Ainsi la Compagnie Ainsi de suite présente-t

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Ainsi la Compagnie Ainsi de suite présente-t
LA REPRESENTATION DE L’HOMOSEXUALITE ET LE DESIR DE LA FEMME
DANS UNE JOURNEE PARTICULIERE D’ETTORE SCOLA
Une journée particulière nous plonge dans une Italie vouée à Mussolini, un jour de 1938 lors d’une
visite d’Hitler à Rome. Alors que toutes les familles se sont rendues au défilé, les destins d’un homme
et d’une femme restés seuls dans leur immeuble vont se croiser. C’est la rencontre de deux solitudes,
celle d’un homosexuel condamné pour ses mœurs et celle d’une mère de famille soumise à son mari et à
sa patrie. Va naître alors une relation complexe, puissante, intime, sensuelle, qui donne à ce texte une
dimension toujours actuelle.
Ainsi la Compagnie Ainsi de suite présente-t-elle l’adaptation théâtrale qu’elle propose
pour la saison 2009-2010 du film qu’Ettore Scola réalisa en 19771. La sortie en France en
2009 de copies neuves du film, la publication récente de différents ouvrages à visée
pédagogique et à l’usage des classes du secondaire, la restauration du film en 2003 en Italie,
accompagnée de la publication du scénario, donnent certes raison à la Compagnie Ainsi de
suite.
Il est des films qui sont convoqués lors du moindre festival sur la Résistance, de toute
manifestation autour de l’antifascisme. Une journée particulière est de ceux-là : de l’avis de
tous, les fortes instances morales qu’Ettore Scola y insuffle ont fait de ce film l’une des
œuvres des années 70 ayant le plus marqué par son engagement civil. Il est également appelé
à comparaître au cours d’événements consacrés à la représentation de l’homosexualité,
passant pour être l’un des films les plus poétiquement militants. On peut en réalité se
demander s’il n’y a pas méprise : le spectacle de la transgression qu’offre Une journée
particulière ne tient pas tant à l’image de l’homosexualité qu’à celle de la femme. Si Scola
offre un regard neuf et dénué de préjugés, c’est bien davantage à travers le personnage de
femme au foyer et la question de son désir qu’à travers la dimension exemplaire du destin
d’homme traqué par le fascisme pour ses choix sexuels.
Certains ont vu « une sorte d’osmose et d’échange parallèle des deux personnages qui
finissent par devenir presque un seul personnage avec deux sexes2 ». Rien ne nous semble
moins vrai, car ils ne sont absolument pas, nous le verrons, les deux faces d’une même
médaille. Pour autant, on ne peut traiter de l’un sans parler de l’autre et, dans la mesure où la
relation entre Gabriele et Antonietta est au centre de la narration, on ne peut s’interroger sur le
1
Dans la fiche technique du spectacle, http://ainsidesuite.com/index.php/fr/les-spectacles/8-une-journeeparticuliere/119-dossier-et-fiche-technique.html consulté le 6 mars 2010.
2
Ennio Bispurri, Ettore Scola, un umanista nel cinema italiano, Bulzoni editore, Roma, 2006, p.126.
1
personnage de l’homosexuel et les motivations idéologiques et/ou morales de Scola sans avoir
auparavant montré ce que son regard sur la femme peut avoir de spécifique.
Antonietta : une ménagère et son désir
Scola décrit une famille de fascistes convaincus, dont la femme, au foyer, est mère de
six enfants. Tous doivent aller assister à la rencontre entre Hitler et Mussolini, tous sauf
Antonietta qui doit s’occuper des travaux domestiques. « Serva » de ses enfants et de son
mari, elle est sans cesse houspillée, rabrouée. Le traitement du personnage subit une
esthétisation de la décadence3 d’autant plus efficace (trop ?) qu’il est interprété par Sophia
Loren, dans un rôle à contre emploi, loin de sa propre image américanisée. Harassée par le
travail, Antonietta ne trouve ni le temps, ni l’énergie de prendre soin d’elle. Epouse d’un
fanatique, elle répond en tout point à l’idéal fasciste de la femme : valorisée non pas tant dans
son rôle de mère que de génitrice (elle n’est respectée ni par ses enfants ni par son mari), elle
espère avoir bientôt un septième enfant, celui par lequel sa fonction sociale sera reconnue.
