Le baby business fait rêver d`un bébé prédéterminé, profilé, sans

Transcription

Le baby business fait rêver d`un bébé prédéterminé, profilé, sans
Bébé
gadget
Le marché des bébés est en pleine expansion.
Vente d’ovocytes sélectionnés sur critères de perfection : qi, pratique du sport, animaux favoris.
Agences de location de mères porteuses. Je veux
un bébé sur mesure.
Habituellement, la procréation médicalement • Jean-François Ternay est docteur
assistée tente de remédier à l’infertilité ou la stéri- en histoire et philosophie des sciences.
lité. Mais selon les régions du monde, l’offre médi- Réalisateur de documentaires, enseicale peut aussi s’adapter à des besoins variés, désir gnant et chercheur, il s’est notamment
de faire un enfant sans partenaire, de concevoir
spécialisé dans les représentations de
un enfant à un âge avancé, de se reproduire après
une maladie dont le traitement est stérilisant, de l’embryon humain.
porter un enfant pour aider un proche. Les législations, les indispensables règles éthiques, les pratiques réelles
varient d’un État à l’autre – les lois et l’offre s’adaptent à la
demande. Cela crée bien des frictions, déjà des dérapages. Ainsi
des banques de gamètes, c’est-à-dire d’ovocytes et de spermatozoïdes, des banques d’embryons, des bases de données de
donneurs et des cliniques spécialisées fleurissent en Europe, en
Amérique du Nord et en Asie orientale, offrant le dernier cri
des techniques biologiques en matière de procréation médicalement assistée. Des sociétés juridiques établissent les contrats,
garantissent les prestations sur le plan légal, la parentalité des
receveurs et la nationalité des futurs bébés. Un nombre croissant
90 • INFANTILISATION GÉNÉRALE
de sociétés d’assistance et de conseil mettent en relation l’offre
et la demande. À l’instar des « entremetteuses » qui ont pour
vocation de mettre en relation des adultes, ces sociétés mettent
en relation l’adulte avec le « futur enfant » : avec le risque de
vouloir le transformer en une véritable poupée modèle, dotée
des caractéristiques désirées, définies par des « profils » de plus
en plus étendus et précis.
Banque de sperme et « eugénisme positif ». Pour prendre un exemple en matière
de banques de sperme, la société Cryo International, installée au
Danemark avec une succursale aux États-Unis, une autre en Inde,
propose des spermatozoïdes qu’elle envoie par avion dans 60 pays.
Cryo International garantit leur « qualité » : une notion qui va chez
elle bien au-delà de celle en vigueur en France par exemple, où
« qualité » renvoie simplement au fait que les gamètes sont exempts
de maladies sexuellement transmissibles et de défauts génétiques
majeurs. En effet, la société Cryo se définit comme pratiquant
un « eugénisme positif », c’est-à-dire, selon sa propre définition,
un eugénisme « qui encourage la diffusion de caractères héréditaires désirables ». Les donneurs font l’objet d’analyses poussées,
des centaines de caractéristiques les définissent, permettant aux
demandeurs de trier les donneurs – et les spermatozoïdes censés
engendrer le bébé désiré – selon l’aspect physique, mais aussi les
pratiques religieuses, le niveau d’étude, l’emploi, les hobbies, le
profil psychologique, le rythme cardiaque, la pointure des chaussures, les allergies, les animaux favoris, la consommation de tabac
et d’alcool ou la pratique régulière de la bicyclette… Une grande
partie de ces critères et du traçage médical est étendue à la caractérisation des frères, sœurs, pères, mères, arrières grands-pères
et arrières grand-mères des donneurs. Il en coûte 25 dollars pour
accéder durant 6 mois à ces bases de donnée, 20 dollars pour voir
les photos des enfants d’un donneur, et 55 dollars pour « matcher »
c’est-à-dire mettre en relation les exigences du demandeur avec
des profils de donneurs. Le demandeur se trouve ainsi en position
de caractériser son futur enfant, d’éviter – croit-il – toute surprise,
de se prémunir contre toute malfaçon.
