ELLE ME PARLE COMME UNE MITRAILLETTE L

Transcription

ELLE ME PARLE COMME UNE MITRAILLETTE L
ELLE ME PARLE COMME UNE MITRAILLETTE
L'INTERPRÉTATION DES ADVERBIAUX DE MANIÈRE QU- : LE CAS
DE PARLER ET DES VERBES DE « MANIÈRE DE PARLER »
Estelle Moline
Armand Colin | Langages
2009/3 - n° 175
pages 49 à 65
ISSN 0458-726X
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-langages-2009-3-page-49.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Moline Estelle, « Elle me parle comme une mitraillette
L'interprétation des adverbiaux de manière qu- : le cas de
parler et des verbes de « manière de parler » »,
Langages, 2009/3 n° 175, p. 49-65. DOI : 10.3917/lang.175.0049
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.
© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Estelle Moline
Université du Littoral – Côte d’Opale
HLLI-CERCLE, EA 4030
Elle me parle comme une mitraillette 1
L’interprétation des adverbiaux de manière qu- :
le cas de parler et des verbes de « manière de parler »
La présente étude se propose de contribuer à la description de la relation
sémantique entre un adverbial de manière et le prédicat verbal qu’il modifie.
Dans ses travaux consacrés aux adverbes de manière en anglais et en allemand,
Geuder (2000 ; 2006) 2 soutient l’hypothèse selon laquelle un adverbe de
manière active un argument sémantique de la structure conceptuelle du prédicat verbal. Je m’intéresserai ici à un type particulier d’adverbiaux de
manière, les comparatives en comme modifiant un prédicat verbal, constructions analysées par de nombreux linguistes contemporains comme relevant
d’un processus syntaxique de relativation 3, et j’avancerai l’hypothèse, qui ne
peut être développée ici, selon laquelle l’interprétation des autres adverbiaux
de manière qu- (comme exclamatif et comment interrogatif) repose sur des mécanismes analogues 4.
Après avoir exposé les principaux points communs et différences entre les
constructions comparatives et les adverbes de manière en – ment sur les plans
syntaxique et sémantique, je m’attacherai à la description du cas particulier
1. Violet & Desplechin, La vie sauve. La quasi-totalité des exemples provient de la base textuelle
Frantext.
2. Cf. Geuder (2006 : 121) « We have now arrived at a fairly elaborate view on how manner modification may be governed by the conceptual complexity of verb meanings. Naturally, all that
could be done here is to lend this claim somme credibility ; there is no proof in the strict sense,
because the argumentation would be complete only after in-depht anlyses have been conducted
of each single verbs type and its modifiers ».
3. Notamment Le Goffic 1991, Desmets 2001 et 2008, Moline 2001 et 2008, Fuchs & Le Goffic 2005,
Pierrard 1999, Pierrard et Léard 2004.
4. Sur ce point, cf. Moline (à par. a et b).
L ang ag e s 175
49
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
1. INTRODUCTION
De la manière
dans lequel une construction en comme est associée au verbe parler, en
m’appuyant sur un corpus d’exemples du XXe siècle issus de la base textuelle
Frantext. L’étude sera complétée par l’examen de quelques verbes de « manière
de parler » (Eshkol & Le Pesant 2007) contenant un sème relatif au volume
(crier et hurler d’une part, chuchoter et murmurer d’autre part).
2. ADVERBES DE MANIÈRE EN – MENT
ET COMPARATIVES EN COMME
2.1. Point de vue syntaxique
Sur le plan syntaxique, les comparatives en comme présentent des propriétés
analogues aux adverbes de manière en – ment, telles qu’elles ont été répertoriées par Nøjgaard 1995, Guimier 1996 ou Molinier & Levrier 2000. En particulier, les deux types d’adverbiaux permettent de répondre à une question en
comment :
(1)
a. Il travaille comment ?
b. Comme son père/Admirablement
(2)
a. C’est comme un canard qu’il chante, pas comme un rossignol
b. C’est gentiment qu’il a répondu
sont inclus dans la portée de la négation :
(3)
a. S’il y avait des principes et des lois fixes, les peuples n’en changeraient
pas comme nous changeons de chemises. (Balzac, Le père Goriot),
b. Il n’a pas répondu gentiment.
peuvent constituer le foyer de l’interrogation :
(4)
a. Est-ce qu’il travaille comme son père ?
b. Est-ce qu’il a répondu gentiment ?
sont compatibles avec les verbes qui sous-catégorisent un complément de
manière :
(5)
a. Il s’est comporté comme un idiot
b. Il s’est comporté bêtement.
Les deux types d’adverbiaux peuvent d’ailleurs être coordonnés :
(6)
Le sang l’étouffait ; il coulait lentement et comme une mousse rouge.
(Mérimée, Colomba)
ce qui souligne les parentés syntaxiques et sémantiques 5.
Les comparatives en comme sont analysables comme des relatives libres,
dans lesquelles comme remplit la fonction d’adverbial de manière du prédicat
réalisé ou ellipsé de P enchâssé. Plusieurs arguments permettent d’étayer cette
5. Cf. Riegel et al. (1994 : 524) : « […] la conjonction de constituants ne connaît d’autres contraintes
que l’identité de la fonction syntaxique des termes conjoints et l’homogénéité de leurs rôles
sémantiques ».
50
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
sont susceptibles d’apparaître dans une construction clivée :
L’interprétation des adverbiaux de manière qu-
hypothèse, parmi lesquels la portée de la négation 6. Quand P enchâssé contient
une négation, celle-ci ne porte pas sur le seul prédicat verbal, mais sur la
manière dont ce prédicat est (a été/sera) réalisé, i. e. sur comme :
(7)
Il parle comme jamais il n’a fait : […] (Genevoix, La boîte à pêche)
En (7), P enchâssé ne signifie pas il n’avait jamais parlé, mais il n’avait jamais
parlé ainsi.
Enfin, les adverbiaux de manière remplissent le rôle syntaxique d’« épithète
du verbe » (Golay 1959).
