and Respect to the Blameless Vulva ».
48
Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la seconde partie.
39
Dans le même ordre d’idées, Tostan ne « lutte pas contre » ou ne souhaite pas l’ « éradication »
de l’excision, comme si c’était une mauvaise herbe, mais veut promouvoir l’abandon de
l’excision – l’abandon, car le choix vient des gens concernés au premier plan par la pratique, et
non pas la lutte ou l’éradication, qui viennent plus de l’extérieur 49 . Demba Diawarra, imam de
Keur Simbara, sensibilisateur de Tostan dans les villages, précise 50 :
« Même si certains avaient envie d’abandonner [l’excision], si tu ne parles pas avec
respect ils n’abandonneront pas. Parce que c’est la façon dont tu as abordé le sujet. Il
y a un minimum de respect, il y a la valeur d’autrui. Si tu procèdes avec politesse et
courage, il faut avoir un bon esprit, savoir ce que tu dois dire et ce que tu ne dois pas
dire. Il y a des gens différents. Selon la manière dont tu abordes le sujet de
l’excision, certains vont continuer, mais si tu l’abordes d’une façon vraiment
courtoise, amicale… cela dépend aussi du mot que tu vas dire ; les gens disent la
tradition. La façon de dire les mots, ça peut choquer l’individu parce que ça fait
partie de sa tradition. »
Tous les détails comptent, lorsque Tostan aborde le sujet. Les mots avant tout, puisque ce sont
par eux que passent les premières idées, les premiers échanges. Ainsi l’approche avant tout
respectueuse de Tostan est-elle de plus en plus reconnue dans la communauté internationale.
1.3.2
Tostan et les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision
La mise en œuvre du programme de Tostan dans les communautés du Sénégal est à l’origine de
nombreux changements dans la vie quotidienne : amélioration de l’hygiène, augmentation du
leadership féminin, vaccinations, enregistrement des naissances… Cependant c’est surtout l’un
des résultats en particulier qui attire l’attention internationale sur Tostan : les décisions
d’abandon de l’excision dans les communautés où le programme s’est déployé.
1.3.2.1 Education non formelle, droits humains et abandon de l’excision
Avec Tostan, le lien essentiel du programme, soit les droits humains et le renforcement des
capacités et des pouvoirs à travers l’éducation non formelle, a abouti à des déclarations
d’abandon de l’excision par les communautés qui la pratiquaient – et cette décision était non
seulement celle des villages qui avaient reçu le programme, mais aussi celle des villages qui
étaient liés par le voisinage, par le mariage, aux villages des centres Tostan.
49
A l’occasion de la sortie du film Molaade, réalisé par Sembene Ousmane, sur les écrans en France, alors que
j’avais présenté au public d’une salle de cinéma parisienne le travail de Tostan, une militante des droits de
l’homme m’a appelée « réactionnaire » car j’employais à dessein les termes excision et female genital cutting, non
pas mutilation.
50
Entretien avec Demba Diawarra, mené le 18 juillet 2005, à Thiès.
40
Comment se fait-il, alors que l’abandon de l’excision n’est pas l’objectif ultime du programme,
que Tostan soit jusqu’à ce jour une des rares organisations – sinon la seule – à avoir obtenu des
résultats tangibles en matière d’abandon de l’excision ?
Sans doute la réponse se trouve-t-elle dans les termes de cette question. Parce que Tostan,
précisément, n’est pas une organisation de lutte contre l’excision – malgré la réputation qu’elle
s’est aujourd’hui taillée et qui fait oublier à de nombreux observateurs que Tostan applique
avant tout des programmes d’éducation de base non formelle, avec des méthodes pédagogiques
qui mettent en valeur les arts, les cultures (théâtre, chansons, poésie, dessin…) ainsi que les
droits humains.
Le programme est le fruit d’années de recherche participative, tout d’abord dans le cadre d’un
centre pour enfants « Demb ak Tey » (hier et aujourd’hui, en wolof), créé par Molly Melching
et par Bollé Mbaye, spécialiste sénégalais des traditions orales ; le centre a déménagé dans un
village, Saam Njaay, de 1982 à 1985, dans le but d’utiliser la culture traditionnelle pour le
développement et les activités éducatives.
Puis, un programme d’éducation fut élaboré dans 42 villages de la région de Kaolack et enfin,
avec le soutien de l’Unicef et du Ministère sénégalais du développement social, Tostan a été
créé, en 1991, pour promouvoir l’éducation de base des villageois, tout particulièrement des
femmes et des enfants, et contribuer à la réduction de l’analphabétisme au Sénégal, mettre en
avant l’auto-développement grâce à l’utilisation d’un matériel éducatif basé sur les traditions
artistiques africaines, et fournir un programme performant d’éducation de base non formelle 51 .
Au moment où la recherche participative a été mise en œuvre pour la conception des modules
sur la santé de la femme, le thème de l’excision a été introduit, mais après de nombreuses
hésitations de la part de l’équipe pédagogique, qui considérait que le sujet était extrêmement
difficile à aborder.
Ce sont toutefois les femmes des villages qui ont tenu à évoquer, dans un des cours, le cas
d’une jeune fille qui meurt d’un hémorragie à la suite de son excision, et cette séance vient
après d’autres séances sur le développement du corps, les germes, la santé de la reproduction ;
auparavant, les participants ont reçu une éducation aux droits humains, comme nous l’avons vu,
après que de nouvelles recherches participatives ont été menées en 1994 et ont montré que les
problèmes des femmes concernant l’environnement, la loi, la famille, la santé, l’éducation, les
ressources économiques, était souvent dus à un manque de connaissances concernant les droits
41
et les responsabilités – ce qui compromettait également leur participation à la vie publique et à
la prise de décision au niveau communautaire.
« Tostan a donc décidé non seulement d’informer les femmes des villages sur leurs droits et
leurs responsabilités, mais aussi de les aider à s’approprier ces droits », explique Molly
Melching 52 . De fait, de nombreuses améliorations ont été remarquées dans les communautés
participantes, pas uniquement dans le champ de l’excision ; par ailleurs, certains des premiers
villages où le programme a été développé étaient des villages wolofs, qui ne pratiquent pas
l’excision. En tous les cas, la première contribution de Tostan à l’abandon de l’excision a donc
été de donner aux femmes la possibilité de discuter de ce sujet, traditionnellement tabou, dans
un environnement de confiance, sans aucune menace, sans un quelconque jugement, en les
laissant totalement libres de mener les débats qu’elles souhaitaient.
1.3.2.2 Des premières Déclarations Publiques
Nous avons déjà évoqué en introduction la manière dont est née la première Déclaration
Publique pour l’abandon de l’excision. A ce point de notre réflexion, et précisément parce que
nous traitons de l’excision dans cette partie, nous voulons mettre en avant le fait que les
premières Déclarations n’étaient pas uniquement pour l’abandon de l’excision ; elles furent
également, comme le sont celles qui se sont tenues depuis, des engagements en faveur de la
justice sociale en général.
A la suite des deux premières Déclarations Publiques, celle de Diabougou en février 1998, puis
celle de Medina Cherif en juillet de la même année, Tostan a développé une réflexion sur les
mécanismes de l’abandon de l’excision. En effet, les membres de l’équipe pédagogique de
Tostan ont remarqué que le programme d’éducation de base était essentiel pour donner aux
participants l’envie d’abandonner ; mais entre l’envie et l’abandon en lui-même, la différence
est de taille ; et, après les deux premières Déclarations, il est apparu que ces événements ont
permis aux participants, ainsi qu’à leur famille étendue et aux villages environnants faisant
partie de leur groupe endogame, de réaliser leur envie d’abandonner. De franchir le pas.
L’influence de Demba Diawarra, imam du village de Keur Simbara, est décisive pendant la
préparation de la première Déclaration. C’est lui qui va de village en village, accompagné par
un facilitateur de Tostan, pour les convaincre d’abandonner l’excision en même temps que son
propre village ; c’est lui qui vient trouver la directrice de Tostan, Molly Melching, pour lui
51
Molly MELCHING, “Abandoning Female Genital Cutting in Africa”, in Susan PERRY et Celeste SCHENCK
(eds), Eye To Eye : Women Practising Development Across Cultures, Zed Books, Londres – New York, 2001.
Traduction par l’auteur.
52
id., p. 160.
42
expliquer que la décision de l’abandon doit être communautaire, familiale, que l’engagement
doit être celui de toute la communauté et pas uniquement celui des participants au programme
de Tostan.
L’enjeu est celui du mariage ; en effet, si les filles du village de Demba Diawarra abandonnent
l’excision, elles ne pourront plus se marier avec les hommes des villages où elles sont censées
prendre traditionnellement des époux, car eux n’auraient pas abandonné la pratique, et
n’accepteraient pas de femmes non excisés dans leurs cases, et encore moins dans leur lit – de
même que nulle mère n’aurait permis à son fils de prendre une femme non excisée, nulle mère
n’aurait publiquement révélé que sa fille ou belle-fille n’était pas excisée, sous peine d’être la
risée du village entier ; l’enjeu est parallèlement celui de la norme sociale, dans le sens où
toutes les jeunes filles étant excisées, une jeune fille non excisée aura tendance à être
complètement exclue et à souhaiter être excisée à son tour, afin d’être conforme à la majorité.
Il faut donc les convaincre tous, hommes, femmes, adolescentes, responsables religieux et chefs
traditionnels, d’abandonner aussi, surtout s’ils n’ont pas participé aux classes Tostan. L’idée
paraît simple, mais c’est la première fois que de telles manifestions ont lieu.
Peu de temps après, un chercheur américain, Gerry Mackie, dont les travaux correspondaient
exactement à ce qui était en train d’avoir lieu de l’autre côté de l’Atlantique, tombe par hasard,
en lisant le journal, sur un article relatant la Déclaration de Diabougou. La suite est une histoire
dont nous parlerons en dernière partie…
En conclusion, une question doit être posée : celle de la reproductibilité du modèle de Tostan.
Le contexte sénégalais a en effet eu un rôle majeur dans l’impact du programme : les niveaux
de collaboration permis par un Etat stable (plan d’action national, collaboration avec les élus et
les représentants…), l’ancrage du programme dans les traditions des différentes populations qui
composent le Sénégal…
Toutefois, cette question de la reproductibilité mérite d’être d’abord soulevée dans les
frontières mêmes du Sénégal. En effet, entre le déploiement du programme en Casamance, une
région qui sort de vingt ans de guerre, où la tolérance religieuse est très forte, et le déploiement
du programme dans la région du Fouta, au Nord du Sénégal, où les Halpulaar majoritaires sont
renommés pour leur fierté et leur attachement à l’excision, la question de la reproductibilité est
essentielle.
Tous les observateurs de Tostan ont les yeux braqués sur la région du Fouta, où une
Déclaration pour l’Abandon de l’excision est prévue au cours de l’automne 2005. Que les
Halpulaar du Fouta et les Diola ou les Mandinka de Bignona, en Casamance, empruntent des
43
chemins similaires de changement social, est un indice de la reproductibilité du programme,
dont les fondations sont, dans leur justification, universelles – la dignité humaine, à travers
l’éducation non formelle et la connaissance des droits humains – et en pratique, adaptables à
des contextes différents – langues nationales, art local…
Le programme a été étendu en Guinée (financé par l’agence américaine pour le développement
international, l’USAID), dans 120 villages, depuis quatre ans ; au Burkina Faso, en partenariat
avec l’organisation non gouvernementale burkinabé Mwangaza action, au Soudan… Et dans
tous ces cas, les résultats observés ont été comparables à ceux qui avaient fait la renommée de
Tostan au Sénégal.
La directrice et fondatrice de Tostan, Molly Melching, considère que la clef de la
reproductibilité du programme ne se situe ni dans sa sénégalité, ni dans son universalité, mais
dans son africanité, dans son ancrage dans les traditions orales et la diffusion des
connaissances, dans l’organisation zonale des villages Tostan.
Pour cette raison, depuis les origines du programme, les formateurs, les facilitateurs, les
participants eux-mêmes ont re-découvert des traditions éducatives africaines que les écoles
françaises ou coraniques avaient recouvert d’un coup de baguette de maître d’école : s’asseoir
en cercle, permettre à chacun de s’exprimer, écouter avec patience les points de vue des autres,
arriver au consensus par la négociation et par la médiation en revenant aux traditions orales,
apprendre en mettant soi-même en pratique, sont des points forts d’un programme inspiré par
des personnages comme Cheikh Anta Diop ou Sembene Ousmane.
« C’est Cheikh Anta lui-même qui aimait le nom de Tostan, et qui voulait que je le donne à
notre programme, qui est beaucoup plus africain que sénégalais ; le programme n’est pas
imposé de l’extérieur, mais basé sur les traditions orales, et c’est aussi là où Cheikh Anta Diop
et Sembene Ousmane ont et une influence, sur l’importance de l’usage des langues
nationales », raconte Molly Melching 53 .
53
Entretien mené avec Molly Melching, le 2 septembre 2005, au bureau de Tostan, Dakar, Sénégal.
44
2
Deuxième partie
Je ou Nous, individu et agency dans l’approche du
développement par les Capacités et dans les programmes
de lutte contre l’excision
Dans la première partie, nous avons essayé de mettre en lumière trois aspects fondamentaux de
l’approche de Tostan, à travers l’éducation non formelle et le renforcement des capacités et des
pouvoirs, à travers l’éducation aux droits humains, et enfin dans les débats concernant
l’excision et l’abandon de l’excision. Dans cette partie, nous reviendrons plus en détail sur le
cœur de l’approche du développement par les Capacités, utilisant cette approche comme un
outil de compréhension, et sur sa tendance à se focaliser sur l’individu et son agency, c’est-àdire son autonomisation, sa liberté de prendre pour lui-même des décisions qu’il juge bonnes ;
nous verrons par la suite que dans les programmes ou au sein des organisations de lutte contre
l’excision, l’individu est omniprésent ; c’est lui qui est habituellement considéré comme le
responsable et comme celui par qui l’abandon doit passer, à tout prix. Au prix de choquer ou de
punir. La question posée derrière cette courte étude est celle de Tostan, de la manière que
l’organisation accorde à l’individu et au groupe dans ses programmes.
Dans l’approche du développement par les Capacités, théorisée principalement par Martha
Nussbaum et par Anartya Sen, la clef est dans le renforcement de « chacun et de tous » pour
augmenter les capabilités humaines des personnes, le développement étant considéré comme la
liberté, le bien-être comme l’élargissement de l’espace de ces capabilités que nous évoquerons.
De même, lorsque l’on s’attache à regarder plus en détail les programmes de lutte contre
l’excision dont l’objectif ultime est, non pas l’abandon, mais l’éradication de l’excision dans le
monde, on s’aperçoit également que ce sont principalement les individus qui sont ciblés – et
que lorsque les chercheurs critiquent les programmes contre l’excision impulsés par les
féministes occidentales, c’est l’agency des femmes africaines qu’elles appellent de leurs vœux.
Nous verrons donc qu’à la fois ceux – comme Martha Nussbaum ou Amartya Sen – qui se
décrivent comme des penseurs universels, et d’autres qui, sans pour autant être culturellement
relativistes, affichent un universalisme plus modéré, ont l’agency dans leur ligne de mire.
45
2.1 Individu et agency : clefs de l’approche du développement par
les Capacités
Dans les origines du concept du renforcement des capacités, l’éducation non formelle a joué,
comme nous l’avons vu, un rôle majeur. L’unes des critiques des formes les plus
institutionnelles de l’éducation non formelle lui reproche son influence par la tradition libérale,
l’autonomie de l’individu étant placée au cœur des objectifs, avec le postulat qu’un individu
autonome fera des choix rationnels.
La notion d’agency n’est donc – du moins dans sa matière – pas récente dans les théories du
développement. Cependant, en couplant à cet idée d’autonomisation de l’individu un large
éventail de droits humains et de responsabilités, Amartya Sen et Martha Nussbaum ont depuis
mis en avant une conception du développement comme un renforcement des capabilities (ce
que les personnes sont véritablement capables de faire et d’être), comme un processus
d’expansion des libertés réelles.
L’approche du développement par les Capacités est un cadre normatif, qu’il est extrêmement
utile de lier avec l’approche mise en œuvre par Tostan pour la compréhension de l’importance
de l’individu dans le programme ; un ensemble de notions particulières devront être abordées
pour enfin saisir la centralité des libertés et de l’agency – nous permettant ainsi de situer cette
approche dans la lignée de l’approche par la participation et par le renforcement des capacités
et des pouvoirs. Ainsi nous pourrons tenter de questionner la relation entre les Capacités et
abandon de l’excision.
2.1.1
L’approche par les Capacités : éléments constituants
Plusieurs éléments constituants de l’approche du développement par les capacités sont à mettre
en avant, qu’il s’agisse d’éléments communs à l’approche de Martha Nussbaum et à celle
d’Amartya Sen, ou qu’il s’agisse d’éléments qui les distinguent. L’approche par les Capacités
est un cadre normatif, aux racines théoriques diverses (aussi bien économiques que
philosophiques), et isole plusieurs éléments déterminants dans la compréhension du modèle :
les fonctionnements – functionnings – et les capabilités – capabilities –, dont le renforcement
ou l’augmentation a pour finalité l’extension des libertés des individus. Munis de ces libertés,
les individus feront jouer leur rationalité dans le sens de leur bien-être et de celui de leur
communauté.
46
2.1.1.1 Fonctionnements et Capabilités
L’explication de l’approche par les Capacités doit prendre en compte ses aspects essentiels, les
libertés et les fonctionnements, les fonctionnements étant les différentes choses qu’une
personne peut souhaiter être ou faire (valuable beings and doings 54 ). A partir d’une analyse de
la famine, Amartya Sen, depuis son ouvrage majeur Commodities and Capabilities 55 ,
entreprend l’analyse de la pauvreté comme l’incapacité pour un individu de se procurer les
moyens de contrôle sur les dotations (endowements) dont sa communauté dispose, pour des
raisons dépendant à la fois de caractéristiques personnelles et de l’environnement social.
