L`argent - Christian Godin
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L`argent - Christian Godin
240 L’argent L’homme a souvent eu honte de ses besoins et de ses désirs : c’est pourquoi il crut voir dans les nécessités de la vie pratique des contingences. On appelle argent un genre de monnaie, laquelle représente l’un des moyens grâce auxquels les hommes peuvent échanger leurs biens et leurs services. Les hommes, et rien qu’eux : l'argent est le seul bien dont on n'imagine pas que les dieux puissent l’avoir. Pourquoi une telle évidence, une semblable commodité s’est-elle attirée tant de haine et de mépris ? Aristote voit dans la chrématistique une économie inversée et Jésus contre les marchands du temple commet le seul péché de sa vie.1 Pendant deux millénaires on louera la pauvreté à l’égal d’une vertu. Presque partout, le saint homme est celui qui n’a rien mais qui est tout. Le christianisme, comme l’islam, condamne le prêt à intérêt2 - et il faudra la Réforme calviniste pour faire sauter ce verrou idéologique qui empêchait l’ouverture des banques.3 Les utopies classiques ont été contre l’argent comme elles ont été (les motivations sont généralement les mêmes) contre la famille et contre la propriété privée. Au début du XIXe siècle, Charles Fourier fustigeait encore « l’art d’acheter trois francs ce qui en vaut six et de vendre six francs ce qui en vaut trois »4 : le commerce repose sur le mensonge et le vol. L’argent est une figure du mal - peut-être la figure du mal par excellence.5 Il pervertit les relations humaines6 : Marx7 aimait à citer ce passage de Shakespeare8 où le dramaturge décrit l’argent comme la valeur qui inverse toutes les autres, rendant le laid 1 . De colère il chasse les marchands à coups de fouet. . Mais les nécessités de la vie pratique étaient impérieuses, d’où les stratégies de contournement. En interdisant aux Juifs la possession de la terre et l’activité artisanale, l’Europe les vouait à l’argent et justifiait ainsi rétrospectivement l’antisémitisme qu’elle nourrissait. La fantasmatique antisémite montre comment l’ambivalence de l’envie et du mépris de l’argent se transmute en haine par projection. 3 . Ce n’est pas parce que le temps est de l’argent que le christianisme et l’islam interdisaient le prêt à intérêt mais parce que le temps appartient à Dieu. L’usure est un vol de Dieu, c’est pourquoi Dante dans son Enfer fait subir aux usuriers la peine éternelle. 4 . Cité par É. Bréhier, Histoire de la philosophie, tome III, P.U.F., 1989, p. 732. 5 . Le crime de Judas est moins d’avoir trahi que de l’avoir fait pour de l’argent. 6 . Voir ce qui est arrivé à la dot en Inde. Jadis compensation symbolique donnée par la famille de la mariée à celle du marié, elle est devenue une véritable imposition qui ruine des millions de familles pauvres ayant des filles. 7 . Dans Ébauche d'une critique de l'économie politique, Économie II, trad. fr., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 115. 8 . Timon d'Athènes IV, 3. 2 241 beau, juste l’injuste, vrai le faux.9 Qui oserait soutenir que notre modernité lui a, sur ce point, donné tort ? Jamais comme aujourd’hui la part du crime n’a été aussi grande dans l’activité humaine.10 C’est l’argent qui nous fait vivre dans un monde corrompu : comment le philosophe pourrait-il s’accommoder de tant de mensonges, de vols et d’assassinats ? La corruption est le mal spécifique de l’argent directement contraire aux exigences éthiques de dignité et de respect. Il y a une saleté propre à l’argent : jamais l’argent n’aurait pu être symbole de divinité comme l’a été le joyau. Pourtant ce tableau poussé au noir peut être effacé, et sur la place de nouveau vide pourrait être écrite une histoire tout autre. Georg Simmel disait de l’argent qu’il favorise l’entendement aux dépens de la sensibilité : en témoigne le terme de spéculation. L’argent est inséparable de cette rationalisation du politique que représente l’État, jusqu'à une date récente du moins : il constitue l’État (la perception de l’impôt11, la solde des armées etc.) en même temps qu’il naît de lui (le pouvoir de frapper monnaie). À l’inverse du troc, fauteur