jozef et les ouvriers du ring - Fédération Française de Boxe

Transcription

jozef et les ouvriers du ring - Fédération Française de Boxe
Jérôme FOUACHE
Jozef
et les ouvriers du ring
Editions du Moulin-Alidor
Le bal des cons
Le bal du club de footbal d'Helnek, comme tous les ans, promettait d'attirer toute
la jeunesse de la région. Cette fois, des rumeurs étaient parvenues au maire, Boris
Gorcevicz. Ses sources de renseignement lui apportaient que des bandes de casseurs avaient
l'intention de débouler sur place pour régler des comptes entre rivaux. Aussi l'édile n' hésita
pas une seconde et appela l'homme de la situation, Jozef Vodkavic.
- Jozef, les risques sont énormes. Ou bien tu prends la sécurité en main pour que tout se
déroule impeccablement, ou bien je fais tout annuler. Je ne veux pas bordel dans ma
commune.
L'ex boxeur n'eut pas de peine à imposer ses conditions.
- Je veux bien assurer la sécurité, mais pas seul. Je ne pourrai rien contre des types armés de
couteaux et de barres de fer, comme ça c'est passé il y a six mois à Möldling avec des
blessés graves et la salle des fêtes incendiée. Il me faut une équipe de mecs costauds, avec
des chiens d'attaque pour dissuader les agresseurs.
Pour le dispositif execptionnel, le maire accepta de mettre 15 000 euros sur la table, payés
cash sur les fonds secrets de l'hôtel de ville. Cette caissette à la disposition du maire,
officiellement, n'existait pas.
Boris Gorcevicz avait maintes fois démenti cette rumeur.
Les mauvaises langues assuraient qu'il disposait d'un matelas de billets de banque pour
monter des coups plus ou moins tordus ou pour acheter les voix de ses électeurs en rendant
quelques menus services. Comme par exemple payer la facture d'électricité à telle famille
menacée de coupure de compteur. Ou régler le loyer d'un de ses colleurs d'affiches en
délicatesse avec son propriétaire.
Des articles tendancieux parus dans la presse locale l'obligèrent à donner sa version :
- Ce ne sont que des mensonges venant d'adversaires déçus d'avoir perdu les élections. Cela
fait des années qu'ils complotent contre moi. Ils ne savent plus quoi
inventer pour tenter de m'abattre. Heureusement, les citoyens de cette ville me connaissent
bien. Ici, tout se passe dans la légalité et dans la transparence. Pas un
seul centime dépensé n'échappe aux services de contrôle des comptes publics.
Comme les journalistes n'avaient pas les moyens de pousser leurs investigations, Boris
Gorcevicz avait toujours raison. Les détracteurs, menacés de procés en diffamation, furent
bien obligés, faute de preuve, de se taire.
Le maire avait raison sur un point, Il n'avait jamais puisé dans la caissette communale pour
son profit. Toutes ses dépenses personnelles étaient payées de sa poche. Jamais il n'aurait
mis dans le réservoir de sa propre voiture une goutte de carburant en utilisant la carte de
crédit de l'hôtel de ville, comme cela se pratiquait ailleurs.
Jamais il n'aurait demandé aux jardiniers communaux de tondre la pelouse de sa villa ou au
chauffeur officiel de la mairie de le conduire dans ses déplacements privés.
Sur tous ses points-là, nul ne pouvait le coincer.
Mais les fonds secrets existaient pourtant bien.
Ils provenaient d'entreprises locales obtenant des marchés municipaux. Quiconque voulait
décrocher une commande ou réaliser un chantier devait passer par la case << Boris >>.
C'est-à-dire lui remettre en main propre une enveloppe garnie de billets.
***
Le coup des bandes de voyous promettant de tout casser au bal du football, c'était l'une
de ses interventions pour mettre les dirigeants du club à sa botte. Ceux-ci s'étaient affichés
lors des dernières élections avec les candidats de la liste opposante.
Il s'agissait donc, dans un premier temps de leur faire peur, et dans un second temps de les
obligers à lui dire merci. L'affaire avait été rondement menée. Par l'un de ses hommes de
main, ancien détenu toujours prêt à monter ses opérations spéciales, il fit remettre une liasse
d'argent à deux ou trois petites frappes de la banlieue de Bratislava, inconnues à Helnek.
Objet de la mission : à quatre ou cinq dans deux voitures, le visage cagoulé, surgir devant
l'entrée du bal, attaquer les vigiles, brûler des bagnoles du parking, distribuer des coups de
battes de base-ball sur des jeunes fumant leur cigarette devant la salle des fêtes, mettre la
main au cul des filles se trouvant là et déguerpir à toute vitesse, avant que la police n'arrive.
Il ne fallait surtout pas laisser d'indices permettant de remonter aux sources de l'opération.
Totalement étranger aux manipulations et coups tordus en tout genre, Jozef ne pouvait pas
se douter de ce qui se tramait et assura Gorcevizc que personne ne toucherait un seul
cheveux des danseurs.
Le bal, c'était justement ce vendredi soir. Toute la semaine Jozef avait réfléchi au dispositif.
L' organisation ne devait laisser aucune faille. Les casseurs ne devaient pas être en mesure d'
approcher la salle des fêtes à moins de cent mètres. Il avait tout prévu : parking obligatoire
et gardé par des hommesaccompagnés de pitbulls. Entrée de la salle des fêtes contrôlée par
l'équipe de Jozef. Pas d'attroupement aux abords du bal.
Il avait recruté des karatékas, des judokas et des experts en ju-jitsu manipulant le bâton
d'une incroyable dextérité. Ayant obtenu carte blanche, il avait gardé son dispositif
totalement secret . Même au maire, par prudence, il n'avait rien dévoilé de son plan.
Seule Anna, sa femme chérie, sa confidente et conseillère avisée, était au courant. Tout en
approuvant son mari, Anna en avait franchement marre de voir Jozef jouer les anges
gardiens pour le compte du maire. Même pour un beau paquet d'euros, à 46 ans, ça ne valait
plus le coup de prendre des risques.
- Un jour, tu tomberas sur plus fort que toi. A la maison, personne n'a envie de te voir
amoché.
Jozef promit qu'il réfléchirait bientôt à la question. Mais, pour l'heure, il devait tenir son
appartement. Pas de bordel au bal. Un point c'est tout.
-Fais gaffe quand même, murmura Stefan, son fils aîné, alors qu'il quittait la maison pour
mettre ses hommes en place en vue de la soirée.
***
Les voyous déboulèrent sur le coup d'une heure du matin. Dans la salle de bal, les danseurs
transpiraient leur bière et leur vodka sur la piste, au rythme des mixages s'un d.j. réputé dans
toute la contrée.
Au répertoire : musiques slaves traditionnelles du pays et danses contemporaines. Au fil des
heures, les vieux du club étaient partis se coucher. Ne restaient plus que les jeunes, bourrés à
la bière, ou se trémoussant sur la piste au rythme assourdissant d'une musique électronique.
Aucun des danseurs ne pouvait se douter de l'arrivée d'un commando. C'était la << bande à
Zory >>, du nom d'un caïd de Bratislava au casier judiciaire long comme une liste de
courses au supermarché.
Au palmarès : des années de prison pour vol à main armée, violence en réunion, trafic de
stupéfiants, rebellion contre policiers, menaces de mort, tentative d' évasion, agression
contre un fonctionnaire pénitentiaire. Ce qui lui avait valu de passer une bonne partie de sa
détention au mitard et d' être considéré et respecté comme un chef dans la société carcérale.
En liberté conditionnelle, Zory avait fait savoir qu'il était redevenu opérationnel pour des
coups sans risque et bien payés.
Avant de passer à l'attaque, il avait envoyé ses poissons pilotes en repérage. Qu du facile
aux dire de ce couple très ordinaire chargé de fournir tous les renseignements utiles. Partant
de là, Zory, en véritable patron, avait donné ses dernières instructions.