Ce que l’individu est capable d’atteindre, ce sont ses fonctionnements, et l’ensemble formé par
les fonctionnements est appelé capabilité. Les fonctionnements sont de l’ordre du bien-être
social, de l’utilité, de la richesse, des biens premiers : le fait d’être bien nourri, de prendre des
décisions au sein d’un groupe, d’être confiant… Les fonctionnements peuvent varier selon ce
que les personnes reconnaissent comme étant important – des ressources, des activités –, ainsi
la palette des fonctionnements n’est pas rigide, et les fonctionnements apparaissent constitutifs
de l’être humain.
Sen se rapproche donc dans une certaine mesure des utilitaristes comme Jeremy Bentham (pour
qui le choix est évalué par la somme des utilités qu’il engendre, l’utilité d’une personne
représentant une mesure de son plaisir ou de son bonheur), tout en tenant compte des inégalités
et en en remettant au centre les questions des droits et des libertés ; à ce point, il se rapproche
de John Rawls, qui fait de l’exercice de la liberté la priorité absolue, tout en lui reprochant le
caractère trop théorique et abstrait des biens premiers.
La seule prise en compte du revenu ne suffit pas dans la mesure de la pauvreté, cela reviendrait
à ignorer les conditions de vie concrètes des gens. Sen, dans son ouvrage Development as
Freedom, prend l’exemple d’une personne qui bénéficie d’un revenu suffisant pour manger,
mais qui décide de jeûner pour maigrir. La différence avec celui qui ne mange pas car il n’a pas
de ressources, c’est la liberté, c’est le choix. Pour Sen, le domaine pertinent à évaluer pour
mesurer la pauvreté ne sont donc ni les utilités ni les biens premiers, mais les libertés formelles
ou substantielles, les capacités de choisir un mode de vie que l’on a raison de souhaiter.
La capabilité est donc l’ensemble des fonctionnements potentiels, allant du fait de se nourrir
décemment au fait de vivre une vie convenable après la mort d’un mari. Ou bien, dans le cas de
l’excision, pouvoir mettre au monde des enfants sans risquer de complications.
54
55
Amartya SEN, Commodities and Capabilities, North Holland, Amsterdam, 1985.
Id.
47
2.1.1.2 Libertés et Capabilités : Sen et Nussbaum
Le concept de capabilité est donc introduit par Sen pour accentuer l’importance des libertés.
Ainsi que le montre Des Gasper 56 , Sen considère les fonctionnements comme la catégorie
reflétant la manière dont les gens vivent réellement, et les capabilités comme la catégorie
reflétant la manière dont nous devrions considérer à quel point les gens sont libres, et quelles
sont leurs options en termes de fonctionnements. Si Sen semble accorder plus d’importance aux
capabilités – alors que la liberté n’est pas uniquement pouvoir être en bonne santé, mais
véritablement être en bonne santé – Des Gasper le comprend en termes de proposition de mise
en œuvre de politique, plutôt que de clef de voûte d’une théorie du bien-être.
Les rapports sur le Développement Humain du Programme des Nations Unies pour le
Développement, totalement inspirés et façonnés par la vision de Sen, mettent l’accent sur les
choix, sur l’agency : « la capabilité des personnes de mener les vies qu’ils souhaitent » 57 . On
peut se demander dans quelle mesure on peut juger la valeur, l’utilité pour une société de
permettre à chacun de prendre les décisions qu’il souhaite ; par ailleurs, cette théorie des
capabilités et de l’extension des libertés n’est pas systématiquement liée à une théorie des
besoins, et comme le remarque Des Gasper,
Le traitement de l’agency demande à être plus qu’un ajout à une conception utilitaire
du bien-être encore partielle. Sans un tel approfondissement, le ‘Développement
Humain’ conçu comme une O-capabilité 58 toujours plus grande risque de devenir
absorbé par l’hégémonie de la production de commodités et du consumérisme.
Martha Nussbaum, jusque là, ne diffère pas fondamentalement de Sen. Elle aussi se place
résolument dans l’affirmation de normes universelles dans l’arène du développement, et
développe une théorie des capabilités où elle isole des Capabilités Humaines Centrales 59 . Elle
distingue trois sortes de capabilités : les capabilités de base (voir, entendre, parler..), les
capabilités internes (la maturité corporelle, la liberté d’expression, la liberté religieuse) et enfin
des capabilités combinées (des capabilités internes combinées avec le conditions extérieures
nécessaires à la réalisation de la fonction).
56
Des GASPER, « Is Sen’s Capability Approach Adequate? », in Review of Political Economy, vol. 14, n°4, pp.
435-461, 2002. Traduction par l’auteur.
57
Rapport sur le Développement Humain, PNUD, 1996, p. 49
58
Une O-capabilité, selon la distinction proposée par Amartya Sen, est une capabilité plus abstraite que d’autres,
représentant l’ensemble de chemins de vie atteignables par une personne donnée (le O est pour Options et
Opportunités).
59
Martha NUSSBAUM, Women and Human Development, The Capabilities Approach, Cambridge University
Press, 2000.
48
Les capabilités ont une relation extrêmement étroite avec les droits humains ; assurer les droits
religieux ou politiques des citoyens revient à les mettre dans une position où, dans tels
domaines, la capabilité est liée au fonctionnement.
Nussbaum souhaite utiliser l’idée des capabilités de manière exigeante, comme fondation pour
des
principes
politiques
de
base
qui
devraient
sous-tendre
toutes
les garanties
constitutionnelles.
Nous pouvons ainsi reformuler notre principe de chaque personne en tant que fin, en
l’articulant au principe de la capabilité de chaque personne (each person’s
capability) ; les capabilités recherchées sont recherchées pour toutes et chaque
personne, non pas, en première instance, pour les groupes, les familles, les états
[…]. De tels corps peuvent être extrêmement importants dans la promotion des
capabilités humaines, et de cette façon ils doivent sans réserve avoir notre soutien :
mais c’est de par ce qu’ils font pour les gens qu’ils ont une telle valeur, et le but
politique ultime est toujours la promotion des capabilités de chacun et de tous (each
and every person) 60 .
Cette citation est éloquente : chacun et tous est au centre des capabilités. Alors, avec une telle
emphase mise sur l’individu, sur le choix, sur l’autonomisation des personnes, que penser de la
pratique de l’excision ? Comment, avec une approche centrée sur les individus, envisager
l’excision ? Comment expliquer, par exemple, que des femmes éduquées choisissent pour leurs
filles une pratique dont elles connaissent les méfaits ?
2.1.2
Capabilités, traditions et excision
A travers la rapide étude de ce que l’approche par les Capabilités propose comme réflexion sur
les traditions, nous nous demanderons si Martha Nussbaum, dans son article « Judging Other
Cultures »61 , aide à comprendre la persistance de la pratique de l’excision et donne des pistes
vers l’abandon.
2.1.2.1 Capabilités et traditions
Amartya Sen pointe du doigt le conflit 62 entre les traditions et la liberté humaine ; il soutient
que les gens devraient être à même de décider librement des traditions qu’ils veulent respecter
et de celles dont ils veulent se défaire.
Le pointeur de tout réel conflit entre la préservation des traditions et les avantages de
la modernité appelle à une résolution participative, et non à un rejet unilatéral de la
modernité en faveur de la tradition par les décideurs politiques, ou par les autorités
religieuses, ou par les anthropologues admiratifs d’un legs du passé.
60
Martha NUSSBAUM, id. p. 74, traduction par l’auteur.
Martha NUSSBAUM, “Judging Other Cultures, The Case of Female Genital Mutilation”, in Sex and Social
Justice, Oxford University Press, 1999.
62
Amartya SEN, Development as Freedom, op. cit., p. 32.
61
49
Cela rejoint ce que nous ont révélé plusieurs personnes au cours d’entretiens.
« Si vous voyez que ce qu’on faisait au temps, c’est mauvais, il faut cesser, prendre ce qui est
bien et aller avec », expliquait Aruna Sane, un faciliteur de Tostan en Casamance, dans le
village d’Oulampane. Avant les cours de Tostan, il ne remettait pas en cause la pratique de
l’excision des filles. Mais à la question de savoir ce qu’allait devenir l’éducation rituelle des
jeunes filles diolas au bois sacré, maintenant que le village d’Oulampane avait publiquement
déclaré son abandon de la pratique, il nous a répondu 63 :
Il n’y a pas de problème. Parce que elles peuvent, maintenant, comme les femmes
connaissent les droits humains, enseigner à leur fille ; tu peux rester à la maison, lui
dire ce qu’elle doit faire ou pas. […] nous ne sommes pas comme nos parents
anciens, si vous voyez ce qu’on faisait au temps, c’est mauvais, il faut cesser,
prendre ce qui est bien et aller avec.
Le concept de capabilité éclaire les entretiens que nous avons eus avec d’anciennes exciseuses
et des participants aux classes de Tostan, et met en lumière le lien fait par le programme de
Tostan entre le droit à la santé et l’abandon de l’excision. Il apparaît que c’est précisément la
relation entre le fonctionnement (accoucher sans complications, avoir des menstruations
régulières, une sexualité non douloureuse) et la liberté (le droit à la santé) qui a fait naître chez
les personnes interviewées le désir d’abandonner, ce que Gerry Mackie64 appelle un
changement d’attitude vis-à-vis de la tradition. Ceci étant, le changement d’attitude, comme
nous le verrons plus tard, ne mène pas automatiquement au changement de comportement.
2.1.2.2 Martha Nussbaum ou comment juger d’autres cultures
Martha Nussbaum, dans son article « Judging Other Cultures, The Case of Female Genital
Mutilation », propose une réflexion sur la tradition de l’excision ; son point de vue de
philosophe inspirée par Aristote, par les Stoïciens et par Kant, ainsi que sa conception
exigeante et résolument humaniste des Capabilités nous permettent-ils de comprendre la
pratique de l’excision, nous donnent-t-ils des pistes vers l’abandon ?
Martha Nussbaum commence son article par l’histoire d’une femme togolaise, Fauziya
Kassindja, réfugiée aux Etats-Unis après avoir fui, le jour de son mariage, à la fois l’excision et
une nuit de noces avec un inconnu. Martha Nussbaum évoque l’étendue de la pratique, les
controverses, et s’arrête sur quatre critiques, influencées par le relativisme, qu’elle s’attache à
déconstruire sur des bases universalistes. L’une des critiques les plus courantes, celle de la
continuité culturelle, à propos de laquelle Martha Nussbaum évoque les fameux discours de
63
Entretien 27, 29 juillet 2005, Oulampane, mené avec Aruna Sane, facilitateur de Tostan.
Gerry MACKIE, « Ending Footbinding and Infibulation : A Convention Account », in American Sociological
Review, vol. 61, n°6, pp. 999-1017, décembre 1996.
64
50
Jomo Kenyatta 65 , est démontée à coups d’arguments presque fonctionnalistes (à travers
l’évocation de la question de la place de l’exciseuse dans les sociétés, et l’allusion aux rites
alternatifs). Elle aurait pu également, comme Obioma Nnaemeka 66 , rappeller que la tradition
n’est pas forcément « un passé que l’on réifie », mais « un présent dynamique ». Enfin Martha
Nussbaum en vient au point le plus sensible 67 :
Elles [les mères des filles excisées] ont été immergées dans les croyances
traditionnelles sur l’impureté des femmes ; manquant d’alphabétisation et
d’éducation […] elles connaissent des difficultés à trouver des paradigmes
alternatifs. […] Même si elles croient que l’excision 68 est une mauvaise chose pour
leurs filles – comme une remarquable proportion des femmes interviewées dans des
histoires récentes le montre – elles n’ont pas le pouvoir de rendre leurs choix
effectifs…
Premièrement, les femmes excisées ne manquent pas toujours d’éducation – encore faudrait-il
se demander de quelle forme d’éducation il d’agit.
Ensuite, lorsque Nussbaum affirme que les femmes n’ont pas le pouvoir de rendre leur choix
effectifs, on voit bien entre les lignes cette idée d’agency, mais on ne comprend pas.
On comprend bien que de nombreuses femmes à haut niveau d’éducation ont conscience des
potentielles conséquences néfastes de l’excision, et que cela ne les empêche pas de le faire à
leurs filles. Mais on ne comprend pas pourquoi, car il semble que cette idée d’agency agitée par
Martha Nussbaum n’est pas suffisante si l’on ne considère pas que les femmes qui pratiquent
l’excision le font car elles aiment leurs filles et qu’elles veulent leur bien (le mariage et, à
travers le mariage, un fonctionnement nécessaire à la réalisation de la vie : des maternités) dans
une société où une femme non excisée ne trouve pas de mari. On ne comprend pas pourquoi,
parmi les femmes qui pratiquent l’excision, il y a des femmes qui ne sont pas favorables à la
pratique 69 .
Et, bien souvent, les femmes ne sont pas les simples victimes de l’excision. Elles peuvent y
gagner une certaine forme de pouvoir, ce que l’on ne comprend pas si l’on ne regarde pas la
pratique autrement qu’à travers les lunettes du choix individuel – le choix de la fuite par la
jeune femme togolaise du début de l’article est compréhensible si l’on comprend son refus de
65
Jomo Kenyatta, leader kenyan de l’ethnie gikuyu, a pris dans les années 1930 ouvertement position en faveur de
la pratique de l’excision, pour des raisons de continuité culturelle et – sans doute pas un hasard – après avoir les
cours d’anthropologie de Malinowski à Londres.
66
Obioma NNAEMEKA, “African Women, Colonial Discourses, and Imperialist Interventions: Female
Circumcision as Impetus”, op.cit.
67
Martha NUSSBAUM, op. cit., p. 127. Traduction par l’auteur.
68
FGM dans l’article, Female Genital Mutilation.
69
Etude de Population Reference Bureau, Abandoning Female Genital Cutting, Prevalence, Attitudes, and Efforts
to End the Practice, 2001. Se reporter aux annexes.
51
voir un de ses fonctionnements supprimé, mais incompréhensible au regard de la société dans
laquelle elle vit.
Dans cet article, le lecteur a l’impression que la femme excisée n’a justement pas le pouvoir de
rendre sa décision effective (l’abandon), qu’elle manque d’agency, ce qui est passer à côté
d’une grande partie des femmes qui gagnent collectivement du pouvoir dans leur société en
pratiquant l’excision.
A la question de savoir quelle était la nature des mécanismes sociaux qui faisaient que la
pratique se perpétuait, mais aussi qu’elle était en cours d’abandon au Sénégal, Martha
Nussbaum répondait dans un email 70 qu’elle ne pensait pas qu’il faille oublier le niveau
individuel pour comprendre les raisons de l’abandon ; pour autant il semble que l’agency ne
doit pas être, dans ce cas, confondue avec la liberté. On peut avoir de l’agency et décider de
pratiquer, pour sa fille ou pour soi-même, l’excision, comme Adama Seck, présidente du
groupe des femmes du village de Samba Dia 71 :
Si on ne le faisait pas à une fille, ses camarades refusaient de parler avec elle, les
gens ne l’impliquaient pas dans la vie adulte. Lorsque j’ai rejoint ma famille
conjugale je n’étais pas du tout excisée. A la naissance de mon premier bébé j’ai
moi-même demandé aux gens de m’exciser, en tant qu’adulte.
Adama Seck a fait jouer son agency. Mais ce choix, mûrement pesé, n’a pas été fait dans des
conditions de liberté – et à ce point il est nécessaire de différencier l’agency et la liberté ; la vie
sociale d’Adama dans sa belle-famille aurait été insupportable si elle n’avait pas décidé de se
faire exciser.
Ainsi il semble que l’approche de Martha Nussbaum, tout comme celle d’Amartya Sen, nous
permet de comprendre le changement d’attitude des personnes vis-à-vis de l’excision – des
personnes qui sont dans la pratique comme celles qui lui sont extérieures ; cette approche nous
permet également de comprendre l’impact du programme de Tostan en terme de renforcement
des capabilités, par le déclenchement de fonctionnements, grâce à l’apport de connaissances et
à l’apprentissage de la liberté permis par ces nouvelles connaissances. Le désaccord ici ne porte
pas sur l’urgence de mettre fin à une pratique néfaste, mais sur la compréhension de l’excision
et du rôle des femmes dans sa perpétuation. Considérer la pratique comme le seul résultat d’un
manque d’agency des femmes est passer à côté d’un niveau de compréhension nécessaire et ne
mène pas vers la piste d’un changement de comportement, à moins que toutes les femmes ne
fassent comme Fauziya Kassindja, et ne fuient.
70
Correspondance personnelle.
Entretien avec Adama Seck, présidente du groupe des femmes de Tostan à Samba Dia (région de Thiès), mené
le 5 juillet 2004. Adama Seck est une femme peul, troisième épouse d’un homme bambara ; le groupe peul dont
vient Adama Seck ne pratique pas l’excision, à l’inverse des bambaras.
71
52
D’autres approches de l’excision, que ce soient celles de programmes ou d’organisations qui
prônent non pas, comme Tostan, l’abandon, mais bien la lutte contre et l’éradication de
l’excision dans le monde, ou bien les approches de certains chercheurs, ont un point commun,
qui les rapproches de l’approche par les Capacités : l’agency et la concentration sur l’individu.
Encore une fois, la concentration sur l’individu, sur son autonomisation et sur l’élargissement
de la palette de ses choix permet-t-elle de comprendre la pratique de l’excision et met-elle sur
le chemin de la fin de la pratique ?