2.2. Point de vue sémantique
Sur le plan sémantique, les adverbes de manière en – ment et les comparatives en comme présentent à la fois des points communs et des différences. Dans
les deux cas, une certaine compatibilité sémantique entre le prédicat verbal et
l’adverbial de manière est nécessaire pour que la construction soit sémantiquement acceptable :
a. ?*Il dort (attentivement + patiemment).
b. ?* Il dort comme (un éclair + un boulet de canon).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Les deux constructions diffèrent cependant par le mode d’interprétation de
la manière. Dans le cas des adverbes de manière en -ment, la manière est interprétée à partir de la base lexicale (le plus souvent adjectivale) sur laquelle est
fondée la dérivation. Dans le cas des comparatives en comme, elle est interprétée
par le biais d’une comparaison : l’interprétation de la manière dont se déroule
le prédicat de P matrice repose sur l’interprétation préalable de la manière dont
s’est réalisé le prédicat de P enchâssé.
De plus, le mode d’interprétation de la manière varie selon que la comparative correspond ou non à une figure stylistique. Il faut en effet distinguer les
comparatives « littérales » (Reboul 1991) ou les « simples expressions comparatives » (Tamba-Mecz 1981) :
(9)
Elle, elle parle comme vous. (Giraudoux, Cantique des cantiques)
et les comparatives « non littérales » (Reboul 1991) ou « tours comparatifs
figurés » (Tamba-Mecz 1981) :
(10)
Elle me parle comme une mitraillette. (Violet & Desplechin, La vie sauve)
Reboul (1991) a montré que dans le premier cas la construction est réversible, tandis qu’elle ne l’est pas dans le second :
(11)
a. Vous me parlez comme elle.
b. * Une mitraillette me parle comme elle.
L’auteur indique en outre que les comparatives non littérales sont plus proches de la métaphore que des comparatives littérales. Tamba-Mecz (1981 : 3132 ; 73) souligne que le sens figuré ne résulte pas du seul emploi d’un terme,
mais de l’engagement de ce terme dans une relation logico-sémantique, en
6. Pour d’autres arguments, cf. les travaux cités note 3.
L ang ag e s 175
51
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
(8)
De la manière
l’occurrence une relation prédicative (comme une mitraillette parle). De plus, le
sens figuré provient d’une distorsion entre le contenu littéral de la prédication
et nos connaissances du monde. En d’autres termes, s’il y a figure en (10), c’est
bien parce que d’un point de vue référentiel une mitraillette ne parle pas, au sens
de s’exprimer en utilisant un langage doublement articulé. Dans cette acception, le verbe parler reçoit nécessairement un sujet humain.
Les constructions figurées et littérales diffèrent par le mode d’interprétation
de la manière. Les comparatives littérales sont difficilement interprétables hors
contexte. L’interprétation de la manière s’établit par rapport à la situation
d’énonciation, en relation avec des connaissances extra-linguistiques relatives
au comportement du référent du comparant dans le domaine notionnel du prédicat verbal, ou bien encore grâce au co-texte :
Florence va vous parler de moi. J’aime mieux être absent. Et aussi je n’ai pas
votre genre de parole. Elle, elle parle comme vous. Vous m’avez dit trois
mots, mais cela m’a suffi pour voir qu’elle parle comme vous. Les mêmes
liaisons. Le même accent. Elle a votre glotte, Florence, votre palais.
(Giraudoux, Cantique des cantiques)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Dans les tours comparatifs figurés, l’interprétation s’effectue par rapport
aux connotations liées à un terme employé figurément. Dans l’exemple (10),
il peut s’agir tout autant du débit que de la nature même des propos tenus
(les paroles peuvent être blessantes), interprétation corroborée par le cotexte :
(10’)
Je n’aime pas sa manière de vouloir me soigner. Elle n’aime pas ma manière
d’être malade. Mes IRM lui font peur. Pour se défendre, elle me parle
comme une mitraillette. Qu’importe, je ne comprends pas les mots qu’elle
utilise. (Violet & Desplechin, La vie sauve)
Les comparaisons figurées et non figurées ne doivent cependant pas être
conçues comme deux classes distinctes, mais relèvent plutôt d’un continuum,
au sein duquel d’autres constructions peuvent être dégagées. Outre ces deux
types, il existe en effet des comparaisons partiellement littérales et des comparaisons partiellement figurées. Les constructions données en (11) :
(11)
a. Monseigneur te parle comme un père […] (Anouilh, L’alouette).
b. Je vous parle comme un camarade ancien combattant. (Gary, Au-delà de
cette limite votre ticket n’est plus valable)
relèvent de la comparaison littérale, dans la mesure où la « manière de parler »
d’un camarade ancien combattant ou celle d’un père s’interprète en relation
avec notre expérience du monde. Cependant, ces constructions paraissent difficilement réversibles :
(11’)
a. ?* Un père te parle comme Monseigneur.
b. ?* Un camarade ancien combattant vous parle comme moi.
ce qui résulte du fait qu’en raison du déterminant indéfini, le SN à droite de
comme ne désigne pas un référent précis, mais un modèle. L’emploi du conditionnel améliore l’acceptabilité :
(11’’) a. Un père te parlerait comme Monseigneur.
b. Un camarade ancien combattant vous parlerait comme moi.
52
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
(9’)
L’interprétation des adverbiaux de manière qu-
Les exemples en (12) :
(12)
a. Il mange comme un cochon.
b. Il chante comme un rossignol.
relèvent partiellement de la comparaison littérale, dans la mesure où les
comparants sont susceptibles d’accomplir l’activité décrite par le prédicat
verbal (vs Il travaille comme un cochon). Elles ne sont cependant pas réversibles :
(12’)
a. * Un cochon mange comme lui
b. * Un rossignol chante comme lui.