Au parking, le vigile au pitbull devait être immobilisé au flashball. Dans les secondes
suivantes, deux ou trois bagnoles du parking devaient être cramées à l'essence. Comme un
début de paniqueattirerait tous les autres vigiles, il ne restait plus qu'à conclure : expédier un
groupe de quatre hommes masqués devant les portes de la salle des fêtes et cueillir à coups
de battes de baseball les danseurs sortant précipitamment pour voir.
-Tous les connards voudront voir si leur caisse est en train de brûler, avait parié le stratège.
Une fois la dizaine de mecs pliés en deux avec les côtes cassées et le crâne cabossé, il n'y
avait plus qu'à revenir aux voitures, aux fausses plaques d'immatriculation en se frayant au
besoin un chemin au milieu de l'émeute à coups de gaz lacrymogénes.
-Le tout devra être réglé en moins de deux minutes trente, avait précisé Zory.
Dans la fourgonette stationnée à égale distance du parking et de la salle des fêtes, Jozef avait
installé son poste de commandement. Son système de défense était disposé comme une
nasse dans laquelle les agresseurs devaient entrer, se faire piéger sans pouvoir en ressortir.
A cinquante mètres avant le parking, un membre de son équipe, en planque dans une
camionnette de chantier, devait lui signaler par talky-walky de tout véhicule suspect.
-Aligator prévient Mammouth. Deux voitures avec des types cagoulés roulent vers le
parking. L'un d'eux est armé.
-OK, répondit Jozef. Tout le monde reste à son poste sans se montrer.
Les véhicules des frappeurs s'engagèrent lentement sur le petit chemin conduisant à
l'herbage transformé en aire de stationnement pour l'occasion. Un fléchage de fortune
indiquait la voie à suivre.
Comme la soirée était bien entamée et qu'il n'y avait plus de nouveaux danseurs à attendre,
la guèrite de vente de contrôle des tickets était fermée.
Le véhicule de tête passa la barrière grande ouverte, suivie de près par une seconde
transportant le reste du commando, celle des hommes armès de battes de baseball.
Au fond du champs, une ouverture dans la haie vive donnait directement sur les abords de la
bâtisse où le bal battait son plein.
Les conducteurs firent le tour du parking, comme s'ils cherchaient la meilleure place pour se
garer. Dans le faisceau des phares en position code, ils distinguèrent la silouhette du vigile
au pitbull qui pissait entre deux bagnoles. Zory donna le signal. Deux types sortirent
bruquement, chacun avec un bidon en plastique, courant vers la rangée du milieu, là où
l'incendie ferait le plus de dégâts. Un troisième, l'arme du flashball à la main, se précipita en
direction du gardien au chien.
Qui n'était plus là.
-Où est-il donc passé l'abruti ? s'interroge furieusement celui qui devait mettre le vigile du
parking K.O. et tuer le molosse. Fouillant du regard tous les coins d'ombres, il ne voyait
rien. Zory n'eut pas le temps de rappeler ses hommes.
Le piège se refermait déjà avant l'allumage du brasier. De puissants projecteurs disposés sur
des barres de toit des fourgonettes stationnés aux quatre coin du champ inondèrent les lieux
de leurs faisceaux de lumière violente. Des hommes surgirent de partout , armés de
gourdins, tenant en laisse des chiens sans muselière. Sur un seul mot d' ordre , les maîtres
libérèrent les animaux qui su jetèrent en moins de deux secondes sur les porteurs de bidon d'
essence et sur le type au flashball.
Pas le temps de réagir. Les puissants crocs s'enfonçaient dans des cuisses , s'acharnaient sur
des bras. Le chef du commando, impuissant devant la déroute, ordonna à son conducteur de
mettre les gaz :
-Fonce ! Commanda Zory à son chauffeur. Laissons tomber les autres. On les connaît pas.
On sait pas qui sait. On n'est pas avec eux. Nous, on se casse.
Dans le chemin cahotique mal éclaré ramenant à la route principale, il distingua des
hommes qui couraient sur les bas côtés.
-T' occupes pas d' eux ! Geula sèchement Zory.
Tant pis si t'en écrase un.
Trop tard pour donner un coup de frein. La voiture roula sur une herse dressé pointes en l'
air en travers du sentier. Les quatre pneus éclatérent. Des chevaux de fris dressès juste après
interdisaient de poursuivre avec les roues sur les jantes. D' autres hommes avec molosses
sortirent des fourrés, ouvrant les portières pour extraire les occupants du véhicule.
Zory vit une grosse main gantée le saisir à la gorge et le tirer hors de sa voiture. Il se mit à
gueuler, furieux.
-Mais t'es qui toi ! Hurla-t-il à l'inconnu. C'est une agression. Je porterai plainte à la police.
T'es bon pour dix ans de tôle.
-Ca tombe bien. Ta plainte tu peux la déposer maintenant. J'suis flic. Gendarme si tu
préfères.
Plaqué contre le capot du véhicule, le truand sentit des mains courir le long de son corps et
de ses jambes. Une fouille en règle très professionnelle.
C'est sûr, c' était des poulets. Les neurones dans la tête de Zory tournaient à plein régime.
Quel salaud avait pu le vendre à la maison des Poulaga ?
Il n' eut pas trop le temps de passer en revue tous les mecs avec lesquels il avait été mis en
contact pour ce coup-là.
-Tu ne serais pas yougo avec un accent pareil ? Questionna un autre flic qui lui plaquait un
pistolet sur la nuque.
Zory ne dessera pas les dents et pensa que l'urgence du moment était de prévenir son avocat.
La récolte des gendarmes était bonne. Un poignard de chasse, un 357 Magnum et une
enveloppe contenant 9 000 dollars.
-C'est quoi ce pognon. Pour payer tes incendiaires ?
-J'ai quand même le droit d'avoir un peu de monnaie sur moi pour aller danser, non ? Le
Champagne, c'est pas donné dans ces bals de campagne. Maintenant, je veux avoir mon
bavard. Je ne dirai plus rien.
***
Jozef sortit de son poste de commandement une fois toute la bande embarquée. Pas
question d'être vu par Zory, un type dangereux aux multiples réseaux, capable de donner des
ordres à l'extérieur depuis le fond de sa prison. Il avait eu le maire sur son portable pour lui
raconter brièvement comment son plan avait marché avec succès. Boris Gorcevicz ne
manqua pas de le féliciter et de le remercier pour l'excellent boulot.
-T'as raison de mettre la gendarmerie en protection car tout te serait retombé sur le dos en
cas de bavure, commenta l'édile avant de lui souhaiter bonne nuit.
Après avoir payé et salué ses gars, Jozef alla boire une pression à la buvette de la salle des
fêtes. A cette heure très avncée de la nuit, ce n' était plus un bal, mais une orgie. Des
centaines de cannettes vides jonchaient le sol. L'odeur de la bière mêmée aux effluves de
sueur et de vin mousseux lui coupa la soif.
Des garçons, affalés sur leur table, ronflaient et cuvaient. Des filles désinhibées par la
boisson se trémoussaient à demi-nues au milieu de la piste en faisant trembler leurs petits
seins. Dans les recoins, derrière des rideaux plus ou moins bien tirés, des couples se
caressaient sur tout le corps, sans pudeur.
Derrière le bar de la buvette, un type était allongé directement sur le sol, le pantalon baissé,
une fille à ses côtés lui palpant l'entrejambe. Dans l'embrasure de la porte du local de service
attenant, un mec matait la scéne en se rinçant l' oeil à gogo.
Quelques acharnés continuaient à danser comme si rien de tout cela ne se passait autour d'
eux. Jozef se dirigea vers le DJ en pointant un doigt vers la pendule marquant 3 h 20.
-Bon, faut fermer maintenant, ordonna-t-il. C'est plus un bal, c'est un boxon ici.
Au grand dam des derniers acharnés dansant encore sans se soucier des scénes de débauche,
la musique stoppa net. Le DJ débrancha son matériel tandis que Jozef secouait les types
soûls pour les reveiller. Les filles dépoitraillées se rahbillèrent prestement. Les couples en
train de baisouiller derrière les rideaux et à la buvette se levèrent en ajustant leurs vêtements
et en refermant les braguettes.