2.2
Individu et agency dans les recherches et dans les programmes
de lutte contre l’excision
Que l’on se situe dans la perspective des militants des droits de l’homme, des organisations non
gouvernementales africaines de lobbying, dans les recherches menées par des féministes
occidentales ou par des universitaires africaines, malgré leurs profondes divergences, un point
commun souvent les unit : la conception fréquemment axée sur l’individu et sur son agency, sur
la femme, la fille, l’enfant, les choix qu’ils font ou qu’ils n’ont pas, les décisions qu’ils
prennent ou qui sont prises pour eux.
Que les femmes africaines excisées aient ou n’aient pas d’agency, est-ce seulement la
perspective adéquate ? Est-ce la question essentielle ?
2.2.1
Dans les recherches
Obioma Nnaemeka et Janice Boddy proposent toutes deux des réflexions sur la pratique de
l’excision, réflexions que nous voulons mettre en lumière ; la première se place principalement
dans une perspective d’étude de discours, et contribue dans une certaine mesure à l’emphase
placée sur l’individu ; quant à la seconde, anthropologue, elle nous offre en contrepoint une
vision problématisée de la pratique, la situant dans un contexte et dans un système de relations
de pouvoirs où l’individu n’est pas isolé, mais étudié et compris dans son environnement.
2.2.1.1 Obioma Nnaemeka et l’agency
Obioma Nnaemeka, dans l’article “African Women, Colonial Discourse and Imperialist
Interventions” 72 , tiré du livre Female Circumcision and the Politics of Knowledge, revient sur
72
Obioma NNAEMEKA, “African Women, Colonial Discourse and Imperialist Interventions”, in NNAEMEKA
(ed), Female Circumcision and the Politics of Knowledge, Praeger, West Point, Connecticut, 2005. p.58.
Traduction de la citation par l’auteur.
53
les discours de militantes contre l’excision et critique longuement ce qu’elle considère comme
une violation de la dignité des femmes africaines, dont les parties génitales seraient en quelque
sorte livrées en pâture aux regards du monde extérieur. L’un des points principaux qu’elle
soulève est précisément l’agency ; en effet, elle reproche aux lectures « occidentales » 73 de
l’excision de ne pas reconnaître l’agency des femmes excisées/qui pratiquent l’excision : « les
femmes africaines ne manquent pas d’agency, que les autres veuillent leur en attribuer ou
non », insiste-t-elle. Son point de vue apparaît tout à fait pertinent, au vu de la manière dont
certaines femmes avec lesquelles nous nous sommes entretenues ont choisi l’excision après le
mariage, ou d’autres, opposées à l’excision, choisissent malgré tout de le pratiquer sur leurs
filles. Cependant il faut être très prudent avec cette idée du choix. En voulant rendre aux
femmes leur dignité – ce qui est plus qu’honorable – il ne faudrait pas pour autant ne prendre
en compte qu’une seule facette de la notion d’agency, la liberté ou l’autonomisation. Le choix
de l’excision peut être considéré comme une décision apparemment individuelle, en quelque
sorte intentionnelle, mais est fondamentalement ancrée dans une société dont les règles ne
dépendent en rien du choix de chacun. Ce que nous voudrions ici mettre en avant, c’est que ce
n’est pas traiter avec indignité les femmes africaines que de supposer fortement que, dans une
certaine mesure, l’excision n’est pas du ressort de leur agency. Mais l’abandon, peut-être.
L’agency est une forme de conscience ; et dans les capacités essentielles que Martha Nussbaum
relève, il y a la capacité à s’examiner soi-même de manière critique, à ne pas accepter l’autorité
d’une croyance et d’une coutume, à les questionner et à vérifier leur cohérence. Ce qui revient à
ce que certaines femmes du programme Tostan, au moment de la recherche participative, ont
appelé Tiim Sa Xel, en wolof : regarder d’en haut son esprit. Il semble que l’agency est donc
dans la possibilité du choix collectif de l’abandon ou non de l’excision, plutôt que dans la
décision, certes réfléchie mais limitée par le fonctionnement et les valeurs de la société, de la
pratique de l’excision. Autrement dit, on peut avoir l’impression que Nnaemeka utilise la
notion d’agency plus comme un prétexte pour relever la dignité des femmes qu’elle ne défend
une véritable réflexion sur l’exercice de leur agency par des femmes africaines qui, d’ailleurs,
ne sont aucunement un tout harmonieux, de la même manière que les « occidentales » ne sont
pas une entité homogène.
Il apparaît, enfin, que Nnaemeka rentre en quelque sorte dans la manière de penser de celles à
qui elle s’oppose, parce précisément elle récupère l’objet de leurs préoccupations, l’agency,
pour le mettre en valeur, alors que ce n’est peut-être pas le cœur de la question. Ou du moins
73
On pourrait questionner la manière dont Nnaemeka remet sans cesse sur le devant de la scène le débat entre les
occidentales et les autres, à la lumière par exemple des déclarations du Comité Inter Africain, déclarations sur
54
pas l’agency individuelle. Poser la question de la pratique en termes d’obéissance à une
convention sociale, serait peut-être plus approprié. Et dans ce cas, l’idée de l’agency comme
liberté et comme responsabilité mérite d’être repensée.
2.2.1.2 Janice Boddy en contrepoint
Janice Boddy propose son point de vie d’anthropologue sur la pratique de l’excision ; nous
souhaitons mettre à profit ses travaux, particulièrement son article « Violence Embodied ? » 74 ,
pour reprendre notre souffle et nos esprits.
Boddy replace la pratique dans un contexte de relations de pouvoirs, d’internalisation de
représentations et de pratiques, de genre, de problématiques de discours, extrêmement
éclairants. La lecture de son article est précieuse pour la compréhension des enjeux de l’agency
en lien avec la pratique de l’excision ; l’auteur enjoint le lecteur à ne pas confondre agency et
liberté. Les humains n’étant pas des robots, la socialisation ainsi que les pratiques qui la soustendent requièrent l’implication des hommes et des femmes ; cependant lorsque le choix
apparaît possible, il est nécessaire de prêter attention aux enjeux de pouvoir. Et le fait que
Janice Boddy insiste sur ce point ne signifie pas qu’elle soit une féministe convaincue que les
droits humains doivent venir au secours des pauvres africaines. Elle ose, tout simplement,
parler des enjeux de pouvoir en même temps que des questions d’éthique et de moralité, mais
en situant en permanence son discours dans un contexte où les relations de pouvoir entre les
hommes et les femmes ressortent dans les corps, les liant à l’habitus 75 :
La force d’attraction de l’habitus est encore forte. Les conventions sociales ancrées
dans les sensibilités viscérales rendent les relations de pouvoir anciennes – et ici,
liées au genre – naturelles, inévitables, indéniablement réelles.
Nous ne souhaitions pas ici proposer une étude des travaux de Boddy, que nous risquerions à
chaque ligne de simplifier ; nous espérions seulement montrer qu’un contrepoint existe aux
protestations – bien que justifiées – de Nnaemeka.
2.2.2
Dans les programmes des droits de l’homme et de lutte contre
l’excision
Dans les programmes ou pour certaines organisations internationales des droits de l’homme –
ou spécifiquement de lutte contre l’excision –, l’accent est souvent mis sur le changement
lesquelles nous reviendrons plus bas.
74
Janice BODDY, “Violence Embodied? Female Circumcision, Gender Politics, and Cultural Aesthetics”, op. cit.
75
Ibid, p. 23.
55
d’attitude de l’Etat (législations nationales et internationales) et sur l’éveil de la conscience des
individus et des femmes en particulier. A travers l’exemple d’Amnesty International (AI) et du
Comité Inter-Africain (CIA), nous essayerons de comprendre comment ces approches
envisagent l’action contre l’excision en général.
2.2.2.1 Les militants des droits de l’homme : le cas d’Amnesty International
Amnesty International, organisation non gouvernementale renommée de défense des droits de
l’homme, s’intéresse depuis une vingtaine d’années aux implications, en termes de droits de
l’homme, des « mutilations génitales féminines » (MGF) – cette terminaison étant celle que
l’organisation emploie, d’après l’appellation donnée à la pratique par l’Organisation Mondiale
de la Santé 76 .
C’est en 1995 qu’AI décide d’inclure les MGF dans son approche de promotion des droits
humains, considérant, au moment de la conférence des Nations Unies sur les Femmes de
Beijing, qu’il lui faut prendre position sur cette « forme répandue de violence contre les
femmes » 77 . Les actions menées par AI passent principalement par la tenue de séminaires
nationaux et internationaux sur les droits de l’homme, et par un travail d’intense lobbying
auprès des gouvernements en vue de la ratification des différents traités existants et de
l’adoption de législations nationales interdisant et condamnant la pratique de l’excision ; AI
entend ainsi compléter l’action des organisations non gouvernementales dans leurs efforts pour
l’ « éradication » de la pratique.
Il est indéniable que les législations sont importantes, à la fois dans la reconnaissance des
conséquences néfastes de l’excision, et dans le soutien des Etats aux campagnes d’éveil et
d’éducation aux droits humains (droit à la santé, à l’intégrité corporelle…). Cependant, il
apparaît que AI va sans doute parfois un peu loin dans la manière dont elle condamne de la
pratique, utilisant des termes d’une violence extrême :
Tous les jours, des milliers de filles sont la cible de mutilations. Comme la torture,
les Mutilations Génitales Féminines (MGF) impliquent l’infliction délibérée de
douleur et de souffrance sévères. Ses effets peuvent entraîner la mort. La plupart des
survivants connaissent des séquelles physiques et mentales pour le restant de leurs
vies. Cette violence a été infligée systématiquement à des millions de femmes et de
filles depuis des siècles. Les gouvernements dans les pays concernés n’ont rien fait,
ou rien d’efficace, pour prévenir la pratique. Mais, alors que la prohibition de la
torture a été mise en valeur dans le droit international peu après la Seconde Guerre
Mondiale, les MGF ont seulement récemment trouvé une place dans l’agenda
international des droits humains.
76
Organisation Mondiale de la Santé, sommet de Khartoum, Soudan, 1981.
Amnesty International, “Why and How Amnesty International took up the issue of FGM” Female Genital
Mutilation, Section 2, disponible sur le site internet d’Amnesty International.
77
56
Nous ne voulons pas discuter ici du choix des termes employés à dessein ; « torture »,
« violence infligée », « cible de mutilations ». L’image, toutefois, se dessine, de millions de
mères indignes, mutilant volontairement leurs filles, les torturant et les condamnant à une vie
de souffrances. Sans les comprendre dans leur société, sans comprendre le fait que les mères
excisent leurs filles parce qu’elles les aiment, comment comprendre la pratique ? Et sans
comprendre les motivations apparentes aussi bien que les ressorts souterrains de la pratique,
comment espérer la faire cesser ?
Certes, la première section des travaux d’AI sur l’excision concerne l’explication et les
justifications de la pratique : identité culturelle, identité de genre, contrôle de la sexualité
féminine et des fonctions reproductives, croyances à propos de l’hygiène, de l’esthétique et de
la santé, ainsi que de la religion.
Ce sont en effet des justifications courantes de la pratique. Ces informations permettent sans
doute de comprendre des formes de pratique au niveau individuel (pourquoi une mère le fait à
sa fille? Parce qu’elle croit que…), mais pas vraiment pourquoi, au niveau d’un groupe
endogame, par exemple, l’excision est pratiquée universellement, et pourquoi ceux qui ne
pratiquent pas (comme l’imam du village de Malicounda) le taisent.
Comment comprendre le fait que les jeunes filles, excisées quelques années auparavant,
interviewées à Oulampane, n’avaient aucune idée de la raison pour laquelle elles avaient été
excisées ? Aucun explication ne leur avait été donnée, rien ; de même pour Tabara Cissé, notre
traductrice, excisée à dix ans chez sa grand-mère : mystère le plus total, tabou complet.
Impossible de le comprendre par l’intérêt de la grand-mère à torturer et à mutiler sa petite-fille.
Ainsi, sans aucunement remettre en cause l’importance des droits humains dans le mouvement
pour l’abandon de l’excision, il nous semble toutefois que l’approche d’AI ne permet pas de
comprendre tous les mécanismes qui font de l’excision une pratique tellement répandue sur le
continent africain ; il est par ailleurs bien difficile de saisir l’impact des législations sur les
comportements des citoyens ; de plus dans certains cas, il ne faut pas oublier que des jeunes
filles ne sont pas conduites à l’hôpital, alors que leur état de santé suite à l’excision pratiquée
sur elle le requiert de manière urgente, parce que les parents ont peur de se faire condamner par
la loi. Ce n’est pas critiquer l’importance des droits humains que de soulever ce point, mais
souligner l’importance de l’éducation de base. La loi, en Casamance, ne fait qu’effleurer les
habitations, mais pénètre rarement dans les chambres à coucher.
57
2.2.2.2 Le cas du Comité Inter Africain
L’exemple du Comité inter-africain (CIA) est extrêmement révélateur de l’approche de la
plupart des grandes organisations internationales au sujet de l’excision et la « lutte pour
combattre les Mutilations Génitales Féminines ».
Le CIA fonctionne en réseau et est composé de 26 comités nationaux 78 , en Afrique, en Europe,
aux Etats-Unis et en Asie, qui, de manière autonome, font du lobbying non seulement dans
leurs pays respectifs mais également auprès des organisations intergouvernementales, afin de
développer un environnement de dialogue, de créer un réseau d’organisations et d’individus
concernés, d’obtenir l’engagement des gouvernements, d’influencer les législations, proposer
des activités génératrices de revenus alternatives aux exciseuses, d’obtenir des financements
pour les Comités Nationaux…
Au cours de la dernière conférence régionale tenue par le CIA, le Comité Inter Africain a assez
clairement pris position à propos des Déclarations Publiques 79 , sans pour autant explicitement
citer le nom de Tostan :
A propos des Déclarations Publiques, la conférence a agréé du fait que […] elles ne
sont pas en elles-mêmes une indication ou un impact. Il s’agit seulement d’une
déclaration d’intention, et de ce fait d’un processus qui doit être soigneusement suivi
pour s’assurer du fait que les participants tiennent leur engagement d’abandonner
l’excision. De plus, la déclaration publique est appropriée lorsque les MGF sont une
cérémonie publique dans les communautés et un rite de passage. Dans de
nombreuses communautés africaines, les MGF sont une affaire privée/individuelle
sans être un rite de passage. Et les individus ont la prérogative de l’abandonner sans
répercussions, et sans le besoin d’une déclaration publique. De plus, la conférence a
également mis en lumière le fait qu’il y a des familles et des communautés qui ont
abandonné les MGF sans procéder à aucune déclaration publique.
On peut opposer à cette position les nombreuses interviews menées avec des villageois dont la
communauté avait participé à une Déclaration Publique, comme avec Oumar Dhiémé 80 , imam
de Marakissa, un village qui a organisé en mai 2005 une Déclaration Publique pour l’abandon
de l’excision :
Faire publiquement, c’est plus important pour que tout le monde sache qu’on a
laissé. Mais si on faisait ça ici dans le village seulement, ça va rester, les gens disent
que ce n’est pas la vérité parce qu’on l’a fait à huis clos ; mais si on le fait
publiquement, tout le monde a l’esprit tranquille, donc ça c’est la réalité.
78
Les Comités Nationaux sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Tchad, Congo, Côte d’Ivoire,
Djibouti, Egypte, Ethiopie, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Kenya, Libéria, Mali, Mauritanie, Niger,
Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Somalie, Soudan, Tanzanie et Ouganda. Le réseau du CIA inclut également
GAMS-France, GAMS-Belgique, RIFFI-Suède, London Black Women’s Health Action Project (LBWHAP), les
Pays-Bas, le Japon et la Nouvelle-Zélande.
79
Rapport sur la 6ème conférence régionale, Assemblée Générale, 4-7 avril 2005, Bamako, Mali, disponible sur le
site Internet du Comité Inter Africain. Traduction par l’auteur.
80
Entretien avec Oumar Dhiémé, mené le 26 juillet 2005 à Marakissa, Sénégal.
58
Nous reviendrons plus longuement sur les Déclarations Publiques lors de l’analyse des études
de cas. Ceci étant, lorsque la Conférence prend le soin d’insister sur le fait que « les MGF sont
une affaire privée/individuelle », s’il est vrai que la part de l’individu est essentielle dans l’acte
d’excision en lui-même, on ne doit pas pour autant oublier que le choix de l’individu peut être
vu comme une illusion dans un contexte social déterminant attitudes et comportements. De
plus, dans une large mesure, les femmes tirent de la pratique une forme de pouvoir, lié au
mariage et à l’enfantement. Et on peut aussi rappeler avec Janice Boddy que ce pouvoir est « à
la fois intentionnel (exercé avec une série de buts et d’objectifs) et non agentive 81 (ces buts ne
résultent pas du choix ou de la décision d’un sujet individuel) » 82 .
Dans le fait de considérer, comme le fait le Comité Inter Africain par la bouche de la première
dame du Burkina Faso, Madame Chantal Compaoré, l’excision comme une pratique « barbare
et inhumaine » 83 , ce n’est pas l’emploi du vocabulaire agressif que nous remettons ici en cause,
mais la considération systématique et isolée de tout contexte social de la pratique comme étant
le fait d’individus, que ce soit une femme, des milliers de femmes ou des millions de femmes.
De la même manière, proposer uniquement des activités génératrices de revenus comme source
alternative de revenus pour les exciseuses revient à considérer la pratique de l’excision de
manière très fonctionnaliste ; l’excision n’existe pas uniquement à cause des exciseuses ;
derrière les mains des femmes, qui aiment leur fille, il y a autre chose que la volonté de mutiler.