de guerre, l’argent est un facteur de paix : grâce à lui, les conquêtes des marchés remplacent les conquêtes territoriales et les coups de téléphone se substituent aux coups de canon.12 Contrairement à ce que laissent entendre certains énoncés simplificateurs, on n’a jamais fait la guerre pour de l’argent (l’argent n’est pas toute la richesse). L’argent conquiert l’espace et gagne le temps, il a le don d’ubiquité et arrache l’homme à la tyrannie de l’instant. Il contribue à constituer ce monde commun qui est enfin à la mesure de l’humanité. De plus en plus léger, l’argent est mouvement et même s’il reste en un lieu, pétrifié en lingots, en bijoux, il change de valeur à défaut de changer de place. Le XXe siècle est le siècle qui aura vu les riches se demander pour la première fois s’il est légitime d’être riche. Aussi le riche est-il partagé entre le désir de paraître et la honte d’être aussi riche. C’est l’argent même qui se trouve pris dans une dialectique de l’ouvert et du fermé, du révélé et du caché. En outre, ce concret par excellence - ne dit-on pas « matérialistes » ceux qui pensent d’abord à lui ? - peut être un 9 . On peut tout acheter, les consciences ou les faveurs d’une femme. Marx disait que l’argent qui est sans esprit finissait par devenir l’esprit de toutes choses. L'argent métamorphose toutes les impuissances en leurs contraires. 10 . À cause de l'argent, l'extension du domaine du crime et de la délinquance a pris des proportions inédites : concussion, corruption, prévarication, fraude, fausses factures, sociétés-écrans, caisses noires, sociétés offshore, blanchiments d'argent, abus de biens sociaux, détournement de fonds, enrichissements personnels, emplois fictifs, délits d’initiés, trafics illicites (armes, drogues, êtres humains). 11 . G. Simmel montre que l'argent libère : grâce à l'impôt, les prestations et les corvées ne sont plus nécessaires. 12 . Cela dit, la rapine ne disparaît pas : elle change de moyen. 242 modèle d’abstraction. L’argent est l’empire de la potentialité. Déjà le thésaurus latin dont nous avons extrait notre « trésor » désignait une richesse enfouie, donc cachée. Le propre de l’argent est de vivre caché, en effet. Il y a, pour reprendre l’expression de Marx, une « magie de l’argent »13 qui ne peut qu’intéresser la pensée philosophique. I. Du réel au symbolique L’histoire de l’argent est celle d’une abstraction, d’une dématérialisation progressives : de l’objet métallique (d’où le mot « argent »), on est passé au papier écrit (lettre de change, billet, chèque) puis au numéro de code inscrit sur une carte de crédit ou un compte.14 Libéré de son substrat matériel qui l’entravait et ralentissait les échanges, l’argent voyage désormais à la vitesse de la lumière. La monnaie est la marchandise abstraite, l’argent, la monnaie abstraite. Les premières monnaies ont été des objets naturels : coquillages15, plumes rares... L’argent existait deux fois - comme objet et comme valeur, comme réalité immédiate et comme signe. De même que le mot orchidée vaut pour l’orchidée, l’argent vaut pour la marchandise équivalente ; il marque le triomphe du signe sur la chose. Aristote16 était fondé à voir un lien entre nomisma, la monnaie et nomos, la loi17 : la monnaie n’est pas de nature mais représente le substitut conventionnel, symbolique, du besoin. En un sens, l’argent repose sur un mensonge puisque sa valeur réelle disparaît derrière sa valeur nominale, beaucoup plus élevée.18 Aristote condamnait l’argent mais19 pas la richesse20 (sans richesse, disait-il, pas d’amitié ou de libéralité ; un pauvre ne peut mener une existence morale). L’essence d’une chose, pour Aristote, est sa valeur d’usage, puisque telle est sa fin. Sa valeur marchande ne relève pas de l’ousia mais d’une illusion : 13 . K. Marx, Le Capital I, II in Œuvres. Economie I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 630. 14 . On appelle monétique l’ensemble des techniques liées à l’argent dématérialisé (par l’informatique notamment). 15 . Jusqu'à une date récente, les cauris (petits coquillages) ont servi de monnaie sur les côtes africaines. 