Elle fera alors partie de l’Olympe des mères récompensées pour leur prolificité4. La femme
fasciste donne ses enfants au Duce lui-même, c’est pourquoi ce dernier autorise les épouses à
l’aimer et à le vénérer. Ce que fait Antonietta, tenant un album de photos de Mussolini,
réalisant un portrait de lui en boutons. Interrogé sur ce personnage, Scola s’explique :
L’histoire de l’album de photographies de Mussolini que tient à jour Antonietta exprime un état d’esprit
très répandu : la femme italienne devait être la reine du foyer, l’épouse et mère exemplaire. Dans la
pratique elle était une lapine, une machine pour la reproduction. Elle n’avait pas d’évasions. La seule
échappatoire possible était le culte du mâle Mussolini. Le seul adultère qui lui était permis était celui avec
le Chef.5
3
Voici comment le scénario la décrit « Il viso stanco, i capelli in disordine, indossa una logora vestaglia e
vecchie pianelle, da una delle quali, sdrucita in punta, si affaccia l’alluce », (« Le visage fatigué, les cheveux en
désordre, elle porte une robe de chambre usée et des vieux chaussons ; de l’un d’eux, décousu au bout, émerge le
pouce », in Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, Edizioni Lindau, Torino,
2003. Nous précisons que le scénario court de la page 57 à la page 115 sans que les pages ne soient l’objet d’une
numérotation spécifique.
4
Prêts, exonérations fiscales, assurance, prime de 5000 lires pour le 7ème enfant : le statut de la mère d’une
famille nombreuse était convoité. Au 14ème enfant, la femme devenait Grande Madre, était reçue par le Duce au
Palais Venezia. Voir à ce sujet Florence Montreynaud, L’aventure des femmes XXe-XXIe siècle, Paris, Nathan,
2006.
5
L’interview d’Ettore Scola dans La revue du cinéma de novembre 1977 est rapportée par Benjamin Delmotte
dans le dossier qu’il réalise pour le CRDP en 2007, maintenant à https://www.reseaucanope.fr/cndpfileadmin/mag-film/films/une-journee-particuliere/le-film/.
2
Ainsi Scola dresse-t-il un portrait conforme à ce qu’était la mère de famille sous le fascisme,
dans une approche socio-historique certes féministe, mais sans grand intérêt du point de vue
de la richesse du personnage.
Son regard est en revanche tout à fait personnel quand il décrit le désir naissant et
grandissant d’Antonietta. Dans ce qui peut apparaître comme de la coquetterie, quand elle
rencontre Gabriele, c’est tout d’abord à travers l’effort d’être présentable, puis jolie, qu’elle
exprime un attachement à sa dignité. Dans un double mouvement d’attirance et de rejet (à
cause des convenances, et de ce que la concierge lui apprend au sujet de Gabriele), Antonietta
semble tenter de résister à l’attrait qu’exerce sur elle cet homme doux, serviable, dont
l’univers (livres, tableaux, danse, musique) incarne l’évasion, la légèreté. Elle résiste jusqu’à
la scène de la terrasse qui marque un tournant dans l’économie du film, non pas tant parce que
Gabriele y révèle son homosexualité, mais parce qu’Antonietta lui exprime son désir. Dans
cette scène, Antonietta va ramasser son linge sec sur la terrasse de l’immeuble. Gabriele la
suit et, afin de la faire rire, lui jette un drap sur la tête, la prend dans ses bras pour la faire
danser. Deux gros plans sur les visages, face à face, nous montrent Antonietta qui passe du
rire à une expression fermée, puis Gabriele, hilare, qui lèche une égratignure sur sa main. La
colère de la femme explose et révèle le processus de projection dont elle est victime :
Non lo so cosa vi siete messo in testa, ma state sbagliando. (…) Voi uomini siete tutti uguali. Me
l’aspettavo da stamattina. 6
Cette attente sonne comme une confession, et en est le prélude. Quelques minutes plus tard :
Prima quando mi avete abbracciato ce l’avevo più con me che con voi. Perché è da stamattina che vi
guardo. 7
De la même façon, c’est parce qu’elle se sait prête à commettre l’adultère que, l’embrassant
passionnément, elle demande à Gabriele de partir. Sa déception, quand elle apprend
l’homosexualité de celui-ci, est à la mesure de son désir, et déclenche une gifle extrêmement
violente.
6
« Je ne sais pas ce que vous vous êtes mis en tête, mais vous vous trompez (…) Les hommes vous êtes tous les
mêmes. Je m’y attendais depuis ce matin ». La traduction des dialogues du film est de l’auteure de l’article.
7
« Avant, quand vous m’avez prise dans vos bras, j’étais plus en colère contre moi que contre vous. Parce que
c’est depuis ce matin que je vous regarde ».
