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LES LIVRES ET LES IDÉES
The Elusive Quest for Growth
par William Easterly
La grande erreur de l’aide
au développement
DENIS-CLAIR LAMBERT *
1
W. Easterly,
The Elusive Quest
for Growth.
Economist’s
adventures and
misadventures in
the tropics,
MIT Press,
Cambridge,
Massachusetts &
London, 2001,
342 pages.
Sociétal
N° 38
4e trimestre
Sur l’aide aux pays en développement, dont
le bien-fondé a rarement été contesté par
les experts, William Easterly, collaborateur et
conseiller de la Banque Mondiale, nous donne
une amère leçon de scepticisme. Sa conviction,
fondée sur une longue expérience, est que
l’investissement matériel et immatériel ne fait
pas la croissance économique : sur ce point,
les articles de foi de la théorie économique
sont des hypothèses irréalistes et non vérifiées.
Un livre éclairant et provocateur, qui vient à son
heure et qui n’a guère d’équivalent en français.
W
illiam Easterly, collaborateur
de la Banque Mondiale, retrace une expérience de missions
et de réflexions dans les pays tropicaux, plus particulièrement en
Afrique. Sous-titré Aventures et
mésaventures d’un économiste sous
les tropiques, son livre1 est entrecoupé de petits récits personnels,
qualifiés d’intermezzos, au cours
desquels il décrit ses contacts avec
quelques familles parmi les plus
démunies de la péninsule indienne
ou de l’Afrique anglophone. Ce
sont des récits proches de la démarche d’Oscar Lewis au Mexique
sur la reproduction de la pauvreté,
et parfois des itinéraires de sortie
de la pauvreté : ces coupures sont
bien venues quand elles suivent des
développements théoriques. Et,
au fond, quelques concessions à la
2002
* Professeur émérite des Universités. A notamment publié Les systèmes de santé
(Seuil, 2000) et La santé, clé du développement économique (L’Harmattan, 2001).
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méthode de Guy Sorman ou de
Larry Collins nous montrent que
tous les économistes n’ont pas le
cœur sec.
Comme son prédécesseur qu’il ne
manque pas de citer, Sir Peter Bauer,
lauréat du prix Milton Friedman en
mai 2002, Easterly a été confronté
aux échecs récurrents de l’assistance
étrangère et des prêts ou dons des
organisations internationales. Que
ce soit en Afrique de l’Est ou sur la
péninsule indienne, le développement
est souvent resté un « mirage » :
l’aide étrangère n’a pas alimenté le
développement, le surinvestissement
n’a pas engendré des miracles de
croissance et, pire, le développement
de l’éducation de masse et l’afflux
des diplômés ont nourri l’exode
des cerveaux. Seul des Anglo-Saxons,
qui ont pourtant popularisé la
théorie du capital humain, peuvent
oser contester l’efficience de l’investissement éducatif : qui oserait
le faire dans le Maghreb, l’Égypte
ou la Côte d’Ivoire ? Easterly n’ira
pas jusqu’à mettre en question l’efficience de l’investissement santé,
car Amartya Sen, un des rares économistes qui trouvent grâce à ses
yeux, l’a convaincu que la baisse de
la mortalité est une étape balisée
du développement économique.
LA GRANDE ERREUR DE L’AIDE AU DÉVELOPPEMENT
La raison profonde des échecs est
l’incapacité d’appliquer la théorie
économique à des recommandations pratiques pour créer des
incitations à entreprendre : « On ne
répond positivement qu’en fonction
de l’incitation, de ce pour quoi on a
été payé, et ce pour quoi on n’est pas
payé, on ne le fait pas ... ». La plupart
des gouvernements sont persuadés
que, sans un taux de croissance
garanti (par exemple 3 %), il n’est
pas question d’ajuster les comptes,
de faire des réformes de structure
et de résorber le chômage et la
pauvreté. Easterly ne nie pas cette
nécessité : le développement passe
par la croissance ; mais comme elle
ne se réalise pas, les réformes sont
repoussées aux calendes grecques...
de capital démesuré n’est-il pas la
mesure inverse de la productivité
de l’investissement ? Enfin et surtout, que dit l’analyse statistique,
celle qui permet de mettre en
correspondance la relation entre
l’investissement et la croissance,
entre l’aide étrangère et l’investissement national, et surtout entre
l’aide étrangère et la croissance
des pays sous-développés ? Suivant
les calculs de l’auteur, il n’y a pas
de corrélation, et le plus souvent
une correspondance négative.
