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SPELLBOUND JULIETTEBOUCHERY DARKISS®estunemarquedéposéeparlegroupeHarlequin ©2011,CaraLynnShultz. ©2012,HarlequinS.A. Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàla jeunesse. Lampadaire:©ROYALTYFREE/ISTOCK Pont:©JONBOYES/ROYALTYFREE/GETTYIMAGES 978-2-280-26360-3 DARKISS 83-85boulevardVincent-Auriol,75646PARISCEDEX13. ServiceLectrices—Tél.:0145824747 PourGrandma.Jet’aime 1 La pire épreuve que je connaisse, c’est de débarquer pour son premier jour dans un nouveau lycée.C’estencoreplusdursiondoitsefaireaccompagner.Peuimporteparqui,sonpère,samère ouunetanteenbigoudis,onseraforcémentmortdehonte.Moi,pourcommencermonannéede junior1dansunlycéeprivéauxfraisd’inscriptionabsurdementélevésaucœurduquartierleplus chicdeManhattan,jesuisarrivéeaccompagnéeparmapetitecousine.Unegamine,unefreshman depremièreannée. Heureusement,j’aimaisbeaucoupAshley.Nousnenousvoyionspassouventmaisnousrestions en contact permanent par mail. Tout de même, si je me basais sur les codes de conduite de mon lycéedeKeansburgdansleNewJersey(unlycéequin’étaitniprivé,nisituédansunquartierchic), les juniors ne traînaient pas avec les êtres inférieurs des petites classes. C’était un peu comme d’enfileruncollierdebaconpoursortiravecdesvégétariens:celafaisaitmauvaisgenre. LeproblèmevenaitdematanteChristine,quitenaitbeaucoupàcequej’arriveenavancepour monpremierjouretquicraignaitquejenemeperdeenroute. Elle me pressait de venir vivre avec elle depuis que ma mère était morte un an plus tôt, me laissant seule avec Henry, mon beau-père, chez qui le taux d’alcool oscillait entre « ravagé » et «commentfait-ilpoursurvivre?»Aumoisdejuin,sonstylesipersonneldeconduiteavaitfailli me coûter la vie, et je m’étais décidée à accepter l’invitation de tante Christine, mais pour l’été seulement. Sauf que finalement, ma rentrée à Keansburg s’était mal passée, et j’étais revenue vivre chez tanteChristine. PourallerdechezmatanteàlaVincentAcademy,c’esttoutsimple:ontourneàgauchesurPark Avenue,laruelapluschèredelaplanèteaumètrecarré,etc’esttoutdroit.Jevoyaismalcomment j’auraisréussiàmeperdre,maisjenemesentaispasledroitdeprotester.Matanteavaitétéplus que cool : elle m’avait délivrée de Henry et accueillie chez elle en me disant « Viens me parler chaquefoisquetuenressentiraslebesoin»aulieudem’étouffersouslepoidsdesacompassion. Cematin-là,enpoussantlaportedubelappartementdenotretante,macousineAshleytrépignait déjàd’excitation. —Emma!Tuesprête?Tonpremierjour,c’esttropgénial.Tuaimestonuniforme? Elleétaitadorableavecsesjouesrosesetsesbouclesroussesretenuesparunbandeaunoir.Une poupéeminiature,1m50toutauplus—aveclesboucles.Jeluiairendusonsourire.Commentne pas aimer Ashley ? Elle rayonnait d’optimisme, et je voulais bien parier qu’en quatorze années, ellen’avaitpascommisuneseuleactionvraimentméchante. Enmêmetemps,jem’étaissibienhabituéeàcequ’onmetienneàl’écartquesonenthousiasme me bousculait un peu, je le trouvais presque louche. Et si personne au lycée n’aimait Ashley, justement ? Cela expliquerait qu’elle soit si contente d’avoir une alliée. Mais si on ne savait pas apprécier une adorable choupette comme Ashley, la Vincent Academy serait un lieu cauchemardesque!Non,c’étaitridicule,jem’inventaisdesproblèmes,jecommençaisàpaniquer. Avecunsourirehésitant,j’ailissémonchemisierblancetmonkiltbleu,vertetnoir:lefameux uniforme,identiqueàceluid’Ashley. —Atoidemedire:jesuiscomment? —Tuessuperbe,gazouilla-t-elle,maispourquoilesmancheslongues?Ilfaitsuperchaud!Tu n’aspasunchemisieràmanchescou… Elles’arrêtanet,lesjouespivoinesoussescheveuxdefeu. —Excuse-moi…J’avaisoubliélacicatrice. Lalongueettrèsvisiblebalafresurmonbras,séquelledel’accidentdevoiture.Merciencore, Henry!CommeAshleysemblaitréellementcatastrophée,jemesuishâtéedelarassurer. Elle avait toujours eu de l’admiration pour moi. Parce que j’avais deux ans de plus qu’elle ? C’étaitpourtantellequivivaitàManhattan,etmoiquasimentàlacampagne.Ehbien,aujourd’hui, lasourisdesvillesprenaitsoussonailelasourisdeschamps. Aumomentdudépart,tanteChristinem’aglisséunbilletdevingtdollars,«aucasoù».Surle trottoirdevantl’immeuble,jemesuisrapprochéed’Ashleypourluidemanderenconfidence: —Alors,lelycéeestcomment?Jesaiscequeditlabrochure,touslesélèvesoupresquesont acceptés dans les meilleures universités et ainsi de suite, mais au quotidien, l’ambiance est comment? J’espéraisdetoutmoncœurqueceseraitcommedanscessériestéléviséessurlesadolescentsde Manhattanquisonttousriches,viventdesconflitsdéchirantsetveulenttousdevenirdesstars.Dans un tel milieu, je n’aurais aucune difficulté à passer inaperçue ! Mon unique ambition était de survivreauxdeuxprochainesannées;ensuite,jepartiraisàl’université,leplusloinpossible.En Sibériepeut-être. —L’ambiance?«Select»,pouffamapetitecousine.C’estjusteunautremotpourdirequeles étudesycoûtentunesommeastronomique.C’estl’écolemixtelaplusexclusivedeManhattan,nous sommes comme un îlot coupé du monde réel, un univers parallèle. Les élèves de Vince A ont tendanceàresterentreeux. —Jevois. Quelledéception!Jevoyaiss’envolermeschancesdemefondredansledécor.Bien,dansce cas,ilmefallaitpréparerunehistoirepourexpliquermonarrivée.JeledisàAshley;commeelle ne comprenait pas pourquoi je voulais cacher que j’étais de Keansburg, il fallut lui expliquer le contexte,etsurtoutl’articledujournaldemonancienlycéesurlesdangersdel’alcoolauvolant, article qui insistait tant sur mon accident et l’alcoolisme de Henry. Un article remarquable. L’auteure visait l’école de journalisme de l’université Columbia et j’avais fait les frais de son ambition:grâceàelle,lesélèvesquineconnaissaientpasdéjàtoutel’histoireavaientpulalireen première page. Résultat, il suffisait de taper mon nom et celui de Keansburg sur Google pour tomber sur « L’alcool : la terrible expérience de la lycéenne Emma Connor ». Non, merci ! Je diraisàmesnouveauxcamaradesquejevenaisdePhiladelphie. En chemin, Ashley me donna les infos de base. Position sociale des élèves à part, la Vincent Academyressemblaitàn’importequelautrelycée.Laproviseureportaitdestailleurshorribles,les uniformes étaient insupportables par temps chaud, les plats servis à la cafète repoussaient les limitesdel’effroyable,maisjefusheureused’apprendrequelesjuniorsetseniorsavaientledroit desortirdéjeuner. Nous traversions la 86e Rue quand Ashley ouvrit les bras dans un grand geste théâtral en s’écriant: —Tremble,mortelle,endécouvranttoncachot! Jedécouvrisunebelledemeurequin’avaitrienperdudesonélégancelorsdesaconversionen lycée. Quatre étages seulement, mais tout de même un bâtiment plus massif et imposant que ses voisins:unpeucommeunebruteaumilieud’ungroupedevieillesdames.Untracépouvantable s’empara de moi, je regrettai tout à coup d’avoir quitté l’enfer que je connaissais pour un autre, peut-êtrepire.Monpremiercoupd’œilàmonnouveaulycéevenaitderéussirletourdeforcede mefaireregretterKeansburg. Plantéessouslelustredusomptueuxhalld’entrée,nousressemblionsàdeuxpetitesfourmis.A ma droite, la porte du secrétariat où j’allais devoir me présenter. Ici et là, quelques élèves qui semblaientposerpourlabrochuredulycée:deuxoutroisfillesassisessurdessiègessortistout droitd’unmuséeetpenchéessurdegroslivresdecours;quelquesgarçonsenuniforme(pantalon noir,chemiseblanche,cravatedesserrée)affaléssurlebelescalierdeboissculptéoupoussantla porteàdeuxbattantsquimenaitàunecourintérieure. LaVincentAcademyétaitl’unedesraresécolesprivéesmixtesdeManhattan;àcestade,jeme demandaissijedevaisconsidérercelacommeunechance.Cesfillescomplétaientleursuniformes d’escarpins ou de bottes d’un luxe inouï ! A travers ma frange trop longue, j’abaissai un regard atterré sur mon collant noir et mes vieux mocassins. J’allais me faire lyncher, c’était couru d’avance.Cetteblondeaufauxbronzageorangéprèsdelaportedelacour:elleparvenaitàparer d’uneauraglamourlesimplegested’ouvrirsonlivredemath.Elleportaitdesbouclesd’oreilles