1 LA MÉMOIRE COMME CAPACITAS DEI SELON S
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1 LA MÉMOIRE COMME CAPACITAS DEI SELON S
LA MÉMOIRE COMME CAPACITAS DEI SELON S. AUGUSTIN. UNITÉ ET COMPLEXITÉ. Thèse de doctorat présentée par Béatrice CILLERAI Sous la direction de G. FIORAVANTI et M. DULAEY Position de thèse 1. L’état de la question. L’enquête sur la memoria revêt un rôle fondamental dans la pensée augustinienne. Elle se présente comme un parcours riche et complexe qui se déroule pendant plus de trente ans touchant les points fondamentaux de la réflexion d’Augustin. La richesse et la complexité qui caractérisent cette question représentent sans doute une valeur, mais elles exposent le lecteur moderne au risque d’être déconcerté par une difficulté de compréhension. Augustin ne propose pas un système bien structuré: il nous offre une tractation assez fragmentaire qui se développe au cours de plusieurs œuvres – il s’agit d’œuvres souvent très différentes par rapport au genre, à l’époque de composition et aux thèmes traités – consacrant au sujet « memoria » des espaces spéculatifs variés, parfois limités à des passages concis, parfois voués à des larges réflexions qui occupent un livre ou davantage. Mais la difficulté principale qui rend en même temps l’enquête intéressante, est représentée par l’ampleur et la polyvalence sémantique qu’Augustin reconnaît à la mémoire en lui attribuant beaucoup plus que l’acception qui lui est couramment donnée: le souvenir du passé. Les savants se sont fréquemment bornés à lire la méditation augustinienne sur la mémoire dans les livres X et XI des Confessions et ils ont réduit cette méditation à une « pièce d’anthologie philosophique »1; ce faisant ils ont isolé et analysé un extrait conceptuel, perdant de vue l’économie générale de l’œuvre et oubliant totalement la réflexion plus vaste qui dépasse les Confessions, qui naît auparavant et qui se poursuit d’une façon tout à fait intéressante pendant plusieurs années. Si l’importance théorique de cette réflexion est incontestable, il est également important d’envisager qu’Augustin consacre à la mémoire une 1 Voir G. MADEC, Memoria ; introspection et intériorité, ID., Saint Augustin et la philosophie. Notes critiques, Paris, 1996, p. 85-91, p. 85. 1 attention spéculative qu’on ne peut ramener à une œuvre ou à une période limitée de son activité. Augustin découvre la valeur intellectuelle d’une méditation sur la mémoire au lendemain de sa conversion (386) et il ne l’oubliera jamais, parce qu’au moyen de la memoria il aperçoit sans cesse la possibilité d’analyser la vie intérieure, de révéler la complexité et la profondeur de cette vie, mais surtout d’expliquer la tension de l’âme à Dieu. Notre travail, s’inspirant des suggestions des interprètes qui proposent une étude plus large des textes augustiniens, essaie d’étendre le champ traditionnel de recherche: ce qui le conduit est en effet une perspective transversale qui vise à considérer plusieurs œuvres, vu que la richesse du thème s’accomplit pendant une parabole temporelle et intellectuelle assez vaste. Notre recherche, considérant des moments et des développements divers de la pensée augustinienne, essaie de montrer la formation d’un tableau tour à tour plus riche ou, en termes clairs, de découvrir la valeur sémantique et conceptuelle du terme memoria qu’Augustin accroît à chaque nouvelle recherche et qui représente le signe de l’originalité de sa pensée. Au cours de son activité, il attribue à ce terme beaucoup de sens ; il entend par ce mot : 1) la mémoire-réceptacle, la faculté qui garde le passé, ou bien l’ensemble passif des images et des connaissances dont l’esprit se sert pour les actes de pensée ; 2) l’acte volontaire de se souvenir ou de connaître en se souvenant ; 3) le siège de l’esprit ou la nature même de l’esprit comme « auto-présence »; 4) les profondeurs « métaphysiques» de la mens qui s’ouvrent à la présence du divin et qui représentent pour l’esprit la condition d’intériorisation et de dépassement. Par conséquent notre travail s’engage dans une analyse qui suit et qui met en évidence tous les développements de cette complexité polysémique, proposant entre-temps une sorte d’antidote au risque de désorientation dû à l’ambiguïté du terme. Nous proposons une vue d’ensemble, une vue « panoramique » de la réflexion augustinienne sur la base d’une donnée constante qui confère à l’activité