16 . Les passages de l’œuvre d’Aristote concernant l’argent sont rares et brefs mais d’une densité et d’une pertinence telles qu’ils suffisent à faire de leur auteur le premier philosophe de l’argent. 17 . Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 8, 1133 a. 18 . C’est la raison pour laquelle dans la Grèce antique, chaque cité tenait à avoir sa monnaie. Symbole de souveraineté, battre monnaie assurait un bénéfice appréciable. 19 . A la différence de la plupart des futurs penseurs chrétiens. 20 . La fable de Midas - que rappelle Aristote - illustre la disjonction qui peut exister entre la richesse et le signe de la richesse. En ayant obtenu du dieu l’insigne faveur de tout transformer en or par contact. Midas ne peut même plus obtenir le bien le plus élémentaire, celui qui fait vivre, la nourriture. 243 elle est contre nature.21 Il faut être un sophiste comme Protagoras pour voir dans la valeur d’une chose une convention. Le fameux énoncé « L’homme est la mesure de toutes choses » utilise le mot ta khrémata qui signifie la réalité en général mais aussi les biens, spécialement sous forme d’argent22 : c’est l’homme qui par l’argent (une convention) mesure la valeur de toutes les choses. C’est pourquoi les deux critiques platoniciennes à l’encontre des sophistes qu’ils sont acoquinés avec le non-être et qu’ils ont une conception mercantile de la pensée - n’en font qu’une. Les analyses de Marx dérivent pour une part des remarques d’Aristote : « L’argent incarne l’indifférence totale vis-à-vis de la nature de la matière, la nature spécifique de la propriété, tout autant que vis-à-vis de la personnalité du propriétaire ; l’argent incarne la domination totale de l’objet aliéné sur l’homme ».23 Pour Marx l’aliénation se définit concrètement par la séparation. Or l’argent est triplement séparé de la matière, de la propriété et du possesseur. Il est le signe le plus accompli de l’aliénation de la société bourgeoise. De plus il confond tout et anéantit les singularités dans l’indifférencié de l’universel : pour Marx toute abstraction est une aliénation. L'argent réifie les rapports sociaux, et les démoralise24, l’échange marchand objective l’autre, que je ne suis plus contraint de respecter moralement25. « Notion existante et agissante de la valeur, écrit Marx, l'argent confond et échange toute chose ; il en est la confusion et la conversion générales »26. Tout comme l'idéologie qui est le support discursif de la société bourgeoise, l'argent est à la fois l'expression et l'inversion universelles : « Il s’échange contre la totalité du monde objectif de l'homme et de la nature »27. En matérialisant la puissance indéterminée, l'argent sépare l'être et l'agir, il dissocie l'essence de ses prédicats : « Ce que l'homme est par l'argent, il peut cesser de l’être, et, de fait, il s'en sépare concrètement dans ses actes »28. Aristote voyait dans l’argent à la fois une garantie et une promesse : garantie et promesse d’un échange différé. Ainsi se trouve établi le 21 . Les vraies richesses, disait Aristote, sont celles de la nature ; elles seules font l’objet de la science économique. 22 . Aristote (Ethique à Nicomaque, IV, 1119 b 26) définit les biens (chrèmata) comme ce dont la valeur est mesurée par la monnaie. 23 . K. Marx, Manuscrits parisiens (1844), trad. fr., Œuvres. Économie II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 28. 24 . L'argent libère de la morale. 25 . La prostitution est un cas exemplaire de ce processus. 26 . Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, op., p. 118. 27 . Ibid. 28 . Jean-Michel Le Lannou, La Puissance sans fin. Essai sur la dissolution du monde, Hermann, 2005, p. 32. 