MEDIA ET COMMUNICATION DE MASSE
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MEDIA ET COMMUNICATION DE MASSE
Cours SHS - EPFL Année académique 2003-04 MEDIAS ET COMMUNICATION DE MASSE Aide-mémoire du cours 1 - Aux origines de la modernité On peut définir la modernité comme l'émergence au XVIème siècle d'une nouvelle forme de sociabilité et d'individualité, où chacun commence à prendre conscience de son autonomie par rapport au poids des traditions et de son appartenance à une collectivité qui n'est plus limitée au cercle étroit de son voisinage concret. Très schématiquement, on peut dire que chez les historiens, ce processus de modernisation a été traditionnellement analysé comme résultant principalement de deux évolutions essentielles. L'une à trait au domaine intellectuel et spirituel: c'est le double processus de rationalisation et de sécularisation: l'homme cesse de se sentir soumis à des forces transcendantes et se réapproprie le sens qu'il donne au monde et à sa propre vie. L'autre, plus matérielle, concerne le développement des échanges marchands: entendu en son double sens de transaction portant sur des biens et de relation entre les hommes, le commerce favorise la prise en considération d'intérêts communs à une collectivité élargie. Il est plus rare de voir pris en considération dans ce mouvement de modernisation le rôle qu'ont joué les moyens de communication à distance et en premier lieu le livre imprimé, premier en date des médias, au sens moderne du terme. L'action à distance La première question que doit se poser la sociologie des médias, c'est celle de l’origine de l'action à distance, qui fait que nous pouvons partager des sentiments, des émotions, des certitudes, des indignations avec ou contre des gens avec lesquels nous n’avons pas, nous n’aurons pas de relation en face-à-face, ce qui distingue fondamentalement nos sociétés des sociétés agricoles traditionnelles. La notion même d'Etat, de nation dépend de cette capacité que nous donnent les médias de nous imaginer membre d'une collectivité qui dépasse notre entourage immédiat. De même, par l'information que nous transmettent les médias, notre 1 propre expérience repose de plus en plus non sur notre expérience personnelle mais sur une expérience médiatisée; la connaissance du passé comme du présent se fait de moins en moins par l'intermédiaire d'une interaction avec ceux qui ont directement expérimenté ce qui s'est passé avant nous ou ce qui se passe de notre temps. On voit dès lors que tout moyen de communiquer à distance implique des évolutions culturelles, sociales, psychologiques fondamentales. L'invention de l'imprimerie Au milieu du XVème siècle, Gutenberg met au point une presse à imprimer et des caractères métalliques mobiles qui vont faire du livre le support essentiel des évolutions socioculturelles qu'ont vient de rappeler, en même temps que le premier objet fabriqué en série, à destination d'un marché. Il convient ici d'insister sur le fait que ce n'est pas une technique qui détermine ces évolutions, contrairement à la thèse soutenue par le plus connu des historiens de la communication, le canadien Marshall McLuhan. Comme l'on écrit deux historiens français, François Furet et Jacques Ozouf, Gutenberg rend possible ce que Luther rend nécessaire: parce qu'elle permettait l'individualisation du contact avec les textes sacrés, une innovation technique s'est imposée en tant qu'obligation spirituelle. Dans son ouvrage "Media and modernity", John B. Thompson illustre le rôle du livre dans le développement en Occident de nouvelles modalités d'action et d'interaction entre les individus, de nouvelles formes de relations sociales qui ne sont plus directement liées à un territoire concret. Le livre contribue à transformer l'organisation spatiale et temporelle de la vie sociale, à faire évoluer les manières d'exercer le pouvoir. Sur un plan général, retenons que la transmission à distance met fin à un monde où l'accès aux formes symboliques nécessitait un déplacement physique, soit celui de l'objet symbolique luimême, soit, plus couramment, celui d'un individu, ce qui signifiait une relation constante entre temps et espace. Les communications médiatisées disjoignent l'espace et le temps et changent la relation entre espace et territoire: la distance spatiale ne signifie plus distance temporelle; la simultanéité, hier synonyme de coprésence, peut maintenant s'exercer à distance. Dans "La révolution de