théorétique d’Augustin une certaine continuité: la mémoire dans sa complexité révèle la profondeur de l’intériorité humaine et dans son sens le plus profond elle indique l’ « abyme » intérieur – plus intérieur que l’intériorité même – où s’enracine la possibilité de transcendance dont Dieu a pourvu l’homme. Cependant cette démarche n’implique pas de plier la pensée augustinienne à une systématisation qui serait tout à fait forcée : l’ «éclectisme» sémantique de la memoria est une valeur vu qu’il ne se soumet à aucune réduction ; cependant il peut être réordonné, d’une certaine manière, par la découverte de la profondeur de la mémoire comme profondeur métaphysique de l’âme où Dieu est toujours présent. L’insistance même d’Augustin sur les aspects psychologiques de la mémoire, son analyse phénoménologique de cette faculté, constituent en vérité la condition 2 pour saisir la valeur « transpsycologique » de la mémoire même2. Pour Augustin, parler de la memoria signifie surtout essayer d'étirer les limites psychologiques de la vie intérieure jusqu’au point où elle rencontre son Principe de transcendance. Par la mémoire passe le double désir qu’Augustin annonce dans le Soliloques et qu’il poursuit pendant toute son activité : « Deum et animam scire cupio »3. La mémoire représente la source de chaque recherche sur l’âme, parce qu’elle est la base du mouvement d’intériorisation – elle s’identifie avec le centre de toute activité intérieure et aussi bien avec le siège de l’esprit où l’esprit est présent à lui-même – mais elle représente de même la raison essentielle du désir de Dieu, puisque Dieu, avec sa présence dans l’esprit, fonde la « loi dynamique d’intériorisation et de dépassement qui conduit l’esprit des choses à lui-même et de lui-même à Dieu»4. Augustin souligne souvent qu’aucun désir de connaissance n’est généré par la curiosité de l’inconnu, il s’appuie sur un certain savoir, sur une présence qui nourrit le désir et qui soutient l’esprit dans la découverte de la vérité ; c’est la présence inamissible de Dieu qui demeure dans la mens/memoria, qui mène l’esprit dans l’itinéraire de connaissance du sensible à l’intelligible, à Dieu. Augustin découvre dans la nature singulièrement souple de la memoria la possibilité de plusieurs applications, ou bien la condition pour l’employer dans les diverses enquêtes qui en étudiant la vie intérieure dans son rapport avec la réalité sensible, avec elle-même et avec Dieu, touchent plusieurs champs de recherche (gnoséologie, anthropologie, théologie). Quoiqu’elle ne prétende pas être une analyse exhaustive, notre recherche se propose donc de mettre en évidence l’aspect varié et aussi bien le sens théorique et spirituel profond qui guide la réflexion augustinienne sur la memoria : la mémoire n’est pas simplement le réceptacle des choses et des expériences passées, elle dépasse les limites du sensible, se plaçant au centre de la mens et se révélant comme la source même de l’esprit, comme la présence de la Vérité dans la vie intérieure, comme l’arrière-plan de la mens où demeure Dieu sans pour autant occuper un espace physique. Suivant les développements de cette idée par un cheminement composé de parcours divers, on essaie pourtant de dévoiler qu’un thème fondant ne cesse jamais de mener l’activité théorétique d’Augustin : dans la mémoire subsiste la capacité humaine de connaître l’intelligible, de se dépasser s’ouvrant à Dieu. 2 Voir G. MADEC, Memoria..., p. 88; cf. J. PEGUEROLES, El fundamento del conocimiento de la verdad en San Agustin: la “memoria Dei”, Pensamiento 29 (1973), p. 5-35, p. 8; J. GAVINALES, «Memoria Dei» y gnoseología, Mayéutica 5 (1979), p. 267-279, p. 271. 3 sol., I, 2, 7. 4 Voir A. SOLIGNAC, La mémoire selon saint Augustin. Note complémentaire 14, BA 14, 19962, p. 557-567, p. 566. 