Si la pratique est directement le fait d’individus, des parents comme des exciseuses, elle est
imbriquée dans une historicité, dans un écheveau complexe et divers de relations de pouvoirs,
de conceptions de la place de la femme et du corps, dans une société donnée.
Cette conception de l’excision comme une « pratique barbare et inhumaine », si elle donnait
des résultats vers l’abandon de l’excision, serait peut-être moins discutable ; cependant, le CIA
ne peut se prévaloir d’aucun impact plus remarquable que l’adoption de législations et la
signature de protocoles par des gouvernements dont les populations ignorent parfois jusqu’à la
langue dans laquelle la loi est promulguée. Ceux qui, génération après génération, pratiquent
l’excision, sont quant à eux éloignés de ces débats.
Ainsi, individu et agency sont apparemment au cœur des conceptions, des représentations de
l’excision dans l’approche par les Capacités, dans les recherches d’universitaires comme
Obioma Nnaemeka, aussi bien que dans les programmes de lutte contre les « mutilations
81
Non agentive : l’idée est que les femmes peuvent avoir l’intention de pratiquer l’excision, mais ce n’est pas elles
qui ont choisi – ou non, non agentive étant un adjectif dérivé de agency.
82
Janice BODDY, op.cit., p. 26.
59
génitales féminines ». Dans la lutte contre l’excision, ou pour l’éradication de l’excision – peuton « éradiquer » comme une mauvaise herbe une tradition millénaire, aussi néfaste soit-elle ? –,
l’individu est visé, par des campagnes sur les droits humains ou sur les conséquences néfastes
de l’excision, soit plus indirectement, par les législations nationales ou internationales. A
l’heure actuelle, nous n’avons aucune idée des résultats concrets obtenus par de telles actions.
Combien de personnes ont abandonné l’excision à la suite de campagnes de publicité comme
celle, relevée par Obioma Nnaemaka 84 , de l’organisation Intact, basée en Allemagne 85 , qui
montre entre autres la photographie d’une lame de rasoir ; sous la photographie, les passants
peuvent lire l’inscription suivante : « Celui qui pense à se raser n’a jamais entendu les cris
d’une fillette de quatre ans dont les lèvres sont coupées à ras ». Combien de personnes ? Il est
difficile pour des organisations comme celles-là d’avancer des résultats.
A travers deux études de cas, et trois Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision, nous
poserons une série de questions, non seulement sur les déterminants des Déclarations
Publiques, mais aussi sur leur impact, afin d’essayer de comprendre à la fois d’où viennent ces
Déclarations, si l’ampleur sans précédent du mouvement des Déclarations au Sénégal a une
explication spécifique ou générale, si les Déclarations ont un réel poids et si elles représentent
un engagement définitif, si elles sont du ressort de phénomènes collectifs plus que la somme de
décisions individuelles.
83
A l’occasion de la conférence « Zéro Tolérance pour les MGF » organisée par le CIA, du 4 au 6 février 2003 à
Addis Abeba, en Ethiopie.
84
Obioma NNAEMEKA, op. cit.
85
INTACT : Action Internationale contre la circoncision féminine.
60
3 Troisième partie
La Déclaration de Diabougou et les deux Déclarations de
Casamance
La Déclaration de Diabougou, le 15 février 1998, fut la première Déclaration Publique pour
l’abandon de l’excision dans l’histoire du Sénégal ; la Déclaration de Marakissa, en
Casamance, a eu lieu le 15 mai 2005, et a été précédée par la Déclaration d’Oulampane, le 7
décembre 2003.
Ces trois déclarations, trois sur les 19 qui ont été tenues à ce jour, ont réuni des dizaines de
villages et de représentants villageois ; hommes et femmes, anciennes exciseuses et leaders
religieux ont, ensemble, pris parole devant leurs frères, face aux médias, et annoncé
publiquement leur abandon définitif de la pratique de l’abandon de l’excision. Au cours de
deux séjours, à un an d’intervalle, nous avons tenté de comprendre les motivations des
participants aux Déclarations. Pourquoi abandonner, et pourquoi le déclarer ? Peut-on
abandonner sans déclarer ? Quels mécanismes ont joué, quelles forces ont parlé, quelles
résistances se sont fait jour ?
A la lumière de ces entretiens, nous aurons à apporter un nouvel éclairage à l’explication de
l’abandon, lié à la notion de l’aptitude au mariage des femmes, que la théorie des Conventions
Sociales proposée par Gerry Mackie aide à saisir – et c’est à dessein que nous ne l’évoquons
qu’à ce point tardif de notre réflexion, pour mieux l’isoler des débats et des controverses.
Nous présenterons en premier lieu les études de cas, le protocole suivi ainsi que la logique des
questions posées, avant de procéder à l’analyse des études de cas. Cette analyse reprend de
nombreux thèmes évoqués précédemment – renforcement des capacités et des pouvoirs,
contexte politique, social et culturel, poids de l’individu – et pose également la question de
l’impact de la première Déclaration, celle de Diabougou, plus de 7 ans après l’événement.
Enfin la théorie des Conventions Sociales de Gerry Mackie apportera à ces études de cas une
perspective nécessaire en permettant de comprendre les mécanismes collectifs à l’œuvre à la
fois dans la pratique et dans son abandon, mécanismes décelés dans les études de cas.
61
3.1
Diabougou, Oulampane et Marakissa : présentation des études
de cas
Avant même de présenter la manière dont les études de cas se sont déroulées, il semble
nécessaire de raconter l’histoire des Déclarations Publiques de Diabougou, d’Oulampane et de
Marakissa. Car si l’essence de chaque Déclaration demeure, les contextes varient ; et c’est
précisément cette diversité que nous avons recherchée.
3.1.1
L’histoire des trois Déclarations
La Déclaration de Diabougou était la première Déclaration Publique, et à ce titre, elle est
véritablement historique ; pour la même raison, son étude semblait nécessaire – la Déclarationmère est incontournable. Les deux Déclarations de Casamance, également, ont eu lieu dans un
contexte extrêmement intéressant : celui d’une région enclavée où la paix ne règne que depuis
peu, où les spécificités historiques et socioculturelles sont nombreuses et où, pour la
Déclaration de Marakissa en particulier, des membres de la communauté de l’étranger ont porté
l’abandon jusqu’à Dakar, en Gambie, en Italie, au bout des ramifications familiales.
3.1.1.1
Diabougou, déclaration mère
Nous avons eu l’occasion, en introduction, de raconter longuement la naissance de la
Déclaration de Diabougou. Première Déclaration de l’histoire, la Déclaration de Diabougou est
dans les fondements ; elle fut initiée par un petit groupe de femmes, celles de Malicounda
Bambara qui tiennent le « serment de Malicounda » en juillet 1997. Quelques mois plus tard,
l’implication de l’imam Demba Diawarra, de plusieurs femmes et le soutien de l’équipe de
Tostan portent des fruits inattendus, bouleversant l’histoire. Mariatou Ndiaye, coordinatrice du
comité de gestion communautaire de Diabougou, se rappelle la mobilisation des hommes et des
femmes bambara 86 :
Cette pratique concerne tout le monde et non pas une seule personne. Cela ne
concerne pas seulement Diabougou. Donc on ne pouvait pas prendre cette
responsabilité sans que les autres soient au courant. Donc il fallait que tout le monde
vienne, pour qu’on discute des différents points. Toute ethnie bambara est
concernée. On ne pouvait pas faire cette déclaration sans associer nos parents des
autres villages, il fallait les associer et avoir leur consentement, comme on l’a
suggéré à Molly et à Demba 87 . Pour que la déclaration soit faite partout autour. Fajal,
86
Entretien avec Mariatou Ndiaye, mené en juillet 2004 à Diabougou, Sénégal.
Molly Melching, directrice de Tostan, et Demba Diawarra, imam de Keur Simbara et sensibilisateur dans les
villages.
87
62
Baboucar, Samba Dia, Samba Diallo, Kobongoy, Soudiane, Sorobougou,
Diabougou….
Aussi, au cours du week-end du 14 au 15 février 1998, les représentants de dix villages, ainsi
que des envoyés de Malicounda Bambara, Nguerigne Bambara et Keur Simbara, organisent la
première Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision 88 . Ce sont 50 représentants de plus
de 8 000 villageois qui rédigent la Déclaration en une nuit et la lisent aux invités, religieux,
journalistes, représentants de l’Etat et d’organisations des Droits de l’Homme. Cette première
Déclaration Publique est donc un passage obligé dans l’étude des Déclarations Publiques pour
l’abandon de l’excision.
3.1.1.2 Oulampane et Marakissa : le long du Soungrougrou
Les histoires des deux Déclarations de Oulampane, puis de Marakissa, sont étroitement liées.
Tostan s’installe dans cette partie de la Casamance 89 en 2001, à une période où d’autres
organisations non gouvernementales refusent d’y mettre les pieds, par crainte à la fois des
rebelles et de l’armée ; la Casamance, en conflit depuis 1982, et tout particulièrement la Basse
Casamance, est une région où le modèle islamo-wolof, sur lequel l’Etat du Sénégal s’est
construit, ne s’est pas épanoui 90 ; l’Etat a payé sa négligence des relations avec les multitudes
d’ethnies qui composent la Casamance (et tout particulièrement les diolas de la région de
Ziguinchor et de Bignona) d’un grave affaiblissement de son autorité ; les sentiments
dominants parmi la population pendant la vingtaines d’années de conflit étaient la domination
et l’exclusion, encore une fois tout particulièrement en Basse Casamance où l’Etat, pour des
raisons à la fois historiques, géopolitiques et culturelles, est le moins enraciné. La loi de 1999
condamnant la pratique de l’excision n’est pas entendue, pas comprise et encore moins
respectée. Elle vient d’en haut au sens figuré comme au sens propre.
Tostan, depuis le début, bénéficie de la confiance des populations de Casamance : le
coordinateur des programmes, Babary Tamba, est un ancien député, qui a rendu son tablier
politique dans les années 1980 et endossé en 2001 celui de Tostan ; les superviseurs et
facilitateurs recrutés sont tous issus de la région, ont souvent des liens de parenté avec les
villages où se déroulent les cours et jonglent d’une langue nationale à l’autre. Aruna Sane,
facilitateur, raconte les conditions de la mise en œuvre du programme 91 :
88
Se reporter aux annexes.
Basse-Casamance.
90
Donal O’BRIEN, Momar COUMBA DIOP, Mamadou DIOUF, La construction de l’Etat au Sénégal, Karthala,
Paris, 2002.
91
Entretien avec Aruna Sane, mené le 29 juillet 2005 à Oulampane, Sénégal.
89
63
C’est seuls les facilitateurs de Tostan qui osaient, au temps, entrer au fond ; il y avait
même des écoles françaises où les maîtres ont quitté ; mais nous, on allait rester là
bas pour continuer à sensibiliser nos parents ; il y a même des réunions de
sensibilisation qui se font là bas, que nous-mêmes, facilitateurs de Tostan,
organisions. Cause pour laquelle ici, tous les villages aiment Tostan.
Il est arrivé à Aruna, au cours des premières années, de voir des rebelles faire irruption dans sa
classe ; « qu’est-ce que vous faites ? », lui demandaient-ils ; « j’enseigne les droits humains en
diola », répondait Aruna, et les rebelles, rassurés, l’assuraient de leur soutien. Ils ont même
demandé à certains facilitateurs, dans des zones où des civils étaient menacés, de porter un
signe distinctif, pour pouvoir les reconnaître de loin et éviter de les mêler aux violences.
En 2001, le programme se déploie donc dans vingt villages 92 qui, petit à petit, vivent la même
expérience qu’avant eux les villageois de Malicounda et Diabougou. Les modules sur les droits
humains et la démocratie, suivis des modules Hygiène et Santé, ouvrent les vannes des
conversations, dans le secret des cases, puis sur la place publique de chacun des villages du
programme où les participants commencent à sensibiliser leurs proches par des pièces de
théâtre, des chants. Dans la région de Ziguinchor, 69,3% des femmes sont excisées ; 73,7% des
femmes mandingues sont excisées, et 59,7% des femmes diolas sont excisées93 . Le
coordinateur, Bacary Tamba 94 , se souvient :
Et c’est quand nous sommes arrivés dans le module 3, parce que nous avions
enseigné la résolution des problèmes, les droits humains, nous avions enseigné la
démocratie, l’hygiène de base et la santé […] que les gens ont eu une levée d’esprit
pour dire « Tiens, voilà ! Nous, au temps, nos parents nous disaient que si untelle
n’avait pas d’enfant, c’est parce qu’il y avait la sorcière du village qui la nuit avait
passé à côté de sa case qui a fait ceci ; si par exemple au niveau du bois sacré, quand
on a excisé telle fille et que son sang coulait sans arrêt, on nous a dit que c’était un
problème de sorcellerie alors que c’est faux ! » […]. Et les femmes se sont mises à
réfléchir sur les énormes difficultés qu’elles ont rencontrées dans leur vie…
Entre temps, d’autres Déclarations Publiques se tiennent au Sénégal, et Bacary continue à
raconter 95 :
Tous les centres de Tostan travaillent en symbiose. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire
qu’ici si on ouvre des centres, nous sommes à la première phase, on n’a pas fini le
programme, il arrive dans ce courant de l’enseignement qu’il y ait une déclaration à
Kolda. Qu’il y ait une Déclaration au Fouta, à Kaolack, qu’on dise que la
coordination de Bignona va envoyer 17 personnes, on prend ces 17 personnes qui
vont là-bas, qui écoutent, qui suivent, jusqu’à la fin, mais ces gens quand ils
reviennent, ils viennent avec quelque chose, ils viennent avec une ambition, une
volonté de voir ce que eux ils ont vu là-bas vivre un jour chez eux. C’est comme ça
que ça se germe, de fil à aiguille ça se transmet.
92
14 centres dans le département de Sédhiou, 6 centres dans le département de Bignona.
Source : enquête EDS-IV 2005. Le chiffre de 59,7% s’explique par le fait que les diolas de la région de Cap
Skirring ne pratiquent pas l’excision.
94
Entretien avec Bacary Tamba, mené le 25 juillet 2005 à Bignona, Sénégal.
95
Id.
93
64
Des participants, à chaque fois différents, sont invités à la Déclaration de Mampatim, à la
Déclaration de Karcia, de Ndiaffate Socé, de Dialocoto96 , et se font relais de l’événement
auquel ils ont assisté. C’est ainsi que germe chez les participants l’idée d’organiser une
Déclaration à Oulampane, l’un des villages du programme, habité par des diolas mais aussi par
des mandingues.
Toutefois, il est inenvisageable d’organiser une Déclaration sans la famille étendue et les
villages voisins qui n’ont pas participé au programme, sans les ramifications des parentés…
Ainsi, les participants entament un long travail de sensibilisation, de consultations et de
témoignages de grands marabouts de l’islam, dans plus de 80 villages environnants ; et la
Déclaration Publique a lieu, le 7 décembre 2003, réunissant 118 villages.
L’un de ces villages est précisément Marakissa. Séparé d’Oulampane par un large fleuve
poissonneux, le Soungrougrou, doublement isolé (isolé au Sénégal, et en Casamance même),
Marakissa est un grand village, peuplé en grande majorité par des diolas, qui vit de pêche,
d’agriculture et du soutien de ses enfants à l’étranger et à Dakar.
Les habitants ont été sensibilisés, convaincus par les visites successives des représentants
d’Oulampane et ont participé à la Déclaration Publique de décembre 2003. Quelques mois
auparavant, des classes de Tostan s’étaient implantées à Marakissa, à la demande de la
population. Mais la Déclaration d’Oulampane ne leur suffit pas ; « tous les villages sont
parentés », explique Bintou Sane, secrétaire à la mobilisation sociale pour la Déclaration de
Marakissa, « quand tu as le bonheur, tu t’approches de tes parents pour le partager » 97 . Aussi
envisagent-ils d’organiser dans leur village une déclaration avec les villages qui sont de leur
côté du fleuve Soungrougrou. Alors Marakissa, avec trois autres villages voisins qui bénéficient
du programme Tostan, mobilise ses habitants, met sur pied un Comité de pilotage et organise
de grandes tournées de sensibilisation et de mobilisation sociale.
La particularité de la Déclaration de Marakissa, qui a lieu le 15 mai 2005, tient surtout à
l’étendue géographique de la provenance des participants à la Déclaration. En effet, les
ressortissants de Marakissa à Dakar, un vaste réseau, s’impliquent intensément dans la
préparation de la Déclaration et écrivent au gouvernement, aux fils de Marakissa en Gambie, en
Italie, aux Etats-Unis ; à partir d’une association et de journées culturelles organisées à Dakar
par les marakissois dakarois, toute la communauté de Marakissa s’est trouvée mobilisée. Et
ainsi, lorsque la Déclaration a lieu, à l’aube de la saison des pluies, ce sont non seulement les 4
96
La Déclaration de Mampatim, dans la région de Kolda, a eu lieu le 25 mars 2001 ; celle de Karcia, dans les
départements de Kolda et Sédhiou, a eu lieu le 5 juin 2002 ; celle de Ndiaffate Socé, dans la région de Kaolack, a
eu lieu de 25 ai 2003 ; celle de Dialacoto, dans la région de Tambacounda, a eu lieu le 21 septembre 2003.
97
Entretien avec Bintou Sané, mené le 25 juillet 2005 à Marakissa, Sénégal.
65
villages du programmes et les 40 autres villages qui déclarent l’abandon de l’excision et des
mariages précoces et forcés, mais aussi les délégations envoyées par les fils de Marakissa à
Dakar et à l’étranger.