3
La seconde scène donnant à voir le désir de la femme est celle où les deux protagonistes font
l’amour. Si elle finit par commettre l’adultère ce n’est pas, contrairement à ce qu’ont voulu y
voir certains, qu’elle accepte l’homosexualité, qu’elle la comprend8. Ayant raconté que son
mari la trompe avec une institutrice et combien elle se sent humiliée, elle qui n’a aucune
instruction, elle ne peut retenir ses larmes. Lorsque Gabriele la prend dans ses bras pour la
consoler, et qu’il pousse plus loin ses gestes, Antonietta met des mots sur ce qu’elle ressent :
Mi piaci, mi piaci così come sei. Quelle cose che mi hai detto non me ne importa niente. 9
Et ce faisant, elle n’est plus celle qui se soumet au désir des autres (et de son mari en
particulier, la scène d’amour avec Gabriele étant le miroir inversé de celle où, à la fin du film,
Antonietta se plie au viol marital), mais à l’individu qui écoute son besoin (« Je pense à
moi » dit-elle dans une étreinte) et elle se donne pour but de l’assouvir. Scola en fait une
femme active dans l’amour : c’est elle qui est sur l’homme, c’est elle qui le prend. La caméra
subjective, passant d’un visage à l’autre, tel que peut le voir l’autre partenaire, s’attarde sur le
plaisir et la jouissance d’Antonietta. La scène se clôt par un plan de demi-ensemble où l’on
voit la tête d’Antonietta retomber sur l’épaule de son amant.
La scène suivante semble indiquer un lien de cause à effet. Antonietta commente ce qu’elle a
ressenti :
Che strano, non sento nessun rimorso. Anzi, con lui non è mai stato così. Non pensavo che era così.10
N’aurait-elle pas découvert le plaisir sexuel avec Gabriele, avec un homosexuel ?
Gabriele : un homosexuel exemplaire ?
Ettore Scola et Ruggero Maccari se sont inspirés de différentes personnes pour créer le
personnage de Gabriele, à commencer par Nunzio Filogamo, un animateur radio sous le
8
Pour Ennio Bispurri Antonietta accepte l’homosexualité de Gabriele car « pour elle, le véritable homme c’est
maintenant Gabriele, parce qu’il est gentil, profond, intelligent, sensible » (« per lei il vero uomo è ora Gabriele,
perché è gentile, profondo, intelligente, sensibile »), Ettore Scola, un umanista nel cinema italiano, op.cit., p.236.
9
« Tu me plais, tu me plais tel que tu es. Ces choses que tu m’as dites, j’en ai rien à faire ».
10
« C’est étrange, je n’éprouve aucun remords. Au contraire, avec lui ça n’a jamais été comme ça. Je ne pensais
pas que c’était comme ça ».
4
fascisme, qui n’avait toutefois pas été licencié pour raison de mœurs. Tout comme lui
Gabriele ne se sépare jamais du certificat indiquant qu’il n’est pas homosexuel.
C’est aussi, comme le reconnaît Scola lui-même, Pier Paolo Pasolini, le poète et cinéaste mort
deux ans plus tôt : « è lui il modello di riferimento dell’omosessuale di Una giornata
particolare perché ha pagato il prezzo più alto per la sua diversità »11. Ainsi Scola retient-il la
dimension victimaire du destin de Pasolini, auquel l’homosexualité vécue ouvertement et les
modalités de son engagement à gauche lui valurent d’être exclu du PCI. Un regard personnel
qu’il faut lire comme un hommage à cet artiste dont il se sentait proche idéologiquement et
artistiquement.
Scola s’est enfin inspiré d’un homosexuel en relégation à Trevico que le cinéaste, enfant,
avait rencontré :
Una persona così gentile, a modo. Per questo era ben accettato in molte famiglie, lo invitavano a pranzo o
a giocare a carte. Poi a una certa ora il maresciallo andava a prenderlo per accompagnarlo al suo
alberghetto. Ero piccolo, ma quel signore me lo ricordo con precisione. ( …) Di quel tale, ovviamente,
non si diceva che era omosessuale, risultava confinato politico e basta.12
On voit, dès la genèse du personnage, la dimension d’exemplarité et le poids idéologique dont
il est investi. Victime de l’homophobie, il est porteur des valeurs antifascistes de Scola. Dans
ce film, bien que sans cesse présente à travers le son de la radio qui retransmet en direct le
défilé, l’Histoire reste dehors. Les deux exclus de la « Journée particulière », célébration de la
force, de la virilité, manifestation du mythe de l’homme victorieux et du culte du mâle sont
baignés dans cet élément, qui demeure extérieur. Il y a alors tout lieu de se demander si,
s’agissant de l’histoire d’une répression psychologique, elle est réellement liée à une période
historique déterminée. Répondant à cette question, Scola précise en effet que ce n’est que
dans un second temps qu’avait été choisie la période fasciste, « parce que justement, alors,
l’intolérance et la répression étaient plus directes, plus violentes, plus exemplaires »13.