endiamant,etmoitroisminusculesanneauxd’argentachetésàHotTopic.Ensolde. Ehbien,positivons!Enfait,lamixitédulycéem’arrangeait:jenecherchaispasdepetitcopain (ilsontlamauvaisehabitudedes’intéresseràvousetposerdesquestionspersonnelles);sitoutes mes futures camarades ressemblaient à celle-ci, je ne serais même pas dans la course. Plus les autresseraientspectaculaires,mieuxjeparviendraisàresterdansl’ombre. Ashleym’entraînaverslesbureaux.Danssonregard,jevisqu’elleavaitsentimapaniqueetque jeladécevaisunpeu.Jemeforçaidoncàluisourireenfaisantminedemetrancherlagorgedu boutdel’index.Sonéclatderiremeréconfortaunpeu;têtehaute,j’entraidanslebureau. —MademoiselleConnor? Lafemmequitrônaitàl’accueilavaitleregardgrisacier,descheveuxgristirésenarrière,un chandailgris…Lapetiteplaqueposéesurlebureaumefitouvrirdesyeuxronds:elles’appelait MmeGray!Non,enregardantmieux,c’étaitMmeGarymaiscelarevenaitquasimentaumême. Jusqu’oùpoussait-ellesonthème,dequellecouleurétaientsesdessous? —Je…enfin,oui,jesuisEmmaConnor,commentlesaviez-vous? — Vous êtes la seule élève qui me soit inconnue, et nous n’attendons qu’une nouvelle aujourd’hui.Voicivotreemploidutemps. Je réprimai une plainte. J’avais oublié que je débarquais dans un établissement minuscule. A Keansburg,nousétionshuitcentcinquanteélèves;VincentAcademyn’encomptaitquedeuxcents, jeneparviendraisjamaisàpasserinaperçue. La brave dame se montrait de plus en plus gentille, mais je n’étais vraiment pas en état d’apprécier.Ellemedonnaunefeuille,m’expliquaquemonpremiercoursdelajournéesetenait autroisièmeétageetquejetrouveraismoncasierausous-sol.Elleregrettaitcedernierpoint,ces casiers mal situés étaient toujours les derniers attribués : on les donnait aux nouveaux venus commemoiouauxpetitsfreshman. —Restezoùvousêtesetsouriez,m’ordonna-t-elletoutàcoup. Je ne l’écoutais qu’à moitié, plongée dans l’étude de mon emploi du temps. Comme je ne réagissaispas,elles’écriasèchement: —MademoiselleConnor! Je levai les yeux et vis qu’elle s’était retranchée derrière un gros appareil beige. Un flash m’aveuglaetjel’entendisdire: — Vous pourrez passer prendre votre carte d’élève après le déjeuner. Tenez, remplissez ces formulaires. Furieuse,jeprislespapiersqu’ellemetendait.Maphotoallaitêtregéniale,totalementsexy.La Dame Grise me donna encore plusieurs petites cartes jaunes en m’expliquant que je devais en remettre une à chacun de mes professeurs. C’est alors que je compris que je ne couperais pas à l’effroyable rituel enduré par tout nouvel élève : le moment où le professeur souriant lance à la classe:«Etmaintenant,accueillons…!»Non,jevousensupplie,nem’obligezpasàmeprésenter. Nemefaitespaslecoupde«parlez-nousunpeudevous»! Bonjour, je suis Emma. En gros, je suis orpheline et ma vie ressemble à une mauvaise série télévisée.J’avaissixansquandmonpèreestpartisanslaisserd’adresse,quatorzeansquandmon frèrejumeauestmort.Peuaprès,mamèreesttombéemaladeetelleestmorteàsontour…quand j’avaisquinzeans.Tousceuxquej’aimemeurent,c’estunefatalité.Enjuin,monbeau-pèreajetésa voiturecontreunpoteautélégraphique;naturellement,j’étaisàbord.Maintenant,j’habiteavecma tante.Grâceàmoncrétindebeau-père,tousmesamisd’avantm’ontlâchée,jen’aiplusquema petitecousine.Jetiensencoreunjournalintimeauqueljeconfiemesespoirsetmesangoisses,ma couleurpréféréeestlevioletetj’adorelesbébéscarnivores. Lesdentsserrées,j’aisignétoutcequ’onmedonnaitetjesuisalléeretrouverAshley,quim’a toutdesuiteprismonemploidutempspourvoirlenomdemesprofesseurs. —Dulundiaumercredi,tonprogrammeestquasimentidentique.Ah,tuasM’sieurD.enchimie, toutlemondel’aimebien.Ilveutqu’onl’appellem’sieurD.parcequ’ilaunnomimprononçable. Oh!mauvaisenouvelle,MmeDell!Tiens,regarde,onseradanslemêmecours! Comment?Faitesexcuse,ilyaforcémentuneerreur,nousnesommespasdanslamêmeannée. Jemepenchaipourvoirdequellematièreils’agissaitetlus«latin».Latin?Oui,onm’avaitbien miseencoursdelatinfreshman. Jusque-là,jenem’étaispaspréoccupéedesmatièresquej’allaisétudier,etj’avaisoubliéquele