Ainsi, de la Déclaration d’Oulampane à celle de Marakissa, on trouve un même contexte : la
paix fraîche en Casamance ; un fleuve conducteur, le Soungrougrou ; un petit groupe de
sensibilisateurs déterminés et le soutien sans faille de l’équipe de Tostan, jusqu’à voir des
émigrés revenir assister à l’événement dans leur village d’origine et déposer aux pieds de leurs
parents leur contribution financière à l’organisation de la Déclaration.
C’est ainsi que dans des contextes divers se sont tenues les Déclarations de Diabougou,
d’Oulampane et de Marakissa ; cette diversité, mais aussi l’essentiel – la Déclaration –, ont été
au centre de nos entretiens. Dans ces situations apparemment si différentes, entre les bambaras
de Diabougou, à côté de Thiès, et les diolas et les mandingues d’Oulampane et de Marakissa,
en Basse-Casamance, que s’est-il passé qui les unisse si étroitement ? Aussi, à des fins de
visibilité, la méthodologie employée au cours des entretiens mérite que notre réflexion fasse un
crochet.
3.1.2
Méthodologie et difficultés rencontrées
Au cours des séjours qui ont permis à cette étude de cas de voir le jour, les protocoles suivis
ainsi que les questions posées ont varié selon les situations, selon la taille et la quantité des
impondérables.
3.1.2.1 Méthodologie
L’étude de cas de la Déclaration Publique de Diabougou a été réalisée entre les mois de juin et
août 2004, au travers d’entretiens menés dans quatre des dix villages de la Déclaration : Samba
Diallo, Samba Dia, Diabougou et Baboucar. L’étude des Déclarations Publiques d’Oulampane
et de Marakissa a été réalisée entre le 25 juillet et le 1er août 2005, dans les villages de
Marakissa, Djibabouya (qui a fait partie de la Déclaration Publique sans avoir reçu le
programme de Tostan), Oulampane et Djimonboli (qui a fait partie de la Déclaration Publique
sans avoir reçu le programme).
L’étude de cas de la Déclaration Publique de Diabougou a été réalisée par nous, mais pour
Tostan, dans le cadre d’un stage, et c’est avec l’aimable autorisation de la directrice de Tostan
que nous en publions ici les résultats.
En ce qui concerne l’étude d’Oulampane et Marakissa, elle s’est déroulée uniquement dans
l’objectif de tenter de répondre aux questions posées par ce mémoire – rappelons à ce point
66
notre problématique : le ressort de l’abandon de l’excision au travers des Déclarations
Publiques n’est-t-il pas, au delà d’une réussite de l’empowerment mis en œuvre pour chacun et
tous les membres de communautés influentes, un mécanisme collectif aux racines
profondément ancrées dans les relations sociales, dans le cadre où l’individu prend du sens et
où sa valeur est déterminée ? Ainsi, le choix des villages, mais aussi des personnes avec
lesquelles nous avons mené des entretiens et la logique des questions posées doivent être
abordés.
Le choix des villages a été le fruit de la réflexion, mais aussi du hasard. Au vu du temps dont
nous disposions dans les deux cas, le chiffre de quatre villages s’imposait ; ni plus, pour des
raisons d’ordre pratique, ni moins, afin d’avoir un éventail de réponses le plus large possible.
Dans le cas de Diabougou, nous avons classé les 10 villages de la Déclaration par ordre de
taille, afin de respecter les proportions de la population ; nous voulions visiter un petit village,
deux moyens et un grand. Devant témoins, nous avons tiré au sort les villages et un seul a
changé au fur à mesure de l’enquête, suite au témoignage d’une jeune fille de Samba Dia qui
nous a confié qu’elle pensait que l’excision se pratiquait encore, après la Déclaration, dans son
village d’origine, Baboucar – c’est donc sur de quatrième village que notre choix s’est porté.
Nous avons ainsi mené nos recherches successivement dans les villages de Samba Diallo
(épaulée par Yacine Dieng du 20 au 25 juin 2004), Samba Dia (épaulée par Yacine Dieng, du 2
au 9 juillet 2004), Diabougou (épaulée par Yacine Dieng et Abdulaziz Konate, du 21 au 24
juillet 2004) et à Baboucar (les mêmes, du 2 au 4 août 2004).
En ce qui concerne notre étude en Casamance (du 25 juillet au 1er août 2005, accompagnée par
Sarah O’Neil et Tabara Cissé), le choix des villages fut différent et s’est porté sur les deux
villages porteurs des Déclarations, Oulampane et Marakissa, mais aussi sur deux villages qui
ont participé aux Déclarations mais qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas suivi le programme de
Tostan ; en effet, nous avons jugé que la comparaison pourrait être intéressante dans notre
questionnement – dans ces deux villages plus extérieurs, quelles force avaient poussé à
déclarer : la solidarité avec les villages phares, la prise de conscience ?
Pour ce genre d’étude, il est absolument inenvisageable de ne pas être présenté par une
connaissance commune, de ne pas être guidé le long des hiérarchies et des codes; aussi, pour la
Déclaration de Diabougou et à l’exception du (trop) grand village de Samba Dia, nous avons
été introduites par Demba Diawarra, dont le grand respect qu’il inspire dans toute la région en
fit l’intermédiaire idéal (ils nous présentait au chef de village et à la présidente du groupement
féminin, expliquait les raisons de notre venue, notre arrivée sans crier gare et notre recherche
d’objectivité).
67
En Casamance, nous avons été introduites par des responsables de Tostan. Certes, ce n’est
objectivement et scientifiquement pas idéal ; toutefois, sans eux, rien n’aurait été possible.
Dans tous les cas, nous étions accompagnées d’une traductrice ou d’un traducteur, à la patience
et à la virtuosité sans égales.
En ce qui concerne le choix des enquêtés, dans les deux cas, nous nous sommes entretenues
avec les responsables villageois (chefs de village, imams, responsables de groupements
féminins, infirmiers chefs de poste, directeurs et maîtres d’école), ainsi qu’avec les anciennes
exciseuses ; par ailleurs, nous avons également discuté avec les habitants des concessions, ces
dernières choisies par tirage au sort.
Dans le cas de la Déclaration de Diabougou, nous avons obéi à des règles beaucoup plus
strictes que dans le cas des Déclarations de Casamance (représentativité des groupes ethniques,
des âges, des situations des concessions…).
En ce qui concerne enfin le choix des questions, de la même manière que pour le choix des
personnes interviewées, nous avons procédé différemment pour les deux études. Dans la
première, nous suivions un questionnaire particulier pour les responsables villageois, ainsi
qu’un questionnaire-type pour les habitants des concessions tirées au sort ; ce questionnaire,
inspiré par les suggestions de Molly Melching et de Gerry Mackie, a connu des évolutions et
des apports au fil des enquêtes.
En revanche, en Casamance, si certaines questions étaient invariablement posées, les interviews
se sont faites plus personnelles et plus poussées 98 , pour tenter de percer les mécanismes qui ont
joué dans la décision d’abandon, décision particulière et décision collective.
Le respect de cette méthodologie ne s’est pas fait sans difficultés.
3.1.2.2 Difficultés rencontrées
Les difficultés que nous n’avons pas manqué de rencontrer furent à la fois des impondérables et
des difficultés d’ordre méthodologique, qui, pour une plus grande lisibilité de cette étude de
cas, doivent être relevées.
Entre la saison des pluies, peu propice aux déplacements vers et entre les villages
(particulièrement en Casamance), et les conditions de la vie au village (absence d’électricité,
difficulté de l’intimité lors des entretiens), mener ces entretiens ne s’est pas toujours révélé
évident. Les travaux des champs occupaient les habitants, et bien souvent, nous avons dû, la
nuit, mener des entretiens à la lumière des bougies – ce qui n’est absolument pas désagréable,
68
mais qui a pu ralentir l’avancée des interviews. La période était celle des vacances scolaires :
peu de jeunes restent au village, à part les jeunes filles qui participent aux travaux agricoles.
Les directeurs et maîtres d’école, si école il y a, sont rentrent chez eux (« chez eux » étant
rarement le village où ils sont en fonction).
Dans les villages de la Déclaration de Diabougou, nous étions aidées par une collègue et
traductrice français-wolof ; cependant, les villages sont des villages bambara, où certes une
majorité de personnes parlent le wolof, mais certaines avec difficulté, et sans aucun doute le
passage par la traduction a vu énormément de matière se perdre ; en Casamance, la traductrice
parle aussi bien français, wolof, diola que mandinka et les pertes ont sans doute été moindres,
toutefois les enregistrements ayant parfois été ardus du fait des nombreux bruits de fond, nous
avons dû, pour la retranscription, nous appuyer à quelques reprises sur nos notes.
Dans le cas des villages de la Déclaration de Diabougou, l’étude a été menée pour le compte de
Tostan ; position ambiguë qui a parfois faussé certaines réponses. Dans les villages de
Casamance, le fait que nous soyons introduites par des responsables de Tostan (qui précisaient
le but de notre étude et insistaient sur le fait que nous étions complètement indépendantes
d’eux) nous a sans aucun doute ouvert les portes des concessions, cependant il est évident que
cela a pu avoir, dans certains cas, une influence en faveur de Tostan.
3.2
Pourquoi déclarer ? Analyse des études de cas
Nous avons essayé de comprendre les motivations des participants ; qu’y a-t-il à l’origine de
leur décision d’abandonner l’excision ? Leur décision est-elle le fruit des programmes de
renforcement des capacités de Tostan ? Ont-t-il pris leur décision dans l’ombre de leur case, au
soleil de la place publique, convaincus par leurs connaissances, par leurs proches, forcés de
s’adapter à la nouvelle norme de la majorité ? Quel est le poids de la Déclaration Publique dans
la décision de l’abandon et dans l’abandon en lui-même ? L’abandon de l’excision est-il
définitif ?
Nous verrons que les Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision sont en elles-mêmes,
en tant que parties immergées d’une nouvelle convention sociale, des raisons nécessaires
d’abandonner l’excision ; nécessaires, mais non suffisantes, car la part d’agency – dans la
décision d’abandonner et dans la décision de déclarer –, si elle est difficilement mesurable, est
néanmoins individuellement déterminante ; les Déclarations Publiques montrent ainsi qu’il
existe des gens qui n’abandonnent ni par conviction, ni par crainte de la loi, mais par suivisme,
98
Et, pour les questions plus axées sur les problématiques culturelles/identitaires, nous les devons en grande partie
à l’inspiration, à la sensibilité et à la curiosité de notre co-apprentie chercheuse et amie Sarah O’Neil, qui, dans les
69
par reproduction de normes – tout particulièrement dans les villages qui n’ont pas suivi le
programme de Tostan, mais qui ont participé à une Déclaration.
3.2.1
Pourquoi l’abandon ?
Considérant que la compréhension de la justification de la pratique est nécessaire à la
compréhension de son abandon, nous nous demanderons en premier lieu quels étaient les
critères et les motivations à l’origine, selon les personnes interviewées, de la pratique de
l’excision, avant de tenter de comprendre les raisons et les conditions de l’abandon en luimême. Nous verrons ainsi que la Déclaration Publique est un élément nécessaire à l’abandon,
qu’elle est ancrée dans l’organisation communautaire et familiale et que, pour les participants,
elle est la preuve devant le monde de leur engagement – leur fierté.
3.2.1.1 Les justifications de la pratique
A la question de savoir pourquoi l’excision est ou était pratiquée, les réponses des personnes
interviewées varient. Les raisons les plus couramment invoquées sont la tradition et la
coutume ; « on a trouvé cette pratique », « c’étaient nos grands-parents, nos parents qui
faisaient ça ».
Plusieurs jeunes filles excisées pendant l’enfance, que nous avons rencontrées dans le village
d’Oulampane (Casamance), ne savent pas pourquoi elles ont été excisées, de même que notre
traductrice elle-même, Tabara Cissé, n’a reçu aucune explication après avoir été excisée chez
sa grand-mère. Les exciseuses, quand à elles, mettent souvent l’accent sur leur intérêt financier,
et cet extrait d’un entretien mené avec Siré Sane, ancienne exciseuse du village d’Oulampane,
est à ce titre éclairant :
Et… quelle est l’importance de l’excision ? Quand vous étiez jeune et qu’on vous a
appris comment faire ça, est-ce qu’on vous avait expliqué quelle était l’importance
de l’excision ?
L’importance qui était là-bas, j’achetais du savon, je m’habillais…
Et on vous disait pourquoi on avait besoin d’exciseuses dans une société ?
L’importance, c’était mon métier, c’est pour cela que c’était important.
Mais il n’y avait pas de valeur, de l’honneur, qui était derrière l’excision ?
Non ce n’était pas pour ça. On l’a trouvé chez nos grands-parents comme ça, c’est
pour cela qu’on faisait ça mais ce n’était pas pour cause de fidélité ou autre chose.
Et vous, est-ce qu’on vous avait expliqué pourquoi on vous faisait ça ?
villages de Casamance, nous a accompagnée, épaulée et surtout ouvert de précieuses pistes de réflexion.
70
Il n’y avait pas quelque chose qu’on pouvait expliquer de clair ; on faisait ça, on
faisait ça, on l’a trouvé comme ça, on devait faire ça seulement mais ce n’est pas
quelque chose d’important.
Et à votre avis ça venait d’où ? Pourquoi est-ce que vos grands-parents faisaient
ça ?
C’était pour le problème de religion. C’étaient les mandingues qui ont amené la
religion chez nous les diolas ils nous ont dit, c’est cela qu’on avait pris pour
pratique ; on ne savait pas, on croyait que c’était la religion qui nous le commandait
mais maintenant on sait que ce n’est pas la religion qui nous recommande ça.
Le critère religieux semble véritablement dépendant de la manière dont les diverses populations
ont adopté l’islam. Apparemment – mais cette réflexion nécessiterait des recherches plus
poussées – les diolas de Casamance ont été colonisés par les populations mandingues,
descendues tardivement de l’empire du Mali, et par elles ont adopté l’islam. En même temps
que l’islam, certains diolas ont pris la coutume de l’excision, mais uniquement ceux qui ont
cohabité avec les mandingues ; les diolas de la région de Cape Skirring, soit plus au Sud de la
Casamance, ont quant à eux adopté l’islam mais non l’excision, et, contrairement aux diolas de
la région de Bignona, n’ont pas dû cohabiter avec des mandingues.
Aussi, certains expliquent-ils la pratique par l’adoption de l’islam dans l’ignorance du Coran ;
ils auraient lu le Coran, expliquent-ils, ils auraient compris que la pratique de l’excision n’est
pas recommandée par l’islam.
De même, les participants à la première Déclaration Publique étaient persuadés que l’islam
recommandait l’excision au même titre que la circoncision, jusqu’au jour où les imams se sont
mêlés à la discussion. L’ancienne exciseuse de Marakissa, Yama Tamba, nous a expliqué : « les
arabes ne font pas ça [l’excision] et ils prient, alors que ce sont eux qui ont amené l’islam ».
Dans les villages de la Déclaration Publique de Diabougou aussi bien que dans ceux de
Casamance, une femme non excisée n’avait aucune chance de trouver un mari. Plus de 50% des
personnes interrogées pendant la première étude de cas pensent que la jeune fille non excisée
appartenant à une ethnie qui pratiquait l’excision avait des problèmes dans sa vie en société.
Les gens ne buvaient pas l’eau qu’elle leur proposait, ne mangeaient pas ce qu’elle préparait,
elle pouvait être insultée, traitée de peureuse, elle ne pouvait pas assister aux cérémonies
traditionnelles au même titre que les filles excisées de sa tranche d’âge, elle ne pouvait pas
prier dans la même pièce qu’elles ; elle avait d’énormes difficultés à trouver un mari dans son
ethnie. On pouvait considérer qu’elle n’était pas saine, qu’elle n’avait pas de religion ; certains
nous ont dit qu’elle pouvait être déshéritée par ses parents.
19,3% des personnes interrogées dans la première étude de cas ne peuvent pas imaginer
qu’avant la Déclaration, une jeune fille d’une ethnie pratiquant l’excision ne soit pas excisée.
L’excision était universelle parmi les groupes endogames qui la pratiquaient traditionnellement,
71
en Casamance ou dans la région de Diabougou. Jamais on n’aurait vu une jeune fille bambara,
mandingue ou diola non excisée dans un village bambara, mandingue ou diola. Pour cette
raison, les mariages mixtes, entre ethnies qui excisaient et ethnies qui n’excisaient pas, étaient
extrêmement rares ; interviewée dans le village de Samba Dia, une femme peul non excisée
nous racontait qu’elle avait choisi de sa faire exciser après son mariage avec un homme
bambara, car la vie dans sa belle famille lui était rendue impossible du fait de l’isolement social
dans lequel son état de non excisée la maintenait.
Il est intéressant de noter que dans les villages où nous avons mené nos études de cas, les
justifications de la pratique pour des raisons de chasteté, de pureté, de fidélité de la femme
n’ont été évoquées qu’après des questions de notre part, mais qu’à de très rares occasions de
manière directe.
La coutume, dans les deux cas, et la croyance du lien de l’excision avec la religion, sont les
deux justifications les plus courantes, alors que dans les même temps les jeunes filles âgées de
plus de 12 ans ne semblaient pas pouvoir répondre à la question du pourquoi. Une explication
peut être que la législation interdisant l’excision, en vigueur au Sénégal depuis 1999, a conduit
de plus en plus de personnes à pratiquer l’excision en cachette, et non plus au grand jour ; au
Sénégal, de nombreuses jeunes filles ne sont plus conduites dans le « champ de l’excision »
mais dans des cases reculées, par crainte de la loi.
Ainsi bien souvent, comme dans le cas des jeunes filles que nous avons rencontrées, excisées
en cachette, ou comme quand l’on observe que l’âge de l’excision passe de 7 ou 14 ans à 1 ou 2
ans, il semble que la pratique se passe de plus en plus d’une justification, pour se réduire à une
coutume que l’on observe parce qu’elle est la tradition, celle des grands-parents, et qu’une
jeune fille non excisée ne pourrait pas trouver de mari dans un environnement où toutes les
femmes sont excisées.