et l’utilisation du conditionnel n’améliore guère l’acceptabilité :
(12’’) a. ?* Un cochon mangerait comme lui
b. ?* Un rossignol chanterait comme lui.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Malgré des différences corrélées au caractère plus ou moins littéral (ou
figuré) de la construction, le mode d’interprétation de la manière dans les comparatives en comme repose sur un processus autre que celui qui régit l’interprétation des adverbes de manière en – ment. Les structures comparatives
possèdent une autre particularité, dans la mesure où elles établissent une relation spécifique entre le syntagme à droite de comme (communément appelé
« comparant ») et l’élément syntaxiquement symétrique de P matrice (communément appelé « comparé »). Celle-ci peut être décrite en termes de protoassimilation (Berthomieux 2006), ou de transfert de propriétés (Perelman &
Olbrechts-Tyteca 1972) du comparant vers le comparé. Il y a en fait plusieurs
niveaux de comparaison, d’une part une comparaison des manières de faire
(Fuchs & Le Goffic 2005), d’autre part une comparaison entre le syntagme à
droite de comme et le syntagme syntaxiquement parallèle dans P matrice. Les
constructions elliptiques mettent l’accent d’abord sur la relation entre les éléments syntaxiquement symétriques, sur le transfert des propriétés, sur la protoassimilation du comparant au comparé, et la comparaison entre les manières de
faire est reléguée au second plan :
(13)
– Écoute, mon petit — disait oncle Xavier à Jean-Louis — je te parle comme
à un homme, je n’ai pas fait mon devoir envers vous ; […] (Mauriac, Le mystère Frontenac)
Dans les constructions non elliptiques au contraire, la comparaison des
manières de faire est au premier plan, et la proto-assimilation au second :
(14)
Elle me parle comme on parle à une gamine gâtée. Je lui demande une fiche
de visite pour me faire rembourser le taxi ? Elle lève les yeux au ciel. (Violet
& Desplechin, La vie sauve)
L ang ag e s 175
53
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Enfin, l’interprétation de la manière ne s’effectue pas seulement par rapport au
comportement effectif du sujet de P enchâssé dans le domaine notionnel du prédicat verbal, mais aussi en fonction de propriétés afférentes qui lui sont consensuellement attribuées. Dans cette mesure, ces constructions relèvent de la
comparaison figurée.
De la manière
3. LE CAS DE PARLER 7
Les arguments syntaxiques de parler (SN0 parle de SN1 à SN2) correspondent
à un rôle thématique : le locuteur parle à l’interlocuteur d’un thème donné.
Chacun de ses éléments peut être visé par une comparative en comme. Je
décrirai successivement les constructions relatives à l’interlocuteur (parler à SN1
comme à SN’1), au thème (parler de SN2 comme de SN’2) et au locuteur (parler
comme SN0).
3.1. Parler à SN1 comme à SN’1
Les constructions de ce type réfèrent essentiellement au statut de l’interlocuteur, et par conséquent aux rapports établis par le locuteur entre lui-même et
l’interlocuteur :
(15)
Il nous serre la main et nous parle comme à des égaux. (Philippe, La mère et
l’enfant)
(16)
Ce n’est pas un homme à qui on parle comme à un autre… Il vous regarde
et on se sent tout petit… (Simenon, Les vacances de Maigret)
En l’occurrence, on parle à des adultes comme à des enfants (cf. (14)), à des
enfants comme à des adultes :
(17)
(18)
Gobineau, témoin de cette révolte, joue le médiateur des enfants. Il fait
parler tous les meneurs comme des hommes et leur parle comme à des
adultes : donnant-donnant. (Dolto, La cause des enfants)
Si peu petite fille que tout à coup on s’aperçoit qu’on lui parle comme à une
femme. (Renard, Journal)
à un inconnu comme à un ami :
(19)
Soudain, il parle à ce type qu’on ne connaît pas, il lui parle comme à un ami,
[…] (Brisac, Week-end de chasse à la mère)
à une femme comme à un homme 8 :
(20)
Voyez quelle confiance j’ai en vous, lui dit-il pour finir. Je vous parle
comme à un homme. N’importe, presque tous ses mots avaient blessé la
femme qui marchait à son côté […] (Montherlant, Les jeunes filles)
à un autre comme à soi-même :
(21)
Tu sais que je ne peux rien te cacher… Je te parle comme à moi-même…
(Sarraute, Le planétarium)
7. Seules seront décrites les constructions dans lesquelles parler réfère à la faculté spécifiquement
humaine de s’exprimer au moyen d’un langage doublement articulé. Le sujet syntaxique du
verbe de P matrice est donc nécessairement humain.
8. La situation inverse (parler à un homme comme à une femme) n’est pas représentée dans le
corpus.
54
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
À cette caractérisation de la relation entre locuteur et interlocuteur se superpose une caractérisation de la manière de parler : il y a en effet une variation de
la manière de parler en fonction du statut accordé à l’interlocuteur, ce
qu’indique l’exemple (16) :
L’interprétation des adverbiaux de manière qu-
Les tours en parler à SN1 comme à SN’1 constituent toujours des constructions comparatives dans la mesure où s’il y a bien proto-assimilation de SN’1 à
SN1, il n’y a pas assimilation totale. En d’autres termes, quand on parle à SN1
comme à SN’1, SN1 n’est pas SN’1, ce qui transparaît dans la glose en comme si
c’était (cf. Il lui parle comme si c’était un ami). Ces constructions révèlent donc un
décalage entre l’interlocuteur en tant qu’être humain et l’interlocuteur tel qu’il
est construit dans le discours par le sujet syntaxique de parler. Ce décalage peut
manifester une préférence pour un interlocuteur autre que celui auquel
s’adresse le locuteur :
(22)
Il me parle comme il voudrait déjà lui parler, pensa-t-il. (Gide, Les Fauxmonnayeurs)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
3.2. Parler de SN2 comme de SN’2
Lorsque le comparant correspond au thème de la conversation, plusieurs cas
de figure doivent être distingués. Certaines constructions constituent de véritables comparatives, dans la mesure où elles posent que SN2 n’est pas SN’2 :
(23)
a. En revanche elle adore les babouches, aquarelle prêtée par J.-L.
Vaudoyer ; elle en parle comme d’une chose qui se mange. (Green,
Journal)
b. […] il s’agit d’une bergère de style, dont il parle comme d’une femme.
Le quiproquo est plaisant. (Mohrt, Vers l’Ouest)
La glose par comme si c’était est alors possible :
(23’)
a. Elle parle de cette aquarelle comme si c’était une chose qui se mange.
b. Il parle de cette bergère de style comme si c’était une femme.
et l’interprétation repose sur des connaissances extra-linguistiques relatives à la
manière dont on parle des choses qui se mangent en (23a), à celle dont les
hommes parlent des femmes en (23b).