cursusdelaVincentAcademycomprenaitdeuxannéesdelatin.Catastrophe!Ashleylevaitlesyeux versmoi,rayonnante.Pournepasgâchersonplaisir,jemurmuraiavecgentillesse: —Bon,danscecours-làaumoins,j’auraiunecopine. Elle m’a offert son fabuleux sourire et entraînée au sous-sol découvrir mon casier, dans un couloir étroit près du labo de chimie et de la chaufferie. Au donjon, avec les trolls ! Le casier voisindevaitapparteniràFreddy,letueurdesrêves.Puisellem’aquittéeenlançant: —Bon,jefile.Onseretrouveencoursdelatin,c’estledernierdelajournée.Quoi,ilyaun problème? Ilyenavaitun,effectivement.Jevenaisdepenseraudéjeuner.Ici,lacafétériaétaitsipetiteque chaque année déjeunait séparément. Comment lui expliquer que sa grande cousine ultra-cool mouraitdefrousseàl’idéedemangertouteseule? —Oh!rien,ai-jelancéavecunsourirejoyeux.J’aicruavoiroubliéquelquechose. —Bon,àtoutàl’heure.TuvasdétesterlelatinmaisMmeDellaunemoustache;quandelledit lesmotsquiseterminenten«ibus»,çaclaqueauvent,çafaitunedistraction. Je l’ai serrée sur mon cœur en soufflant « merci » dans ses boucles rousses. Sur la troisième marche de l’escalier, elle s’est retournée et tout à coup, elle m’a semblé très mûre pour ses quatorzeans. —Toutvabiensepasser. Elle a dit cela avec une conviction surprenante, puis elle a filé dans les étages en balançant sa sacoche.Auboutducouloir,unpanneauindiquaitlasortiedesecours.Uninstant,j’aisérieusement envisagélafuite. —Nesoispasridicule,Emma,ai-jechuchoté,touthautpourmedonnerducourage.Çanepeut pasêtrepirequelavieauprèsdeHenry. J’aienfouimescahiersdansmoncasieretclaquélaportemétalliqueenm’écriant: —Etc’estparti! *** Tante Christine avait raison, finalement, c’était un bon calcul d’arriver en avance. Dans ma premièresalledecours,jenetrouvaiqueleprofesseur,MmeUrbealis,àquijeremissoncarton jaune. Son accueil fut parfait, chaleureux mais pas trop, elle me dit de m’asseoir où je voulais. Commeellemesemblaitintelligente,j’osailuidemander: —Sérieusement,oùest-cequejedevraismemettre? A Keansburg, je prenais toujours la troisième place de la deuxième rangée. Mes camarades inconnusavaientdéjàchoisileursplacesdanscettesalle,sansdoutedèsl’annéeprécédente,etils n’apprécieraientpasdedevoirenchangerpourmoi.MmeUrbealismejetaunsouriresagace. —Ehbien,sij’étaisvous,jemeplaceraisici. Elledésignaitladernièreplacedeladernièrerangée;c’étaittoutàfaitmoi.Heureused’êtresi biencomprise,jeluifisunsourirereconnaissantetm’assisendisposantmesaffairesdevantmoi. Mme Urbealis s’était replongée dans ses notes, personne d’autre ne se montrait ; je me mis à dessinerdistraitementsurlacouverturedemoncahier.JemedisaisqueNewYorkneseraitpeutêtre pas si épouvantable. Il devait bien y avoir une raison pour laquelle tant de gens du monde entierrêvaientdes’installerici.CeneseraitpascommeKeansburgoùjeconnaissaistoutlemonde etmesentaistoutdemêmeaffreusementseule. Sauf que je retombai brutalement sur terre en voyant les yeux. Les yeux que je venais de dessiner,àlaplacedescerclesetdesspiralesquejetraçaishabituellementquandjegriffonnaisau hasard.Unegrapped’yeuxàvousdonnerlefrisson.Lecouloirs’étaitanimé,onentendaitdesvoix, desbruitsdepas.Mespetitscamaradesarrivaient!Vite,jerabattislacouverturepourlacacheret, discrètement,jelesregardaientrer. Ils étaient tous… lisses et lustrés. Moi qui me demandais où ils se trouvaient juste avant la cloche, tout devenait subitement très clair : aux toilettes, pour les derniers réglages. Les garçons comme les filles semblaient sortir d’un salon de beauté avec leurs cheveux très lisses ou leurs bouclessoigneusementdécoiffées;malgrémoi,jelevailamainpourtâtermonépi,soulagéedele trouverrabattupourunefois.Bravepetit,ai-jepenséenletapotantavecapprobation. Laclocheretentit,MmeUrbealislevalesyeuxetdemandalesilence. —Bonjour,toutlemonde.NousenétionsrestésàTammanyHalletlesmanœuvrespolitiquesdu mairedeNewYork.Page106. J’ouvrismonlivred’histoiretropneufdansuncraquementassourdissant.Atraverslerideaude