3.2.1.2 Pourquoi le changement de comportement vis-à-vis de l’excision ?
Les raisons de l’abandon varient selon les personnes interrogées. Dans les villages de la
première Déclaration, nous avions demandé à 49 personnes ce qui, selon elles, était à l’origine
de l’abandon de l’excision, entre la loi, la connaissance des conséquences néfastes, chaque
personne pouvant donner plusieurs réponses. Il apparaît de manière frappante que la loi (16,3%
des réponses) n’est pas la raison principale qui a motivé l’abandon. En tête des motivations de
l’abandon arrive la crainte des conséquences néfastes (65,3%) ; puis le respect du serment prêté
lors de la Déclaration Publique (57,1%).
72
Yama Sagna, secrétaire chargée de la mobilisation sociale lors de la Déclaration Publique
de Marakissa, raconte lors d’un entretien :
Avant Tostan nous on entendait seulement que le gouvernement a dit de laisser
l’excision ; mais on ne croyait pas à ça, on ne pensait même pas abandonner ; mais
c’est à travers Tostan que on a su que ce que disait le gouvernement, c’était réel, car
ils on a vu l’effet. On a appris.
Le facilitateur Aruna Sane, habitant du village de Oulampane, raconte la manière dont les
premières discussions se sont déroulées pendant les classes :
Quand le programme de Tostan est venu, quand on a commencé à parler avec nos
techniques de travail, avec les causeries, les discussions, c’est eux-mêmes qui ont
fait sortir les problèmes qui se passent quand ils faisaient de l’excision aux jeunes
filles. Avec les sensibilisations on invitait même les marabouts à traduire au niveau
du Coran, ce qui est dit. Une femme excisée et une femme non excisée, comment
est-ce que le Coran a parlé de cela ? C’est à ce moment qu’elles ont dit que il faut
l’arrêter ; que ça, c’est blesser la jeune fille…
Ainsi les cours de Tostan ont fait l’effet d’un détonateur, et ont donné aux participants et à leur
famille (à travers la diffusion organisée des connaissances en cours, et le système du N’Deye
Dikké) les clefs pour comprendre les conséquences néfastes de l’excision, l’existence et
l’intérêt du respect des droits humains ; les cours Tostan ont dont participé au changement
d’attitude des communautés vis-à-vis de l’excision.
L’aspect le plus intéressant reste maintenant à aborder, et il s’agit du changement de
comportement – soit de l’abandon ; les participants ont entre les mains un moyen de résoudre
ce que désormais ils considèrent comme un problème, mettent en œuvre collectivement un
processus de résolution de ce problème qu’ils ont eux-mêmes mis en lumière, enfin organisent
une Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision.
3.2.1.3 Pourquoi la Déclaration ?
Ce que nous avons cherché à déchiffrer, ce sont les motivations non seulement des
organisateurs d’une Déclaration Publique, mais également des participants qui n’ont pas reçu le
programme Tostan, et qui se sont rendus à la Déclaration ou bien ont envoyé des délégations
pour représenter leur village et leur famille.
Qu’est-ce que la Déclaration Publique apporte à l’abandon ? Le programme de renforcement
des capacités et des pouvoirs, la connaissance des dangers de l’excision, la conscience des
droits humains, la diffusion de ces connaissances ne suffisent-ils pas ?
A travers les questions que nous avons posées lors des deux études de cas, l’on se rend compte
que la Déclaration Publique a une importance déterminante dans la prise de décision de
l’abandon – et plus précisément le fait qu’une majorité se dessine pour l’abandon de l’excision
73
paraît tout aussi important, sinon plus, que le fait que chaque personne et tous veuillent
abandonner l’excision.
Dans les quatre villages de la première Déclaration Publique, 91,7% des personnes interrogées
(soit 100 personnes) pensent que la Déclaration Publique est une bonne chose et ont évoqué
lors des entretiens le rôle du serment, de l’engagement solennel en public, et de l’implication de
plusieurs villages environnants dans la Déclaration comme éléments déterminants de l’abandon
de la pratique.
En Casamance, nous avons passé plus de temps à essayer de cerner, de manière plus
qualitative, les mécanismes et les forces qui ont porté les deux Déclarations. Laissons parler
quelques unes des personnes avec lesquelles nous avons mené des entretiens :
Yama Sagna (secrétaire à la Mobilisation Sociale pour la Déclaration Publique de
Marakissa)
Et pourquoi est-ce que vous avez voulu faire une Déclaration ? Est-ce que la
Déclaration ça a changé quelque chose à l’abandon ? Parce qu’il y a eu les classes
de Tostan, vous avez discuté, vous vous êtes dit qu’e vous vouliez abandonner, mais
est-ce que la Déclaration, ça vous a facilité l’abandon, en quelque sorte ?
La Déclaration est très importante car il y a des autres villages qui sont très loin d’ici
et la Déclaration se fait à la télé, à la radio, tout le monde entend. Quand on parle à la
radio, ça motive les gens qui sont très loin de dire que le village de Marakissa a
abandonné, donc c’est la vérité, car il y beaucoup de villages qui ont abandonné.
Donc la Déclaration est très importante pour eux parce que ça a beaucoup changé le
village. Ca montre aussi, aux autres qui ne voulaient pas aller à l’école, sachent que
eux, à l’école où ils vont ici, ils ont un savoir.
Est-ce que vous pensez que vous auriez pu abandonner sans faire de Déclaration
Publique ?
Nous, ce qui nous a poussés, parce que nous avons nos enfants qui sont dehors, à
Dakar, en France ; nous nous sommes réunis avec nos enfants, c’est ceux là qui
veulent qu’ils fassent la Déclaration pour montrer à tout le monde que nous avons
abandonné.
Amino Djiba (Présidente du Comité de pilotage de la Déclaration Publique de
Marakissa)
Est-ce que vous trouvez que la Déclaration Publique est une bonne chose ?
La Déclaration Publique est très bonne, ça a beaucoup changé les comportements.
Ceux qui n’y croyaient pas ont vu que on a parlé publiquement et que tout le monde
est d’accord.
Fanta Manga (Trésorière du Comité de Gestion Communautaire de Marakissa)
Et pourquoi vouloir faire une Déclaration Publique ?
Pour montrer à tout le monde. On pouvait laisser comme ça mais on voulait que tout
le monde sache que le village de Marakissa a abandonné.
74
Oumar Dhiémé (imam de Marakissa)
Et avec l’abandon de l’excision, qu’est-ce que vous pensez que va devenir l’honneur
de la famille ou la fidélité ?
Il n’y aura pas de problème. Parce que on a déclaré ça publiquement, tout le monde
connaît maintenant ce que nous faisons ici donc il n’y aura pas de problème.
Mustafa Dhiémé (chef du village de Marakissa)
Et est-ce que l’excision était liée à l’honneur de la famille, à la fidélité de la femme ?
Tout le monde est d’accord pour laisser, pour ne pas exciser les jeunes filles, donc il
n’y aura pas de problème pour laisser.
Pourquoi est-ce qu’il ne faut pas juste sensibiliser, est-ce que ça ne suffit pas ?
Le fait de faire une Déclaration Publique c’est plus important parce que il y a
d’autres qui doutaient mais le fait de faire une Déclaration Publique, ils vont voir la
réalité. Nous n’avons pas fait la Déclaration pour Marakissa seulement mais pour
tout le Sénégal, pour que tout le Sénégal sache que l’excision, on doit l’abandonner.
Marakissa a pris la décision mais pour tout le Sénégal, pour que tout le monde laisse
complètement.
Yama Tamba (ancienne exciseuse du village de Marakissa)
Est-ce que vous pensez que le village de Marakissa aurait pu abandonner sans les
voisins ?
Nous ne pouvons pas laisser et que nos parents qui sont à côté continuent à faire ce
qui n’est pas bon ; c’est pour cela qu’on nous a appelées pour que nous laissions
parce que nous sommes tous des parents ; et comme l’excision n’est pas bonne, on
laisse avec nos parents.
Sire Sane (ancienne exciseuse d’Oulampane)
Pourquoi avez-vous voulu organiser une Déclaration Publique ?
Pour que tout le monde sache que j’ai laissé. Personne ne va plus amener sa fille ici
parce que tout le monde va savoir que j’ai laissé. L’exciseuse qui est à Oulampane a
laissé cette pratique là.
Est-ce que vous croyez que c’était possible d’abandonner la pratique sans une
déclaration publique ?
La Déclaration Publique était plus importante, il y avait tout le monde qui était là et
tout le monde a témoigné. Quand tu parles devant tout le monde, tu ne vas pas
reprendre.
Les entretiens précédents ont été menés dans des villages qui avaient bénéficié du programme
Tostan d’éducation de base non formelle ; dans les villages qui n’en ont pas bénéficié mais qui
75
ont participé à la manifestation, les Déclarations Publiques sont légèrement moins connues
(souvent ignorées par les plus jeunes, plus par manque d’information que par manque
d’intérêt), toutefois les ressorts sont identiques :
Ibrahima Dhiémé (imam de Djibabouya)
Est-ce qu’il y a des gens qui n’étaient pas convaincus, mais quand ils ont vu que tout
le monde abandonnait à Marakissa, ils se sont joints au mouvement ?
Beaucoup de personnes avaient laissé, d’autres doutaient d’abandonner, mais avec la
Déclaration ça leur a permis de laisser carrément.
Djonfolo Camara (habitante de Djibabouya)
Et sans la Déclaration Publique est-ce que les gens auraient laissé ici ?
La Déclaration Publique est plus bonne parce que causer à la maison comme ça, toi
tu vas comprendre mais avec la Déclaration Publique celle qui est plus loin elle va
comprendre aussi.
Habib Sane (représentant des parents d’élèves, Djibabouya)
Est-ce que vous pensez que l’abandon de l’excision est possible sans une
Déclaration Publique ?
Non, il faut qu’il y ait une Déclaration Publique, car il faut réellement mettre la
personne, si c’est positif, pour lui expliquer pour qu’elle comprenne ce qui se passe.
Si tu lui dis comme ça seulement, bon, je ne pense pas…
Ibrahima Dhiémé (imam de Djibabouya)
Est-ce qu’il y a des gens qui n’étaient pas convaincus, mais quand ils ont vu que tout
le monde abandonnait à Marakissa, ils se sont joints au mouvement ?
Beaucoup de personnes avaient laissé, d’autres doutaient d’abandonner, mais avec la
Déclaration ça leur a permis de laisser carrément.
L’on s’aperçoit ainsi de l’existence de mécanismes extrêmement puissants, ceux qui lient la
décision à la majorité. Certains peuvent douter, hésiter, ne pas être d’accord avec l’abandon et
participer à la Déclaration pour se conformer à la nouvelle norme sociale, qui est désormais
« ne pas exciser les filles ».
Toutefois, il est assez périlleux de tracer une limite entre le poids de la majorité et l’agency
individuelle dans la prise de décision pour des personnes comme Yama Tamba, ancienne
exciseuse de Marakissa ; en effet, elle n’avait pas participé aux classes de Tostan dans son
village, et on pourrait penser que c’est la pression de sa communauté qui l’a fait basculer dans
76
l’abandon ; toutefois, rencontrer son fils Landing Dhiémé, un érudit de l’islam résolument
opposé à la pratique de l’excision, nous a fait comprendre à quel point elle a aussi été
influencée par son fils dans la prise de décision.
En tous les cas, ces séries d’entretiens nous ont fait comprendre que dans la Déclaration
Publique, il existe un véritable mécanisme, une pression, qui incite certaines personnes dans le
doute à opter pour l’abandon, non pas par conviction profonde, mais par suivisme social et
familial. Dans le cas de Marakissa, l’influence des fils de Marakissa à Dakar et à l’étranger a
été déterminante, et a provoqué le basculement d’une frange de la population, aussi minime
soit-elle, vers l’abandon.
La question qui déroule de cette ébauche de réflexion sur la mécanique de la Déclaration
Publique est celle de l’impact des Déclarations Publiques ; pour tenter d’y répondre, nous nous
servirons principalement des résultats obtenus lors d’une enquête menée par nous-mêmes pour
Tostan à l’été 2004 99 , ainsi que des entretiens de Casamance.
3.2.2
L’abandon est-il effectif ?
Depuis le début de cette réflexion, nous nous concentrons sur les mécanismes qui portent les
Déclarations Publiques ; le moment est venu de se demander si, au lendemain des Déclarations,
l’abandon de l’excision est réel, ou s’il n’est qu’une apparence. Après avoir rapidement évoqué
les Déclarations de Casamance, nous nous focaliserons sur la Première Déclaration Publique ;
moins récente, elle est un objet d’étude plus éclairant.
3.2.2.1 Les Déclarations de Casamance
La Déclaration d’Oulampane a eu lieu en décembre 2003 ; celle de Marakissa, en mai 2005.
Etant donné que cette interrogation n’était pas le centre de nos entretiens, nous n’avons pas
réellement poussé les questions très loin sur ce sujet. Presque toutes les personnes interrogées
pensent que tous ceux qui ont déclaré ont réellement abandonné ; une seule personne, habitant
un village qui avait participé à la Déclaration de Marakissa sans avoir reçu le programme,
pense qu’il existe des résistances, mais qu’elles sont relativement faibles et vouées à
disparaître.
Dans le cas de la Déclaration de Marakissa toutefois, elle est véritablement trop récente pour
avoir un quelconque recul ; de plus, l’excision à Marakissa ne se pratiquait pas tous les ans,
mais une fois par classe d’âge – une classe d’âge pouvant recouper des jeunes filles ayant
99
Sabine PANET, Rapport de l’enquête sur l‘impact de la Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision de
Diabougou (15 février 1998), enquête menée en juin-juillet-août 2004, pour Tostan, Dakar, Sénégal.
77
jusqu’à 6 ou 7 ans de différence ; aussi faudrait-il attendre un nombre d’années suffisant pour
pouvoir juger de l’abandon.
En ce qui concerne la Déclaration d’Oulampane, les jeunes filles d’une dizaine d’années ont,
selon leurs propres dires, été excisées avant la Déclaration Publique, mais les plus jeunes –
celles qui auraient dû l’être depuis – ne le sont pas. Par ailleurs, des mariages entre ethnies qui
excisent et ethnies qui n’excisent pas sont mis en avant par des personnes interviewées pour
montrer l’évolution non seulement des mentalités mais surtout des comportements ; enfin, à la
question « qu’arriverait-il à une jeune fille non excisée aujourd’hui dans le village », les
réponses sont unanimes : sa vie dans sa société sera normale, elle ne sera plus différenciée ni
« minimisée ».
3.2.2.2 Diabougou
Dans les 4 villages de la Déclaration de Diabougou, nous avons posé un certain nombre de
questions sur la manière dont les villageois perçoivent l’abandon.
76,2% des personnes interrogées pensent que tout le monde, sans exception, a abandonné la
pratique dans leur village, et personne ne pense que tout le monde continue.
Cependant, 11,9% des enquêtés pensent que « beaucoup de gens » ont abandonné ; 1,8% (2
personnes), que seulement « quelques personnes » ont abandonné ; et 9,2% ne savent pas.
Si l’on prend les chiffres dans le sens inverse, cela fait 23,8% des personnes interrogées qui ne
nous ont pas dit que tout les monde avait arrêté – soit presque un quart. Dans l’ensemble, les
76,2% de personnes interrogées qui pensent que tout le monde a arrêté ont donné les raisons
suivantes à leur opinion :
− parce que rien de ce qui se passe dans le village ne peut leur échapper; si on organisait
l’excision dans le village, qui est comme une grande famille, tout le monde le saurait; en
tant qu’habitants du village, si ils n’ont rien entendu là-dessus, c’est que rien n’a eu lieu.
− également parce que plus personne ne voit que des fêtes sont organisées, ni ne voit de
jeunes filles partir dans les champs (cet argument rejoint le précédent);
− parce que les exciseuses ont arrêté la pratique (cet argument n’a pas été uniquement avancé
par les anciennes exciseuses que nous avons rencontrées) et les femmes qui
accompagnaient auparavant les jeunes filles chez les exciseuses refusent désormais de le
faire;
− parce que tout le monde est conscient des conséquences de l’excision, et de l’existence
d’une loi qui punit ceux qui continuent la pratique;
− parce qu’enfin un serment a été prêté et que les bambaras tiennent leur parole.
78
Toutefois, au cours de l’enquête que nous avons menée, il s’est avéré que dans l’un des villages
qui avait participé à la Déclaration de 1998, à Samba Diallo, une dizaine de filles (soit la moitié
des filles de leur classe d’âge dans le village) avaient été excisées cette année là .
De longues recherches menées par des équipes successives au sein de Tostan ont montré que
les groupes de familles qui avaient continué à pratiquer l’excision sur leurs filles étaient des
familles beaucoup moins liées avec les groupes de familles qui avaient déclaré qu’avec des
communautés mandingues (sossés) de la ville de Mbour, à une trentaine de kilomètres du
village de Samba Diallo ; ainsi ces familles auraient eu beaucoup moins d’intérêt que les autres
à abandonner, étant donné qu’elles marient leurs filles à des groupes plus éloignés
géographiquement, pratiquant l’excision.
L’idée ressort donc que les liens par le mariage sont déterminants, les familles qui continuaient
à exciser leurs filles étaient comparativement bien plus liées avec la communauté dans laquelle
ils mariaient ces filles qu’avec celle avec laquelle ils partageaient leur vie quotidienne.