3 Vu qu’Augustin ne nous donne pas un parcours précis et linéaire, notre travail essaie de reconstruire un chemin spéculatif hypothétique, qui cherche avant tout un point originel d’observation. Notre premier effort vise à rechercher les racines théoriques de l’enquête augustinienne sur la mémoire ; par conséquent on commence par l’analyse de la première réflexion qu’Augustin voue à la memoria dans quelques œuvres rédigées pendant les quatre années environ (de l’automne du 386 à la fin du 390) qui suivent sa conversion et qui précèdent la prêtrise. Bien que le sujet soit traité, pendant ces années, par un espace spéculatif limité à des brefs passages, toutefois ce qu’Augustin présente en est plutôt intéressant : il nous donne une pierre de touche pour évaluer ses rapports avec les modèles philosophiques dont il dispose et, en perspective, sa spéculation plus mûre. Le premier moment de notre enquête se concentre en résumé sur deux points : 1) le rapport du jeune Augustin avec ses sources, et en particulier avec l’ « interlocuteur platonicien », sur la question de l’intériorité et en particulier de la mémoire par rapport à la gnoséologie humaine; 2) la première formulation de la mémoire comme sommet de la vie intérieure, ou bien comme forme d’activité intellectuelle qui préside au rapport entre l’esprit et l’intelligible. Les résultats les plus intéressants qu’on acquiert de l’analyse des ces premiers textes sont tous liés à l’idée d’une mémoire qui n’est plus simplement le réceptacle du sensible ou la faculté qui garde et rappelle les images issues des perceptions des choses sensibles et des expériences passées5. Augustin réfute la liaison entre la mémoire et l’imagination reconnue pour une bonne part par la tradition philosophique6, proposant l’idée de la mémoire comme présence de donnés intelligibles qui ne requiert aucune représentation7 ; comme il le soulignera quelques années plus tard, elle garde le notions intelligibles non « per imagines » mais « per se ipsas »8. Augustin montre par suite qu’il est possible de penser la mémoire hors de la relation avec les images sensibles et, entre-temps, qu’il ne faut pas l’entendre exclusivement comme la faculté du passé : elle est surtout le pouvoir du présent qui, ordonné à l’immuable, occupe la place la plus noble de l’âme, réglant la connaissance intellectuelle. Cette première idée de mémoire qu’Augustin propose nous donne déjà une direction à suivre ; la prenant comme point de repère, notre travail esquisse un parcours qui se déploie en trois divers itinéraires dont la direction est signée par trois points d’observation qu’Augustin même suggère menant ses analyses sur la memoria : le lieu, le temps et l’image. 5 ord., II, 2, 6-7. Voir par exemple Aristote (De mem. et remin., I, 450 a 1 ss.), les Stoïciens (SVF I, 64 ; II, 56, 59) Plotin (Énn., IV, 3, 29-30). 7 ep., 7, 1, 1. 8 conf., X, 10, 17. 6 4 Ce faisant nous suivrons les divers niveaux de réflexion qui occupent Augustin et qui conduisent, pas à pas, à la formation de l’aspect polyvalent de la mémoire ; mais nous essaierons aussi de déterminer l’existence d’un point qui rapproche chaque itinéraire et qui mène la recherche. Ce point commun nous semble demeurer dans l’intention profonde de trouver Dieu qui passe à travers l’exploration de la vie intérieure: Augustin analyse les mécanismes et les profondeurs de l’âme humaine dont la mémoire, « sommet » de ces profondeurs, exprime le mieux la valeur, pour révéler que, dans la mémoire, subsiste la capacité humaine de s’affranchir de la dispersion (due au péché) se retournant à soi-même et à Dieu. 2. Les trois itinéraires. Le premier itinéraire s’inspire de la question soulevée par Augustin dans le livre X des Confessions ; s’adressant à Dieu il lui demande : « Ubi ego te inveni ut discerem Te ? »9. Le problème qui conduit la recherche augustinienne et qui oriente la nôtre vise à chercher l’existence d’un lieu spécial, dans l’âme humaine, où Dieu aurait fixé sa demeure. La mémoire avec sa grandeur peut être considérée comme le lieu qu’on cherche, mais à condition qu’on n’entende pas ce lieu comme un espace physique. Augustin, employant plusieurs métaphores, vise à évoquer la grandeur de la mémoire en l’entendant comme un pouvoir « protéiforme » dont le caractère ineffable annonce que l’esprit est presque un mystère pour lui-même. Les métaphores manifestent en effet le vrai sens d’une grandeur sans extension coïncidant avec un pouvoir qui à tous ses degrés préside aux diverses activités de la vie intérieure et qui réserve dans l’âme une profondeur capable d’accueillir Dieu. Suivant les subtiles analyses phénoménologiques d’Augustin, on essaie de montrer le tableau original de l’intériorité qu’il peint par les diverses fonctions qui reviennent à la mémoire. Ce faisant on souligne aussi que les bornes de la mémoire se dilatent d’une façon surprenante : elle arrive jusqu’à s’identifier avec l’esprit (animus)10 et entre-temps elle dépasse cette identification se présentant comme l’ « intimité » la plus profonde (interior intimo meo)11 de l’intériorité qui s’ouvre au divin. Augustin propose l’idée d’un arrière-plan métaphysique au tréfonds de l’esprit s’identifiant avec la mémoire du présent, où résident les intelligibles (les notiones) et l’idée de 9 conf., X, 26, 37. conf., X, 14, 21; 17, 26; cf. civ., VII, 23; XI, 3. 