LE RÔLE CRUCIAL
DES INCITATIONS
C
e que vient contester l’auteur,
c’est toute la théorie de la
croissance et du développement
telle que nous l’avions adoptée il
Le livre comprend trois parties,
y a une génération, celle qui fut
répondant à autant de questions :
appliquée par les organisations
pourquoi la croissance importe-tinternationales et tous les gouelle ? Pourquoi les panacées ontvernements dirigistes de l’époque
elles échoué ? Comment les gens
dans le tiers-monde. Le modèle de
répondent-ils aux incitations ? Le
croissance de Harrod-Domar, les
théoricien s’intéressera au chapitre
préconisations d’Arthur Lewis, les
sur la théorie de Solow, et à son
stratégies de décollage de Rostow
surprenant constat : l’investissement
nous promettaient que le taux de
n’est pas la clef de la croissance.
croissance économique serait
Les socio-économistes retienproportionnel au taux
dront les deux thèmes
d’investissement : ce
concernant l’éducation Les stratégies
n’étaient que des illu(Educated for What ?)
sions qui ont produit
et le contrôle des de décollage
le contraire de la croisnaissances (Cash for nous promettaient
sance... La vérité est
condoms). Pour tous, que le taux
que les théoriciens de
nous recommandons la
la croissance des années
critique de l’assistance de croissance
50 et 60, obsédés par
et des prêts (The loans économique serait
la peur de la grande
that were, the growth that proportionnel
dépression, pensaient
wasn’t) et les chapitres
qu’il fallait accumuler
schumpeteriens sur les au taux
plus de machines pour
rendements croissants d’investissement :
se développer. Ils
et le pouvoir de la tech- ce n’étaient que
admiraient les perfornique. Enfin l’ouvrage
mances de l’URSS et
s’achève par des déve- des illusions.
croyaient apercevoir la
loppements désabusés
vraie croissance auto-entretenue.
sur la corruption et la désintégration
Dans le passé de l’Occident, Baumol
ethnique (polarized people).
ou Maddison ont également cru
que les rattrapages étaient dus à
Easterly pose des questions insol’investissement et au progrès
lentes : l’investissement est-il nécestechnique, mais ils ont négligé
saire à court terme à la croissance ?
d’autres explications : le progrès
Va-t-il accroître le chômage (techsocial et l’éclosion d’incitations
nologie récessive) ? Un coefficient
favorables. Enfin, arrivés en Afrique,
ils ont cru à l’explication du sousdéveloppement : que l’épargne y
était impossible, donc qu’il fallait
combler ce « financing gap » par
l’aide. Funeste erreur : la croissance
n’a pas été au rendez-vous, et au
mythe de la quête du Saint Graal
s’est ajouté celui du rocher de
Sisyphe... Seule la théorie de Solow
conserve son lustre, car ce dernier
finit par considérer que la clé de la
croissance n’est pas l’investissement,
mais le progrès technique. Il faut
donc rendre ce dernier accessible
par des incitations adéquates. Il
ne s’agit pas ici de propos antiglobalisation à la Stiglitz, ni d’une
attaque frontale du « Consensus
de Washington » mettant au pilori
la Banque Mondiale, mais d’une
critique hétérodoxe de la théorie
de la croissance.
La dernière partie retrouve un
optimisme très tempéré : que faire
pour que les gens répondent aux
incitations ? Établir une véritable
concurrence, qui seule peut introduire des rendements croissants,
chasser les trappes à pauvreté,
colmater les fuites du circuit
économique. Le lecteur français
retrouvera dans l’interprétation
du succès de l’industrie textile au
Bangladesh et de ses effets de
diffusion un schéma du déversement des emplois et des richesses
très proche de celui évoqué jadis
par Alfred Sauvy. Mais ces tentatives
sont (et seront encore longtemps)
le plus souvent déjouées par les
malheurs de la guerre et des
affrontements ethniques, par des
gouvernements fossoyeurs de la
croissance et surtout par la corruption... Ceux qui espèrent
encore la sortie du sous-développement, et nous en sommes, ne
trouveront guère de réconfort
dans cette prospective.Tout dépend
de ce que l’on observe : le tiersmonde qui échoue ou celui qui
réussit.l
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