Gabriele, animateur radio, a tout d’abord été licencié. Pour vivre, il a dû reprendre un travail à
domicile qu’exerçait un ami homosexuel envoyé en relégation. Lui-même, Gabriele, sait que
11
« C’est lui le modèle de référence de l’homosexuel d’Une journée particulière parce qu’il a payé le prix le
plus élevé pour sa différence », Tullio Kezich et Alessandra Levantesi, Una giornata particolare, Incontrarsi e
dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit., p.149.
12
« Une personne si gentille, très bien. C’est pour ça qu’il était accepté dans de nombreuses familles, on
l’invitait à manger, à jouer aux cartes. Puis, à une certaine heure le Maréchal venait le chercher pour le ramener à
son hôtel. J’étais petit, mais ce monsieur je m’en souviens de façon précise. De lui, bien sûr, on ne disait pas
qu’il était homosexuel, il était en relégation pour raisons politiques, voilà tout, », Ibid.
13
La revue du cinéma, novembre 1977, in https://www.reseau-canope.fr/cndpfileadmin/mag-film/films/unejournee-particuliere/le-film/.
5
le soir venu, la police viendra le chercher et qu’il subira le même sort. C’est donc le traitement
des homosexuels sous le fascisme que Scola entend dénoncer à travers ce personnage :
Quelqu’un m’a demandé si le fascisme traitait tous les homosexuels comme le personnage de Mastroianni
dans le film. Le fascisme était trop hypocrite. Quand un homosexuel était découvert, il était qualifié de
défaitiste et on l’écartait des emplois publics. 14
Dario Petrosino a montré qu’à partir de 1925 se met en place une véritable campagne de
discréditation des homosexuels en Italie15. Dans les années 30, l’orientation du régime est de
ne pas combattre ouvertement, mais d’agir et de réprimer, en ayant recours à la police. Le
nouveau code pénal de 1931 prévoyait, à l’article 528, que serait puni d’emprisonnement de 1
à 3 ans quiconque aurait des relations avec des personnes du même sexe. L’article a été retiré
au dernier moment, et « c’est comme si le législateur niait l’existence des homosexuels,
comme s’il les emprisonnait derrière un mur d’hostilité et de mépris muet »16. Déni
d’existence qui se reflète dans l’invisibilité recherchée et attendue dont Gabriele se fait l’écho.
C’est précisément à partir de 1938, et du rapprochement d’Hitler, que la politique fasciste se
durcit et que la répression contre les homosexuels se resserre17. Nous l’avons dit, l’Histoire
reste en dehors, ses échos sont dessinés par les personnages, ils viennent de l’intérieur. Ennio
Bispuri, qui réalise une analyse approfondie de la place de l’Histoire dans l’œuvre de Scola,
explique ainsi que c’est le personnage qui explique l’environnement, que « attraverso la
messa a nudo dei conflitti psicologici Scola interpreta la Storia »18. « Une Journée particulière
est un film qui s’élève contre la mentalité fasciste »19 nous dit Scola, explicitant ainsi
l’exemplarité d’un personnage à travers lequel il entend alerter sur le fascisme psychologique
quotidien de la fin des années 70. Telle est la portée de son message politique et de son
engagement.
14
Ibid.
Dans Le ragioni di un silenzio, La persecuzione degli omosessiali durante il nazismo e il fascismo, Ombre
Corte, Verona, 2002.
16
Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit., p.90.
17
Entre le rapprochement avec l’Allemagne nazie et 1943, on compte 300 personnes qui furent envoyées en
relégation « pour pédérastie ». Beaucoup d’autres n’ont pas été prises en compte dans ce calcul. Voir à ce sujet
l’interview des auteurs du roman graphique En Italie il n’y a que des vrais hommes, scénarisé par Luca de Santis
et dessiné par Sara Colaone, Editions Dargaud, Paris, 2010, http://www.clubgay.fr/del%E2%80%99homosexualite-a-la-deportation-du-temps-de-mussolini/2010-03, consulté le 6 juin 2016.
18
« À travers la mise à nu des conflits psychologiques, Scola interprète l’Histoire », Ennio Bispurri, Ettore
Scola, un umanista nel cinema italiano, Bulzoni editore, Roma, 2006, p.126.
19
La revue du cinéma, novembre 1977, in https://www.reseau-canope.fr/cndpfileadmin/mag-film/films/unejournee-particuliere/le-film/.