244 lien crucial existant entre le temps et l’argent : c’est moins le temps qui est, comme disent les Anglais, de l’argent, que l’argent qui est du temps. Car l’argent est ce qui rend l’échange toujours possible. Monnaie vient du nom de Junon Moneta (« Junon qui avertit »), nom que la déesse avait reçu pour avoir prévenu les Romains de l’imminence d’un tremblement de terre. C’est dans son temple que la monnaie était fabriquée. Symboliquement cette étymologie exprime le lien substantiel qui unit l’argent au temps futur : l’argent, en permettant de différer une satisfaction, libère l’homme des contraintes de l’instant présent. L'argent présuppose et implique la distance dans le temps (différer) et pas seulement dans l'espace (échanger). Les sociétés traditionnelles, qui vivent dans la proximité (de l'espace) et dans l'instant répété (du temps) ignorent l'argent ou bien lui accordent une place réduite. L’épargne, la dette, le crédit, l’investissement, la spéculation : l’argent pousse l’existence humaine vers le futur, dévaluant d’autant le présent et le passé. Il présuppose un monde de représentations (prévoyance, anticipation, prévision, escompte...) libérées du réel tel qu’il est et liées au réel tel qu’il peut être. Il montre comment le symbolique qui se définit par sa négation du réel est aussi créateur de réel. Frege définissait le nombre comme la classe d’équivalence de tous les ensembles. On peut, écrit Daniel Parrochia29, définir l’argent comme la classe d’équivalence de toutes les marchandises. Marx voyait dans la marchandise une réification qui ôte à l’humain ce qu’elle donne à l’objet. L’argent est une déréification de la marchandise. Le fait que les inégalités sociales soient directement mesurables en termes d’argent, le fait aussi que le système capitaliste contemporain crée de considérables inégalités ne doivent pas nous masquer ce phénomène premier que l’argent peut se gagner avec n’importe quelle aptitude : alors qu’il faut une aptitude singulière pour exercer un métier, toutes les aptitudes30 sont virtuellement capables de rapporter de l’argent. On ne peut échanger de travail contre un autre que dans le cadre d’une relation duelle. L’argent comme équivalent général permet d’échanger un travail contre n’importe quel autre. Il est né des échanges entre peuples : une humanité sédentaire n’eût jamais eu un besoin d’argent.31 L’argent 29 . D. Parrocchia, Philosophie des réseaux, P.U.F., 1993, p. 172. . Même les pires, comme l’aptitude d’un tueur à gages. 31 . C’est pourquoi la pauvreté, ainsi que le fait remarquer Marshall Sahlins, ne consiste ni en une faible quantité de biens, ni simplement en un rapport entre les fins et les moyens, mais est avant tout un rapport entre les hommes. 30 245 « cette grande roue de la circulation », écrivait Adam Smith.32 Avec l’argent, l’échange quitte la physique pour l’arithmétique33 - la dette est une soustraction, le profit, une addition.34 En outre, l’argent n’est plus ce qui permet d’acquérir certaines marchandises déterminées ; il est le moyen d’acquérir de l’argent supplémentaire. Nous sommes loin du temps où un Hume pouvait écrire35 que « l’argent n’est pas à proprement parler un objet de commerce ». En devenant capital, c’est-à-dire moyen de production, l’argent s’assure une reproduction infinie. Grâce à la substitution du cycle A-M-A (argent-marchandise-argent) au cycle M-A-M (marchandise-argent-marchandise), le système capitaliste, selon Marx, subvertit la finalité de la vie elle-même : de moyen, l’argent devient fin, de fin, la vie est ravalée au rang de moyen. C’est le capitalisme tout entier qui est, pour reprendre le mot d’Aristote, une chrématistique. Imaginons un peintre payé par un certain nombre de biens et de services (comme autrefois) et à qui l’on propose soudain un paiement en argent : il aura l’impression d’une brusque disparition des hommes. L'argent n'a pas d'odeur, à la différence du territoire marqué d'urine par les chats, toujours symboliques de leurs maîtres. L’argent supprime le marchandage et rend la parole inutile : rien n’interdit mieux le dialogue qu’un prix. Mais aussi, comme le fera remarquer Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent, en promouvant l’individualisme moderne, l’argent émancipe les hommes en rompant leurs liens personnels36. Et c’est parce que l’argent est facteur de liberté que les régimes totalitaires l’abominent.37 D’un autre côté, le pouvoir de l’argent est proprement totalitaire38 : aucun espace de la vie sociale, aucune durée de l’existence, aucune chose, aucune activité n’échappent à son emprise. Dans les sociétés 32 . A. Smith, La Richesse des nations, tome 1, trad. G. Garnier, Flammarion, 1991, p. 374. G. Simmel voyait dans la rondeur des pièces de monnaie le symbole de leur circulation (circuler, c’est faire un cercle). 