l'imprimé", Elisabeth Eisenstein dresse un inventaire impressionnant des évolutions intellectuelles, psychologiques et matérielles qui ont accompagné l'essor de l'industrie du livre. C'est notamment le cas de l'émergence de l'individualisme. Jamais encore, 2 écrit-elle, "on n'avait eu la possibilité de s'adresser à un grand nombre d'individus, non pas rassemblés en un même lieu, mais éparpillés dans des logements séparés, et qui, en tant qu'individus solitaires aux intérêts divergents, étaient plus réceptifs à un discours intime qu'aux grands effets rhétoriques. L'essai plein de naturel conçu par Montaigne fut le moyen le plus ingénieux de faire face à cette nouvelle situation. Il jeta ainsi de nouvelles bases pour établir un contact intime avec des lecteurs inconnus qui, tout en admirant sans doute de loin les portraits d'hommes de valeur, se sentaient davantage à leur aise en présence d'un homme reconnaissant sa propre banalité. Surtout, il venait réconforter le lecteur solitaire en lui montrant que l'isolement dont il souffrait du fait de sa singularité était ressenti par un autre être humain, et que ce sentiment pouvait, en réalité, être largement partagé." L'imprimerie jouera aussi un rôle essentiel dans l'évolution des sciences. "Le simple fait qu'une seule correction apportée par un grand érudit pouvait désormais être diffusée à des milliers d'exemplaires sans risque d'erreur de copie représentait une révolution totale dans les conditions d'activité du monde savant." Si le livre est enfin le premier moyen de communication de masse au sens moderne du terme, c'est parce qu'il est produit selon des normes et des critères qui annoncent le développement de l'économie capitaliste. L'imprimeur est un entrepreneur dont l'activité implique une planification efficace, une attention méthodique au détail, un calcul rationnel en ce sens que la rétribution de son travail ne repose plus sur la commande mais sur un marché potentiel sur lequel il doit spéculer lorsqu'il investit. 2 - Genèse des usages sociaux des techniques de communication Pendant très longtemps, on s’est contenté d’un modèle d’explication assez simple pour analyser tout processus d’innovation. Dans les termes du modèle “classique” de l'économie, l'innovation serait susceptible de susciter la demande: l'invention serait alors la mère de la nécessité. La majorité des études sur l’innovation technologique semble prendre le relais de la formule qui servit d’emblème à l’Exposition universelle de Chicago en 1933: «La science découvre, l’industrie applique, l’homme suit». Dans ce type d’analyse dit « diffusioniste », on se fixe pour but essentiel de mesurer la vitesse avec laquelle les innovations se répandent au sein d'un groupe d'usagers, ainsi que l'intensité 3 des “résistances” au changement qu'elles devront affronter. L'usager se transforme ici en “adoptant” plus ou moins bien disposé dont il s'agit de mesurer l'“innovativité”. Sa contribution au processus d'innovation se limite donc à en favoriser ou à en limiter la diffusion. Dans une autre variante du raisonnement économique, c’est une demande sociale qui se trouverait à l'origine d'une innovation, dans la mesure où cette dernière viendrait combler un besoin non-satisfait: la nécessité serait alors la mère de l'invention. Si ces deux modèles semblent opposés – on parle de l’alternative market pull / technological push: la demande pousse l’innovation ou est tirée par elle – on reste dans un modèle commun linéaire. En particulier, dans ces deux modèles, l’usager n'intervient en aucun cas dans le processus de conception de l'objet technique. Quelques principes d'analyse socio-historique des technologies de communication L'histoire des innovations technologiques montre que si elles sont bien sûr tributaires de l'état des connaissances scientifiques, elles dépendent en amont de conditions sociales particulières à une période historique donnée, elle montre aussi que leurs usages sociaux ne sont pas, en aval, intégralement inscrites dans les techniques elles-mêmes. Ainsi, des inventions peuventelles "dormir" pendant de très longues périodes, faute de pouvoir trouver ou prouver leur utilité sociale. Mais lorsque celle-ci est anticipée par l'inventeur, il est aussi courant que les usages réels qui vont découler de la diffusion de son invention peuvent s'avérer différents de ceux qu'il avait tenté de prévoir. Une innovation est une traduction d'une utilité sociale potentielle, mais