Enfin, l’enquête destinée à déterminer l’impact de la première Déclaration Publique de
Diabougou a également permis de mettre le doigt sur un critère qui pourrait permettre de
mesurer les transformations sociales induites par la Déclaration : celui des mariages mixtes,
entre ethnies qui excisent traditionnellement et ethnies qui ne pratiquent pas l’excision.
En effet, de plus en plus de bambaras épousent des wolofs ou des sérères, par exemple, et les
enfants qui naissent de ces unions ne seraient apparemment pas excisées.
3.3
Théorie des Conventions Sociales et mécanismes collectifs de
l’abandon
Les deux séries d’études de cas ont révélé l’existence d’un mécanisme social dans la prise de
décision de l’abandon de l’excision ; la part de l’agency individuelle est certes déterminante,
mais il semble que l’existence d’un autre phénomène est à remarquer, et c’est celui des
pressions sociales entraînées par le basculement de la norme, de la convention « excision » à la
convention « non excision » ; les travaux de science politique du professeur Gerry Mackie nous
aident à comprendre les mécanismes collectifs de l’abandon de l’excision, ce qui nous permet
d’appliquer avec lui sa théorie au Sénégal et à nos études de cas.
3.3.1
Gerry Mackie, Tostan et la théorie des Conventions Sociales
La théorie des Conventions Sociales avancée par Gerry Mackie permet de comprendre les
mécanismes des Déclarations Publiques ; nous nous appuierons ici sur les deux articles majeurs
79
de Mackie, « Ending Footbinding and Infibulation : A Convention Account »
100
, ainsi que
« Female Genital Cutting : The Beginning of the End » 101 .
L’histoire de ces articles est d’ailleurs étroitement liée à l’histoire des Déclarations Publiques ;
en effet, en 1996, Gerry Mackie publie un article dans la Revue Américaine de Sociologie, et
dans cet article, il se lance dans ce que les sociologues osent rarement, une prédiction : en
comparant les chemins empruntés par les populations chinoises qui ont abandonné la pratique
du bandage des pieds et ceux que pourraient prendre les groupes pratiquant l’excision en
Afrique, Mackie soulève la possibilité que la pratique de l’excision puisse disparaître de
manière à la fois universelle et relativement rapide – plus rapide, en tous les cas, que ne le
prendraient les techniques de modernisation et de sensibilisation, qui selon les estimations les
plus optimistes, pourraient faire aboutir à l’abandon de l’excision d’ici… 300 ans ; il s’agit des
stratégies où l’éducation (prise de conscience des conséquences néfastes de la pratique, prise de
conscience également d’un monde extérieur non pratiquant) et l’organisation de Déclarations
Publiques sont intimement liées.
Deux ans plus tard, en lisant le journal, Gerry Mackie apprend qu’au Sénégal, des femmes du
village de Malicounda Bambara ont publiquement prêté serment pour témoigner de leur
abandon de l’excision. Du côté du Sénégal, Tostan et les femmes de Malicounda n’ont aucune
idée de ce sur quoi Mackie travaille ; de son côté à lui, il n’avait jamais entendu parler de
Tostan, et encore moins des femmes du village de Malicounda.
Le temps de se rendre au Sénégal, la Déclaration de Diabougou se tient, en janvier 1998 ; puis
la Déclaration de Medina Cherif, en juin 1998, qui implique 18 villages de la région de Kolda,
au Sud-est du Sénégal, et la Déclaration de Baliga, en juin 1999, où les représentants de 12
villages bambara de la région de Thiès décident, comme les précédents groupes de villages, de
déclarer publiquement leur abandon. C’est après ces événements que Mackie publie son second
article, « The Beginning of the End », dans lequel il relate l’histoire en marche au Sénégal et
fait le lien avec ses hypothèses de recherche – hypothèses auxquelles nous arrivons à présent.
Il n’est pas aisé de rendre compte de la complexité et des nuances de la théorie de Mackie,
cependant nous allons tenter d’en faire ressortir les grandes lignes en insistant d’abord sur la
manière dont l’excision s’est répandue – s’appuyant sur une comparaison entre les pratiques de
l’excision et du bandage des pieds – avant de mettre en lumière les mécanismes qui pourraient
100
Gerry MACKIE, « Ending Footbinding and Infibulation : A Convention Account », in American Sociological
Review, vol. 61, n°6, pp. 999-1017, décembre 1996.
101
Gerry MACKIE, “Abandoning FGC : The Beginning of the End”, in Female Circumcision in Africa : Culture,
Controversy and Change, B. Shell-Duncan and Y.Hernlund (eds) Lynne Rienner Publishers, Boulder, Londres,
2000.
80
voir la fin de la pratique, ainsi que le poids des Déclarations Publiques dans ces
transformations.
3.3.1.1 Comment l’excision se serait répandue
Gerry Mackie fait partie de ceux qui pensent qu’il est bon de connaître les origines d’une
coutume pour comprendre pourquoi elle est aujourd’hui quasiment universelle dans les groupes
qui la pratiquent, mais aussi pour envisager les moyens de son abandon.
La zone dans laquelle l’excision est pratiquée est vaste, et s’étend de manière relativement
homogène du Sénégal à l’ouest du Yémen, et du Nord de l’Egypte au Sud de la Tanzanie. Au
centre de ces deux axes, le Soudan, Djibouti, la Somalie, où la forme la plus intense est
pratiquée aujourd’hui, l’infibulation. Cette zone est très hétérogène : diversité de cultures, de
religions, d’économies, d’environnements ; par ailleurs, les justifications de la pratique varient
énormément au sein de l’espace où l’excision est pratiquée.
Gerry Mackie met en avant les mécanismes qui auraient permis la diffusion de la pratique et
son extension jusqu’à son stade actuel, et pense qu’en principe, la transmission de l’excision fut
similaire à la transmission de la pratique du bandage des pieds en Chine.
A l’origine, un empire stratifié comme les empires Kush, Meroe, ou l’Egypte Ancienne, sur le
territoire de l’ancienne Nubie, qui diffuse des méthodes de contrôle de la fidélité des femmes
du niveau impérial au niveau des familles à revenu moyen, à travers tout le territoire. La
pratique devient un critère d’aptitude au mariage dans l’empire, où les traditions de mariage
tendent à l’endogamie, et commence à être diffusée à travers des mécanismes de diffusion
endémique (à travers l’accroissement de la population elle-même), mais surtout de diffusion
technologique (une population reproduisant les techniques observées chez une autre
population) et de diffusion hypergynique 102 (un groupe puissant, prestigieux, qui détient
comparativement le contrôle de plus de ressources que les autres groupes qu’il côtoie – sachant
que ce groupe n’est pas nécessairement fixé à un endroit mais qu’il peut être nomade,
marchand –, qui doit à un moment trouver des épouses dans des groupes en dessous de lui dans
une pyramide inégalitaire d’organisation en société, permettant à certains traits caractéristiques
de se diffuser à travers des chaînes de stratification. Dans le cas de l’excision, la pratique serait
descendue le long de la pyramide, alors que les femmes seraient montées plus haut le long de
cette même pyramide).
Petit à petit, la pratique se répand à travers l’extension des empires d’est en ouest (Méroé,
Darfour, Kornu, Songhaï, Mali, Ghana…) et l’échange à longue distance des esclaves réservées
102
En anglais hypergynous.
81
à l’élite : des esclaves excisées, « dont le commerce était », selon les hypothèses de Mackie,
« accompagné de discours sur les buts promouvant la fidélité d’un tel traitement, qui ont inspiré
une imitation technologique dans le sérail importateur » 103 .
L’excision se serait ainsi répandue de manière endémique, mais ainsi également selon une
diffusion hypergénique, à travers le clientélisme pastoral, et par contacts interethniques
inégalitaires ; l’excision est contagieuse, de populations à haut niveau de ressources à
populations à faible niveau de ressources, persistante de génération en génération, déterminante
pour l’aptitude au mariage. Toutefois, l’origine ainsi que les raisons de la diffusion de la
pratique sont à distinguer des raisons de son maintien, tout comme l’excision pratiquée par une
famille impériale qui entend contrôler la sexualité d’une grand nombre de femmes est à
distinguer d’une certaine manière de l’excision pratiquée par une famille de paysans, qui n’y
ont pratiquement aucun intérêt (bien au contraire), mais qui sont en quelque sorte piégés par
cette convention, qui une fois qu’elle est devenue universelle, n’a plus besoin de justification –
ou, si elle la trouve, il s’agit plus d’une justification « auto-renforçante » de la pratique, une
justification qui serait donc postérieure à l’adoption de la pratique.
Cela ne veut d’ailleurs pas dire que ces justifications ne sont pas « valables », toutefois il est
utile de pouvoir les situer dans le temps aux lendemains de la diffusion et de l’adoption de la
pratique par de larges groupes de populations. Avec des origines et des mécanismes de
diffusion à la fois divers et géographiquement situables, l’excision devient donc universelle au
sein des groupes qui l’adoptent, sur un territoire extrêmement étendu (recouvrant aujourd’hui,
comme on l’a vu, 28 pays africains).
C’est ainsi, en étant devenue universelle au sein des groupes qui la pratiquent, persistante d’une
génération à l’autre, critère déterminant d’aptitude au mariage (ce qui explique pourquoi les
parents font exciser leur enfant) et souvent critère également de reconnaissance par ses pairs
(une jeune fille non excisée entourée par des jeunes filles excisées aura souvent tendance à
vouloir se conformer à la norme), que l’excision se maintient ; les « stratégies d’amélioration »
sont à lire à l’aune de cette forte hypothèse.
3.3.1.2 Stratégies d’amélioration et Déclarations Publiques
De nombreuses stratégies ont été mises en œuvre au fil des années, par une pléiade d’acteurs,
pour mettre un terme à la pratique ; quasiment aucune n’a obtenu des résultats concrets.
Les programmes qui se concentrent sur la compensation des exciseuses, basés sur une
explication très fonctionnaliste de la pratique (l’excision existe car le métier d’exciseuse est
103
Gerry MACKIE, “Ending Footbinding and Infibulation”, op. cit., p. 267. Traduction par l’auteur.
82
pratiqué et a un intérêt symbolique ou financier), n’ont pas atteint leur objectif. La mise en
place de rites d’initiation alternatifs ne semble pas non plus avoir réussi, l’excision n’étant dans
la plupart des cas pas ou plus liée à un rite d’initiation (même si cette affirmation est à nuancer
selon les traditions) – au moment de la Déclaration Publique de Diabougou, une femme s’était
levée pour dire « Soyons honnêtes, ces dernières années, nous excisions nos filles à 2 semaines
et jusqu’à 3 mois après la naissance, ce qui ne faisait même plus partie du rituel. Ceci est une
notion romantique que nous avez, vous, gens du monde occidental, et que vous voulez nous
imposer maintenant »104 .
La propagande et la prohibition ont échoué, la médicalisation de la pratique, si elle est en effet
une réponse potentielle aux conséquences néfastes sur la santé, constitue néanmoins la
réduction irréversible d’une capacité humaine, en l’absence d’un consentement éclairé, viole le
droit à l’intégrité corporelle et renforce la pratique ; se concentrer sur les leaders religieux est
certes important – ce sont des personnes influentes – mais la religion n’est pas la cause de la
pratique…
L’étude des stratégies de modernisation mériterait une analyse très poussée, cependant, on peut
ici retenir premièrement qu’elles sont une réponse à très long terme et que 300 ans peuvent
s’écouler avant qu’elles ne portent leurs fruits, deuxièmement, que de nombreuses études
menées entre autres en Ethiopie 105 montrent que les traditions prévalent même chez les
descendantes de mères urbaines, à haut niveau d’éducation, qui disent désapprouver la pratique.
La théorie de Gerry Mackie suggère, en s’appuyant à la fois sur l’histoire de l’abandon du
bandage des pieds des femmes en Chine ainsi que sur les mécanismes des Conventions Sociales
et sur la prise de décision collective, une stratégie tripartite combinant 106 :
Une éducation de base, des discussions publiques, et des déclarations publiques.
L’éducation informationnelle doit être fournie par des sources sûres et être non
directive. Au cours des discussions publiques, un cœur de gens motivés porte
l’information à un public plus étendu. L’information et la discussion sont des
techniques standard. Ce que cette approche ajoute, ce sont les déclarations publiques
au sein du pôle local de gens éligibles au mariage, et les résultats sont prometteurs.
Les Déclarations Publiques, en effet, permettent de résoudre à la fois le problème de l’aptitude
au mariage, et celui de la volonté de conformité des adolescentes à la convention excision, tout
en engageant une masse critique de personnes dans le changement de convention.
104
In Eclosion au Sénégal, Pourquoi les populations abandonnent la pratique de l’excision, Tostan/Frontières en
Santé de la Reproduction/Population Council/USAID, janvier 1999. p. 57.
105
D. CARR, Female Genital Cutting : Findings from the Demographic and Health Survey Program, Macro
International, Calverton, 1997. Cité par G. MACKIE, op. cit., p. 271.
106
MACKIE, op.cit., p. 279. Traduction par l’auteur.
83
Certes, nous avons dû simplifier à l’extrême une théorie qui prend en compte des éléments
beaucoup plus complexes, et qui ne présente pas de manière aussi évidente l’origine, le
maintient et les solutions vers l’abandon de la pratique. Toutefois, même avec les quelques
traits que nous avons retenus, nous pouvons, avec l’auteur, appliquer cette théorie à la fois à
Tostan et aux études de cas que nous avons menées.
3.3.2
Application de la théorie au Sénégal et aux études de cas
Dans le programme de Tostan et dans les résultats inattendus obtenus par la pédagogie non
directive et le contenu des modules Hygiène, Santé, Droits Humains, et Processus de
Résolution des Problèmes, nous pouvons voir une confirmation des hypothèses de Gerry
Mackie en ce qui concerne les moyens d’abandon rapide de l’excision, avant d’apporter
toutefois quelques nuances à l’idée que la décision est avant tout collective : il est apparu, au fil
des entretiens, que malgré le poids absolument indiscutable des mécanismes collectifs dans
l’abandon, l’on ne peut cependant pas négliger les raisons personnelles et l’agency des
participants – même si l’on a dû se contenter de les effleurer.
3.3.2.1 Confirmation : le programme Tostan et les Déclarations Publiques
Entre la parution de son premier et celle de son second article, Gerry Mackie a vu ses
hypothèses amplement confirmées par l’expérience en cours au Sénégal – expérience, encore
une fois, indépendante de l’élaboration des théories.
Depuis ce deuxième article, le nombre des Déclarations Publiques est en accélération constante,
et le nombre de villages participants est en augmentation : entre 1998 et 2001, 8 Déclarations
Publiques ont réuni au total 316 villages, et entre 2001 et mai 2005, 9 Déclarations Publiques
ont rassemblé 1148 villages, soit près de 30% de la population sénégalaise pratiquant
l’excision.
Des informations crédibles, l’opportunité pour une masse critique de personnes de se former et
de convaincre les réticents de se mettre de leur côté, pas forcément parce que les réticents sont
convaincus du bien fondé de la décision, mais parce que la majorité est plus forte et que les
incitations sont désormais du côté de l’abandon : c’est bien ce que nous avons relevé au cours
des différents entretiens, à Diabougou comme en Casamance, dans les villages qui ont suivi le
programme aussi bien que – cela semble être une preuve encore plus convaincante – dans les
villages qui n’ont pas suivi le programme d’éducation de base, mais qui ont été conduits et
persuadés par les membres de leur famille, leurs amis des communautés environnantes.
84
La manière simultanée dont l’abandon est organisé permet aux familles de résoudre le
problème de l’aptitude au mariage de leurs filles, de même que le fait qu’il soit collectif ; c’est
précisément pour cette raison que les ressortissants de Marakissa à Dakar ont eu un poids à ce
point important dans l’organisation de la Déclaration, non seulement parce que ce sont des
acteurs influents, mais aussi afin que les membres les plus éloignés du groupe de Marakisssa ne
tentent pas un jour de rentrer au village pour faire exciser leurs filles dans leur communauté
d’origine : la seule solution était bien de les faire abandonner en même temps.
Le programme Tostan fait figure de déclencheur, d’ouvreur de consciences, avant que les
mécanismes sociaux de l’abandon ne se mettent en branle ; une des clefs étant le fait que les
enseignements du programme sont respectueux et non directifs – le programme laisse les
participants décider ce qui est bon pour eux, partant du principe que lorsque des informations
crédibles auront été données, les décisions prises de manière collective par les membres réunis
de toute la communauté seront les meilleures pour eux.
Une autre hypothèse de Gerry Mackie a pu être vérifiée 107 , quoi que de manière fort
incomplète, en Casamance :
De plus, il peut être plus facile de déclencher le changement dans des groupes où
l’excision est peu profonde, c’est-à-dire des groupes vers les extrémités de la
répartition, sans emphase sur la chasteté et la fidélité, plutôt que dans des groupes où
l’excision est profonde, c’est-à-dire dans des groupes au centre de la distribution qui
sont fortement connectés au code de la modestie.
Les diolas de Casamance, majoritaires parmi les personnes que nous avons interviewées, nous
paraissent tout à fait correspondre à un groupe dans lequel l’excision a été introduite
tardivement, par les mandingues, et où elle n’est pas fortement liée à des valeurs de chasteté et
de fidélité, mais adoptée car crue liée à l’islam.
Par ailleurs, les mandingues de Casamance, qui ne sont plus tous entourés de populations
pratiquant l’excision de manière aussi répandue qu’au Mali, ont participé aux Déclarations
Publiques d’Oulampane et de Marakissa, et sont mêlés aux diolas dans les villages où nous
nous sommes rendue (et où ils habitent depuis plusieurs générations) ; ce sont eux qui, pour les
diolas de la région de Ziguinchor et de Bignona, ont amené l’excision au bout des ramifications
de leur empire, mais ce sont leurs descendants qui aujourd’hui, l’abandonnent aussi fièrement
qu’ils la pratiquaient 108 .