33 . La première vertu de l’argent par rapport au troc est sa divisibilité. L’argent se soumet aisément aux quatre opérations arithmétiques élémentaires. 34 . Au banquet du capitalisme où tous ne mangent pas à la même table, Marx trouvait l’addition salée pour les prolétaires. 35 . D. Hume, « De l’argent » in Discours politiques, trad. F. Grandjean, T.E.R., 1993, p. 34. 36 . Simmel pense au remplacement des tributs en nature par les tributs en argent. Jadis le paysan était contraint de produire lui-même les marchandises qu’on exigeait de lui : le numéraire le délivre de cette contrainte. 37 . Voir la rhétorique anti-capitaliste du nazisme. Les Khmers rouges au Cambodge (1975-1979) sont allés jusqu’au bout d’une haine de l’argent habituelle aux utopies communistes : ils l’ont interdit. 38 . « L’argent ne s’échange pas contre telle qualité, telle chose, telles forces de l’être humain : il s’échange contre la totalité du monde objectif de l’homme et de la nature ». (K. Marx, Ebauche d’une critique de l'économie politique, op. cit., p. 118). 246 primitives un grand nombre d’objets, un grand nombre d’actions humaines (à cause du primat du sacré) se situent en dehors de l’ordre économique. Aujourd’hui tout tend à s’acheter39 et à se vendre, tout finit par avoir un prix - la beauté, la vie, la mort, la douleur, les émotions, l’amour. Platon reprochait aux sophistes de faire payer leurs leçons parce qu’il ne voyait entre la pensée et l’argent aucune commune mesure, et c’est parce que la simonie, commerce de choses spirituelles, était l’un des plus graves péchés que Thomas d’Aquin se sentait tenu de préciser que « l’argent reçu par le prêtre n’est pas le prix de la consécration eucharistique ni de la messe qu’il doit chanter (...). C’est une sorte de tribut acquitté pour son entretien »40. Il est néanmoins possible de ne pas désespérer de cette monétarisation croissante de l’existence humaine si l’on considère, comme fait G. Simmel, que l’argent a contribué à déterminer la notion de dignité humaine en survalorisant indirectement tout ce qui lui échappe : ce qui n’a pas de prix n’en a que plus de valeur ! Entre l’apparition d’une économie monétaire et l’idée des droits de l’homme, il n’y a, selon l’auteur de la Philosophie de l’argent, pas coïncidence historique mais relation de cause à effet. II. Du symbolique à l’imaginaire Kant disait : « L’argent qui nous libère des autres fait (...) de nous des esclaves à son service ».41 Ce n’est pas parce qu’il est compté et qu’il fait partie du domaine économique, domaine comptable s’il en fut, que l’argent doit nous donner le change : son lien avec l’imaginaire est capital. Marx écrivait de l’argent qu’il est « éminemment l’objet de la possession ».42 Or la possession contient la double dimension, réelle de la capture, de l’englobement, et imaginaire, de l’assimilation, de l’intégration. L’argent partage avec le sexe cette singularité d’être ce dont la seule pensée peut nous procurer du plaisir. En ce sens rien n’est plus immatériel que l’argent : c’est pourquoi la réification (Verdinglichung) dont parle Simmel43 correspond, comme processus de l’imaginaire, à une véritable chosification. L’imaginaire entretient avec le symbolique des relations contradictoires : il en est la continuation, le dépassement et 39 . On peut définir le capitalisme comme le système qui tend à tout transformer en marchandise et en capital (voir Le capitalisme). 40 . Thomas d'Aquin, Somme théologique II - II, q. 100, a.2, s. 2, trad. fr., Les Éditions du Cerf, tome 3, 1996, p. 627. 41 . E. Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, L.G.F., 1997, p. 309. 42 . K. Marx, Ebauche d’une critique de l'économie politique, op. cit., p. 114. 43 . Et dont G. Lukàcs allait faire l’un des thèmes centraux de sa pensée (voir L'aliénation). 