15
6
Il est une autre part d’exemplarité qui est moins maîtrisée par le réalisateur : celle qui
concerne la place de l’homosexuel dans la société, la représentation qui en est offerte. Là où
le discours se veut progressiste, le visage donné à l’homosexualité est pour le moins réducteur
et contestable20. Quels sont tout d’abord les traits attendus du personnage de l’homosexuel ? Il
est aimable, courtois, gentil. Il est cultivé, aime les arts plastiques (statuettes, tableaux au
mur), la littérature (il emportera beaucoup de livres dans sa maigre valise). Il aime la musique
et la danse. Il est d’une apparence soignée21. Caractéristiques tellement attendues du gentil
homosexuel inoffensif que le personnage finit par offrir une image stéréotypée d’une minorité
sexuelle qui, pour attirer les faveurs du public, semble devoir être rassurante. D’ailleurs, ce
qui interpelle en 1977, c’est le fait que Marcello Mastroianni, le latin lover, soit utilisé à
contre emploi. Cet écart n’empêcha pas les réactions homophobes, comme en témoigne
l’acteur22.
Viennent ensuite les particularités psychologiques qui font de Gabriele l’antithèse du credo
fasciste suivant lequel « l’homme doit être mari, père et soldat ». Il n’est pas marié, même s’il
s’est fiancé avec une amie pour détourner les soupçons. Dans le projet démographique de
Mussolini qui déclarait en 1927 vouloir repeupler l’Italie, tout célibataire est coupable.
Comme procréer est un signe de patriotisme, ceux qui ne le font pas sont des défaitistes, et
sont mis à l’amende23. Gabriele n’est pas soldat, il n’est pas fort ; au contraire il est désespéré
au point d’envisager le suicide. Il n’est pas en résistance ; tout comme Antonietta, il est
résigné face à un ordre qui paraît immuable. Bien sûr on peut voir ici la dénonciation d’un
système qui broie les individus de l’intérieur et Gabriele le dit lui-même : on finit par se sentir
coupable et, pire que tout, honteux :
20
Nous ne partageons pas l’analyse de Didier Roth-Bettoni pour qui Mastroianni est « affranchi de tous les
stéréotypes habituellement liés aux personnages homosexuels », L’homosexualité au cinéma, La Mursadine,
Paris, 2007, p.199.
21
Apparence discrète, comme le précise Enrico Sabattini, le costumier du film : « Quella sua condizione di
omosessuale non doveva essere appariscente : era una persona colta, modesta, garbata, abituata a vivere
nell’ombra a causa del rigore della morale fascista (…) Abbiamo optato per una specie di tweed, aggiungendo un
pullover rosso, l’unico tocco di colore in quest’uomo », (« Sa condition d’homosexuel ne devait pas être visible :
c’était une personne cultivée, modeste, aimable, habituée à vivre dans l’ombre à cause de la rigueur de la morale
fasciste (…) Nous avons opté pour une espèce de tweed, en ajoutant un pullover rouge, la seule touche de
couleur chez cet homme », Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit., p.163.
22
« La gente rideva quando dicevo che avrei interpretato un omosessuale. Non capivo perché. Per me era lavoro
e basta », (« Les gens riaient quand je disais que j’allais interpréter un homosexuel. Je ne comprenais pas
pourquoi. Pour moi c’était un travail et c’est tout »), propos rapportés dans Una giornata particolare, Incontrarsi
e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit., p.140.
23
Les célibataires entre 26 et 65 ans versent ¼ de leurs revenus à l’Etat. Ils passent après les couples pour les
concours, les emplois, comme le précise Michael Teitelbaum dans Histoire des politiques de population jusqu’en
1940, Editions de l’Institut National d’Etudes démographiques, Paris, 2006, p.165.
7
È tutto così assurdo… secondo loro dovremmo… sentirci in colpa (…) Questa è la cosa più grave: che
cerchi di sembrare diverso da quello che sei… che ti obbligano a vergognarti… di te… di come sei… a
nasconderti.24
Enfin, Gabriele n’est pas père, et semble être immature, se conduisant comme un enfant. En
témoignent tout d’abord les marques de pied peintes au sol pour apprendre à danser la Rumba.