11 conf., III, 6, 11. 10 5 béatitude comme désir d’éternité ; à ce niveau se pose la question fondamentale d’éclairer s’il est possible parler d’une memoria Dei comme une présence de Dieu qui fonde le désir mais qui reste comme absent à l’esprit désirant. En effet s’il n’est pas trop problématique d’admettre l’existence d’une mémoire du divin suivant la relation active de l’âme à Dieu – Augustin nous offre un passage notable dans ce sens12 – il en qu’il est plus difficile de justifier une forme de souvenir de Dieu présent à l’esprit mais implicite et latent, voire absent de la conscience claire. Notre analyse essaie de résoudre ce problème en montrant qu’on peut admettre les deux hypothèses sans forcer la pensée augustinienne, puisque l’une n’exclut pas l’autre. Le premier itinéraire se termine justement par cette tentative de dévoiler la possibilité d’un double rapport entre la mémoire et Dieu ; s’appuyant sur les analyses menées par Augustin sur le phénomène de l’oubli partiel comme connaissance cachée à la conscience, on essaie de montrer qu’on peut trouver une certaine solution. En effet, si l’on admet une mémoire de Dieu qui ressemble au souvenir partiel, étant Dieu présent et absent au même temps, et si l’on discerne deux diverses conditions de l’âme – avant et après la conversion et la grâce – il en résulte qu’il est possible de parler d’une mémoire du divin, soit au niveau inconscient comme présence des notiones (Vérité, de Sagesse, Béatitude, d’Eternité, etc.), et en général comme ouverture de l’esprit au Transcendant, soit au niveau conscient comme le souvenir d’une acte consciente du converti qui se tourne à Dieu. Le second itinéraire est axé autour de la question du temps et il développe une idée de mémoire qui, en tant que pouvoir capable de « faire présent », renvoie l’homme au-dessus de sa condition de créature temporelle. Notre enquête suit le parcours tracé par Augustin : concentrant d’abord l’attention sur des passages du petit traité De immortalitate animae (3, 34) et par la suite sur certaines parties du livre VI du De musica on cherche de montrer qu’Augustin, depuis sa première production, entend la mémoire comme la condition essentielle des toutes activités intérieures ; il faut la concevoir comme le centre de chaque procès psychique puisqu’elle ordonne et actualise l’un à coté de l’autre chaque instant composant les actes intérieurs. La mémoire est présente et opère à partir des procès cognitifs les plus simples : chaque perception, par exemple, a besoin de la mémoire pour qu’elle devienne connaissance sensible. Sans elle, sans son pouvoir qui crée une durée en disposant chaque moment perceptif, il n’y aurait aucune connaissance : la mémoire constitue en effet la condition d’intelligibilité des « sensations pures » qui affectent les organes corporels. 12 conf., VII, 17, 23. 6 Cette idée prépare et accompagne la réflexion à laquelle Augustin consacre la plupart du livre XI des Confessions (14, 17-31, 41) : la difficulté de déterminer la nature et la manière de saisir le temps amène à faire appel à la mémoire puisqu’elle est capable d’étendre le temps, de l’immobiliser, en le retenant dans le présent intime de l’âme. La mémoire peut tenir présents le passé et l’avenir, étendre le présent en lui donnant une existence spirituelle : ce faisant elle transpose le temps dans l’intériorité de sorte qu’il puisse être perçu et mesuré. Autrement dit, l’âme, grâce à la mémoire qui s’ouvre sur le passé et sur l’avenir, « réfracte le temps »13 en immobilisant dans un présent ordonnée et continu le passé, le présent et l’avenir. Notre travail essaie de souligner que cet aspect de la mémoire, c’est à dire la capacité d’établir une durée présente, de stabiliser le caractère éphémère du temps qui s’écoule en dehors, règle les procès fondamentales de la vie intérieure. Ce pouvoir guide l’expérience sensible et toute action humaine mais il se présente surtout comme la condition de la conscience individuelle qui s’édifie dans le dialogue de l’homme avec le monde extérieur et avec lui-même et qui subsiste à travers le passé, le présent