-Le parking reste ouvert jusqu'à demain, lança-t-il à la cantonnade. Vous n'êtes pas en état de
reprendre le volant. Mieux vaut pour vous de finir la nuit dans vos bagnoles à cuver et
dormir.
La salle se vida en moins de deux minutes. Jozef ne put réprimer un sourire en pensant aux
membres du club de football qui devaient remettre les lieux en état dans la matinée.
S'assurant que la salle était bien vide, il abaisa l'interrupteur général.
Sur le chemin du retour, au volant de son fourgon, il pensa à ses enfants, Vanessa et Stefan,
surtout à Anna, sa femme chérie. Cependant, il décida de ne rien leur raconter de la tentative
d' agression des hommes de main de Zory.
Son épouse ne voulait plus qu'il aille faire la sécurité pour le compte du maire. Lui, au
contraire, aimait bien faire ce boulot. Les quelques centaines d'euros gagnés par soirée
n'étaient pas superflus. Mais l'argent n'était sa seule motivation.
Que le maire fasse appel à ses services et à son autorité morale pour assuruer l'ordre dans les
soirées chaudes flattaiet son orgueil. Il y voyait une reconnaissance de ses réelles valeurs.
Un succès à retardement d'une carrière de boxeur avortée.
Tandis qu'il roulait Place de l'Hôtel de ville, ses pensées se fixèrent de nouveau sur Stefan,
son fils, et Vanessa, sa fille, les deux véritables chefs d' oeuvre de sa vie. Comme il en était
fier ! Anna les avait parfaitement éduqués.
Stefan lui posait quelques soucis. Contre ses conseils et ses avertissements, le garçon voulait
à son tour devenir boxeur. Il avait beau le dissuader, le mettre en garde contre tous les
dangers de ce sport et contre tous les requins qui rôdent autour, rien n'y faisait.
Jusqu' alors, il avait réussi à lui barrer le chemin de la salle d'entraînement en refusant de
payer sa licence. Mais il voyait bien arriver le jour où il faudrait céder aux demandes
insistantes du fiston. Comme Jozef se savait soutenu par sa femme, il pensa que Stefan
finirait par être découragé.
-Si t'as vraiment envie de te battre, je veux bien te payer une licence de judo, lui proposait-il
souvent.
Stefan méprisait le judo et les judokas qu'il appelait avec mépris << les tireurs de pyjamas
>>. Pour l'heure, Vanessa, à 16 ans brillante élève, voulait être médecin << pour soigner papa
et maman quand ils seront malades >>. Avant d'avoir découvert cette nouvelle vocation
professionnelle, elle avait voulu être fleuriste, puis sage-femme, puis institutrice.
Actuellement, elle en était donc au stade << docteur >>. Et comme elle arrivait au bout de
ses études secondaires, c'était sérieux.
Au plus profond de lui même, Jozef espérait qu'elle ne change plus d'avis. << Mais c'est
beaucoup de travail, beaucoup d' études, beaucoup d'argent avant de commencer à exercer
>>, lui disait-il souvent pour tester sa volonté de poursuivre dans cette voie.
Invariablement, la jeune adolescente répondait :
-Mais, papa, crois-tu que je n'ai pas pensé à tout cela ?
Les yeux attendris et le coeur débordant d'amour pour sa fille, Jozef admirait cette enfant
qui lui donnait tant de satisfactions. Ses carnets scolaires étaient une collection d'
excellentes notes, d' appréciations positives des professeurs et d'encouragements.
Jozef éprouvait cependant un pincement au coeur en imaginant sa petite Vanessa quitter la
maison pour la faculté de Médecine de Bratislava.
Il se demandait comment sa fille, ce joyau de sagesse et de bonne éducation, jusqu'alors
protégé de toutes les laideurs de la société, sortirait de la machine à broyer les individus que
sont les bizutages de carabins. Comment elle, si croyante, si prude au langage châtié,
accepterait de se mêler au troupeau moutonnier d' étudiantes ivres, défilant dans les rues de
la capitale en beuglant des chansons ordurières et en acceptant l' humiliation publique
imposée par les anciens de la faculté.
Lui-même avait assisté à certains de ces grands monômes d'automne et avait été
profondément choqué en voyant des bizuts devoir mimer des scènes de sodomie sur la Place
de l' Hôtel de Ville. Les grandes beuveries, la débauche morale, ce n'était pas dans sa
culture. Il revoyait aussi cette image incroyable de jeunes filles de première année de
médecine, le visage peinturé, la blouse blanche maculée d'inscriptions obcènes, contraintes
de vendre aux passants des feuilles d'un rouleau de papier hygiénique posé sur un dévidoir
en forme de godemichet.
Il n' imaginait pas Vanessa se livrer à de tels actes sous la contrainte des bizuteurs.
Mais ça, c'était la face visible des rentrées en fac de médecine. Il y avait aussi tout ce qui se
passait à l'intérieur avec le silence complice du corps professoral. Des saloperies où garçons
et filles devaient monter sur des tables ou des estrades, le torse nu ou les fesses à l'air,
sefaire empoigner par des mains avides d'indécences. Il n'imaginait pas un seul instant
Vanessa dans de telles postures, pour satisfaire aux fantasmes les plus pervers.
Il avait eu l'occasion d'aborder cette question avec sa fille :
-Ne t'en fais pas mon papa chéri, l'avait-elle rassuré. Tous les étudiants en médecine sont
passés par là et n'en sont pas morts. Je me ferai toute petite et personne n'osera me faire mal.
Qui, en effet, voudrait abîmer et salir une si belle enfrant ? Jozef n'insista pas et se dit que
les femmes médecins, triturées par les mains dégueulasse des bizuteurs, nen paraissaient pas
traumatisées en apparence. Mais Vanessa, quand même, c' était Vanessa, pas une traînée, pas
une fille à jeter en pâture aux chiens. << Il ne faudra pas te laisser salir >>, avait-il conclu.
Et Stefan ! C'était un autre problème. Les études, ce n' était pas son truc. Lui, voulait sortir
du système scolaire le plus vite possible pour se consacrer à la boxe et devenir un jour
professionnel. Combien de fois Jozef avait dû le mettre en garde.
-Tu sais mon garçon, la boxe, moi j'en viens. En Slovaquie comme ailleurs, un monde
pourri et corrompu gravite autour. Plus de la moitié des combats sont truqués. Comme les
managers tiennent par le fric de la fédération, les comités et les clubs, ils font ce qu'ils
veulent. Pour eux, les boxeurs c'est des fantassins. De la chair à combattre , pour vu qu'eux,
les coaches, les organisateurs s'en mettent plein les poches.
Mais il voyait bien que Stefan l' écoutait poliment en pensant << cause toujours toujours, je
verrai plus tard >>.
En arrivant chez lui, Jozef allait être mis au pied du mur. Pénétrant dans la cour de sa ferme,
il aperçut de la lumière dans le grand hangar. Il descendit de voiture, très intrigué. Plus il
s'approchait du bâtiment , plus il eut la certitude qu'un ou des voleurs tentaient de s'en
prendre à son matériel ou de dérober une machine.
Ca cognait, et les coups résonnaient dans la nuit silencieuse. S'armant de courage et d'une
barre de fer traînant devant son atelier, il rejoignit la porte entrebaillée du hangar à pas
feutrés. Il vit cette scéne incroyable mais vraie : Stefan, gants de boxe aux poings,
s'entraînant sous le regard connaisseur de Miroslav Bonov, un jeune sociétaire du club de
Bratislava, venu sur place prodiguer ses conseils.
Jozef resta un moment dans l'ombre, évitant de signaler sa présence . Comme il y allait son
Stefan ! Une véritable bombe d'énergie. Pour la première fois, il vit la détermination d'un
visage au regard d' aigle. Des yeux perçants, volontaires, tueurs. Dépourvu de sac de sable,
le garçon frappait contre le mur sur lequel il avait fixé une planche de contreplaqué pour ne
pas flinguer les gants sur le béton rugueux.
Les gestes techniques étaient là, avec des enchaînements, des coups en haut, en bas.