aussi une traduction ultérieure d'usages sociaux qui vont contribuer à son évolution. On peut dire de manière plus générale encore que la technique rend plus à la société que la société n'y a mis. C'est particulièrement vrai dans le domaine des machines à communiquer. L'influence du contexte social sur l'innovation se manifeste aussi parfois négativement, en retardant l'évolution des techniques. Les théories scientifiques dominantes, les systèmes techniques existants recrutent leurs défenseurs dans des institutions sociales, des académies, dont les membres peuvent voir leur pouvoir menacé par des changements de paradigmes. Le président de l'Institut britannique des ingénieurs mécaniciens déclarait ainsi, en 1894, que l'avenir de l'électricité se limitait à l'éclairage. Cette erreur de jugement s'explique aisément a posteriori. La science officielle de l'époque ne jurait encore que par la mécanique à laquelle l'industrie du XIXe siècle devait son formidable essor. 4 Technique et raison d'Etat Le télégraphe aérien, ancêtre du téléphone, est un simple sémaphore. La transmission de messages par signaux optiques conventionnels est un principe connu depuis l'Antiquité, notamment dans la marine. Il faudra cependant attendre la fin du XVIIIème siècle pour qu'on songe à l'utiliser à l'échelle d'un réseau terrestre national. Son constructeur, Claude Chappe, a su plaider pour son invention auprès des autorités de la jeune République française, soucieuses d'unité nationale: "Un jour viendra, leur dit-il, où le gouvernement pourra réaliser la plus grande idée de la puissance, en se servant des télégraphes pour répandre directement, chaque jour, à chaque heure, et simultanément son influence sur toute la surface de la République." Reflet de cette conception centralisatrice: toutes les lignes du télégraphe aérien qu'il va construire partent en étoile depuis Paris jusqu'aux frontières de la France. Technique et civilisations des loisirs Dans les années 1870, l'américain Thomas Edison met au point la première machine capable d'enregistrer des sons puis de les reproduire. Entrepreneur autant qu'inventeur, il destine son phonographe à des usages professionnels: "La principale utilisation du phonographe, écrit-il, est de permettre d'écrire des lettres, de dicter des textes." Arrivé trop tôt sur le marché, son appareil, préfiguration du dictaphone, sera un échec commercial, contrairement à l'invention d'un inventeur allemand établi aux Etats-Unis, Emile Berliner. Son gramophone est plus simple que le phonographe, puisqu'il ne permet que la lecture de disques de zinc sur lesquels il est possible d'enregistrer de la musique. Pour Berliner et pour la société commerciale qu'il a créée, il s'agit de promouvoir un usage domestique des machines sonores qui donne à chaque foyer le moyen d'accéder à la musique. Pour la première fois, un dispositif de communication est utilisé pour le divertissement dans la sphère privée. Berliner a perçu, en cette fin du XIXe siècle, l'apparition d'une nouvelle classe moyenne et avec elle de la société de consommation et des loisirs. La parole aux usagers L’internet est issu à la fin des années soixante de l’idée qu’ont eu des chercheurs scientifiques et des informaticiens américains de mettre en réseau les ordinateurs de leurs centres de recherche pour en améliorer les performances. Quant au web, il s’agissait pour ses concepteurs de permettre aux chercheurs en physique nucléaire du monde entier d’accéder à 5 et d’alimenter eux-mêmes un centre de documentation spécialisé. Ni les créateurs d'internet, ni ceux du web n'imaginaient que quelques années seulement plus tard, ce réseau servirait principalement à transmettre du courrier électronique, à vendre des produits de l'industrie, à diffuser des jeux, de la publicité, de la musique et plus encore des images pornographiques. 