et l’avenir. La mémoire est donc pour l’homme le remède contre l’inexorable écoulement du temps linéaire, elle est la possibilité de dépasser l’irréversibilité du passé, de fuir le risque de l’oubli de lui-même : elle crée une durée psychologique qui lui donne la capacité de se saisir dans sa conscience actuelle, dans l’ampleur d’un présent intérieur qui s’étend vers l’éternité supérieure. L’expérience intime de la mémoire comme « présence » constitue pour l’homme la possibilité de dépasser le devenir : transformant ce qui passe en ce qui dure la mémoire représente pour l’esprit la condition pour atteindre l’intelligible et pour mieux tendre vers l’éternité. L’acte de « faire mémoire » nourrit donc la vie intérieure qui, par le dialogue avec passé et futur qui demeure dans le présent de l’esprit, dévoile les sens de son existence : étirer de plus en plus sa durée jusqu’un but s’identifiant à l’origine (Dieu/Éternité). La dernière analyse de ce deuxième itinéraire souligne en effet la valeur de l’ extentio : l’homme a un « devoir de mémoire » qui le conduit à découvrir le sens de son existence dans l’intériorisation qui devient « vettore metafisico »14 vers le dépassement ; par ce « mouvement » spirituel il poursuit son vrai idéal intérieur : s’étendre au dessus de lui-même vers les choses qui « ante sunt »15, c’est-à-dire participer à l’éternité, « amplifiant » sa durée intérieure vers le présent éternel de Dieu. 13 L’expression est de J. Chaix-Ruy. Voir J. CHAIX-RUY, Saint Augustin. Temps et histoire, Paris, 1956, p. XII. 14 L’expression est de L. Alici. Voir L. ALICI, L’altro nell’io. In dialogo con Agostino, Roma, 1999, p. 78. 15 conf., XI, 29, 39. 7 Le troisième et dernier itinéraire est orienté par le sujet biblique de l’homme crée à l’image de Dieu, l’idée-force sur laquelle s’appuie la réflexion menée par Augustin dans la deuxième partie du De Trinitate (livres IX-XV). La nature de l’esprit humain représente pour lui le point d’observation exclusif pour atteindre une certaine connaissance du mystère divin. Le but de la recherche est l’intelligence de la foi en Dieu/Trinité : pour accéder à ce mystère, il faut s’appliquer à l’analyse de l’esprit humain et de ses activités parce que dans l’esprit on peut trouver des « trinités » sur lesquelles s’exercer visant à une certaine connaissance de Dieu. Notre enquête suit le parcours tracé par Augustin. Il s’agit d’un parcours assez complexe caractérisé par un intéressant défaut de systématisation ; Augustin aborde la question par divers niveaux spéculatifs: il pose des bases essentielles, formule les problèmes qui en dérivent et procède à travers des voies de recherche qui en apparence semblent des digressions, mais qui en vérité tracent la juste direction pour mieux comprendre les bases initiales et pour atteindre le but final : la connaissance de Dieu (une connaissance qui reste énigmatique pendant cette vie, mais qui prépare à la vision directe dans l’éternité). Augustin dévoile avec sa réflexion que la « structure » trinitaire se manifeste à chaque niveau de la connaissance et que dans les trinités psychologiques (mens, notitia, amor/memoria, intelligentia, voluntas) la mémoire représente, d’une façon plus ou moins directe, le premier terme et le principe originel de la connaissance et de la pensée. Notre recherche se concentre sur les diverses formes trinitaires qu’Augustin repère, analysant l’âme humaine et discernant le degré de l’ homo exterior (lié au sensible) de celui de l’ homo interior (la mens, ou la partie la plus noble de l’âme ayant pour objet l’intelligible). Ce faisant on vise à montrer que la mémoire présentée par cette analyse opère au moins sur trois niveaux divers : 1) le niveau de l’âme dans son rapport avec la réalité extérieure, ou bien avec les images qui dérivent de la connaissance sensible ; 2) le niveau de l’esprit (mens) par rapport à sa nature de substance connaissante toujours présente en ellemême (memoria sui) ; 3) le niveau de l’ esprit par rapport à Dieu ou bien à la connaissance de Dieu (memoria Dei). Explorant ces divers degrés, on découvre que la mémoire représente en général la condition de chaque évocation : au niveau sensible, elle est le souvenir des faits passés, mais dans le rapport spécifique entre l’esprit et l’intelligible elle est « présence », ou bien savoir présent et inamissible, source et condition de la pensée réfléchie, consciente et