Dans d’autres constructions, un nom nu (i. e. sans déterminant) apparaît à
droite de comme :
(24)
a. L’année dernière l’aimable Berteaux (dont on parle comme président du
conseil) avait demandé ma tête. (Claudel-Gide, Correspondance)
9. Ces modèles varient en fonction des époques : à parler comme à un confesseur utilisé par Romains
en 1922 :
(a)
Vous avez devant vous un pauvre bonhomme de père qui a la tête retournée, et qui
vous parle comme à un confesseur. (Romains, Lucienne)
un locuteur contemporain préférerait sans doute parler comme à un psy.
L ang ag e s 175
55
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Les constructions en parler à SN1 comme à SN’1 constituent une trace de la
convention sociale selon laquelle le discours est adapté à l’interlocuteur. Les
comparants utilisés permettent d’identifier différents modèles d’interlocuteurs,
auxquels correspondent différentes manières de parler, lesquelles reposent sur
des habitudes culturelles 9. L’interprétation n’est donc pas établie en fonction de
facteurs linguistiques, mais de connaissances extra-linguistiques relatives à ces
conventions.
De la manière
Il ne s’agit plus alors d’une construction comparative, mais d’un emploi
qualifiant de comme, selon la terminologie de Damourette et Pichon (1911-1943).
Dans ce cas, il n’y a pas d’ellipse 10 ((24a) ne signifie pas dont on parle comme on
(parle + parlerait) du président du conseil), et l’énoncé est glosable non pas par
comme si, mais par comme étant ou par en tant que :
(24)
b. * l’aimable Berteaux dont on parle comme s’il était président du conseil
c. l’aimable Berteaux dont on parle comme étant (le prochain) président
du conseil.
d. l’aimable Berteaux dont on parle en tant que (prochain) président du
conseil.
Les constructions comparatives n’admettent pas de telles gloses :
a. * Elle parle de cette aquarelle comme étant une chose qui se mange
b. * Elle parle de cette aquarelle en tant que chose qui se mange.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Sur le plan syntaxique, le segment en comme N n’est pas analysable comme
un adverbial de manière, mais comme un attribut de l’objet, indirect en l’occurrence. Sur le plan sémantique, les emplois qualifiants et les emplois comparatifs
de comme présentent des différences et des points communs 11. La principale
différence réside dans la relation établie entre le SN à droite de comme et le
complément d’objet indirect (introduit par de) du verbe de P matrice. En effet,
la construction comparative pose que ces deux SN sont distincts : il y a protoassimilation, mais pas assimilation totale. Dans l’emploi qualifiant, les deux SN
sont au contraire assimilés dans l’univers de croyance de l’énonciateur (au sens
de Ducrot 1984) qui prend en charge ce fragment d’énoncé. En d’autres termes,
en (21a), une aquarelle n’est pas quelque chose qui se mange, tandis qu’en (24a),
Berteaux sera (vraisemblablement) président du conseil, ce qui explique la glose en
comme si dans un cas, en comme étant dans l’autre.
Les deux constructions présentent un point commun important : elles mettent l’une et l’autre en jeu des points de vue. La comparaison exprime le point
de vue du locuteur au sens de Ducrot 1984, i. e. l’être de discours qui prend en
charge l’ensemble de l’énoncé. L’emploi qualifiant exprime le point de vue
d’un énonciateur (au sens de Ducrot 1984), lequel correspond au sujet syntaxique de parler.
Dans les constructions en parler de SN1 comme de SN’1 s’expriment aussi bien
le point de vue du locuteur qui prend en charge l’ensemble de l’énoncé (désormais L) que celui du sujet syntaxique, lui-même engagé dans un acte d’interlocution (désormais l). Ces deux points de vue peuvent être contradictoires et
apparaître simultanément :
(26)
Eva conserve une grande idée de son père ; elle en parle comme d’un
homme admirable qu’elle a vénéré et adoré. J’ai connu son père et je sais
qu’elle se trompe. (Chardonne, Eva ou le journal interrompu)
10. Cf. Moline & Desmets (à par.)
11. Cf. Moline & Desmets (à par).
56
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
(25)
L’interprétation des adverbiaux de manière qu-
En (26), pour Eva (l), son père est un homme admirable, ce qui est glosable par
elle en parle comme étant un homme admirable tandis que pour L (je) 12, le père
d’Eva n’est pas un homme admirable (cf. je sais qu’elle se trompe), ce qui est glosable par elle en parle comme si c’était un homme admirable. De même en (27) :
(27)
Les journaux annoncent en grosses lettres les revers des troupes américaines en Tunisie. On en parle comme d’une déroute (our troops were routed),
ce qui paraît exagéré, […]. (Green, Journal)
au point de vue exprimé dans les journaux (le revers des troupes américaines
en Tunisie est une déroute) s’oppose celui de L (ce qui paraît exagéré).
Les points de vue de L et de l peuvent être identiques :
(28)
Et puis, songe un peu… il doit être un jour ou l’autre nommé membre de
l’Institut. Maintenant tout le monde en parle comme d’une chose sûre et
certaine. (Duhamel, Chronique des Pasquier)
Le plus souvent, seul le point de vue de l est explicite, et il est difficile d’établir avec certitude si L y adhère ou non :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
[…] il est unanimement respecté… au Quai d’Orsay aussi : Rumelles, qui a
fait partie de son cabinet, en parle comme d’un homme de cœur, un
ministre scrupuleux, appliqué, un politicien honnête, un ami de l’ordre, un
ennemi de toute aventure. (Martin du Gard, Les Thibault)
Bien que la manière de parler stricto sensu soit plus saillante avec une construction comparative (ce qui résulte du rôle syntaxique d’adverbial de manière
de la comparative et du rôle attributif de la construction qualifiante), son interprétation repose dans les deux cas sur des connaissances extralinguistiques.
3.3. Parler comme SN’0
Comme ci-dessus, l’absence de déterminant permet de distinguer les
emplois qualifiants (cf. (30a)) des emplois comparatifs (cf. (30b)) :
(30)
a. Le monde politique est extrêmement complexe : notre place n’y est
point… Et souffrez qu’ici je vous parle comme historien, Messieurs,
comme historien ! (Aragon, Les voyageurs de l’impériale)
b. Monseigneur te parle comme un père pour sauver ta misérable âme
perdue et tu as le front de lui dire que tu lui pardonnes ? (Anouilh,
L’alouette)
Ces deux types d’emplois sont nettement distincts. Dans le premier cas,
comme N est attribut du sujet, comme est glosable par en tant que, et ce n’est pas
la manière de parler mais le statut du locuteur qui est en jeu. Dans le second, il
s’agit d’une construction comparative, et sont en jeu à la fois la manière de
parler et les rapports établis par l entre lui-même et son interlocuteur (i).