Côté déplacement, ce n' était pas mal non plus, Visiblement Stefan n'en était pas à sa
première séance. Il savait reculer, tourner, aller à gauche, à droite, sous les ordres du <<
professeur >> Miroslav.
L'ami du fiston avait le visage marqué par sa dernière tournée dans les salles de boxe
française. Son oeil fermé et son nez gonflé trahissaient une défaite cuisante face à un
champion local toujours invaincu, affichant vingt-huit victoires en autant de combats, dont
duix-neuf acquises avant la limite.
Miroslav avait été le vingtième à se faire expédier au tapis. C' était à la sixième reprise.
Coup au foie qui vous plie le corps en deux, avec uppercut pour suivre. Et le visage collé à
la moquette du ring pour terminer, avec des douleurs allant du bas ventre à la poitrine. Le
souffle coupé, resté conscient, le Slovaque avait vu le juge central se pencher sur lui, mettre
les bras en croix en geulant << out >> sans compter jusqu'à dix. Le médecin s'était ensuite
précipité, comme d'habitude lorsqu'il y a K.O.
En montant sur le ring, Miroslav s'était mis ce défien tête : donner la leçon à cet ogre qui ne
faisait qu'une bouchée des Slovaques et Roumains. Mais dés les premières seconde du
combat, il réalisa que la partie était bien trop inégale. Sa propre boxe offrait trop de
lacunes : manque de rapidité et de technique en sortie de corps à corps, impossibilité à
enfermer l' adversaire dans un coin.
Le français l'avait vite jaugé et ne lui avait laissé aucun espace. La moitié des coups de
Miroslav étaient arrivés dans le vide, et le reste dans les gants.
Impossible de trouver la faille dans la défense hermétique.
Le type avait été correct de bout en bout. Ne cherchant pas à l' écraser de sa supériorité, il
avait profité de l'occasion pour faire de ce combat une bonne séance d'entraînement, passant
en revue tous les grands classiques du noble art. Les reprises s'égrénaient toutes semblables
aux autres, à l'avantage du français.
S'ennuyant à mourir dans ce combat trop académique, sans reélle opposition, le public s'était
mis à siffler . La difference de niveau était trop évidente, même aux yeux des spectateurs les
moins connaisseurs. Aussi, dans la sixième, pour enflammer la salle, le français mit un coup
d'accélérateur accueilli par des salves d'applaudissements et des cris d'encouragement.
Puis dans la dernière minute, ce fut le coup de turbo : foie, menton, tapis, out. Le public en
délire en avait eu pour son argent. Rien à dire.
Trop popussif comme boxeur, Miroslav paraissait être bon pédagogue, Toutes les défaites
avaient été pour lui de véritables leçons. Il savait ce qu'il fallait faire ou ne pas faire sur le
ring. C'était visiblement un garçon intelligent et courageux, mais dépourvu de talent.
***
Jozef entra dans le hangar.
Stefan s'attendit au pire. Les colères de son père étaient rares, mais très violentes. Malheur
à celui sur qui elles s'abattaient. Comme Jozef ne laissait paraître aucun signe de
mécontentement, il se relâcha quelque peu en bredouillant : << Voilà, maintenant tu
sais... >>.
Ignorant le fils, le père entama une conversation avec Miroslav.
-Ca fait combien de temps que ça dure, ce cirque ?
-C'est la deuxième séance. On ne fait que commencer.
-Garde tes salades pour d'autres que moi. J' ai bien vu comment il frappe, et se déplace. Ce
n'est pas venu en deux heures d'entraînement.
-J'mens pas Monsieur Jozef, protesta Miroslav.
Cela fait des mois que Stefan regarde des cassettes de leçons de boxe et répéte les tout seul
les gestes dans ce hangar, quand vous êtes absent de chez vous. Il a des atout, vous savez.
Ce serait dommage de ne pas lui donner tout ce qu'il faut pour se défendre et combattre car
un jour il ne vous demandera pas la permission pour prendre sa llicence.
Jozef évita d'entrer dans le vif du sujet. L'avenir de Stefan ne pouvait ainsi être discuté à une
heure avancée de la nuit.
-Alors, comment ça s'est passé pour toi en France, la semaine passée ?
-Vous le savez bien, Monsieur Jozef, j'ai pris une toise. Mais j' ai eu le temps d' apprécier la
bonne cuisine et le bon vin. C'est fou ce qu'ils sont fort dans ce pays là, côté bonne bouffe et
bien boire. A deux, le coach et moi, on a liquidé deux bouteilles à table, le midi du combat.
Pour me donner des forces, le coach m'a fait servir un vrai cassoulet? Je n'en avais jamais
mangé des comme ça, avec des saucisses et du lard mijotés lentement dans des haricots avec
de la tomate et des oignons.
-Te tends tu comptes de ce que tu dis là ? C'est un fou furieux ton coach de te mettre à un tel
régime avant de monter sur le ring. Pas étonnant que tu n'avais plus de jus pour combattre.
A mon avis, il n'en avairt rien à faire que tu gagnes. Au contraire, il avait dû signer ton
contrat avec une promesse de défaite à la clef.
T'es gentil, mon gars, mais t'es trop naïf. Ça te perdra.
Combien on t'a donné pour cette tournéee ?
-C'était signé pour 700 euros. Mais le coach a gardé la moitié de la bourse pour lui, comme
toujours. Il m' a reproché d'accuser 200 grammes de trop à la pesée. A cause de ça, les
français auraient décidé de rabaisser le montant de la bourse, sinon le combat ne pouvait pas
avoir lieu et on aurait fait le voyage pour rien.
-C'est du baratin tout ça. C'est du vol. Tu t'es fait avoir dans toutes les largeurs, répliqua
séchement Jozef en fixant Stefan droit dans les yeux.
Fouillant dans sa poche, Jozef tira une petite liasse de billets – ceux de la prestation de
sécurité versés par le maire de la main à la main.
-Tiens, prend ça. C'est les 350 euros manquant de ton combat, dit-il en tendant la somme à
Miroslav.
-Oh non, Monsieur Jozef, c'est votre argent. Le mien est maintenant sur le compte d'
épargne de mon coach.
-Ca pue le Milo Roczavic à plein nez cette histoire. J' ai connu ça aussi quand j'avais ton
âge, et personne à côté de moi pour défendre mes intérêts.
-Ah ! Milo ? C'est aussi mon coach actuellement.
-Allez, empoche ton argent, mon gars. Et crois moi, des types comme lui n'ont rien à faire
des boxeurs. Une seule chose les intéresse : le pognon.
Ils font miroiter la gloire, les ceintures de champion d'Europe ou du Monde, les gros cachets
lorsqu'on sera au sommet de la boxe. Que du vent, des mensonges tout ça. Si tu savais tout
ce que Miloa pu me voler. Je devrais aujourd'hui être riche à millions.
-Mais cet argent là, les 350 euros que vous me donnez, c'est à vous. Vous l'avez par votre
boulot.
Stefan comprenant bien où son père voulait en venir. Tout ce qu'il disait à Miroslav
s'adressait en réalité à lui. D' un battement de paupières, il fit comprendre à son pote << Miro
>>, de prendre les billets pour couper court à la conversation. Enfilant son survêtement, il
poussa un baillement bruyant signifiant son intention d'aller se coucher.
-T'as raison, enchaîna le père. Moi aussi j'ai besoin de dormir. On reparlera de tout ça à tête
reposée un peu plus tard. Salut "Miro", toi aussi va dormir.
Sans rancune, en bon père protecteur, Jozef regagna la maison familiale en tenant le fiston
par les épaules. Tels deux bons vieux amis.
II
Dans les pattes de Milo Roczavic
A Helnek, Jozef Vodkavic était l'homme le plus respecté. Issus de parents très
modeste, il avait réussi à construire sa vie honorablement et honnêtement. La boxe lui avait
donné une réelle notoriété et rapporté assez d' argent pour acheter quelques arpents de terre
de culture.
Ce n'était pas le genre de gars à flamber. Ce qu'il gagnait, c'était pour lui, pas pour frimer.