107
MACKIE, op.cit., p. 279. Traduction par l’auteur.
Gerry Mackie, que nous avons contacté, s’est montré extrêmement intéressé par cette ébauche de recherche, et
nous a encouragée à poursuivre les investigations plus avant.
108
85
3.3.2.2 Nuance et agency
Avant de conclure cette étude, nous pouvons apporter une légère nuance, non une correction, à
notre hypothèse de départ.
Certes, nous avons vu que de puissants mécanismes sociaux pouvaient se mettre en marche au
moment où la majorité, à la suite des programmes d’éducation de base de Tostan et grâce aux
discussions sur la place publique, décidait d’abandonner collectivement et simultanément
l’excision.
Toutefois, il est apparu également que l’agency individuelle, des hommes comme des femmes,
est absolument incontournable pour les personnes qui forment le cœur de la décision, comme
l’ancienne exciseuse du village de Marakissa, Yama Tamba ; nous ne pouvons pas déterminer,
entre le fait que son dernier fils, islamologue, l’ait convaincue d’abandonner, et le fait que le
village se soit déterminé, grâce aux femmes participantes au programme, à laisser l’excision
derrière lui, quelle fut la motivation la plus forte ; cela demeure sans doute du ressort de
l’individu, des déterminations internes, complexes, qui forment l’âme et façonnent les actes, et
reste impossible à trancher.
86
4 Conclusion
1570 communautés ont déclaré publiquement l’abandon de l’excision au Sénégal. C’est à
dessein que l’on emploie le mot communautés. On n’écrit pas des milliers d’individus ; on
pourrait. Mais l’essence même des Déclarations se perdrait. Car c’est bien une communauté qui
déclare, au-delà de la somme des individus qui la composent.
Le ressort de l’abandon de l’excision par ces communautés du Sénégal est une réussite
incontestable des programmes de renforcement des capacités et des pouvoirs de l’ONG Tostan,
mais également et surtout le résultat d’un mécanisme collectif, une transformation sociale
prenant appui sur les relations de pouvoir et sur l’organisation de la société ; les Déclarations
Publiques sont le pivot essentiel de basculement d’une convention sociale – l’excision – à une
autre – la non excision. Le rôle de l’individu apparaît situé en amont, quand se forme le
changement d’attitude par rapport à l’excision ; le rôle du collectif, est quant à lui déterminant
dans le temps du changement de comportement, lorsque des décisions doivent être prises qui
impliquent toute la communauté.
Nous avons vu que l’approche par les Capacités, si elle constitue un précieux outil de
compréhension de l’impact du programme de Tostan en lui-même, ne permet pas
complètement de saisir les mécanismes sociaux à l’œuvre dans le processus historique
d’abandon de l’excision au Sénégal. Cependant nous pouvons en retenir de précieuses
réflexions sur les concepts de renforcement des capacités et des pouvoirs, et surtout d’agency.
L’approche par les Capacités, défendue par Martha Nussbaum et Amartya Sen, est « une
pensée de la liberté contre tous les systèmes », ainsi que le note Alain Touraine. La mise en
pratique de cette liberté, ou de ces libertés, n’est pourtant pas uniquement une histoire
d’agency. Ou du moins pas d’agency individuelle. Certes, le premier temps que nous notions
plus haut, celui des sensibilisations, des convictions, celui du changement d’attitude, est un
moment de liberté et d’introspection, un moment où l’appel au sujet – à soi – est inséparable
d’une critique sociale ; cependant, l’agency individuelle semble ne pas être libre et son lien au
collectif, irréductible ; et pour le passage à l’acte, pour l’abandon effectif, elle laisse place à une
certaine agency collective, une construction commune, coordonnée.
Les cases du village entourent l’arbre à palabres !
Tostan boucle la boucle, en quelque sorte, entre les individus et la communauté dans laquelle
ils évoluent ; Tostan pratique la liberté dans ses classes en permettant à la connaissance de
renforcer les capacités et les pouvoirs des participants et en rebond, des mécanismes sociaux se
87
forment de manière collective et simultanée. Et ce n’est aucunement remettre en question le
sens que l’excision peut représenter dans des systèmes de valeurs que d’isoler les justifications
courantes de son origine des mécanismes qui en font une convention sociale. Cette réflexion
appelle en écho un autre questionnement, tout aussi nécessaire, sur les représentations et les
discours dans le monde du développement : nous avons tâché de remettre un sujet controversé,
l’excision, non pas sur le devant de la scène, mais dans son contexte, loin des débats et du
regard de la communauté internationale, là où des gens vivent, et meurent, comme partout.
En tous les cas, je pense que la tradition est quelque chose qui est très proche de la
personne. Moi-même qui ai perdu une fille à cause de cette pratique, après la mort de
ma fille, j’ai quand même excisé trois autres de mes filles. C’est parce que la
tradition, c’est quelque chose de très ancré, de très sacré ; une tradition qui est très,
très forte.
Mariatou Ndiaye, coordinatrice de Comité de Gestion Communautaire de Diabougou. 23 juillet 2004.
Les Déclarations Publiques sont une bonne chose. Selon mon idée, auparavant, les
gens n’avaient pas le courage de dire que l’excision est une mauvaise chose, mais
depuis qu’il y a eu les Déclarations Publiques, les gens se sont sentis beaucoup plus
libres. Il y a des gens qui prêtent serment devant tout le monde pour manifester leur
contentement d’abandonner l’excision.
Demba Diawarra, imam de Keur Simbara, inspirateur de la Première Déclaration Publique de Diabougou, 26
juillet 2004.
Je faisais ça en cachette quand le gouvernement a voté la loi. Mais quand j’ai
commencé à suivre les classes Tostan et qu’on m’a expliqué les causes qui sont là
dedans, j’ai décidé à laisser. Parce que le gouvernement m’a dit de laisser mais il ne
m’a pas dit dans quel but je dois laisser.
Siré Sane, ancienne exciseuse d’Oulampane, 29 juillet 2005.
88
5 Bibliographie et sources
5.1 Bibliographie
5.1.1 Ouvrages, articles et rapports sur le renforcement des capacités et
des pouvoirs et les approches du développement sur les droits
humains
African Rights, Imposing Empowerment ? Aid and Civil Institutions in southern Sudan,
Discussion paper n°7, Londres, African Rights, décembre 2005.
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89
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5.1.2 Ouvrages, articles et rapports sur l’excision en général
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90
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Alice WALKER, Possessing the Secret of Joy, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1992.
5.1.3 Ouvrages, articles et rapports sur Tostan et le Sénégal
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American Sociological Review, vol. 61, n°6, 1996. pp. 999-1017.
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Africa : Culture, Controversy and Change, Bettina SHELL-DUNCAN et Ylva HERNLUND
(eds), Londres, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2000. pp. 253-281.
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Sénégal, Paris, Karthala, 2002.
Sabine PANET, Rapport de l’enquête sur la Déclaration Publique pour l’abandon de
l’excision de Diabougou (15 février 1998), enquête menée en juin-juillet-août 2004, pour
Tostan, Dakar, Sénégal.
Population Council, GTZ, Tostan, The Tostan Program – Evaluation of a Community Based
Education Program in Senegal, évaluation financée par l’USAID, Washington, août 2004.
Tostan/Frontières en Santé de la Reproduction/Population Council Eclosion au Sénégal,
Pourquoi les populations abandonnent la pratique de l’excision, rapport financé par l’USAID,
Washington, janvier 1999.
TOSTAN, Annual Report 2004, Dakar, Sénégal, 2005.
5.2 Sources
Entretiens menés en 2004 (se reporter à la liste en annexe)
Entretiens menés en 2005 (se reporter à la liste en annexe)
91
6 Annexes
1. La Déclaration Publique d’abandon de l’excision de Diabougou.
2. Listes des entretiens menés en 2004 et 2005.
3. Législations nationales interdisant la pratique de l’excision dans les pays africains.
4. Extraits de l’évaluation du programme Tostan par le Population Council.
5. Extraits d’une étude du Population Reference Bureau.
92
6.1 La Déclaration Publique de Diabougou (1/2)
93
(2/2)
6.2 Liste des entretiens menés
En 2004 109 :
Entretiens, par village, par âge et par ethnie
Arabe
Homme
Bambaras
Hommes
Femmes
Jeunes hommes
(13/20 ans)
Jeunes
femmes
(13/20 ans)
Maure
Homme
Peuls
Hommes
Femmes
Sarakholés
Femme
Jeune
homme
(13/20 ans)
Sérères
Hommes
Femmes
Jeunes
hommes
(13/20 ans)
Jeunes femmes
(13/20 ans)
Sossés
Hommes
Femmes
Toucouleurs
Homme
Femmes
Samba Diallo
Samba Dia
Diabougou
Baboucar
Total
-
-
-
1
1
4
8
2
2
6
-
10
11
5
5
6
1
21
31
8
2
1
2
1
6
-
-
1
-
1
2
1
2
1
-
-
4
2
-
1
1
-
-
1
1
2
4
-
2
6
1
-
1
3
1
5
13
2
1
1
-
-
2
-
3
4
-
-
3
4
-
1
2
1
-
1
3
109
Sabine PANET, Rapport de l’enquête sur la Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision de Diabougou
(15 février 1998), enquête menée en juin-juillet-août 2004, pour Tostan, Dakar, Sénégal.
94
TOTAL
26
34
30
19
109
Entretiens par genre et par ethnie
Hommes
Femmes
Jeunes
hommes
Jeunes
femmes
Total
Arabe
1
-
Bambara
21
31
8
Maure
1
-
Peuls
4
2
-
Sarakholés
1
1
-
Sérères
5
13
2
Sossés
3
4
-
-
6
-
-
-
2
-
1
66
1
6
2
22
7
Toucouleurs
1
3
-
Total
37
54
10
8
4
109
Liste des personnes interrogées en 2005 :
N°
DATE
LIEU
NOM
AGE
GENRE
ETHNIE
INFORMATIONS
PARTICULIERES
LANGUE
1
25/07/05
Bignona,
bureau de
Tostan
Bacary
Tamba
55
ans
Homme
Diola
français
2
25/07/05
Marakissa,
dans sa
maison
Bintou Sane
35
ans
Femme
Diola
3
25/07/05
Marakissa,
dans sa
maison
Yama Sagna
40
ans
Femme
Diola
4
25/07/05
Marakissa,
dans sa
maison
Amino Djiba 43
ans
Femme
Diola
5
25/07/05
Marakissa,
dans sa
maison
Fanta Manga 37
ans
Femme
Diola
6
26/07/05
Dispensaire de Fatimata
Marakissa
Kebe
35
ans
Femme
Wolof/Peul
7
26/07/05
Oumar
Dhiémé
50
ans
Homme
Diola
8
26/07/05
Mustafa
Dhiémé
55
ans
Homme
Diola
Chef du village
de Marakissa
diola
9
26/07/05
Marakissa,
dans sa
maison
Marakissa,
dans sa
maison
Marakissa,
dans sa
maison
Coordinateur de
Tostan dans la
région de
Bignona depuis
2001
Secrétaire à la
mobilisation
sociale pour la
Déclaration
Publique de
Marakissa
Femme
participante à la
Déclaration,
secrétaire à la
Mobilisation
Sociale
Présidente du
Comité de
pilotage de la
Déclaration
Publique de
Marakissa
Trésorière du
Comité de
Gestion
Communautaire
de Marakissa
Infirmière Chef
de Poste de
Marakissa
Imam de
Marakissa
Yama Tamba 60
ans
Femme
Diola
Ancienne
exciseuse de
Marakissa
diola
diola
diola
diola
diola
wolof
diola
95
10
26/07/05
11
26/07/05
12
26/07/05
13
27/07/05
14
27/07/05
15
27/07/05
16
27/07/05
17
27/07/05
18
27/07/05
19
27/07/05
20
27/07/05
21
28/07/05
22
29/07/05
23
29/07/05
24
29/07/05
25
29/07/05
26
29/07/05
Marakissa,
dans sa
maison
Marakissa,
dans sa
maison
Landig
Dhiémé
25
ans
Jeune
Homme
Diola
Fils de l’ancienne diola
exciseuse de
Marakissa
Adjoint au Préfet français
de la
Communauté
Rurale de
Marsassoum
diola
Ousmane
Dhiédhiou
41
ans
Homme
Diola
Marakissa,
dans la cour de
la maison
d’Ousmane
Dhiédhiou
Djibabouya,
dans sa
maison
Djibabouya,
chez Habib
Sane
Djibabouya,
chez Habib
Sane
Djibabouya,
dans une
concession de
voisins
Djibabouya,
dans une
concession de
voisins
Djibabouya,
dans une
concession de
voisins
Djibabouya,
dans une
concession de
voisins
Djibabouya,
dans sa
maison
Oulampane,
chez Aruna
Bisseme
Oulampane,
dans sa
maison
Oulampane,
dans la cour
du chef de
village
Oulampane,
dans la cour
du chef de
village
Oulampane,
dans la cour
du chef de
village
Oulampane,de
vant sa
Causerie
avec les
femmes des
concessions
voisines
Habib Sane
-
Femmes
Diolas
60
ans
Homme
Diola
Djonfolo
Camara
35
ans
Femme
Mandinka
mandinka
Fatou Ndig
Dabo
50
ans
Femme
Mandinka
mandinka
Djennaba
Sano
14
ans
Jeune fille Mandinka
mandinka
Binki Fati
14
ans
Jeune fille Mandinka
mandinka
Ndeye Fatou
Sylla
19
ans
Jeune fille Mandinka
mandinka
Adama Sane
?
Jeune
Fille
Diola
diola
Ibrahima
Dhiémé
60
ans
Homme
Diola
Imam diola de
Djiababouya
diola
Tabara Cissé 35
ans
Femme
Mandinka
Facilitatrice
Tostan
français
Bountoun
Sane
?
Homme
Diola
Chef du village
de Oulampane
diola
Khadidjatou
Sane
15
ans
Jeune
Fille
Diola
diola
Gnima Sane
15
ans
Jeune
Fille
Diola
diola
Adama Sane
60
ans
Femme
Diola
Co-épouse de
l’ancienne
exciseuse
Abdou Sane
25
ans
Homme
Diola
Boutiquier,
diola
ancien participant
Représentant des
parents d’élèves
diola
diola
96
27
29/07/05
28
29/07/05
29
29/07/05
30
30/07/05
31
30/07/05
boutique
Oulampane,
dans sa
maison
Oulampane,
dans la maison
d’Aruna
Bissema
Oulampane,
devant la
maison
d’Aruna
Bisseme
Djimonboli,
dans sa
maison
Djimonboli,
dans la cour de
sa concession
Aruna
Bisseme
40
ans
Homme
Diola
Elias Tamba
?
Homme
Diola
Sire Sane
65
ans
Femme
Diola
Ramatoulaye ?
Badji
Femme
Diola
Ousmane
Sane
Homme
Diola
70 ?
au programme
Facilitateur de
Tostan
Marabout,
catholique,
affabulateur
notoire
Ancienne
exciseuse
d’Oulampane
français
français
diola
diola
Chef de Village
de Djimonboli
diola
Autres entretiens :
Entretien avec Demba Diawarra, sensibilisateur dans les villages, inspirateur de la Première
Déclaration Publique pour l’abandon de l’excision, 18 juillet 2005, Thiès, Sénégal.
Entretien avec Molly Melching, fondatrice et directrice de TOSTAN, 2 septembre 2005, Dakar,
Sénégal.
NB – Pour des raisons de place, nous ne mettrons pas en annexe d’extraits des entretiens menés
en 2004 et en 2005. Ils sont disponibles à la demande.
97
6.3 Législations Nationales interdisant la pratique de l’excision en
Afrique
(Source : Comité Inter Africain, www.cia.org )
6.4 Extraits de l’évaluation du programme Tostan réalisée par le
Population Council.
(Population Council, GTZ, Tostan, The Tostan Program – Evaluation of a Community Based
Education Program in Senegal, évaluation financée par l’USAID, Washington, août 2004)
98
99
6.5 Extraits d’une étude du Population Reference Bureau.
Cet extrait montre le contraste entre la prévalence de l’excision et l’attitude envers l’excision.
(Population Reference Bureau, Abandoning Female Genital Cutting, Prevalence, Attitudes, and
Efforts to End the Practice, août 2001 – www.measurecommunication.org)
100
7 Remerciements
Merci… à Tostan. A ceux de Diabougou, de Baboucar, à ceux de Samba Dia et surtout de
Samba Diallo. A ceux de Casamance, de Marakissa, Oulampane et Aruna Sané, Djimonboli,
Djibabouya, à Tabara Cissé, passeuse de parole, et à Bacary Tamba, député ! A Sarah qui m’a
offert des perspectives si précieuses, des questions si passionnantes. Allison, Mammy, doom
yaaye ; Molly, merci ; Bacc, Funmi, Demba Diawarra, Mariem, Erin, Anne, pour leurs
encouragements quand je faisais semblant de travailler.
Merci à Just World International de m’avoir financée, encouragée, supportée en 2004 une
première fois, en 2005 une seconde fois ; merci à Susan pour tout ce qu’elle a fait pour moi.
Merci à Mathilde, pour m’avoir accueillie en haut d’un havre de paix perché dans les nuages, à
qui je dois une relation plus paisible à ce mémoire.
Merci à Bollé et à Malick pour mon disque dur (mais pas merci à Compaq pour la même
raison). A Freddy qui m’a sauvé des données.
Merci à mon père, Georges Panet, dont la vigilante relecture et le coup de main informatique
m’ont sauvée.
A Sandra pour la cafetière.
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