Quand la construction réfère explicitement à l’acte d’interlocution dans
lequel l et i sont engagés, le SN à droite de comme permet d’identifier la posture
que le locuteur adopte vis-à-vis de l’interlocuteur :
12. La description est ici simplifiée, dans la mesure où je ne désigne pas L stricto sensu, mais le
narrateur.
L ang ag e s 175
57
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
(29)
De la manière
(31)
a. […] je vous parle comme un vieil ami, poursuivit Albert en touchant du
bout des doigts la main d’Odette… Vous me trouvez brutal ?…
(Chardonne, L’épithalame)
b. Je vous parle comme une femme qui a vécu, qui est de beaucoup votre
aînée et qui serait désolée — désolée vraiment — de vous voir gâcher votre
belle jeunesse pour une folie […] (Anouilh, La répétition ou l’amour puni)
c. Vous venez de vous dire : qu’est-ce que c’est donc que ce pauvre ouvrier
qui me parle comme un maître ? (Barrès, La colline inspirée)
Ces constructions expriment en outre différentes manière de parler (celle
d’un vieil ami, d’une femme qui a beaucoup vécu ou d’un maître), qui mettent en jeu différents aspects de la locution (le ton, les mots employés, etc.), et
dont l’interprétation repose sur des connaissances extralinguistiques relatives
aux rapports sociaux tels qu’ils se manifestent dans le dialogue. Si l’interlocuteur n’est pas explicitement mentionné, la manière de parler est plus
saillante :
a. Un petit taureau, une bête courte, ramassée, qui parle comme un professeur. (Barrès, Mes cahiers)
b. On ne peut pas prononcer un nom de ville sans qu’il en parle comme un
guide. (Renard, Journal)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Quand le verbe de P enchâssé est modifié par une formule négative (ne…
jamais) ou restrictive (ne… presque jamais), la comparative explicite l’engagement de l dans l’acte d’interlocution :
(33)
Si je vous parle comme je ne fais presque jamais à mes élèves, c’est que j’ai
placé en vous beaucoup d’ambition. (Arland, L’ordre)
Enfin, quand la construction correspond à une figure, seule la manière de
parler est activée. L’interprétation fait alors appel à des « lieux communs »,
s’établit par connotation, et, le cas échéant, à l’aide d’éléments co-textuels. La
manière de parler peut référer à différents aspects de la structure conceptuelle
du prédicat, notamment la qualité de la réalisation :
(34)
a
– Elle vous amènera son petit garçon, un enfant de cinq ou six ans, qui
parle comme un bébé, par monosyllabes. Il y a même certains sons
qu’il semble ne pas pouvoir prononcer du tout. (Martin du Gard, Les
Thibault)
b. – Oh, si, Madame, je vous le jure : elle parle comme un livre ; ses sœurs
lui ont montré ses lettres, elle les saura bientôt. (Chandernagor, L’allée du
Roi) 13
la réalisation matérielle elle-même, en l’occurrence le mouvement des organes
articulateurs :
13. Le contexte permet l’interprétation. Dans d’autres contextes, parler comme un livre peut référer
à la seule formulation :
(b)
58
La Môme, reprenant. - Ce fils sera l’homme que la France attend ! Il règnera sur
elle et fera souche de rois.
Mme Petypon, d’une voix pâmée. - Est-il possible !
Mongicourt, à part, d’une voix rieuse. - Oh ! Mais, elle parle comme un livre !
(Feydeau, La Dame de chez Maxim)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
(32)
L’interprétation des adverbiaux de manière qu(34)
Claudel parle comme la machine à parler de Schwob. Ses lèvres se soulèvent comme de lourdes tentures à de violents courants d’air. Il parle avec
un système de palettes. (Renard, Journal)
l’articulation :
(35)
Le soir, dans les coins tranquilles, elle défait son baluchon, elle leur jaspine.
Pas besoin d’articuler, pour eux, c’est trop fatigant. Elle parle comme les
chiens, mon bon monsieur. (Aragon, Les beaux quartiers)
l’accent :
(36)
a. – Un grand matraqueur, un petit poids plume de chez nous et un balèze
qui parle comme à l’Est ? (Pennac, La petite marchande de prose)
b. Et le garçon qui parle comme un Américain a répété Câlais comme un
Français du nord. (Green, Journal)
(37)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
a. Il va falloir s’accoutumer à cette nouveauté rapportée de Cornouailles et
inattendue : Bettina parle comme une mitrailleuse tire. Nous qui nous
moquions de ses paresses suisses il y a un mois… Ce débit véloce, haché
mais monotone, […] (Nourissier, Le maître de maison)
b. […] elle parle comme un petit moulin. Elle est tout excitée, elle s’agite
sur sa chaise, elle perd sa respiration, elle avale sa salive parce qu’il y en
a trop. (Aragon, Les voyageurs de l’impériale)
le volume :
(38)
Et, tout en jouant, elle parle comme pour elle-même. (Duhamel, Chronique
des Pasquier)
le ton :
(39)
[…] il y a une heure qu’il parle comme un moteur au ralenti, […] (Reverdy,
Risques et périls : contes)
La comparative peut également référer aux propos énoncés, en particulier à
la formulation :
(40)
a. Abandonnant toute préciosité, Simon répondit :
– J’fais pas d’mal, m’n’adjudant. Au contraire. J’parle comme Horace…
– Qui ça, Horace ?
– Ben le héros de la tragédie de Corneille. Vous savez bien, mon adjudant… (Gibeau, Allons z’enfants)
b. Est-on bien sûr que le cas soit très différent de celui d’un huissier français qui, en famille, parle comme tout le monde, mais, pour libeller une
minute, écrit un charabia que beaucoup de ses compatriotes sont incapables de comprendre ? (Bally, Le langage et la vie)
au contenu global du message :
(41)
a. Si Wetterlé dit : personne en Alsace ne rêve ni ne souhaite une guerre de
revanche, il parle comme tout le monde même en France parlerait.