Tout le monde dans le pays avait gardé les coupures de journaux lorsque son nom faisait les
gros titres dans la rubrique sportive. Amateur, il avait été sélectionné en équipe nationale
après avoir remporté le titre de champion de Slovaquie chez les moins de 81 Kilos. Mais,
pressé par des besoins d'argent, il s' était vite orienté vers la boxe pro. Son promoteurentraîneur, Milo Roczavic, n'avait pas eu de mal à le détourner de la voie Olympique à
laquelle il était destiné.
- En amateur, tu auras la gloire. Mais tu ne gagneras que des haricots. Avec moi, tu boxeras
pour de la monnaie. Laisse-moi construire ta carrière. T'es taillè pour porter des grandes
ceintures, d' Europe et du Monde. Quand t'auras atteint ce niveau-là, tu gagneras en une
soirée bien plus que tu ne gagnerais en une vie sans la boxe.
C'était dit. Jozef prit sa licence pro. Adieu les J.O. Et bonjour le flouze.
A peine la licence signée, ce fut le premier combat professionnel.
-Mais ce n'est pas la même chose, s'inquiéta Jozef auprès de Roczavic. Il faut m'apprendre le
métier. Passer de trois à six ou dix, ce n'est plus la même chose.
Roczavic écarta l'objection d'un revers de main.
-Avec la force naturelle et le talent que tu as, ça m' étonnerait que les combats aillent jusqu'à
la limite.
Si tu viens régulièrement à l'entraînement, je te mettrai entre les mains de mon ami
Vladimir, un vieux renard des rings, il t'enseignera l'essentie;.
En réalité, Jozef n'eut pas le temps de recevoir les conseils du vieux Vladimir – hospitalisé
pour des problèmes rénaux – qu'un premier combat avait été conclu.
C'était pour le samedi suivant, à Bratislava.
-T'inquiète pas. Le type que tu vas combattre est comme toi, un débutant. T'as rien à
craindre.
Faute de pouvoir être conseillé sérieusement, Jozef avait alors passé le reste de la semaine à
la médiathèque du club omnisport d'Helnek à visionner les cassettes de son idole,
Mohammed Ali. Il avait également fait une cure de pâtes et avait surveillé son poids au
programme près.
Il avait raconté tout ça à Roczavic qui n'avait pas manqué de l'encourager à suivre dans cette
voie.
-Mais combien vais-je gagner samedi ? Questionna le jeune boxeur.
-C'sais pas, avait répliqué le manager.
C'est pas encore négocié. J' attends le contrat de l' organisateur du gala.
-Mais c'est qui, cet organisateur ?
-Oh, tu connais pas. C'est un mec de Bratislava, un certain Piotr.
T'en fais pas, c'est un gars sûr. Qui paie toujours en dollars.
Dollar, le mot magique était prononcé, et Jozef se contenta de la réponse.
A la fin de son premier combat, gagné aux points en six reprises, Jozef avait vu Roczavic
glisser une enveloppe de son survêtement. Les premiers dollars venaient de tomber.
La bataille avait été bien plus difficile qu'annoncée. << L'autre >> était un tchèque d'Ostrava.
Une vraie boule de nerfs. Un mec de petite taille, se déplaçant sans cesse, insaissable.
Quand il attaquait, c' était comme un duel au fleuret. De l' observation, un assaut, et la fuite
en arrière ou de côté. Impossible de le cadrer.
Et il faisait mal, l'animal. Surtout au corps. Jozef avait dûpasser une partie du combat à
plaquer son coude droit sur son flanc pour ne pas se faire électrocuter. Au quatrième round,
le Tchéque avait entre aperçu la victoire en expediant un upercut-missile.
Jozef s' était retrouvé le cul sur le tapis.
Comme il se releva rapidement, le juge estima qu' il y avait eu glissade. Trois secondes
après, c' était le coup de gong de la fin de la reprise.
-Mais comment le faire tomber ? Lança Jozef à Roczavic, à son retour dans le coin.
Le coach s'en foutait. Il voulait simplement que le combat aille jusqu' au bout.
-Si tu y parviens, le reste c'est mon affaire.
Jozef ne comprit pas le sens de ces mots. A la cinquième reprise, le combat changea
d'aspect. L'Ostravien devint comme absent, ne cherchant qu'a se protéger, et non plus à
attaquer. Fini la mobilité, les dérobades après l'assaut. Il restait planté, comme attendant la
punition.
Jozef profita de la situation en puisant dans le catalogue de la boxe académique. Alignant les
coups les plus basiques, les points des juges tombèrent dans son escarcelle.
La sixième reprise fut du même tonneau. Un adversaire sans conviction, sans ressort, se
dissimulant derrière ses bras, ne laissant aucune ouverture à Jozef, sans attaquer. L'arbitre
l'avertit deux fois pour refus de combattre, le menaçant de discalification sur KO technique.
Le gars avait fini par bouger, mais ses coups n'avaient plus rien avoir avec les saillies
mordantes du début de combat.
-Tu l'as fatigué. Il ne tenait plus la route, commenta Roczavicà Jozef qui le questionnait sur
la baisse soudaine de régime du Tchèque.
Rentré à Helnek dans la soirée, Jozef retrouva sa mauvaise paillasse dans le fond de l' écurie
de la ferme des Goudounov, de vieux paysans d' origine russe dont la famille avait fui la
révolution bolchévique.C' était parait-il autrefois des seigneurs, propriétaires d'immenses
exploitations agricoles et de forêts. Des gens très cultivés et raffinés, et surtout discrets,
fidèles de l' église orthodoxe.
Comme ils n' étaient pas très riche, ils avaient accepté de mettre un coin de l' écurie à la
disposition de Jozef. A la condition qu' il change régulièrement de litière des chevaux. C'
était le prix de son loyer.
Pour manger à sa faim, Jozef travaillait aux champs, coupant du bois l'hiver, labourant,
participant aux moissons, ou à la récolte des pommes de terre.
-Moi aussi, un jour, j'aurai ma ferme, s'était-il juré.
Avant de s'allonger sur sa couche, il sortit l'enveloppe glissée par Roczavic dans sa veste de
survêtement. Dedans : deux billets de dix dollars.
-Quoi, ça seulement ! S'exclama-t-il à haute voix en s' étouffant de rage? Je me suis fait
rouler dans la farine, et dans toutes les largeurs. C'est pas demain que j'achèterai ma ferme.
Le choc de la désillusion passée, il s'endormit comme une souche, les muscles encore
meurtris par les coups de l'Ostravien. Au réveil, l' histoire du combat à 20 dollars n' était
toujours pas digérée. Il se rappela la promesse non tenue de Roczavic.
-C'est ma vraie première leçon de boxe pro.
Maintenant, je sais ce qu'il ne faut pas faire, pensa-t-il.
10 heures venait de sonner à l' église du pays. Jozef finissait de nettoyer l' écurie lorsqu'il
avait vu arriver Roczavic dans la cour de ferme des Goudonov.
Le jeune boxeur eut aussitôt la rage. Il se dirigea vers le manager en le fusillant du regard.
L'homme perçut immédiatement la colère du garçon.
Il plongea la main dans la poche revolver de son pantalon et en sortit une nouvelle
enveloppe, avant même que Jozef ait eu le temps de formuler ses récriminations.
-Tiens, c'est le reste de ta bourse.
Jozef sentit comme un poids sortir de sa poitrine.
Sa confiance envers Roczavic revint immédiatement.
Il y avait trois cent dollars. De beaux billets verts comme il n'en avait jamais vu.
-Je n'ai eu cet argent qu' au milieu de la nuit car l'organisateur attendait d'avoir fait les
comptes de la soirée pour régler toutes ses additions.
Jozef, bien que comblé, n'en perdit pas le Nord pour autant :
-Mais la prochaine fois, je ne monterai pas sur le ring avant d' avoir signé un contrat.
-Fais pas chier. Tu l'auras ton contrat. Mais ce n'est pas si facile que tu le penses. Si tu savais
la quantité de roublards qu'il y a dans ce sport. Pour avoir son dû, c'est toujours la galère.
Puis la conversation glissa sur le boulot à la ferme des goudonov.