247 l’inversion. Si la chrématistique est mauvaise, c’est à cause de la subversion qu’elle opère entre les moyens et la fin, et de l’infinitisation de la fin.44 On disait de Midas qu’il se trouva moins riche quand il n’eut que de l’or. La faveur d’Apollon s'était échangée pour lui en fatalité. Dans la société moderne, l’argent, comme l’avait vu Marx, devient la mesure de la valeur de l’individu, parce qu’il évacue les déterminations réelles de l’existence au profit de la seule quantité.45 Avec l’argent, l’avoir fait être : avoir la richesse c’est être riche, mais aussi on est ce qu’on a. Gagner et perdre s’emploient transitivement et absolument : pour l’imaginaire, gagner de l’argent, c’est gagner (vaincre), perdre de l’argent, c’est perdre (être vaincu). C’est pourquoi gagner de l’argent devient une fin en soi : son sens n’est ni dans l’argent ni dans ce qu’il pourrait permettre d’acquérir mais dans notre manque à être. Oscar Wilde définissait le cynisme comme le fait de savoir le prix de chaque chose et la valeur d’aucune. L’argent nous plonge dans un monde cynique. Il y aurait toute une histoire du trésor à écrire, un mot lui-même de grande richesse, avec la suite de ses métaphores et de ses métonymies. Qu’est-ce que peut enfermer46 un trésor ? Veut-on la richesse ? Aucun paysan du monde n’a jamais rêvé d’avoir mille de vaches sans penser à l’argent que cela représenterait. Du pouvoir, l’argent, entre puissance effective et simple possibilité, partage toutes les équivoques. Parce qu’il peut transformer le réel, l’argent est à la fois pouvoir et signe de pouvoir. L’argent est de la jouissance potentielle emmagasinée, comme on parle d’énergie potentielle : il induit une illusion de toute-puissance, dont la psychanalyse a étudié les sources et la nature infantiles. Kant l’avait bien perçue : « Lorsque je possède une somme d’argent en effet, je puis toujours considérer celle-ci de manière disjonctive, et voyant en elle le moyen qui me permet d’acquérir ceci ou cela. Au lieu de quoi, je préfère la considérer de manière collective, en pensant que cette somme me permet de tout avoir. Tant que l’homme possède encore l’argent il peut donc se laisser aller à la douce rêverie que tous les agréments de la vie sont à sa portée ».47 L’avare48, singulièrement, est victime de cette illusion : « Tandis que les autres jouissent des plaisirs de la vie, lui se console à 44 . Aristote, Les Politiques, I, 9, 1257 b, op. cit., p. 118. . Pour Marx la quantité signifie l’aliénation - puisqu’elle naît de l’abstraction de la qualité. La vulgate marxiste, à l’inverse, verra dans la qualité ce qui dépasse dialectiquement la quantité (tel était le point de vue de Hegel). 46 . Voir l’imaginaire du coffre analysé par Bachelard dans sa Poétique de l'espace. 47 . E. Kant, Leçons d’éthique, op. cit., p. 315. 48 . Kant, plus haut, a remarqué que l’avarice était un vice créé par l’argent. 45 248 l’idée qu’il pourrait en faire autant s’il le voulait ». L’avarice naît d’une illusion : celle de pouvoir se servir de richesses comme remplaçant suffisamment le fait de ne s’en servir jamais. Si l’on reprenait les concepts aristotéliciens, on dirait de l’argent de l’avare qu’il est puissance sans acte. Marx n’a pas cessé de fustiger le divorce que l’argent provoque entre les capacités et la puissance, entre ce qu’on est et ce qu’on peut, entre la libre expression de la vie et l’appropriation. A l’argent est attaché l’infini du possible qui convertit, comme s’il s’agissait d’un miracle, une idée en chose, et métamorphose une chose en idée. L’argent est la meilleure preuve que le réel lui-même peut être source d’illusion. C’est parce que l’argent est un signe universel (il peut se convertir en toutes les marchandises) qu’il se donne illusoirement comme symbole de liberté.49 Kant disait50 que l’argent élève l’état d’une personne mais non la personne ellemême. Rien n’est plus propre à susciter des images de puissance et de bonheur que les dépenses somptuaires du luxe et le gaspillage des fêtes.51 Avec l’argent nous passons du monde clos à l’univers infini. Je ne vais pas acheter plus de tissu que je n’en ai besoin - en revanche, je ne serai jamais assez riche sous le regard de mes désirs. L’imaginaire de l’argent comprend une importante dimension inconsciente - d’où une nécessaire psychanalyse qui découvrira