Et pourquoi pas aussi d’exiger une garantie, comme pour un
téléviseur ?
Jouet Gen pets. Source Flickr.
92 • INFANTILISATION GÉNÉRALE
Les belles donneuses de Egg Donation. Le même phénomène de marchandisation du corps du bébé se développe pour les « dons » d’ovocyte,
les « dons » d’embryon, ou le « prêt » d’un utérus. En France,
entre autres restrictions, les dons de gamètes ou d’embryons doivent être bénévoles et anonymes. Ce sont donc véritablement des
dons. Un entretien psychologique préalable est obligatoire et le
couple demandeur doit impérativement consulter un notaire ou
un juge qui donne son consentement. Actuellement, faire appel à
une « mère porteuse » et avoir recours à un double don de gamètes
– c’est-à-dire, ovocyte et spermatozoïdes – est interdit. Notre législation, l’une des plus contraignantes, ne s’applique cependant pas
dans tous les pays.
Située en Californie et dans le Maryland, Egg Donation propose sur catalogue des mères susceptibles d’offrir leurs ovocytes.
À l’instar d’un site rose, les filles exposent leurs charmes, plus ou
moins retouchés sur photoshop, au regard du client potentiel.
Les photos ne sont jamais innocentes. L’une expose des formes
généreuses, l’autre s’affiche avec ses deux enfants dans les bras,
indiquant par là que ses ovocytes sont performants. Toutes ces
jeunes femmes répondent à une série de critères qui ne sont pas
sans rappeler les femmes « élastiques » du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley : hobby, QI, carrière, mensurations, caractéristiques
génétiques… qui vont permettre à l’acquéreur de trouver, non pas
l’âme sœur, mais l’ovocyte qui, potentiellement, sera à l’image du
bébé désiré. Il en coûte 600 dollars si l’on désire une évaluation
de la personnalité de la donneuse par un professionnel, et l’on
peut s’entretenir avec la jeune femme par téléphone. Il est aussi
possible d’envoyer une photo de soi et là encore, Egg Donation
Inc. se charge de « matcher » votre profil avec les jeunes femmes
de leur base. Histoire que l’enfant vous ressemble. Egg Donation
travaille pour 35 pays dans le monde.
Le tourisme de la procréation bon marché. Comme Egg Donation Inc, la société
Surrogate-Motherhood Center (centre de maternité de substitution) située en Ukraine a pour vocation la mise en relation de
mères porteuses avec les demandeurs. Surrogate-Motherhood
Center insiste sur le fait que le diagnostic préimplantatoire permet,
entre autre, en triant les embryons, de choisir un garçon ou une
BÉBÉ GADGET • 93
fille. Leur catalogue en ligne, moins « photoshopé » que celui
d’Egg Donation Inc, nous invite à découvrir toutes les mères
porteuses disponibles. Là encore, pedigree à l’appui. Comptez
1 000 euros pour la présentation d’une candidate de la base de
données, 2 500 euros pour l’examen psychologique et médical de
la mère, traduction comprise. Ultimement, l’utilisation de la mère
porteuse fait l’objet d’un package deal, un forfait au coût variable
suivant la prestation. Package standard deal, 15 750 euros. Package
complex deal, 16 500 euros. VIP package deal, 25 600 euros. Des
tarifs nettement moins chers qu’aux États-Unis. Et qui expliquent
l’émergence d’un véritable tourisme de la procréation.
À l’instar des dentistes polonais ou tunisiens qui pratiquent des
prix défiant toute concurrence, et qui consacrent l’idée qu’il faut
joindre l’utile à l’agréable, l’AMP Vacation – assistance médicale à la
procréation et vacances – se développe. La société IVF Vacation (In
Vitro Fécondation Vacation) est une société américaine de l’Ohio
qui, comme son nom l’indique, est spécialisée dans le tourisme de
l’insémination artificielle. Elle propose différents programmes ,
notamment deux séjours. L’un de 7 jours, avec don d’ovocyte et
l’autre de 14 jours, avec insémination et sans don d’ovocyte, pour
respectivement 8 000 et 6 000 euros. Ces tarifs s’accompagnent de
différentes prestations, visite de la ville, spa, animation culturelle,
faisant du séjour, comme le souligne IVF Vacation, « an affordable,
pleasant and fun expérience ». Une expérience abordable, agréable,
et amusante. Les cliniques de Zlin et de Brno en Tchéquie sont
ainsi présentées comme
un véritable spot de la
procréation médicalement assistée.