-Ils vont te regretter quand tu partiras. T'as plus ta place ici.
-Ouais, mais c'est là que j' ai à manger et que j' ai un toit.
-J'ai mieux à te proposer. Un appartement trois pièces dans le nouvel immeuble, près de la
gare. T'auras les clefs le mois prochain. C'est gratuit. Pas de loyer.
C'est moi qui paie la note.
Bien que la proposition fut allechante, Jozef était resté sur ses gardes. Il avait entendu parler
de ces nouveaux logements avec ascenseur, salle de bain, cuisine aménagée à l' américaine.
Mais au fondde lui-même, il n'avait pas envie de dépendre d'un tiers.
En toute circonstance, il vouler conserver sa liberté.
-C'est beau ce que vous dites, Monsieur Roczavic, mais si j' ai un accident et que la boxe s'
arrête pour moi, où irai-je loger ? Ici, c'est pas terrible. Mais ce que j'ai, je le gagne pour
mon boulot. Je mange à ma faim parce que je travaille.
-Arrête ton cathéchisme. Si tu veux continuer à vivre près de ton tas de fumier ou à bouffer
des épluchures de patates, c'est ton droit. Mais avoue qu'il faut être con pour vivre comme
ça quand on a ce que je veux t'offrir.
Pour Roczavic, l'affaire était entendue. Ca ne se discutait pas. Personne d'ailleurs ne
discutait ses paroles. Il avait toujours raison. Il connaissait cette sentence de pays
capitalistes : <<Qui paie commande>>.
Avec son fric, il n'entendait qu'une chose : mettre tout le monde à sa botte. Se servir des
autres pour toujours gagner plus d'argent. Monnaie. Cash. Blé.
C' était ses mots, cent fois prononcés par jour.
Mais d'où son fric pouvait-il venir ? Bien que très intéressé pour améliorer ses conditions de
vie, Jozef n'avait pas envie d'aliéner sa liberté et son libre arbitre. Si Roczavic ne pensait
qu'à l'argent, lui n'imaginait pas vivre sous tutelle. Plutôt crever de faim parfois que devoir
rendre des services inavouables en contrepartie de prétendues largesses qui ne profitaient,
finalement, qu'au donateur.
-Avec l'appart, je mettrai aussi une voiture à ta disposition , avait enchéri le manager.
C'était trop beau. Jozef pensa au conte de Cendrillon qui retombe en guenilles aussi
rapidement qu'elle a été vêtue et traitée comme une reine. Ou pire encore à Esaû qui vendit
son âme au diable contre un plat de lentilles.
-Mais avant toutça, il y a de la boxe. Que dirais-tu d'un combat en Italie. J' ai une offre pour
un mi-lourd à 2000 dollars, pour un huit rounds. Je t'emmène. On fait 50/50. Tu ne seras pas
seul. Il y aura trois autres gars du club.
Le regard vague de Jozef s'était soudainement allumé. 1000 dollars, c'était une grosse
somme.
-Ce sera à Naples. J'ai besoin de ta réponsemaintenant car il faut réserver les billets d'avion.
Tout frais payés par le club organisateur, comme d'habitude.
-Et aussi un contrat ? Surenchérit Jozef.
-Ah, toi et tes contrats, tu commences à me peler la jonc ! C'est bien la première fois qu'un
boxeur me casse les couilles pareillement. Contrat ! Contrat ! Contrat ! C'est quoi cette
chanson , geulait Roczavic dans la cour de la ferme.
Jozef ne se démonta pas devant la colère feinte de son interlocuteur. Il vit bien que l' autre
cherchait à l'impressionner.
-Ecoutez, Monsieur Roczavic, pas de contrat, pas de combat. Je n' irai pas à Naples pour
m'entendre dire que ma bourse sera payée à la saint Glinglin, avec des clopinettes. J'ai beau
n'avoir que 19 ans, un seul combat pro dans les gants, j'ai d'abord l'esprit paysan, les pieds
bien sur terre. Ma boursedevra être payée avant la pesée. Sinon rien. Je ne boxerai pas.
Roczavic n'avait jamais entendu l'un de ses boxeurs lui fixer ses conditions. Son visage se
crispa. Ses yeux lançaient des flammes. Ses poings se serrèrent. Il savait que le garçon avait
des raisons et le droit de son côté, mais il ne connaissait qu'une seule loi de la boxe : la
sienne.
-C'est dit, ta licence pro, tu te la carres au cul. Tu l'encadres dans ton écurie. Tu continues de
boouffer des fayots de merde. Oublie l' appartement, la voiture, Naples, les dollars. Adieu
pauv' plouc.
Jozef regarda Roczavic avec dédain. L'homme avait tourné brusquement les talons, sans le
saluer. Avec ses chaussures venies, son manteau d'alpaga, son chapeau feutre à large bord, il
dénotait dans cette cour de ferme boueuse. Surtout lorsqu'il passa devant l'auge emplie de
glands et déchets de cuisine devant laquelle s'empifrait une truie flanquée d'une dizaine de
gorets. La grosse femelle, jugeant que l'homme passait bien trop près de ses petits, arrêta de
baffrer, se mit à grogner méchamment.
Roczavic eu juste le temps de faire un écart pour éviter de se faire mordre le mollet. Comme
l' animal le poursuivait, il se mit à courir pour s'engoufrer dans sa voiture.
Comme il s'en doutait, deux jours plus tard, Jozef avait vu revenir son manager.
Il avait le visage apaisé. Sa visite de l'avant-veille était apparemment oubliée.
-Bon, as tu réfléchi pour l'appartement, la voiture, et le combat à Naples ? Bon, tu veux des
contrats ? En voila.
Roczavic sortit de son porte-documents trois dossiers distincts. Le premier, c' était le contrat
du combat en Italie. Le deuxième : le bail de l' appartement. Le troisième : la location de
voiture.
-Si vous voulez-bien Monsieur Roczavic, pour la bail de l'appartement et la voiture, je veux
réfléchir encore quelques jours, et je vous donnerai ma réponse après l'Italie, si j'y vais.
-Mais pourquoi << si j'y vais >> ? Je suis là pour te faire signer l'engagement. Sinon, tu
pourras mettre définiivement une croix sur ta licence pro. D'ailleurs, j'ai fait monter le
montant de ta bourse. Ce n'est plus 1000 dollars pour toi, mais 1500.
Comme Roczavic lui mettait le contrat sous le nez, le jeune boxeur avait vu que c' était bien
écrit noir sur blanc.
-C'est du net, ou c'est du brut. Monsieur Roczavic.
Combien là-dessus va-t-on me siphonner ?
-Arrête fiston. T'as lu trop de romans. Ou vu trop de films. J'ai qu'une parole. 1500 dollars,
c'est tout pour toi. Y a pas de frais. Pas d'entourloupe. C'est que du bénef. En cash. Comme
ça, rien à déclarer au fisc.
Jozef avait noté que Roczavic lui avait dit <<fiston>>. Sans savoir franchement pourquoi,
cela lui avait bien plus. Il avait ressenti cela comme de l'affection.
-Pour l'appartement, Monsieur Roczavic, j'en parlerai à Monsieur et Madame Goudounov.
C'est normal. Grâce à eux, je n' ai jamais dormi dans la rue ou dans les centres
d'hébergement pour clochards. Même si c'est pas la fortune, loin s'en faut, j' ai pu manger et
gagner un peu d'argent pour m'habiller, sortir de temps en temps au bal.
-Ou aller aux putes ? Ironisa le manager, jamais avare de vulgariés.
Pour cette mauvaise plaisanterie, Jozef lui aurait bien mis la tête au carré, et pensa <<
connard >>. Roczavic poursuivit.
-Ça aussi, des filles je peux t'en avoir quand tu veux. Pour une heure, une nuit. Mais là, elles
se font payer. Là, c'est plus moi qui finance.
-C'est qui, c'est fille ?
-Il y a des Russes, et des Polonaises. Des filles super, jeunes, avec un cul... je ne te raconte
pas.
-Vous les connaissez donc ?
-Tout le monde les connaît à Bratislava.
