Comment dire adieu - Revue Médicale Suisse

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Comment dire adieu - Revue Médicale Suisse
actualité, info
lueurs et pénombres
Comment dire
adieu ?
Etendue sur son lit, elle semble attendre.
Elle écoute le silence ordinaire d’un service
hospitalier. Le plus souvent seule dans sa
chambre, elle somnole la plupart du temps.
Durant la journée, lorsque ses yeux ne sont
pas clos, son regard balaye lentement l’espace qui l’entoure. Tournée en direction du
lavabo, elle observe la peinture des murs en
évitant la vue que lui offre la fenêtre. A l’occasion, ses yeux s’arrêtent également sur la
potence de son lit, sur la sonnette qu’elle
conserve toujours à portée de main, ou sur
le téléviseur éteint qui est placé en face de
son lit. Extérieurement impassible, elle nous
questionne pourtant car nous savons qu’elle
est habitée par des bruits sourds, par des
mots qui l’étouffent et qui l’emprisonnent.
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Lorsque nous pénétrons dans sa chambre,
elle nous scrute habituellement comme si
nous arrivions à l’improviste. Elle paraît à la
fois rassurée et confiante, mais également
toujours inquiète de nous apercevoir. Elle
sait la relation paisible et confortable que
toute l’équipe souhaite lui apporter durant
son séjour. Elle a accepté l’arrêt des chimiothérapies et des traitements spécifiques. Elle
a eu le temps de prendre toute la mesure de
la pénibilité de sa situation qui la laisse aujourd’hui sans force, décharnée, au seuil
d’une mort qui l’encercle. Le cancer resserre
ses méninges et grignote doucement le temps
– le sien et celui de ses proches.
Ce qui nous frappe, c’est qu’elle n’accepte
qu’à mots couverts de nous parler de cette
morne lassitude qui l’étreint, contraignant
son corps à une torpeur diffuse et douloureuse. Est-ce la dimension catastrophique
du tout dire qui la retient ? En tout cas, nos
interventions visant à dépasser le silence en
l’inter­rogeant sur ce qui l’arrête ou en l’incitant à penser tout haut restent sans réponse.
Cette moite fatigue semble pourtant lui coller à l’âme et l’alanguir. Elle réagit systématiquement com­me si elle n’avait plus rien à
attendre de ceux qui l’entourent, comme si
plus rien ne pouvait venir de l’extérieur
pour adoucir cette mort promise qui vient
violenter la vie en découvrant d’anciennes
failles et en exacerbant des tensions latentes
avec son entourage.
Nous imaginons que notre malade sent
bien qu’elle ne tardera pas à mourir. Toutefois, elle ne supporte pas les regards d’inquiétude ou de compassion qui peuvent lui
être adressés. Elle ne semble pas pouvoir
s’accorder le ris­que de disparaître avant de
mourir. Dans des termes qui demeurent her­
métiques ou trop vagues pour que nous puis­
sions y accéder, elle ressasse son passé. Bravant sa torpeur, elle reste ainsi intuitivement
du côté de l’action. En refusant de se laisser
cahoter entre la vie et la mort, elle provoque
l’incompréhension et la stupeur de tous ceux
qui la considèrent avec un air trop résigné :
un peu comme si son désespoir pouvait seul
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encore meubler son présent et alimenter ses
pensées ; un peu comme si le désespoir était
désormais son seul asile pour repousser les
regards brisés et déjà lointains de ses visiteurs.
Mais comment accepter progressivement
l’inexorable d’une telle situation ? Comment
amoindrir le désarroi ? Le sien, celui de ses
proches et le nôtre. En ce qui la concerne en
particulier, comment l’aider à transposer un
peu de son existence et de ses relations dans
un présent toujours vivant ? Evidemment, la
tentation d’abolir l’avenir au profit d’un passé,
même douloureux, est grande pour elle.
Nous faisons l’hypothèse que c’est l’une des
raisons principales de ce temps des regrets
qu’elle se passe en boucle. Cette démarche
désespérée à laquelle nous assistons, régulièrement repoussée par elle, nous est difficile. D’autant plus difficile que notre mala­
de, elle, semble se consumer dans un effroi
qui est constamment placé hors de notre
portée. Son silence, ses cris nocturnes et une
immobilité physique impressionnante qui
ne peut s’expliquer par des causes organi­ques
sont les seuls signes qu’elle offre à ceux qui
la visitent. Et son regard
égaré, lui, continue à
nous transmettre des sentiments d’échec et un désespoir qu’elle nous refuse.
Au fil des jours qui pas­
sent, même si de min­ces
sourires ravivent parfois
son visage au détour d’une
phrase ou lorsque nos
yeux se croisent, ses lè­vres
s’amin­cis­sent, son corps
se con­trac­te. La lumière blafar­de de la cham­
bre augmente encore le contraste avec celle
de cette fin de journée hivernale. Le temps
est aboli : le présent et l’avenir sont suspendus dans un temps réduit à un passé de répétition.
Nous savons bien que tout n’est pas bon à
dire. Nous savons également qu’il nous revient d’abord de savoir écouter et nous acceptons volontiers de ne pas parvenir à
comprendre. Jusqu’à la fin pourtant, nous
tenterons de lui manifester notre souhait de
la soutenir dans l’épreuve du dire pour dépasser la présence d’un transfert et les résistances qu’il déclenche.
Décidément, le goût de l’adieu est parfois
bien amer.
Drs Moïra Rodriguez et Christophe Luthy
Service de médecine interne de réhabilitation
Département de réhabilitation et gériatrie
HUG, 1211 Genève 14
moï[email protected]
[email protected]
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