mescheveux,jesentistouslesregardssebraquersurmoi. —Oui,nousavonsunenouvelleélève,EmmaConnor,ajoutalaprofd’unevoixdétachée. Jevousenprie,jevousenprie,nem’obligezpasàvenirautableaupourmeprésenter… — Faisons en sorte qu’elle se sente bien ici. Montrons-lui comment nous accueillons les nouveauxàlaVincentAcademy. Comment,ilyavaituneformulespéciale?Unrituel?Unbizutage?Sonsourirechaleureuxne merassuraguère,maispersonnenesautasursespiedspourm’imposerd’épreuveinitiatique. Parchance,lecourssuivantsetenaitdanslamêmesalle,cequimepermitderesteràmaplace. Quandlaclocheretentit,lafilleassisejustedevantmoineselevapasnonplus,maisseretourna avecunlargesourire. —Salut,moi,c’estJenn.Çava,tapremièrejournée? Ellesemblaitagréable,toutàfaitlegenredefillequej’auraisappréciéàKeansburg.Mesamies de là-bas m’avaient toutes lâchée, soit parce qu’elles avaient peur de Henry, soit parce qu’elles craignaient pour leur image si elles traînaient avec un tel concentré de tragédie familiale. Sur la fin,onnem’invitaitplusnullepart.Sijevenaistoutdemême,jerécoltaisautomatiquementlerôle derabat-joiedeservice,autrementditlacapitainedesoirée. —Jusqu’ici,toutvabien,ai-jeréponduenm’efforçantd’imiterl’insouciancedesonsourire. —Tuviensdeloin? —DePhiladelphie. Jerespiraiàfondavantdemelancerdansmonnuméro. —Mesparents,enfin,mamère… Oui,siquelqu’undevaitêtremutéàl’étranger,pourquoipasmamère?Faisonsungestepourla parité! —Mamèreadûs’expatrier,ilsavaientbesoind’elleàl’agencedeTokyo.Jen’avaispasenvie d’yalleralorsmaintenant,j’habitechezmatante. CommeJennsemblaitprêteàtoutgober,j’enchaînaiavecbeaucoupd’assurance: —Voilà,lafamilleestparties’installerlà-bas,maisjeneparlepasjaponais.Ilsontdeslycées anglophones,biensûr,maisjen’avaisvraimentpasenvie… Mavoixs’éteignit.Jennnem’écoutaitplus,sonregards’étaitfixésurmonpendentif. —Oh!c’estquoi? Instinctivement, ma main se referma sur le médaillon d’argent. Il portait un motif comme un blasonmédiéval,etjel’adorais. —Monfrèremel’aoffertilyadesannéesendisantqu’ilmeporteraitchance.Pourlachance, jenesaispas,jetrouvejustequ’ilestcool. —Oui,vraimentcool.Original. Legestequ’ellefitpourrejeterenarrièreseslongscheveuxchâtainsrévélasonproprecollier de brillants, probablement authentiques. Devinant qu’elle attendait un compliment, je m’enthousiasmai et j’eus bien raison car elle me proposa aussitôt de déjeuner avec elle et ses copines. La cloche retentit, le prof de math entra et demanda le silence. Mme Urbealis m’avait laissée tranquille ; M. Agneta ne cessa de m’interroger tout au long du cours. A quoi consacrait-on la sommehallucinantequ’avaitpayéematantepourm’inscrireici?Sûrementpasauprogrammede mathcarj’eusl’impressiondemeretrouverdansuncoursdel’annéeprécédente.Jenedonnaique desbonnesréponses,c’estdire.Souslechoc,jemedemandaimêmesicedéménagementallaitse révélerpositif,enfindecompte! Jenn et moi, nous étions encore ensemble au cours suivant mais je la perdis de vue dans la bousculade à la sortie. Comme je ne savais pas où aller, je m’aplatis contre une cloison pour laisser passer la foule des élèves et sortis mon emploi du temps. Où était ce fichu numéro de salle… —Alors,lapetitenouvelle…Onabesoind’uncoupdemain? Une voix masculine. En levant les yeux très, très haut, je croisai le regard bleu d’un très, très grandblond. —Euh,oui,merci…Lasalle201? —J’yvaisaussi.Jet’accompagne. D’ungesteavantageux,ilalissésacravaterougeenajoutant: —Toujoursprêtàvolerausecoursd’unedemoiselleendétresse. —Ah?Merci. J’auraisaiméqu’onm’éclaire:c’étaitdelabêtiseouunhumourbizarreetdécalé?Gênée,jelui aiemboîtélepaset,pourfairetoutdemêmeuneffort,j’aiajouté: —Aufait,jem’appelleEmma. —C’estunvraiplaisirdeterencontrer,Emma,a-t-ilréponduavecunsourireentendu. D’accord, c’était de la bêtise. Il ressemblait au séducteur d’une série télévisée pour les ménagères;ilmerappelaitaussilesdocumentairesanimaliers,c’étaitsonpetitairdefélinprêtà