de quoi l’argent est la métaphore et de quoi il est la métonymie. Comme l’enfant, comme le cadeau, l’argent est le substitut symbolique de la matière fécale52 : de là l’équivalence maintes fois soulignée par Freud entre l’avarice et le caractère anal. La psychanalyse explique en outre le caractère libidinal de l’argent par la nature métonymique du désir. C’est ainsi qu’un amour refoulé peut revenir sous forme de pitié et de charité - lesquelles se prodiguent littéralement en dépenses d’argent. On comprend dès lors pourquoi c’est la frustration (imaginaire) plus que la privation (réelle)53 qui constitue le moteur principal de la consommation dans les sociétés 49 . « L’argent est abstrait (...) l’argent est du temps à venir. Ce peut être un après-midi dans la banlieue, ce peuvent être de la musique de Brahms, des cartes, un jeu d’échecs, du café, les paroles d’Epictète qui enseignent le mépris de l’or ; c’est un Protée plus versatile que celui de l’île de Pharis. C’est du temps imprévisible, temps de Bergson, non temps dur de l’islam ou du Portique. Les déterministes nient qu’il y ait au monde un seul fait possible, id est un fait qui a pu se produire ; une pièce de monnaie symbolise notre libre arbitre (J.L. Borges. L’Aleph, trad. R. Caillois et R.L.F. Durand, Gallimard, 1967, p. 136). 50 . E. Kant, Leçons d’éthique, op. cit., p. 309. 51 . Dont le cinéma aujourd’hui, ne serait-ce que par l’argent qu’il dépense, est l’image la plus efficace. 52 . D’où la dénégation vespasienne (l’argent n’a pas d’odeur). Rien, au contraire, ne pue autant que l’argent. 53 . Selon la distinction établie par Lacan. 249 actuelles. Virgile déjà parlait de l’auri sacra fames54 mais jamais les Anciens n’eussent pensé que la consommation pût être une activité à part entière.55 Karl Abraham a décelé dans la dépense compulsive - si habituelle dans l’actuel comportement de consommation - le substitut imaginaire d’une dépense libidinale qui ne peut se faire ou bien la décharge compensatoire capable de soulager une crise d’angoisse.56 Keynes disait que l'argent est le plus grand motif de substitution, l’ersatz parfait de ceux qui en fait ne veulent rien. Non seulement la consommation devient la dimension essentielle de l’être humain57 mais elle se réduit également à son abstraction chrématistique : consommer désormais signifie moins jouir des marchandises achetées que le fait de les acheter.58 Cette consommation universelle est une consumation (Georges Bataille)59. Ce moyen par excellence d’échange que constitue l’argent laisse le consommateur désespérément seul face à ses besoins insatisfaits et à ses désirs frustrés. Parole de rabbi : « Si tu regardes par une vitre, tu perçois le monde à travers. Mais si tu couvres cette vitre d’argent, tu en fais un miroir où seule ta propre image est visible ». L’argent est un mur. Tel est le paradoxe : le symbole de la matérialité est signe d'immatériel et imaginaire. L'argent renvoie à notre rapport à la mort. Jadis, il s'agissait de garder pour ne pas mourir60, désormais, il faut acheter pour ne pas mourir61, acheter et vendre62. Autre paradoxe : le rationnel (compter63) est aussi le plus irrationnel. C'est parce qu'il renvoie à notre mort que l'argent est, avec la mort, notre plus grand tabou. 54 . La « faim sacrée de l'or ». « On se rassasie de tout le reste mais de toi, Plutus [le dieu de la richesse], jamais personne ne s'est lassé, écrit Aristophane (Plutus, v. 189-190). En termes plus modernes, on dira que l'argent a cette particularité d'échapper à la loi de l'utilité marginale décroissante. 55 . Le nonchalant (paresseux) est à la lettre un non chaland : il n’achète pas. 56 . Le système économique a donc intérêt à alimenter la frustration collective. Il y réussit assez bien : plus les besoins sont satisfaits, plus les désirs sont frustrés. 57 . Compensation illusoire encore : le consommateur qui se croit flatté (voir la sollicitude imaginaire de la publicité) prend sa revanche sur le citoyen et le travailleur qui se sentent méprisés. La consommation occupe la place laissée vide par le travail et la politique. 