(Barrès, Mes Cahiers)
b. […] dans les mémoires d’un touriste, grimé en commerçant aisé qui
voyage pour ses affaires, il parle comme on parle dans les voitures
publiques, fait l’économiste, expose ses vues administratives, critique et
refait le projet du tracé des futurs chemins de fer […] (Valéry, Variété II)
L ang ag e s 175
59
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
le débit :
De la manière
aux termes employés :
(42)
a
« Pense un peu, Laurent, à tout ce que nous devons, les uns et les autres,
à cet homme admirable. Ah ! C’était une personnalité ! » – car Joseph
parle comme les journaux. Il appelle les personnes des personnalités.
(Duhamel, Chronique des Pasquier)
b. Cet homme prétendait avoir été élevé dans un temple, sous la garde
d’une panthère noire. Vous souriez ; Ah ! je sais, vous trouvez que je
parle comme un prospectus d’Agence Cook : temples, fauves, végétation
géante. (Crevel, Détours)
c. Qu’importe, je ne comprends pas les mots qu’elle utilise. Elle parle
comme un cours, comme un dico, comme un médecin chez Molière.
(Violet & Desplechin, La vie sauve)
Bien que certains exemples demeurent relativement énigmatiques :
(43)
a. Tu sais qu’à la mairie, tous les jours, je parle comme une véritable fonctionnaire. (Bastide, Les adieux)
b. Cet homme parle comme un pétard. (Colette, Claudine à l’école)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
4. LES VERBES DE « MANIÈRE DE PARLER »
À la suite de Gross (1975), Eshkol & Le Pesant (2007 : 25) définissent les prédicats de manière de parler « comme étant le résultat d’une fusion d’un verbe
de parole, le verbe dire, avec un verbe de manière de parler : (chuchoter, bégayer)
qu’on est malade = dire en (chuchotant, bégayant) qu’on est malade ». Les verbes étudiés ici intègrent un sème faisant référence au volume sonore, lequel peut être
élevé (crier, hurler) ou faible (murmurer, chuchoter).
4.1. Crier et hurler
Les verbes crier et hurler ont deux acceptions. Ils peuvent signifier respectivement « pousser des cris » (TLFI, crier), « pousser des hurlements » ou bien
« prononcer des paroles d’une voix très forte » (TLFI, crier). Dans cette dernière
acception, ils constituent des verbes de « manière de parler », et sont caractérisés par la structure SN0 (crie + hurle) SN1 à SN2, SN0 étant nécessairement
humain. Les exemples sélectionnés contiennent tous un COD explicite, référant
aux propos criés ou hurlés. En l’absence d’un tel complément, il n’est pas toujours aisé de déterminer le sens exact du verbe.
À la différence des tours en parler comme, le syntagme à droite de comme correspond très majoritairement au sujet d’une proposition elliptique, et plus rarement à l’objet direct. Une seule construction fait référence à l’objet indirect :
(44)
C’est du football, du théâtre extérieur, « du grand théâtre », comme dit
M. Brisson, où il faut crier comme à des sourds des banalités de répétition
générale. (Renard, Journal) 14
14. Le corpus contient plusieurs exemples de crier comme à un sourd.
60
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
les adverbiaux de manière en comme P sont étroitement corrélés au sémantisme
du prédicat verbal, dont ils activent un argument sémantique.
L’interprétation des adverbiaux de manière qu-
Ce tour est vraisemblablement à l’origine de crier comme un sourd, le COI
ayant été réinterprété comme un sujet par alignement sur la construction
majoritaire :
(45)
Quand même j’avais l’intention d’en causer à Besse, n’est-ce pas, mais il
criait comme un sourd :
– Réveillez-vous, bande d’abrutis !
(Nimier, Le hussard bleu)
L’examen des syntagmes à droite de comme conduit à distinguer trois types
d’effet de sens. Dans le premier cas, largement majoritaire, ce syntagme correspond au sujet de P enchâssé, et a un emploi générique. Il y a proto-assimilation
des sujets de P enchâssé et de P matrice, et la construction réfère au volume
élevé. Dans le deuxième cas, le sujet de P enchâssé désigne un individu précis.
La comparaison vise alors le dit plus que la manière de dire. Dans le dernier
cas, le SN à droite de comme correspond au COD du verbe ellipsé, et la construction permet de caractériser les propos.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Dans la mesure où crier et hurler intègrent un sème ayant trait au volume
élevé, celui-ci est particulièrement saillant, et il n’est guère surprenant qu’il soit
fréquemment activé par les comparatives en comme 15. À côté de tours plus ou
moins figés :
(46)
– Mais, mon général, il ne se tait pas ; il crie comme un putois qu’il est innocent. (France, L’île des pingouins)
les comparatives référant au volume élevé se caractérisent par un recours
important au champ lexical de la folie :
(47)
a
; […] et je retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle : « au
secours ! » (Leroux, Rouletabille chez le tsar)
b. Elle crie comme une dingue, au rythme de l’essuie-glace : essen cechar
gehuile Jae-ger Jae-ger Jae-ger et Froidnor maldan geeer. (Rivoyre, Les
Sultans)
c. – Tu vois, Tess, regarde-moi bien, tu vois… Tess voit clair !
Je criais comme un insensé.
(Mac Orlan, Sous la lumière froide)
d. – Non ! je hurlai, en me retournant.
– Oh ! Putain ! C’est pas la peine de crier comme un forcené, dit Fonfon.
(Izzo, Chourmo)
e. Bernadette, furieuse, cria comme une perdue :
– Son père ! Regardez votre beau Eugène, et le dégât qu’il vient de
commettre.
(Guevremont, Le survenant)
15. Y compris dans des constructions où le segment à droite de comme n’est pas réduit au sujet
d’une prédication elliptique :
(c)
Le moteur éternue et stoppe. J’entends les derniers mots : surpris par le silence, il
me les crie comme si j’étais à cent mètres :
– ... s’en foutent complètement !
(Saint-Exupéry, Courrier Sud)
L ang ag e s 175
61
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
4.1.1. Le volume
De la manière
f. Jacques cria comme un possédé :
– Ce n’est pas vrai, menteuse !