Puis la trottinette avec laquelle il fait le tour de l’appartement, le bonbon en chocolat qu’il
prend subrepticement chez Antonietta. Puis ce sont ses blagues : il fait semblant d’avoir reçu
une décharge électrique, plus tard il jette un drap sur la tête de Antonietta. Ces enfantillages
ont un sens dans l’économie du film : puisqu’on ne peut rien faire, autant essayer de rire, dit
Gabriele, et de rire à deux. Certes, assimilant humour, dérision subversive et comportement
enfantin, Scola assume pleinement cette représentation stéréotypée :
Nell’impersonare questo omosessuale superò se stesso. Senza fare mossette o roba del genere, è perfetto
(…) La sua omosessualità è in quello, in una trasgressione di tipo infantile (…).25
Or les choses vont plus loin et Scola, comme malgré lui, semble finir par dresser un portrait
qui va dans le sens des valeurs qu’il dénonce. Ainsi tombe-t-il dans la caricature : Gabriele a
une mère cultivée, femme de caractère que le mari a fini par quitter :
Mia madre, per esempio, non era un maschio, ma era un genio … dipingeva, scriveva, lavorava come
contabile e mandava avanti la famiglia … tutte le decisioni le prendeva lei, mica mio padre. L’unica
decisione che prese lui, fu quella di andarsene da casa (ride). Una gran donna, però il marito non lo seppe
tenere … Ma forse non se lo voleva tenere. 26
Le lien entre la personnalité de cette femme, l’attachement qu’éprouve son fils pour elle et
l’homosexualité est d’ailleurs suggéré par un plan sur les deux photos posées sur le bureau de
Gabriele :
24
« Tout est tellement absurde … d’après eux nous devrions … avoir honte (…) Et la chose la plus grave, c’est
ça : que tu essayes de sembler différent de ce que tu es … qu’ils t’obligent à avoir honte … de toi-même … de ce
que tu es … à te cacher ».
25
« Quand il a interprété cet homosexuel [Mastroianni] se dépassa lui-même. Sans faire de manières ou des trucs
du genre, il est parfait. (…) Son homosexualité est là, dans une transgression de type infantile », Una giornata
particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit., p.151
26
« Ma mère, par exemple, ce n’était pas un homme, mais c’était un génie… elle peignait, écrivait, travaillait
comme comptable et faisait vivre notre famille… toutes les décisions c’est elle qui les prenait, pas mon père. La
seule décision qu’il a prise, c’est de quitter la maison (il rit). Une grande femme, mais son mari, elle n’a pas su le
garder… Mais peut-être qu’elle ne voulait pas le garder », extrait du scénario, in Ibid.
8
Sul tavolo (…) si nota la fotografia incorniciata di una vecchia signora (…) una piccola istantanea che
ritrae l’uomo, in divisa di sottotenente della prima guerra mondiale, in compagnia di un giovane amico in
borghese.27
Tout est dit : c’est parce qu’il a eu une mère forte et un père absent que l’enfant serait devenu
homosexuel … Explication psychanalytique selon laquelle l’homosexualité découlerait d’un
Œdipe mal résolu, illustrant le crédit que, dans les années 70, l’on accordait à cette théorie,
aujourd’hui remise en cause (par les chercheurs du moins) car « la présence du trio père
faible, menaçant ou absent, mère séductrice, dominatrice ou castratrice, et garçon timoré,
même si elle se trouve dans l’histoire de certains sujets, n’est guère prédictive d’une
orientation sexuelle »28.
La ménagère et l’homosexuel : quelle rencontre pour quel désir ?
Dans les ouvrages et articles où il est question du film, il apparaît que la rencontre
entre la ménagère et l’homosexuel donne lieu à interprétation plus qu’à analyse, les uns la
tirant du côté de l’amitié et de la tendresse, les autres, de l’amour et de la sexualité. Le
scénario, publié en 2003 à l’occasion de la restauration du film29, permet de recentrer le
discours autour des intentions du réalisateur.
Antonietta offre à Gabriele la possibilité de ne pas vivre seul cette journée où il attend que la
police vienne le chercher30. Grâce à elle, il échappe à la tentation du suicide31. Puis, sentant le
poids qui pèse sur les épaules d’Antonietta, il n’a de cesse d’essayer de la faire rire, pour
survivre, à deux, au désespoir. Rien ne montre le désir de Gabriele. Pas plus la fameuse scène
de la terrasse, que celle où ils font l’amour.
Dans la première, il apparaît dans le scénario que c’est innocemment, maladroitement, que
Gabriele induit Antonietta en erreur. Pour jouer, il vient de lui jeter un drap sur la tête et de la
prendre dans ses bras pour la faire danser tandis qu’elle tente de se libérer :
27
« Sur la table (…) on remarque dans un cadre une photo d’une vieille dame (…) une petite photo qui
représente l’homme, en uniforme de sous-lieutenant de la première guerre mondiale, en compagnie d’un jeune
ami habillé en civil », Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit.
28
Michel Duras, « La recherche des causes de l’homosexualité : une science fiction ? », La peur de l’autre en
soi, du sexisme à l’homophobie, VLB Editeur, Montréal, 1994, p.103.
29
Dans Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit.
30
« Qualunque cosa, ma non stare qui, solo, in questa casa che odio », (« Tout, mais pas rester ici seul, dans cette
maison que je hais »).