3 - L'espace public Pour comprendre pourquoi les médias ont joué un rôle essentiel dans l'instauration des démocraties parlementaires, une lecture s'impose, celle de la thèse de Jürgen Habermas, "Strukturwandel der Oeffentichkeit”, publiée en allemand en 1962, traduite dans de nombreuses langues dont tardivement en français (1978), sous le titre "L'espace public archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise". Précisons que ce terme de publicité ne renvoie en rien, du moins au départ, à la publicité commerciale. Il s'agit plus du sens que ce terme a pu prendre dans le droit, lorsque l'on est passé du régime du secret des procès, propre à l'ancien régime, à la publicité - rendre public - des débats. Par "espace public", il faut entendre d'abord le domaine de la vie sociale au sein duquel une opinion publique peut se former. Chez Habermas, ce concept est à la fois descriptif - il rend compte de la manière dont s'est formé dans l'histoire, à partir du XVIIIème siècle, un espace ouvert à la discussion sur les modalités de la sociabilité - descriptif donc et aussi normatif, pourrait-on dire, puisqu'il ajoute que pour qu'il y ait espace public, il est nécessaire que son accès soit garanti à tous. L'espace public a un sens aussi bien très concret que quasi métaphorique. Il peut être déjà repéré dans toute conversation concrète dans laquelle des individus "privés" s'assemblent pour former un "public", ce par quoi il faut entendre qu'il n'agissent et ne parlent ni comme des agents économiques discutant d'affaires privées, ni comme membres d'institutions définies par des contraintes légales relevant de la bureaucratie d'Etat. Les citoyens agissent en tant que public lorsqu'ils confèrent sur des sujets d'intérêt général, avec la garantie de liberté d'assemblée et d'association et celle d'exprimer et de publier leurs opinions. Dans les sociétés où cette assemblée n'est matériellement plus possible sur le modèle de l'agora antique, il faut recourir à des moyens de transmission de l'information et des moyens d'influence tels que journaux, radio ou télévision, qui sont les médias de la sphère publique d'aujourd'hui. 6 On doit parler d'espace public lorsque la discussion porte sur des sujets reliés à l'activité de l'Etat. L'autorité étatique est pour ainsi dire l'exécuteur de la sphère publique politique, elle n'en fait pas partie. L'expression "opinion publique" renvoie ainsi à un rôle de critique et de contrôle exercé par un public informel de citoyens - ce public n'a de caractère formel que pendant des élections - rôle de critique et de contrôle vis-à-vis de l'Etat. Ce processus de régulation implique ainsi des procédures publiques, par exemple celles des tribunaux. L'espace public est une sphère qui joue un rôle de médiation entre la société et l'Etat. Les trois périodes de l’espace public Durant la seconde moitié de XVIIIème siècle se développe un nouveau journalisme: de simple recueil de nouvelles, de support de diffusion des décisions étatiques, le journal devient support de l'opinion publique, lieu d’affrontement des idées et bientôt arme des partis politiques. Nous sommes là dans la première période de la sphère publique, la sphère publique bourgeoise, qui va étendre son contrôle sur la société civile, jusqu’au renversement des monarchies absolues. La deuxième phase sera celle de l’institutionnalisation de cette sphère. La formation des parlements élus, des partis politiques bourgeois se substitue aux salons littéraires et aux clubs politiques du XVIIIe, en tant que médiation. La sphère publique devient exclusivement politique, le reste des relations sociales étant médiatisées par les rapports marchands du capitalisme libéral. Dans la troisième phase – celle que nous vivons - la sphère publique politique est caractérisée par un manque de fonction critique. La responsabilité en incombe notamment à l’industrie culturelle qui tend, selon Habermas, à faire passer la culture du stade de culture discutée à celui de culture consommée, dépolitisée, destinée au cercle de l’intimité familiale. L'actualité du concept Si l'espace public s'est dépolitisé, le concept garde sa pertinence lorsqu'il s'agit de rendre compte d'un déplacement de la frontière entre sphère publique et sphère privée, visible dans l'évolution récente des médias. Leur fonction de "mise en visibilité" s'est étendue à la personnalité, à son expérience, à des "traditions culturelles" antérieurement incorporées directement aux pratiques sociales. Le système d’information s’est émancipé progressivement 7 de la dominance des institutions traditionnelles, organisatrices de la vie collective et des représentations qui y sont liées. Nous sommes ainsi passés d'un espace public dominé par les antagonismes anciens qui structuraient les représentations politiques et sociales (gauche/droite, capital/travail, etc.), à un espace public dominé par ces problèmes de société dont la presse a fait une nouvelle rubrique à part entière et qui contournent les rapports sociaux et les représentations nés avec l’industrialisation