(Duras, Les Impudents)
Ces constructions correspondent à des représentations collectives stéréotypées : quand on crie (hurle), on est hors de soi. De fait, ces comparatives constituent des clichés (cf. Schapira 2000). D’autres comparants, différemment
connotés, révèlent également des représentations stéréotypées :
(48)
a. Saül, qui se fâche et crie comme un maître d’école après des élèves.
Mais voulez-vous bien rester ! Mais voulez-vous bien… quand je
parle… mais voulez-vous… !
(Gide, Saül)
b. – Va vite chez toi, cria-t-elle en se retournant vers Elisabeth. (Elle criait
comme les paysannes qui se croient toujours dans la cour de leur ferme.)
(Green, Minuit)
(49)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Ce que le Camus nous a fait rire dans le train, avec sa grosse caisse, non !
C’est incroyable ! Il tapait dessus à tour de bras, en criant comme les saltimbanques : « Approchez, messieurs dames, venez voir le grand pélican. Cet
animal n’est pas méchant, quand on l’attaque il se défend […] » (Chepfer,
Saynètes, Paysanneries 1)
Enfin, la construction peut manifester la perception de l par L : la protoassimilation du comparant au comparé constitue alors l’élément essentiel de la
comparaison :
(50)
On descend à la cave et on perd un temps précieux à chercher l’amarre de
la remorque. Sur ce, sa vieille déboule en hurlant comme une conne qu’elle
nous en refuse l’usage. (Fallet, Carnets de jeunesse 2)
4.1.2. Le dit
Lorsque le SN à droite de comme désigne un individu précis, la comparaison
vise non pas la manière de dire, mais l’utilisation par le sujet de P matrice de
propos attribués au sujet de P enchâssé. Il n’est d’ailleurs pas certain que le
sujet de P enchâssé ait littéralement crié ces propos :
(51)
Quel écrivain n’a-t-il crié comme Michaux : « À bas les mots », ces mots
avec lesquels il se bat ? (Pontalis, Le dormeur éveillé)
De même en (52), où le syntagme à droite de comme correspond à un circonstant, la comparaison porte tout autant sur la littéralité du dit que sur le
volume élevé :
(52)
Parce que je l’aime bien, j’ai envie de lui crier comme à Guignol : « C’est pas
vrai ! C’est pas vrai ! » (Groult B. & Groult F., Il était deux fois)
4.1.3. La caractérisation des propos
Enfin, quand le SN à droite de comme correspond au COD d’un verbe ellipsé,
la comparative permet de caractériser les propos émis, et la proto-assimilation
entre les objets de P matrice et de P enchâssé passe au premier plan :
62
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
En sus du volume élevé, d’autres aspects de la locution peuvent également
être activés, en l’occurrence le rythme, les termes employés, les assonances, etc. :
L’interprétation des adverbiaux de manière qu(53)
a. Puis elle cria comme un défi :
– J’ai rien en tout cas, j’ai rien pantoute.
(Roy, Bonheur d’occasion)
b. Le chœur, voix monstrueuse d’une foule en prière, à la question du
Christ « qui cherchez-vous ? » répondait en hurlant comme une imprécation, le nom de Jésus de Nazareth ! (Daniel-Rops, Mort, où est ta
victoire ?)
4.2. Murmurer et chuchoter
À la différence de crier et hurler, murmurer et chuchoter correspondent systématiquement à des verbes de « manière de parler », signifiant « dire quelque
chose à voix basse » (TLFI, murmurer). Comme hurler et crier, ils possèdent la
structure SN0 (murmure + chuchote) SN1 à SN2. Les effets de sens observés sont
analogues à ceux décrits ci-dessus : majoritairement, la comparative réfère au
volume peu élevé 16, mais elle peut également viser le dit ou caractériser les
propos.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Comme ci-dessus, la proportion importante de constructions en comme faisant référence au volume sonore doit être mise en relation avec le fait que le
sémantisme des verbes en question contient un sème relatif au volume peu
élevé :
(54)
Les piles de livres toilés, les lecteurs se déplaçant entre les rangées de
rayons métalliques, la manière convenue de chuchoter comme dans une
église, tout cela plut à Olivier. (Sabatier, Trois sucettes à la menthe)
D’autres connotations peuvent y être associées :
(55)
a. Tout à coup il murmure comme pour lui-même : « Chapeau ». (Joffo, Un
sac de billes)
b. Jacqueline (murmurant comme dans un rêve)
Ah ! J’aurais dû ne pas venir, et pourtant je suis venue.
(Prévert, La pluie et le beau temps)
4.2.2. Le dit
La comparative peut également viser non pas la manière de dire, mais les
propos émis. Lorsque les sujets de P matrice et de P enchâssé diffèrent, rien ne
garantit que ces propos aient été initialement prononcés à voix basse :
(56)
a. L’indignation me sauva : je me mis en fureur contre une indiscrétion si
grossière, je blasphémai, je murmurai comme mon grand-père : « Sacré
nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ». (Sartre, Les Mots)
b. Ah, qu’il eût été bon, ce soir, de se blottir dans ses bras, d’entendre la
voix caressante et chaude murmurer comme autrefois : « mon
minou… » (Martin du Gard, Les Thibault)
16. Les quelques exemples de chuchoter comme (Frantext, à partir de 1900) correspondent à ce seul
cas de figure. Plus généralement, les exemples en chuchoter comme et murmurer comme sont beaucoup moins nombreux que ceux en hurler comme et crier comme.
L ang ag e s 175
63
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
4.2.1. Le volume
De la manière
4.2.3. La caractérisation des propos
Enfin, la présence à droite de comme d’un SN objet non référentiel permet de
caractériser les propos émis. Dans certains cas (57), il y a convergence entre le
sémantisme du SN à droite de comme et le sème de volume peu élevé associé à
murmurer. En effet, les confidences, les aveux et les secrets supposent une certaine discrétion :
(57)
a
Elle leva son bras nu vers les éboulis du sud, et murmura comme une
confidence :
– Elle est là-bas, où personne ne la suit.
(Genevoix, Fatou Cissé)
b. Dans le couloir, le Rouquemoute s’arrête. Il mouette de plus en plus, flageole des guibolles. Il me retient, tremblant…
– Sors le premier… il me murmure comme un aveu.