-Vous, par exemple ?
-Oh, pas plusque ça. Mais tu sais, je ne suis pas de bois. Et je ne connais pas un type capable
de leur résister.
Comme la conversation dérapait sur un terrain glissant, Jozef, avec son bon sens paysan,
ramena la boxe au centre du débat.
-Bon, c'est OK pour le combat de Naples. Mais je vois que sur le contrat, il y a un blanc à la
place de mon nom.
Roczavic prit le boxeur par l'épaule :
-Mon gars, tu manques vraiment de métier. La boxe pro n'a rien avec la boxe amateur. C'est
sûr, tu vas gagner plein de pèze. Tu iras chercher tes dollars avec une brouette. J'exagere à
peine, tu verras. Mais si tu le veux bien, laisse-moi faire. Le fric va arriver. Je ferai de toi un
champion d'Europe, et plus encore si tu marches à fond avec moi. T'en as la capacité et le
talent. Signe ici. Voici d' ailleurs une avance sur ta bourse, cinq cent dollars. J'ai jamais fait
ça pour un autre. C'est dire si j' ai pleine confiance en toi et ton avenir.
Devant l'étalage de billets américain et tant d' éloges, Jozef accepta et parapha le contrat.
Pour lui, c' était déjà une petite parcelle de terrain de sa future ferme.
***
Avant le combat de Naples, il y avait eu celui de Nitra. Dans ce petit patlin à l'Est de
Bratislava, la boxe était très populaire depuis que le club avait donné à la Slovaquie un vicechampion d'Europe , Slobodan Lubnec. Son aura était d'autant plus grande que le type s'était
tué en pleine gloire dans un accident de la route. C' était en 1980, à moto.
Roulant comme un taré en pleine montagne, surpris par une voiture venant en sens inverse,
il avait raté un virage. Son corps fracassé avait été retrouvé cent mètres plus bas au fond
d'un ravin. Il avait eu le droit à des obsèques quasi nationales.
Et chaque année, depuis ce drame, l'anniversaire de samort était célébré par un gala de boxe
où toute sa famille - père mère,frères et soeurs, oncles, tantes, cousins – comptait parmi les
invités d'honneur. Pour deux cents dollars, le combat fut une formalité.
Conclu pour dix rounds, il fut expédié en trois seulement. L'adversaire, Omar Khelifi,
tunisien, bien qu'annoncé par le speaker comme l'étoile montante des pays du Maghreb,
avec un palmarès de quinze combats, dont huit gagnés avant la limite,cinq aux points
et deux nuls,avait peut-êtremal digéré sa chorba ce soir-là. Pas en forme le mec.
C'était le combat phare du gala, retransmis en direct à la télévision.
Il n'y avait pas de titre en jeu. Cependant, Jozef avait conscience de l' importance de cette
soirée :
- Si tu perds, c'est que t'es une cloche.Si tu gagnes avec brio, je temets sur la rampe de
lancement pour les combats internationaux ».
L'international ! Combattre en Allemagne,France, Angleterre,être connu dans lemonde
entier,de l’autre côté de l’Atlantique, Jozef en rêvait !.
Près demille personnes dans la salle pleine à craquer,et plusieursmillions de téléspectateurs
devant le petit écran.Ca valait le coup de faire du beau boulot.
Dès l'ordre lancé par le juge central « boxe ! », Jozef se précipita, les poings en avant.
Khelifi avait des yeux de chien battu.La défaite était déjà inscrite sur son visage. L'homme
était comme résigné. Le jeune slovaque éprouva un sentiment de pitié pour cet adversaire si
peu fringant.
Il évita d'appuyer trop fortement ses premiers coups, pour le tester. Le Tunisien, par réflexe
automatique, répliqua, frappant soit dans le vide, soit dans les gants.
Voyant d’emblée qu'on avait collé une chêvre devant lui, Jozef avait eu alors cette
intelligence de ne pas flinguer Khelifi pour lemettre en confiance,pour pimenter ce brouet
pugilistique infâme. Il baissa sa garde, laissa les droites arriver à la face. Cela eut pour effet
de déclencher des « oh ! » et des « ah ! » dans le public, appuyés par des « Jozef ! Jo-zef !
Jo-zef !» d'encouragement.
A la télévision le reporter du direct n'en pouvait plus.Cela donna : « C'est parti. Le rouleau
compresseur tunisien est en marche. Le champion du Maghreb, dès la première minute de
combat marque son territoire. Combien de temps notre espoir de Slovaquie pourra-t-il
tenir ? »
A l'entendre, le combat était quasiment plié.
Le K.O. n'était plus qu'une question de seconde.
Mais doté d’un sens du spectacle, Jozef eut la malice, dans les quinze dernières secondes,de
reprendre le dessus, tel qu'il l'avait décidé, avec un enchaînement corps-face juste avant le
gong. Le reporter faillit en avaler son micro. « Khelifi a flanché !
Khelifi cueilli à chaud ! », hurlait-il dans sa cabine.
Le suspens télévisuel était à son comble. Les téléspectateurs eurent juste le temps d'aller
pisser leur première bière pour ne rien rater de la reprise.
Pour le second round, Jozef mena de nouveau le jeu, manipulant à sa guise public, juges et
médias.
Dans la première minute, il offrit des ouvertures béantes à son adversaire,heureusement trop
fatigué pour être dangereux.De nouveau, le speaker donna Jozef perdant, cuit et ratacuit.
« Il faudrait un miracle pour qu'il nemette pas genou à terre.On le voit flancher.
Attention ! Il se découvre. Encore un direct au côté droit ! Khelifi est bien trop rapide et
notre Jozef encore bien trop tendre ! » Seconde minute, changement de scenario. Jozef
ferma toutes les portes, se protégeant en haut, en bas.Et surtout donnant le tournis au
Tunisien en dansant autour de lui sur la pointe des pieds, tout en lui décochant des flèches, à
la tempe, au plexus, au menton. « Incroyable. C'est un ressuscité. Il revient de l'enfer.
Ce boxeur est unmiraculé ! », savonnait le journaliste qui n'y voyait que du feu. « Nous
tenons là certainement notre grand champion de demain.
C'est lui le successeur de notre regretté Slobodan Lubnec, l'étoile la plus brillante du
firmament de la boxe slovaque ! » Rien que cela. Fin du round. Décapsulage des cannettes
de bière et tour rapide au chiottes pour pisser.
- Soigneurs, dehors ! , ordonna le speaker d’une voix neutre.
Pour deux cents dollars seulement, Jozef jugea qu'il fallait mettre fin rapidement à la farce.
Qu'il fasse trois ou huit rounds, il ne gagnerait rien de plus. Comme la télé diffusait le
combat en direct, c'était le moment de briller vraiment.
« Il est transfiguré »,commenta le reporter embarqué dans son vocabulaire religieux.Un vrai
pathos !
« Pour Khelifi, le combat est devenu un chemin de croix ! C'est la flagellation !
Il met genou à terre ! »
L'éponge de son coin vola dans les airs pour atterrir sur les pieds du juge. Fin du combat.
La salle chavirait de bonheur. Dans les divans des appartements, on siffla l'ultime bière
avant d'éteindre la télé, pisser une dernière fois et aller se coucher. Enfin !
Enfin ! La boxe slovaque amorçait sa renaissance.
***
Tout ça, c'était loin derrière. C'était il y a plus de vingt ans. Les gants étaient raccrochés
depuis longtemps.
Comme il l'avait imaginé, Jozef avait pu acheter de la terre pour s'installer agriculteur
lorsque pour lui la boxe serait finie. Mais c'était une petite exploitation d'à peine dix
hectares sur laquelle il cultivait des choux, des pommes de terre et du blé. Pas d'animaux –
genre vaches ou cochons.Trop contraignant. Impossible de voyager car les bêtes
demandaient une présence constante, avec le rythme infernal des traites dumatin et du
soir,du fourrage à emmagasiner pour l'hiver, des porcs à nourrir au maïs.Travailler la terre,
oui. En être esclave, non. A Helnek, tout le monde l'aimait, et Jozef rendait à tous l'amitié
qu'on lui donnait.Toujours le premier à donner un coup de main, à dire bonjour, à prendre
des nouvelles des uns et des autres, à visiter les vieilles veuves esseulées.