actualisée. Le dédoublement des niveaux de la connaissance, la distinction entre le nosse et le cogitare (entre présence et conscience) apportée par Augustin pour expliquer comment l’âme, 8 bien qu’elle se trompe sur sa nature, ne cesse de se connaître16, représente en effet la clef pour entendre le rôle originel et substantiel de la mémoire : elle s’identifie de façon significative à un savoir latent et implicite, avec un arrière-plan obscur et non-objectivé de l’esprit sur lequel se fonde chaque désir d’intériorisation et de dépassement. La mémoire est la nature et la substance même de la mens qui ne cesse de se connaître et de connaître son principe, Dieu : la mémoire de Dieu comme capacité infinie de perfectionnement et de connaissance marque l’esprit de son origine et ne cesse jamais d’être présente en lui (même s’elle est inécoutée) comme un appel au mouvement de transcendance. Ce dernier itinéraire revient donc à la complexe question de la memoria Dei apparue dans le livre X de Confessions, relevant dans le livres XIV et XV du De Trinitate, nouveaux et importants appuis qui confirment l’hypothèse formulée dans le premier itinéraire. L’itinerarium mentis ad mentem tracé par Augustin dévoile que la nature même de la mens rappelle son principe, Celui qui la dépasse, parce que dans la mens, image substantielle de Dieu, subsiste une capacité inamissible du divin. Mais il faut avant tout réfléchir sur l’idée de memoria sui, parce qu’elle représente selon notre enquête le modèle spéculatif, ou bien la clef pour renforcer l’hypothèse de la memoria Dei comme un savoir implicite et inexprimé. Les analyses augustiniennes indiquent avec la définition de memoria sui un savoir latent que l’esprit possède de lui-même, un savoir qui n’est pas objectivé par la réflexion, et qui constitue la condition de la connaissance consciente et réfléchie de lui-même. Pareillement elles disent qu’il existe un certain savoir qui est présent même aux impies, leur permettant de penser l’éternité et de juger correctement les actions des hommes, une lumière qui ne cesse jamais de les toucher même s’ils l’ignorent17. Ce savoir et cette lumière expriment en vérité une présence de Dieu inamissible pour l’homme crée à l’image, une présence que selon notre hypothèse il est possible entendre comme un souvenir de Dieu, ou bien comme une connaissance du divin qui demeure dans l’esprit bien qu’il ne soit pas objet de la pensée. Le péché détourne l’homme le conduisant hors de lui-même et de Dieu, il déforme l’image mais il n’efface jamais la capacité de Dieu qui marque la créature de son origine: cette capacité demeure toujours dans l’esprit comme forme de présence/absence de Dieu semblable à un savoir qui n’est encore objectivé mais qui constitue la condition de chaque objectivation ou en bref de la sapientia comme connaissance active de Dieu. 16 17 trin., X, 5, 7. trin., XIV, 15, 21. 9 Ce dernier itinéraire se termine donc, réaffirmant l’hypothèse d’une manière double d’entendre la memoria Dei : se souvenir de Dieu signifie en avoir une connaissance implicite et inexprimé correspondant à la capacité inamissible du divin imprimé dans l’esprit avec l’image, mais il signifie aussi reconnaître Dieu actualisant le souvenir qui était caché et se perfectionner rachetant de l’obscurément de la deformitas la beauté de l’esprit/image. 3. Conclusion Bien que notre travail ne se propose pas d’être exhaustif, soit pour le nombre des textes examinés, soit pour ce qui concerne le vrai sens qu’Augustin attribue à la memoria, il essaie toutefois de montrer l’importance d’un thème qui ne peut être considéré à la manière d’un lieu « périphérique » de la pensée augustinienne. Même si Augustin ne lui consacre pas une œuvre spécifique, il lui donne une importance substantielle ; par la mémoire il dévoile la grandeur de la vie intérieure, puisqu’elle est le fondement de la gnoséologie humaine – de la connaissance à tous les niveaux – elle est la nature même de l’esprit et sa possibilité de perfectionnement. Rapprochant le front spéculatif de la mémoire et celui de l’intériorité, on aperçoit en effet que la mémoire représente la base pour entendre la vie de l’âme dans sa totalité, à savoir par rapport au le monde, à elle-même, mais surtout à son principe, Dieu. Elle exprime la complexité et la profondeur de l’âme qui la rend mystérieuse pour elle-même mais qui l’ouvre, en même temps, au mystère de Dieu. 10