du XIXe siècle par de nouvelles catégories d'organisation de la représentation de la société, un nouveau "paysage social". Ce paysage est désormais basé sur d’autres regroupements, d’autres différenciations que ceux de la cartographie électorale et sociologique traditionnelle. C'est ainsi que servent tour à tour de principes d’analyse et de distinction des critères tels que le revenu ou l'âge, mais aussi, et c'est plus nouveau, les loisirs, le rapport au progrès technique, le rapport au travail, à la santé, la structure de consommation, le conformisme vis-à-vis de la tradition, l'apparence physique, le rapport à la voiture, à la cuisine, à la maison, aux animaux, à l'autre sexe, bref les “ styles de vie ”. Mais l’effet aujourd’hui le plus souvent relevé de cette évolution dans la thématisation de l’information a aussi été la visibilité donnée à ce qu’il est convenu d’appeler les nouveaux mouvements sociaux, c’est-à-dire à des modes d’action collective apparaissant en marge de l’activité politique et associative traditionnelle et de leurs institutions et, pourrait-on dire, transversalement par rapport à celles-ci, tant en ce qui concerne leur recrutement social que leurs objectifs et leur mode d'organisation. 4 - Sociologie de l'information et de l'événement A la différence des sociétés traditionnelles qui nient l'événement, ou, dit autrement, le réduisent, le ramènent à du connu par le rite, pour perpétuer un ordre, les sociétés modernes vivent au rythme des événements que nous transmettent la presse, la radio, la télévision: s'informer, se "tenir au courant" est devenu une activité si routinière et quotidienne qu'on ne s'interroge normalement pas sur le fait que pour qu'il y ait événement, il faut qu'il soit rendu public et donc qu'il fasse l'objet par les médias d'un processus de sélection, de mise en forme et de diffusion. Comme l'écrivait Maurice Merleau-Ponty en 1945, dans "Phénoménologie de la perception": 8 "La notion même d'événement, n'a pas sa place dans le monde objectif (...) Les «événements» sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif." Dans un ouvrage consacré au traitement médiatique d'un accident nucléaire aux Etats-Unis, Eliséo Veron écrivait de même: "Les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tout faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n'existent que dans la mesure où ces médias les façonnent." La construction de l'événement Après s'être longtemps concentrée sur l'analyse des déformations que la presse était censée faire subir aux faits, ce qui supposait qu'il était possible de rétablir objectivement la réalité des faits, la sociologie de l'information, dans ses plus récents développements, s'est attachée principalement à ce processus de construction des événements. Cette problématique commune recouvre cependant des conceptions théoriques qui peuvent aller d'un constructivisme qu'on dira modéré à un constructivisme radical. Dans le premier cas, on s'intéressera à la sélection par les médias des occurrences qu'ils jugent "événementialisables", c'est-à-dire qui "sortent de l'ordinaire", qui méritent donc de retenir l'attention du public; on étudiera ensuite le traitement spécifiquement journalistique que les médias appliquent aux informations retenues (mise en intrigue, dramatisation, recours aux témoignages et à la spectacularisation, "étiquetage", attribution de causalité, etc.). De son côté, le constructivisme radical se concentre sur ce seul dernier aspect du travail journalistique et en vient à considérer l'événement comme un artefact, un pur produit des médias: ils créent au sens propre l'événement, en rassemblant par exemple des occurrences sans réels liens entre elles. On peut citer comme exemple le thème aujourd'hui omniprésent de la violence et de l'insécurité, produit du passage d'informations isolées de la rubrique des "faits divers" à celle des "problèmes de société". En relation avec la problématique de l'espace public, il convient de relever que ce mode de traitement de l'information a des implications sociales et politiques importantes. Il peut contribuer à focaliser l'attention de l'opinion publique, voire favoriser l'émergence d'acteurs collectifs, de mobilisations autour de problèmes que les médias contribuent largement à faire entrer dans le débat public, en les étiquetant en tant que problèmes publics. 