31
« Oggi stavo… come si dice ? per comettere una sciocchezza. Mi ha salvato l’arrivo di una che abita di
fronte », (« Aujourd’hui j’étais sur le point de… comment dit-on ? De commettre une bêtise. C’est l’arrivée
d’une femme qui habite en face qui m’a sauvé »).
9
Secondo le regole, anche Gabriele dovrebbe immediatamente liberare l’avversario … ma continua a
stringerla tra le braccia : quell’attimo in più che basta a smorzare la risata di Antonietta (…) La faccia
attonita di Gabriele è quella, un po’ ridicola, di chi assolutamente si rende conto che Antonietta ha
equivocato il suo gesto. E protesta incredulo.32
La caméra nous montre Antonietta qui presse sa joue contre les mains de Gabriele. Il
s’éloigne alors doucement d’elle. Dans le scénario, c’est encore sans sensualité, mais avec
tendresse, qu’il répond à cette pression :
Gabriele accosta la guancia ai capelli di lei, sorpreso da quel momento di tenera malinconia.33
Interdit il semble vouloir épargner la femme, ne pas la blesser en la repoussant. Mais quand
explose le désir d’Antonietta, il est pris de malaise :
Le mani di Gabriele tremano. Tra le braccia di lei è sottoposto a uno sforzo psichico che gli mozza il
respiro e gli bagna la fronte di sudore.34
Nul commentateur ne relève la violence qui existe entre ces deux êtres, et que le scénario
éclaire35. Comprenant qu’elle s’est méprise, Antonietta gifle Gabriele :
Gli vibra in piena faccia uno schiaffo violentissimo che, cogliendo Gabriele di sorpresa, lo sbilancia, lo fa
inciampare nella cesta e cadere a terra.36
Se déclenche alors la colère de Gabriele, déçu de ne pas avoir été compris, d’avoir subi la
violence d’une femme dont il attendait la tendresse amicale. À l’écran, Gabriele plaque son
corps contre celui d’Antonietta :
Bisogna farvelo sentire, no ? Perché è questo il muscolo più importante … mica il cervello !37
32
« Suivant les règles, Gabriele aussi devrait libérer son adversaire… mais il continue à la serrer dans ses bras :
cet instant de trop qui suffit à éteindre le rire d’Antonietta (…) Le visage stupéfait de Gabriele est celui, un peu
ridicule, de celui qui se rend absolument compte qu’Antonietta s’est méprise sur son geste. Et, n’arrivant pas à y
croire, il proteste », Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit.
33
« Gabriele approche sa joue de ses cheveux, surpris par ce moment de tendre mélancolie », Ibid.
34
« Les mains de Gabriele tremblent. Entre ses bras, il est soumis à un effort psychique qui lui coupe le souffle
et baigne son front de sueur ». », Ibid.
35
Le scénario précise en effet que «Entre Antonietta et Gabriele a lieu une véritable lutte » (« Fra Antonietta e
Gabriele si svolge una vera e propria lotta »), Ibid.
36
« Elle lui donne une gifle très violente en pleine face qui, prenant Gabriele par surprise, le déséquilibre, le fait
buter dans le panier et tomber par terre », Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del
’38, op.cit.
10
Dans l’important travail pédagogique à destination des élèves Français du secondaire, le
Teledoc de 2007 consacré au film, Benjamin Delmotte note à juste titre que « la mise en scène
joue sur l’ambigüité du proche et du lointain pour mieux suggérer l’impossible et pourtant
sincère relation des deux personnages »38. Tout, dans les variations d’échelle des plans et dans
les mouvements de caméra, vise à détruire l’union, à séparer le couple y compris au moment
du baiser, « le cadre serré sur le visage de Gabriele [révélant] l’incapacité de ce dernier à
s’abandonner au baiser d’Antonietta »39.
Dans la seconde scène, là où les protagonistes font l’amour, le désir de Gabriele
n’apparaît pas davantage. Quand Antonietta se confie à son tour mettant à jour leur vécu
commun d’humiliés, de sacrifiés sur l’autel du viriarcat, la détresse de cette femme pousse
Gabriele à la prendre dans ses bras. Ses mains cherchent les hanches, les seins de la femme,
maladroitement, comme pour la consoler en lui offrant ce qu’elle attendait de lui. Le scénario
va d’ailleurs dans ce sens :
Gli accarezza il volto, il collo. Le tocca anche i seni, con la stessa dolcezza. Antonietta si stringe di più a
lui (…) Gabriele si lascia scivolare a terra, poggia il capo sulle ginocchia di lei.40
A partir de ce moment c’est Antonietta qui agit, et Gabriele se laisse faire.