Mondialisé, ce
marché qui rapproche
offre et demande se joue
des lois et des tarifs. Trop cher ici, moins cher ailleurs. Interdit
ici, légal là bas. Les cliniques prennent la configuration de terres
d’accueil, d’ambassades aux législations spécifiques, d’îlots perdus,
délocalisés dans des eaux internationales. Les pratiques des
agences sont à géométries variables, s’adaptant aux lois des pays
et des clients, et comme pour tout marché délocalisé, tout com-
“
L’utilisation de la mère porteuse fait
l’objet d’un “package deal”, un forfait au
coût variable suivant la prestation.
”
94 • INFANTILISATION GÉNÉRALE
merce qui se situe au delà des États, la vitrine est le cyberespace.
Ces magasins d’enfants nous invitent à choisir et à remplir nos
chariots virtuels des caractéristiques de nos futures progénitures.
Presque aussi simple que sur Amazon.
“
Bébé parfait. Bien sûr, ces pratiques concernent avant tout l’infertilité et la stérilité, ainsi que de nouvelles donnes sociales : faire
un enfant tardivement, seul, ou dans le cadre d’une parentalité
homosexuelle. Pour beaucoup, il s’agit avant tout de simuler
une procréation naturelle, en retrouvant dans le visage de son
bébé la couleur de ses propres yeux ou de ses cheveux et d’éviter
quelques déconvenues génétiques… Mais la société doit-elle
céder à tout « acharnement procréatif » ? Satisfaire tous les
fantasmes – névroses, opinions toutes faites, envies de contrôle
– que des parents projettent sur des enfants – qui devraient
justement apporter leur singularité, leur irréductible différence
d’avec eux ? Comment ne pas voir ici le fantasme de l’enfant
parfait, plus beau, plus intelligent, plus docile, plus fort physiquement et psychologiquement, exempt de défaut physique et
psychique – un enfant qui ne vient pas nous renouveler, nous
défier, nous critiquer, s’éloigner de nous ? Comment ne pas
évoquer les dérives eugénistes ou celles des transhumanistes,
qui rêvent d’un humain modifié – et si possible économiquement performant ? Plus concrètement, les femmes qui vendent
leurs ovocytes le font pour de l’argent. L’opération médicale est
plus complexe qu’un
don de sperme, si elle
est mal faite, il peut y
avoir risque d’abîmer
l ’utér u s. Y au r a it- i l
deux humanités : celle
qui vend ses organes et
celle qui conçoit sur Internet des enfants zéro défaut ?
Dans ce projet de bébé objet, le nouveau marché des enfants
impose peu à peu une véritable réification de l’humain et de la
procréation. Il prétend offrir des êtres dont il garantit les performances, des enfants censés nous ressembler, et nous aimer à vie.
Le baby business nous invite à devenir nous-mêmes des enfants,
Y aurait-il deux humanités : celle qui
vend ses organes et celle qui achète
sur Internet des enfants zéro défaut ?
”
BÉBÉ GADGET • 95
éternellement aimés par des enfants infantilisés à la naissance.
Il nous engage à conserver avec nos futurs enfants l’attitude
que nous avions avec nos ours en peluche et nos poupées, bien
sagement collés contre nous, qui se laissaient manipuler et nous
donnaient tant d’amour. Le baby business fait rêver d’un bébé
déterminé, profilé, sans surprise, notre clone. En redoutant le
hasard, en évitant les différences, c’est pourtant la vie même
que l’on fuit, une vie qui, comme chacun sait, n’a pas de prix et
n’intéresse donc pas le marché.
Mais les poupées, elles, ont un prix, et le business juteux des
bébés poupées a déjà commencé.