bondirsursaproie.Jenem’étaisjamaisautantfaitl’effetd’uncaribou. —Ettoi,tues…?ai-jehasardé. Nousdescendionslentement,prisdanslacohuedesélèves;jedusmetordrelecoupourleverla têteverslui. —Attends,tumedemandesmonnom? Monsieuravaitchangédesourire.Unpeudépassée,jerépondisbêtement: —Jenedevraispas? —Jesupposequetun’espasdeNewYork? Cepetitairprotecteur,unpeuméprisant…Ensentantsamainseposersurmahanche,jefisun telbondenarrièrequ’iln’osapasinsister. —Non,jesuisdePhiladelphie. —Jecomprendsmieux!SituétaisdeNewYork,tuteseraisforcémentarrangéepoursavoir.Et moi,jet’auraisforcémentremarquée. Le sourire n° 1 était de retour, et il s’adressait directement au troisième bouton de mon chemisier. Oh ! génial : mon premier jour et je venais d’attirer l’attention du plus éhonté… Le masculindunom«allumeuse»existe-t-il?Pourquoilaviem’envoulait-elleàcepoint? Enfin, je vis la porte de la salle de cours et m’esquivai avec un merci rapide. Bien entendu, il gardaitpourlafinlaplusminablesdesesrépliques: —Toutleplaisirétaitpourmoi. J’avais déjà entendu la phrase « déshabiller quelqu’un du regard », sans jamais assister au processus;cetypeavaitunvéritablescanneràlaplacedesyeux.JerepéraiJennetfusenchantéede voirqu’ellem’avaitgardéuneplaceàcôtéd’elle,toutaufonddelasalle.Jecourusm’yréfugieret ellemeprésentasesamis,KristinThorn,lablondeàrefletsrepéréedèsmonarrivée,etFrancisco Fernandez,unbrunausourireamical.Franciscomepluttoutdesuite,maisKristinmedétailladela têteauxpiedscommesij’étaisenhaillonsetnonvêtued’ununiformeidentiqueausien. —Alorsc’esttoi,lanouvelle. Une accusation plutôt qu’une question. Puis elle rejeta ses longs cheveux en arrière en me foudroyantduregard.Conciliante,jemesuisefforcéedesourire. —Oui,salut,moic’estEmma. —Alorsenfait,pourquoituespartiede…làoùtuétais? Elle me sortait le grand jeu : reniflement impatient, nouvelle manœuvre des cheveux, nouveau regard de dégoût. Instinctivement, j’ai levé la main pour m’assurer que mon épi ne s’était pas relevé. —Philadelphie. Jennvenaitderépondreàmaplace,enjetantunregardunpeuinquietàsacopine. —Quoi,tafamillet’amiseàlaporte? Sourire insultant, encore les cheveux, croisement ostentatoire des pieds. Tiens, des semelles rouges,oui,jenerêvaispas,elleportaitbiendesescarpinsChristianLouboutin.About,j’aidécidé depasseràl’attaque. — Dis-moi, tu as un trouble obsessionnel compulsif qui t’oblige à tripoter tes cheveux tout le temps? J’aiimitésongeste,soutenuleregardmeurtrierdesesyeuxbleudeglaceetenchaîné: — Tu vas te mettre à compter les lames du parquet, ou à envoyer des messages codés aux extraterrestres?Non,crois-moi,fais-toisoigner,ilestencoretemps. Jeprenaisunevoixdouceetsincère,commesijem’inquiétaisvraimentpourcettefillequiavait, pouruneraisonquim’échappait,décidédemedétester.Ilfautdirequ’aprèsmarencontreavecle GrandBlondSansNeurones,j’étaisàboutdepatience. Ungarçonvenaitdes’asseoirjustedevantmoi;ilriaitsouscape,cequisignifiaitquetousmes voisins avaient pu entendre mon petit discours. Oh ! génial, moi qui voulais me fondre dans le décor…Est-cequejepouvaisencoredemanderuntransfertàl’autreboutdupays? —Jevaisbien.Net’avisemêmepasdepenseràmoi. Kristin me montra une rangée de dents éblouissantes ; je suppose qu’elle souriait, mais l’effet étaitassezinquiétantdanssonvisagetropbronzé. — Je veux juste dire que ton arrivée fait un peu… bizarre, non ? Pourquoi débarquer fin septembre?Pourquoinepasattendrelafindutrimestre?Çanetientpasdebout.Aufond,tuesici pourquoi? —ParcequemamèreaacceptéunposteàTokyoetmoi,jesuisrestéeauxEtats-Unisavecma tanteChristine.ChristineConsidine,ai-jeprécisé. Carmatanteétaitunpersonnageimportantdansl’établissement.SileGrandBlondpouvaitjouer aujeude«Tudevraismeconnaître»,pourquoipasmoi? J’avais marqué un point : elle sembla surprise, mais cela ne l’empêcha pas de remonter à l’assaut. —Maistuviensd’où,enfait? —Jenntel’adit.Philadelphie. Seslèvresàlabrillancevinyleesquissèrentunemoueméprisante. —MonfrèreestinterneprèsdePhiladelphie.Tuétaisàquelleécole? —Oh!cen’étaitpasuninternat,tuneconnaîtraispas. Oh ! non, pitié, pourquoi ne m’étais-je pas mieux préparée ? J’aurais eu le temps de bétonner monhistoire,mechoisirunlycée…maisavecmachance,jeseraisjustementtombéesurceluide sonfrère —Ehbien,Emma,dis-noustout! Cettefaçondeprononcermonnom,commesiellerecrachaitdulaittourné… —C’étaitDelbarton?Pingry? Vite,jepassaienrevuelepeuquejesavaisdePhiladelphie.LaClochedelaliberté,l’équipedes Phillies,lefromageàtartiner…Oui,bravo,Emma,lelycéeTartinéauPoivre,celapasseraittrès bien.Puisunsouvenirdecoursd’histoiredeprimairemerevintetjelançai: —CongressAcademy. Philadelphie, siège du premier congrès des treize Colonies américaines en 1774… Quand Kristinfronçalenez,lediamantdupiercingdesanarinegauchejetaunéclair. —Jeneconnaispas,décréta-t-elled’untondéfinitif. —C’estunpetitétablissement.Trèsexclusif. —Etc’estoù? —Toutprèsducentre. Faisais-je le bon choix ? Dans certaines villes, le centre est le bastion de la haute et, dans d’autres,c’estlequartierleplusdéshérité.J’étaisalléeunefoisàPhiladelphieenvoyagescolaire maisjenemesouvenaisderien. — Je n’ai jamais entendu parler d’une Congress Academy dans le centre de Philadelphie. Il faudraquejedemandeàmonfrère.Ilsaurasic’estunlycéecorrect. Etellemeregardad’unairsatisfait,commesiellevenaitderemporterunevictoire. —Aufond,Kristin,qu’est-cequetuenasàfaire? La voix, décontractée, agréable, venait du garçon assis devant nous. Il se retourna vers nous, accoudéaudossierdesonsiège;àmagrandesurprise,Kristinviraaurougepivoineetprotesta: —Jen’enairienàfaire,je… — Tu fais ta peste, comme d’habitude, repartit tranquillement mon voisin. Moi, je la connais, cetteécole.Nousavonsjouécontreeux. Unbrefinstant,sonregardplongeadanslemienetmonpoulss’emballaaussitôt.Quelchoc! J’avaisdéjàcroisédesgarçonscraquantsmaislui…c’étaitunestar.Cesyeuxvertsauxlongscils noirs,cesyeuxétincelantsbraquésdroitsurlesmiens… —Jepeuxmêmetedire,précisa-t-ilavecunsourirebizarre,quelaCongressAcademyaune trèsbonneéquipe. Cefutplusfortquemoi,jeluirendissonsourire.Sonregarddescenditd’uncran;pendantune fractiondeseconde,jecrusquec’étaitGrandBlond,leRetour,puisjevisquecen’étaitpasmon décolletéquil’intéressaitmaismonpendentif.Sesyeuxrevinrentauxmiensavecuneexpression indéfinissable, s’y attardèrent le temps d’un nouveau vertige, puis le garçon aux yeux de star se détournabrusquementetrepritlapositionexactequ’ilvenaitdequitter,effondrésursachaise,les jambesétenduesentraversdupassage. 1..Dansleslycéesaméricains,lesélèvessontdesfreshmanlapremièreannée,desjuniorsladeuxièmeetdesseniorslatroisième année,quicorrespondàlaterminalefrançaise. 2 Lecoursd’anglaisétaitledernierdelamatinée,lemomenttantredoutédudéjeunerétaitarrivé. Jennvoudrait-elleencores’asseoiravecmoiaprèsmonaccrochageavecsacopine?Ouserais-je le plat principal, avec Kristin dans le rôle du vautour déchirant ma chair pantelante ? Ce fut Franciscoquivolaàmonsecours:ausondelacloche,ils’écriaaussitôt: —Hé,lanouvelle,tudéjeunesavecnous? IlmesouriaitsanssepréoccuperduregardfurieuxdeKristin,etc’estenlaregardantbienen facequejerépondis: —D’accord,merci! Moi qui comptais être la fille invisible, l’anonymat n’était déjà plus une option. Pour rester discrète,ilauraitfalluaccepterdejouerlescarpettesetcela,iln’enétaitpasquestion.J’avaissu tenirtêteàHenry,jen’allaispasmelaisserintimiderparunepetiteprincessedeManhattan! Franciscoetmoi,nousnoussommesdirigésverslacafétériad’unpastranquille;devantnous, KristinetJenndévalaientl’escalieràtouteallure,certainementpourpouvoirsedisputerentoute intimité.Franciscoprenaitbiensontempsetmeposaitunefouledequestions,sansdoutepourles laisserprendredel’avancecardèsqu’elleseurentdisparu,illançasuruntoutautreton: —NelaissepasKristintegâcherlavie. —C’estquoi,sonproblème?Jeneluiairienfait. —Cen’estpasindispensabledeluifairequelquechose.Quandelleétaitbébé,elleatournédes publicités pour les couches et bizarrement, ça lui a donné l’idée qu’elle était mieux que tout le monde. A mon avis, elle est toujours