Avec les jeunes, il avait un ticket terrible.Son plaisir, le dimanche après-midi,c'était aller
faire un flipper avec les ados au « Lutecia », le bistrot du quartier, ou une partie de billard
américain à la Maison des Sports avec deux ou trois virtuoses du « rétro » et du
carambolage.
Volontiers, il acceptait de raconter quelques uns de ses combats du temps jadis.Comme
Naples où il avait combattu pour la première fois sous un faux patronyme, Dimitrov Pavlov,
ou quelque chose dans ce genre-là, il ne savait plus trop.
Ou encore expliquer comment sonmanager avait fini en tôle.
- Ah ce Roczavic, c'est un pur truand. Toujours dans lesmagouilles, les combines, les coups
foireux. Pour la énième fois, il raconta comment il avait deviné que c'était unmaquereau
dans une peau demanager de boxe.
J'avais accepté de loger dans son appartement de Bratislava. C'était super. Le grand confort.
Deux mois après mon installation, il déboula un soir pour me proposer le deal
suivant.Comme il y avait deux chambres, je devaismettre l'une d'elles à sa disposition pour
faire monter des filles, le temps d'une passe.
Ce n'était pas dans le contrat de bail, j'ai refusé. J'ai rendu les clefs et pris une location à
Helnek. L'affaire entre les deux hommes en était restée là.
Roczavic n'avait pas eu intérêret à chercher noise à Jozef, trop pur,pas du toutmalléable sur
le plan de la morale.
L'ancien boxeur racontait encore ses tournées en France.
- On partait à dix en autocar avec une autorisation de sortie du pays de deux mois, avec un
combat à disputer chaque samedi soir.
Comme il y avait des KO qui arrivaient et interdisaient, selon les règles fédérales, de
remonter sur un ring avant plusieurs semaines,Roczavic avait une technique bien huilée.
Pour chaque boxeur, il pouvait produire trois licences différentes sous des faux noms, avec
des palmarès inventés.Ni vu,ni connu. A Cherbourg, j'étais le terrible Igor Zvolen.A Lyon, je
m'appelais Jän Lacek, ancien médaillé olympique.A Nantes, je devenaisVladimir Svitav.
Restait la soirée de Fréjus,diffusée par Canal +,où j'étais réellement JozefVodkavic.
Dans la loi version Roczavic, il ne pouvait pas en être autrement. La boxe et les boxeurs, ce
n'était pas sa véritable affaire. Que les mecs se fassent hacher menu n'était pas trop son
histoire. L'important, c'était d'encaisser un maximum d'argent sur le dos de ses « ouvriers du
ring », comme il les qualifiait. Jozef racontait encore :
- Des ouvriers, des types devant bosser pour lui et rien que pour lui, pas pour la gloire, pas
pour l'honneur,mais pour son fric. Pour lui, le sport c'était de la littérature, de la confiture à
étaler dans les colonnes des journaux pour régaler le peuple et lui faire oublier les conditions
de vie précaires.
En Slovaquie, la pauvreté était partout, et les gens avaient besoin d'échappatoire pour rêver,
oublier, croire aussi dans leur drapeau.
Comme il disposait aussi d'une licence d'entraîneur avec des certificats et des diplômes tout
aussi bidons que l'identité de ses gars, au moment des combats il avait le droit d'être dans le
coin. Dans les milieux de la boxe slovaque, tout le monde savait que le truc à Roczavic,
c'était la serviette. Pas pour éponger des visages ou éventer des boxeurs à la recherche
d'oxygène,mais pour la jeter sur le ring si un combat durait trop longtemps et que « son »
boxeur, mis une première fois au tapis, par orgueil, se relevait pour ne pas être déclaré « out
». C'était sa façon de « protéger son capital », comme il disait sans vergogne.
***
Jozef, très rapidement après son fameux combat de Nitra, avait su qu'il ne serait jamais
champion d'Europe. Roczavic n'était pas dans ce trip là. Lui, c'était l'organisation de
tournées en Europe de l'Ouest, là où il y avait de l'argent facile à récolter.Où le système de
notation permettait de faire grimper les boxeurs professionnels vers les catégories
supérieures, celles où les bourses étaient les plus élevées lorsqu'il s'agissait de combattre à
l'extérieur. En France, par exemple, c'était réglé comme du papier à musique. Il suffisait
d'opposer des truffes slovaques aux néo-pro pour que ceux-ci récoltent une moisson de
points et franchissent en un éclair les catégories supérieures.
Tous les coaches voulaient voir leurs poulains figurer sur la liste des challengers aux titres
nationaux et européens.
Des truffes, Roczavic en avait toujours sous la main.Des pauvres types prêts à se faire
défoncer le portrait pour une poignée de dollars. Des zombies recrutés dans les salles
d'entraînement, débauchés d'un petit parcours amateur régional en leur faisant miroiter
gloire et fortune.
Des mecs fascinés par les lumières occidentales et par ce qui s'était raconté en Slovaquie
lorsqu'avec la Tchéquie, elle était sous économie d'Etat. Avec eux, Roczavic jouait sur du
velours. Il leur faisait gober tout ce qu'il voulait en leur promettant l'Eldorado, la vie facile,
les filles à gogo, le pognon ramassé à la pelle, les magasins remplis de marchandises.
Ça se finissait trop souvent aux urgences des hôpitaux, dans les tubes des scanners où l’on
détectait des traumatismes,des lésions cervicales,des rétines décollées. Pour une excursion
au pays des rêves, beaucoup étaient revenus chez eux avec un gros handicap à vie.Comme le
pauvre Alexis, condamné au fauteuil roulant.Ou Piotr Svolan,aveugle.De cela, personne ne
parlait. Surtout pas la fédération. Surtout pas les journaux, tenus à l’écart.
- Ca fait partie des risques, avait même écrit un jour, fataliste,un chroniqueur d’une gazette
sportive.
Jozef, avec son bon sens paysan,avait rapidement compris le jeu de Roczavic, ses roueries,
son âpreté.
De son côté, Roczavic savait que Jozef savait qui il était. Mais les deux hommes avaient su
tacitement trouver un terrain d'entente pour faire route commune.
- Tu l'auras ta ferme, mon garçon, avait promis le manager.Mais tu fais ce que je te
demande.Un point c'est tout.C'est moi qui décide,de tes victoires et de tes défaites,de tes
vrais et de tes faux palmarès.Si je te dis d'aller au bout, tu y vas. Si je t'ordonne de t'allonger,
tu t'allonges. C'est comme ça, et pas autrement.
- Je veux bien m'allonger, seulement quand je ne suis pas JozefVodkavic au programme des
combats.
Mais pour ça, il faudra être plus généreux. Les combats à deux cents dollars, c'est pour vos
truffes.Moi, ça sera deux mille ou rien.
-Va pour 1500 dollars et tope-là. Jozef n'hésita pas et frappa dans la main de Roczavic.
Marché conclu, comme à la foire aux porcs gras.
Roczavic, sachant le caractère rugueux de Jozef, fit cette mise en garde.
- Un : tu fermes ta gueule à propos de l'argent que tu recevras.
Deux : au moindre écart t'es rayé de l'effectif, tout Jozef sois-tu avec ton auréole de sainteté.
A raison de vingt combats par année, Jozef y avait trouvé son compte. Il avait pu mettre pas
mal d'argent au Crédit Populaire Rural.
Il allait vraiment atteindre son but : acheter une exploitation agricole.
Oh ! Certes pas un vaste domaine, mais assez pour faire vivre une famille. Car un jour, il
aurait une femme et des enfants. « Ils auront une maison, de quoi mettre tous les jours de la
viande sur la table, du bois et du charbon dans la chaudière, financer les études de ses futurs
enfants.
Il rêvait d’embourgeoisement...
C'est pourquoi, Jozef Vodkavic acceptait tout de Roczavic concernant la boxe.
Mais rien que la boxe.
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34/182 Rue Montaigne
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