9 Par ailleurs, il apparaît de plus en plus clairement que les médias utilisent l'influence qu'ils ont sur cette opinion publique pour influencer aussi les pouvoirs publics, pour focaliser aussi leur attention 5 - La vulgarisation scientifique Lorsqu'un scientifique était interviewé par un journaliste il y a une vingtaine d'années, c'était en général pour faire part d'une récente découverte par l'intermédiaire d'un interlocuteur respectueux, intimidé par la figure du savant auquel il se contentait de tendre son micro. Le vulgarisateur n'était pas quelqu'un qui sait, mais le médiateur entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, le public. Les relations entre la science et les médias ont depuis beaucoup évolué, comme l'écrit le sociologue Daniel Bougnoux: "Les journaux ont souvent monté en épingle des résultats partiels ou largement contestés par la communauté scientifique (la mémoire de l'eau, la fusion froide). Ils ont transformé en thèses établies des hypothèses fragiles (le Big Bang, les origines de l'homme) ; ils se sont laissé berner par des imposteurs et ont donné carrière à des "découvertes" qui n'auraient pas résisté à l'examen d'un chercheur compétent. (...) ils ont précipitamment claironné la mise au point d'un remède (contre le sida ou la maladie d'Alzheimer) en donnant au public des espoirs prématurés et aux scientifiques concernés l'impression de voir leurs travaux trahis ou dévoyés à des fins commerciales ; ils ont joué sur les peurs (effet de serre), sur les rêves tels que la pilule de jouvence." Mais les médias sont aussi de plus en plus l'objet de sollicitudes de la part des chercheurs euxmêmes qui cherchent par leur intermédiaire une publicité pour leurs projets, publicité destinée à accroître leur crédit, à tous les sens du terme. Bougnoux dit encore justement que si les journalistes "bataillent pour décrocher une exclusivité, les scientifiques vivent eux aussi dans l'urgence de la priorité intellectuelle, et la guerre n'en est pas moins âpre entre eux (songeons à la polémique franco-américaine entre les professeurs Montagnier et Gallo pour la paternité de la découverte du virus HIV)." Le résultat de cette double évolution est d'une part une spectacularisation croissante de la vulgarisation scientifique, particulièrement à la télévision, d'autre part une modification radicale du rôle du vulgarisateur. C'est lui qui occupe désormais le devant de la scène, qui parle 10 en son nom, qui met en scène le spectacle scientifique (musique, images de synthèse, etc.) sous la forme du divertissement. 6 - Les industries culturelles C'est à Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, deux sociologues et philosophes allemands, que l'on attribue l'invention de la notion d'industrie culturelle. Il faut cependant signaler qu'un siècle avant eux, Gustave Flaubert traitait déjà ses collègues écrivains d'industriels et que Sainte-Beuve et les Goncourt ont aussi parlé de littérature industrielle. Mais il est vrai que ce sont Adorno et Horkheimer qui ont conceptualisé cette notion pour la première fois, dans un ouvrage paru en 1947, Dialektik der Aufklärung, traduit en français sous le titre «La dialectique de la raison». Selon Adorno, il était question de culture de masse dans une première ébauche de ce texte. Les auteurs ont préféré ensuite parler d'industrie culturelle «afin d'exclure de prime abord l'interprétation qui plaît aux avocats de la chose; ceux-ci prétendent en effet qu'il s'agit de quelque chose comme une culture jaillissant spontanément des masses mêmes, en somme de la forme actuelle de l'art populaires». Représentants d'un des courants de la sociologie critique connu sous le nom d'Ecole de Francfort, Adorno et Horkheimer se sont fixé pour but d'analyser le processus de standardisation qui soumet la production intellectuelle et artistique aux tendances générales de l'économie, abolissant ainsi la différence "entre la logique de l'œuvre et celle du système social." Une autre raison pour eux de refuser le terme de "culture de masse" est que l'industrie culturelle intègre du haut ses consommateurs. La masse n'est pour l'industrie culturelle qu'un élément de calcul, un objet et non un sujet; elle en est aussi l'idéologie; elle en est enfin l'alibi: "qu'est-ce que vous croyez que les gens réclament?" Parler de calcul, cela signifie que l'industrie culturelle applique systématiquement la motivation du profit aux productions autonomes de l'esprit: ses produits ne se distinguent pas de l'art en ce qu'ils seraient aussi des marchandises: ils le sont intégralement. L'autonomie de l'art disparaît dès lors qu'est affirmé le primat de l'effet recherché sur le public. 