Il peut paraître surprenant de constater que dans la majorité des ouvrages sur le film et dans
les études consacrées à l’homosexualité au cinéma41, la photo de la page de couverture (ou
celle qui illustre le film) est celle où Gabriele pose sa main sur le sein d’Antonietta. C’est
aussi cette image qui a été utilisée en France et en Italie (mais pas en Angleterre) pour
l’affiche du film. Quoi qu’il en soit, Gabriele est un homosexuel qui peut faire l’amour avec
une femme :
37
« Il faut vous le faire sentir, hein ? Parce que c’est ça le muscle le plus important … c’est pas le cerveau ».
Initialement
à
www.cndp.fr/tice/teledoc/.../teledoc_unejourneeparticuliere.pdf,
maintenant
à
https://www.reseau-canope.fr/cndpfileadmin/mag-film/films/une-journee-particuliere/plans-rapproches/,
consulté le 01/06/2016.
39
Ibid.
40
« Il lui caresse le visage, le cou. Il lui touche aussi les seins, avec la même douceur. Antonietta se serre
davantage contre lui (…) Gabriele se laisse tomber par terre, il pose sa tête sur les genoux d’Antonietta », Una
giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit.
41
Comme celui publié par Didier Roth, L’homosexualité au cinéma, La Mursadine, Paris, 2007.
38
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Essere… come sono io, non significa non poter fare l’amore con una donna. È diverso. È stato bello… ma
non cambia niente.42
C’est avant tout en cela que le film Une journée particulière est entaché d’immobilisme : il
n’y a aucun changement, aucune évolution chez Gabriele. Il semble accepter de se laisser
faire l’amour comme il accepte la relégation. À mi-chemin entre féminité et virilité, il est un
passif rassurant. L’homosexualité de Gabriele semble désincarnée. D’ailleurs, la scène où
Gabriele est en contact téléphonique avec son amant nous éloigne de toute représentation de
leur relation par le seul choix, comme en témoigne Mastroianni, de protéger (le terme est fort)
le spectateur :
Ettore, gli dissi, il pudore mi suggerisce di fare questa scena tutta di schiena. Vieni dietro la mia nuca, con
la macchina da presa, perché le cose che dico non siano violente, non arrivino allo spettatore in maniera
sgradevole.43
Pire, on ne peut oublier que la scène d’amour avec Antonietta a été voulue pour des raisons de
marketing et de consensus commercial. Scola raconte ainsi que Carlo Ponti, le producteur,
« avrebbe voluto che Marcello si convertisse agli amori eterossessuali. Me lo ripeté più volte
nel suo abituale modo colorito44 ». Scola semble donc satisfaire en partie aux exigences de
Ponti en faisant fonctionner un imaginaire érotique qui est celui d’une bisexualité
schizophrène : Gabriele serait culturellement et socialement homosexuel, mais sexuellement
bisexuel.
Que penser de cette vision offerte de l’homosexuel, et du bisexuel ? Est-il impossible ici
de donner à voir un protagoniste masculin, héros positif, qui soit complètement, entièrement
homosexuel ? Ou au contraire, l’homosexualité serait-elle le choix d’un monde dont Gabriele
partagerait les valeurs ? Il y aurait alors une mise en évidence d’une dimension « culturelle »
et non pas uniquement sexuelle de l’homosexualité, dans une assimilation entre fascisme,
42
« Être … comme je suis, ça ne veut pas dire ne pas pouvoir faire l’amour avec une femme. C’est différent.
C’était beau … mais ça ne change rien ».
43
« Ettore, je lui ai dit, la pudeur me suggère de faire cette scène entièrement de dos. Tu viens derrière ma
nuque, avec la caméra, pour que les choses que je dis ne soient pas trop violentes, ne parviennent pas au
spectateur de façon désagréable », dans Una giornata particolare, Susanna Bruni et Maria Carmela d’Angelo,
Guerra Edizioni (Collection Quaderni del Cinema italiano per stranieri), 2008, p.8.
44
Le producteur « aurait voulu que Marcello se convertisse aux amours hétérosexuels. Il me l’a répété plusieurs
fois (…) », Una giornata particolare, Incontrarsi e dirsi addio nella Roma del ’38, op.cit., p.150.
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mythe de la virilité et hétérosexualité, qui révélerait en creux une représentation stéréotypée.
Ainsi, si la visualisation des genres opérée ici vient subvertir l’ordre moral, c’est bien
davantage par le biais d’une femme qui prend possession de son désir, que par celui d’un
homme appartenant à une minorité sexuelle persécutée à laquelle Ettore Scola rendrait à la
fois hommage, justice, et dignité.
Sandra BINDEL
Université Lumière Ŕ Lyon 2
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