58 . Seule une petite partie des objets acquis est réellement consommée (livres non lus, disques non écoutés, ordinateurs utilisés au millième de leurs capacités etc.). 59 . Sociologiquement, on constate la fin de l'avare (tel qu'il avait été classiquement dépeint par Plaute, Molière et Balzac). L'avarice est le seul des sept péchés capitaux à n'être pas intégrable dans l'idéologie actuelle de la consommation. 60 . Marx rapporte que les marchands en Inde enfouissaient leur or dans la terre car ils croyaient qu'ils pourraient l'utiliser dans l'autre monde (K Marx, Critique de l'économie politique II, trad. fr., Œuvres. Économie I, op. cit., p. 388. 61 . L'achat est devenu un comportement addictif (la compulsion d'achat). 62 . Des vide-greniers aux sites spécialisés d'Internet, nos contemporains ne cessent de se débarrasser des signes visibles de leur existence. 63 . Ratio signifie à la fois calcul et raison. 250 La divinité « visible » dont parlait Marx à propos de l’argent est-elle toujours visible ? L’argent est hypocrite et se voit de moins en moins tout en étant de plus en plus présent.64 Il ne se montre pas,65 il ne se dit pas : il est le principal tabou des sociétés modernes.66 Tout est fait pour exposer l’argent déconnecté du travail67 : dans l’espace laissé vide, le jeu a pris la place. Le hasard serait encore trop rationnel : c’est la chance qui sert de matrice.68 Comme la rose d’Angelus Silesius, l’argent est sans pourquoi. D’un autre côté la spéculation, en faisant oublier que le travail est seule source de richesse, donne l’illusion que l’argent peut se reproduire par génération spontanée (Marx). Voici l’argent insaisissable. Qui possède quoi ? Plus l’argent matérialise la finalité (du travail, de la vie), plus près il est de se retourner dialectiquement en moyen : en fait le joueur invétéré ne joue pas pour l’argent, le capitaine d’industrie ne travaille pas pour l’argent ; il est d’ailleurs symptomatique qu’à ce stade, c’est l’argent qu’ils préféreront donner comme objectif : dans la nuit de l’inconscient, l’argent est encore ce qui est le plus aisément avouable. L'argent navigue entre honte (de n'en avoir pas assez) et culpabilité (d'en avoir trop). Mais, à tout prendre, ce pathos est préférable au fatalisme de celui qui se croit indigne d'en avoir plus et au cynisme de celui qui est convaincu d'être à peine rétribué à sa juste valeur. * Voir aussi L'aliénation. Le besoin. Le capitalisme. La corruption. Le désir. L'échange. La mondialisation. La propriété. La richesse. La valeur. * 64 . Pour la sexualité, c’est l’inverse : elle est de moins en moins présente mais elle se montre de plus en plus. 65 . Le cinéma ne montre pratiquement pas l’argent ou bien de façon abstraite et caricaturale (la valise pleine de billets, le coffre de la banque ouvert par les gangsters). Le film de Robert Bresson, intitulé simplement L’argent, est une heureuse exception. 66 . Les États-Unis exceptés. Mais la monstration spectaculaire, comme dans un numéro de prestidigitation, peut être un moyen habile de cacher. 67 . Un saltimbanque de l’audiovisuel, un joueur de football, un mannequin gagnent des sommes que bien des chercheurs n’oseraient rêver pour leurs laboratoires. 68 . Les loteries et les machines à sous qui prolifèrent sont les instruments de cette mystification. 251 Bibliographie Aristote, - Éthique à Nicomaque - Les Politiques D. Hume, « De l’argent » in Discours politiques, trad. F. Grandjean, T.E.R., 1993. Adam Smith A., La Richesse des nations, 2 tomes, trad. G. Garnier, Flammarion, 1991. E. Kant, Leçons d’éthique, trad. L. Langlois, Librairie Générale Française, 1997. K. Marx, - Ébauche d'une critique de l'économie politique, trad. fr., Œuvres. Économie II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968. - Critique de l'économie politique II, trad. fr., Œuvres. Économie I, Gallimard, 1965. Karl Abraham, « Prodigalité et crise d’angoisse » in Œuvres complètes, tome 2, trad. I. Barande, Payot, 1966, p. 80-82. G. Simmel, Philosophie de l’argent, trad. S. Cornille et P. Ivernel, « Quadrige », PUF, 1999. J. Schacht, Anthropologie de l’argent, Payot, 1973. Michel Surva, De l'argent. La ruine de la politique, Payot, 2000.