11 L'art est une référence permanente pour Adorno et Horkheimer. L'art assume sa liberté en se fermant aux classes défavorisées: cette négativité de la culture est part de sa vérité. L'industrie culturelle, par le primat du divertissement, abuse au contraire de "prévenances à l'égard des masses", en leur fournissant l'amusement que recherche "celui qui veut échapper (dans ses loisirs) au processus du travail automatisé". Mais elle ne lui offre pour cela que des produits qui sont la copie du travail, puisque sa production repose sur les mêmes principes que toute production industrielle: même division du travail, même standardisation, etc. Comme l'ouvrier de la grande industrie, "Le spectateur ne doit pas avoir à penser par lui-même: le produit prescrit chaque réaction (...) au moyen de signaux." Le propre des produits de l'industrie culturelle est de préméditer les effets qu'ils auront sur leur public. C'est la télévision qui constitue l'exemple le plus achevé de cette commercialisation. "Les espaces de la vie privée encore disponibles avant l'industrie culturelle (...) sont désormais remplis", écrit Adorno Les médias, radio, cinéma, illustrés et surtout télévision forment un système et sont tellement présents dans la vie hors travail qu'aucun temps n'est laissé à un retour à la réflexion. La création sur la place du marché On a vu que les phénomènes analysés par l'Ecole de Francfort ont cependant des racines antérieures à l'invention de la télévision. Dans un texte datant de 1948, Qu'est-ce que la littérature?, Sartre écrivait à propos des écrivains du XIXème siècle: "Le triomphe politique de la bourgeoisie, que les écrivains avaient appelé de tous leur vœux, bouleverse leur condition de fond en comble et remet en question jusqu'à l'essence de la littérature; (...) Les auteurs doivent (désormais) répondre aux demandes d'un public unifié. (...) La bourgeoisie inaugure des formes d'oppression nouvelles (...). Elle ne conçoit pas l'oeuvre littéraire comme une création gratuite et désintéressée, mais comme un service payé." Arnold Hauser, dans son Histoire sociale de l'art et de la littérature, analyse bien lui aussi les origines des industries culturelles dans ce qui unit, dès le XIXe siècle, un nouveau système économique, une nouvelle organisation sociale et un mode nouveau de production littéraire. Pour satisfaire une demande de plus en plus importante, "de véritables usines de littérature sont installées et les romans sont produits presque mécaniquement. (...) L'oeuvre littéraire devient maintenant un "objet usuel" (...) Elle est tarifée, produite conformément à une norme 12 acceptée et livrée dans les délais fixés à l'avance. C'est un article commercial qui est payé suivant sa valeur, les bénéfices qu'il peut rapporter." L'industrialisation de l'imaginaire. C'est sans doute Edgar Morin qui, dans un texte paru dans le premier numéro de la revue française "Communications", en 1961, à poussé le plus loin les analogies entre industrie et "industrialisation de l'esprit", tout en relevant leurs limites, ce qui le distingue d'Adorno, dont néanmoins il s'inspire encore manifestement. Morin insiste en effet sur l'une des contradictions fondamentales de l'industrie culturelle. Une bureaucratie filtre les idées créatrices en fonction de principes de rentabilité économique d'abord (études de marché, rationalisation des plannings de production et de distribution, tendance à la concentration et à l'internationalisation, etc.), ensuite de critères techniques de production (division et collectivisation des tâches, standardisation et homogénéisation des formats et des contenus, etc.). Pour tous ceux qui participent le plus souvent dans l'anonymat à ce processus, on peut parler d'un phénomène d'aliénation comparable à celui décrit par Marx dans le cas du travail industriel parcellisé. Mais Morin ajoute que l'industrie culturelle vit aussi sur une dialectique du banal et de l'original. Si dans l'industrie culturelle, la formule tend à remplacer la forme, selon une expression empruntée au sociologue américain Wright Mills, cette industrie de l'imaginaire a aussi besoin de créativité, d'individualité, de personnalités, quitte à les fabriquer selon ses principes mêmes de fonctionnement, en leur confectionnant une histoire et une image publique. Prof. Paul Beaud [email protected] 13