(Boudard, La cerise)
c. J’étais assis hier sous la véranda quand il a déposé près de moi un haut
verre tout embué de fraîcheur. « Du citron pressé pour Monsieur Paul »,
a-t-il murmuré comme un secret à mon oreille. (Tournier, Les météores)
(58)
Buré la contemplait, et je l’entendis qui murmurait comme un hommage et
un remerciement à sa beauté : « tu nous venges ». (Guéhenno, Journal d’une
« Révolution »)
5. CONCLUSION
L’objectif de cet article était double : explorer la relation sémantique spécifique entre un adverbial de manière et le prédicat verbal qu’il modifie d’une
part, expliciter les spécificités sémantiques des certains adverbiaux de manière,
en l’occurrence les comparatives en comme, d’autre part. L’étude corrobore les
hypothèses de W. Geuder, dans la mesure où les effets de sens associés aux
constructions en comme sont étroitement corrélés au sémantisme du prédicat
verbal qu’elles affectent : dans le cas de parler, elles peuvent qualifier la relation
entre le locuteur et l’interlocuteur, ou différents aspects de la locution (le ton, le
volume, le débit, les termes employés, etc.) ; dans le cas des verbes de manière
de parler intégrant un sème relatif au volume sonore, elles activent majoritairement ce sème, qui est particulièrement saillant. En outre, les comparatives en
comme permettent d’établir une relation spécifique entre le syntagme à droite
de comme et le syntagme syntaxiquement parallèle de P matrice, relation qui
peut être décrite en terme proto-assimilation (Berthomieux 2006), ou de transfert de propriétés (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1972) du « comparant » vers le
« comparé ». Enfin, dans la mesure où elles expriment certaines caractéristiques
des rapports sociaux tels qu’ils se manifestent dans le dialogue (parler à un
inconnu comme à un ami), ou certaines représentations collectives stéréotypées
(hurler comme un forcené) ces constructions constituent des clichés au sens de
Schapira (2000).
64
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Dans d’autres cas (58), la référence au volume sonore peu élevé est impartie
au seul verbe :
L’interprétation des adverbiaux de manière qu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
BERTHOMIEUX G. (2006), « Comme un/ comme le », communication orale, GHELF, Paris.
DAMOURETTE J. & PICHON E. (1911-1940), Des mots à la pensée, Essai de grammaire
française, T VII, Paris, d’Artrey.
DESMETS M. (2001), Les typages de la phrase en HPSG : le cas des phrases en comme,
Thèse de Doctorat NR, Université Paris-X.
DESMETS M. (2008), « Constructions comparatives en comme », Langue Française 159 :
33-49.
DUCROT O. (1984), Le dire et le dit, Paris, Minuit.
ESHKOL I. & LE PESANT D. (2007), « Trois petites études sur les prédicats de communication
verbaux et nominaux », Langue Française 153 : 20-32.
FUCHS C. & LE GOFFIC P. (2005), « La polysémie de comme », in O. Soutet (éd.), La Polysémie,
Paris, P.U.P.S. : 267-291.
GEUDER W. (2000), Oriented Adverbs. Issues in the Lexical Semantics of Event Adverbs, PhD.
http://w210.ub.unituebingen.de/dbt/volltexte/2002/546/pdf/geuder-oriadverbs.pdf.
GEUDER W. (2006), « Manner modification of states », in C. Ebert & C. Endriss (eds),
Proceedings of Sinn und Bedeutung 10, Berlin Humboldt Universität. ZAS Papers in
Linguistics 44, vol.2, 111-124.
http://www.zas.gwz-berlin.de/papers/zaspil/articles/zp44/Geuder.pdf
GOLAY J.-P. (1959), « Le complément de manière est-il un complément de circonstance ? »,
Le Français Moderne : 65-71.
GROSS M. (1975), Méthodes en syntaxe, Paris, Hermann.
GUIMIER C. (1996), Les adverbes du français : le cas des adverbes en – ment, Paris, Ophrys.
LE GOFFIC P. (1991), « Comme, adverbe connecteur intégratif : éléments pour une
description », Travaux Linguistiques du CERLICO 4 : 11-31.
MOLINE E. (2001), « Elle ne fait rien comme tout le monde, les modifieurs adverbiaux de
manière en comme », Revue Romane 36-2 : 171-192.
MOLINE E. (2008), « Comme et l’assertion », Langue Française 158 : 103-115.
MOLINE E. (à par. a), « Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu- »,
Cahiers Chronos.
MOLINE E. (à par. b), « L’emploi exclamatif de comme, proforme qu- de manière », LINX.
MOLINE E. & DESMETS M. (à par.), « Ni tout à fait la même/ Ni tout à fait une autre. À propos
des emplois qualifiants en comme SN », in Autour de la préposition, Presses
Universitaires de Caen, coll. Bibliothèque de Syntaxe et de Sémantique.
MOLINIER C. & LEVRIER F. (2000), Grammaire des adverbes : description des formes en – ment,
Genève-Paris, Droz.
NØJGAARD M. (1992, 1993, 1995), Les adverbes du français. Essai de description
fonctionnelle, 3 vols., Historisk-filosifiske Meddelelser 66, Copenhague, Munksgaard.
PERELMAN C. & OLBRECHTS-TYTECA L. (1972), Traité de l’argumentation, Bruxelles, Editions de
l’université de Bruxelles.
PIERRARD M. (1999), « Comme, relateur de prédicats », Cahiers de l’institut de linguistique
de Louvain 25-2 : 153-168.
PIERRARD M. & LEARD J.-M. (2004), « Comme : comparaison et haut degré », Travaux
linguistiques du CERLICO 17 : 269-286.
REBOUL A. (1991), « Comparaisons littérales, comparaisons non-littérales et métaphores »,
TRANEL 17 : 75-96.
RIEGEL M., PELLAT J.-C. & RIOUL R. (1994), Grammaire méthodique du français, Paris, P.U.F.
SCHAPIRA C. (2000), « Du prototype au stéréotype et inversement : le cliché comme + SN »,
Cahiers de lexicologie 76 : 61-77.
TAMBA-MECZ I. (1981), Le sens figuré, Paris, P.U.F.
Le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI), http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
L ang ag e s 175
65
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.2.252.110 - 29/03/2013 21h25. © Armand Colin
Bibliographie