en couche dans sa tête. Il y a des gens qui ne grandiront jamais. J’éclataiderire;avecbeaucoupd’entrain,Franciscoentrepritdem’exposerlasituation. — Le fond du problème, c’est Anthony : ils n’arrêtent pas de se quitter et de se remettre ensemble.Amonavis,ellet’apriseengrippedèsqu’ilt’asortilegrandjeusurleseuildelasalle d’anglais.C’estbien,Emma,tuaffirmestonstyledèslepremierjour. —Ils’appelaitAnthony?Ilavaitl’airvexéquejenesachepassonnom. C’était sorti tout seul. L’instant d’après, je me serais donné des claques : si Anthony était le meilleur copain de Francisco, je venais de me griller auprès de mon dernier allié. Je fus très soulagéequandiléclataderireens’écriant: — Oui, je vois ça d’ici ! Son Altesse ne s’épanouit pas dans l’anonymat. Tu l’as descendu en pleinvol? —Onpeutdireçacommeça… Ilsemblaitenchanté.Enfin,quelqu’undenormal! —Francisco,c’étaitqui,l’autregarçon?CeluiquiafaittaireKristin? Legarçonauxyeuxverts,celuiquisavaitquejementaisausujetdePhiladelphie;j’avaistrès envie d’en savoir davantage sur lui mais malheureusement, mon nouvel ami se contenta de protester: —Appelle-moiCisco,commetoutlemonde! Jen’aipasrépétémaquestion:nousarrivionsàlacafétériasurlestalonsdeJennetKristin,et j’entendaiscettedernièresiffler: —Tucroisqu’illaconnaissaitdéjà?Elleachangédelycéepourleharceler? Franciscolevalesyeuxaucielenmesoufflant: —Ilfauttoujoursqu’elledramatisetout.Tiens,unavertissement:elleestlareineduclubd’art dramatiquealorssituavaisl’intentiond’auditionnerpourlapiècedefind’année… —Jenevoispaspourquoijemedonneraiscettepeine.Onnagedéjàenpleinthéâtre. Les salles de cours m’avaient semblé tout à fait ordinaires mais la cafétéria me surprit. Quel contraste avec celle de Keansburg ! Ici, pas de tables de Formica rayées mais de beaux meubles massifsetdehautesfenêtres.Jemesouvinsquelelycéeétaitinstallédansuneanciennedemeurede millionnaire. Le stress m’avait coupé l’appétit ; je saisis au hasard un thé glacé et un sandwich emballé de Cellophane, fis la queue derrière Cisco et m’assis près de lui. Lorsque Jenn vint s’installerenfacedemoi,jel’accueillisd’unsourire…qu’ellemerendit.Ouf! —C’esttoi,Emma?Moi,c’estAustin.Alors,tespremièresimpressionsdeVinceA? Laquestionvenaitd’unpetitrouxinstalléàmadroite.Quelquestachesderousseur,unsourire cordial,bonneimpressionapriori. —Oh!toutestcool,ai-jesoupiré.Lelycée,c’estunpeupareilpartout. — Tu penses t’inscrire à un club ? Nous aurons besoin de volontaires pour la Nuit du film d’épouvante,finoctobre. En parlant, il tripotait sa cravate ; je fus un peu étonnée de voir que celle-ci portait un motif copiésurleblasondel’établissement.Avecunsourired’excuse,jerépondis: —Non,probablementpas.Jen’aipasdehobbyparticulier,j’aimecourirmaisc’estàpeuprès tout. Parchance,matantehabitaittoutprèsdeCentralPark.Quandjecourais,moncerveausevidait, j’oubliaistoutcequin’étaitpasleventsurmafigureetlebitumesousmespieds… Austinsaisitlaballeaubond. —Nousn’avonspasunevraieéquipedecourse,justeungroupedefooting,maistudevraisles rejoindre. Vince A n’est pas très axée sur le sport, nous sommes surtout branchés sur la réussite académique,mais… Sonpetitdiscoursseseraitsansdouteprolongéassezlongtempssideséclatsdevoixn’étaient pasvenusdétournernotreattention.Avecunensembleparfait,touslesélèvessetournèrentversla table du fond, au moment où le garçon mystère de mon cours d’anglais sautait sur ses pieds en repoussantsonplateauvide.Leplateauglissaentraversdelatableettombasurleplancherdansun horriblefracas.Quandilrabattitsachaisecontrelatable,lechocrésonnadanslesilencesubitqui s’étaitabattusurlasalle;sansregarderpersonne,ilsaisitunesacochegriseposéeàsespiedset sortitàgrandspas.Uninstantplustard,sachaisebasculaàsontoursurlesol. Desmurmuress’élevèrentdetouteslestables.Legarçoncontrequiils’étaiténervéseretourna, fou de rage ; son regard se heurta au mien, je reconnus Anthony et sans savoir pourquoi, je me sentisaffreusementgênée.Jen’étaispourtantpaslaseuleàledévisager! —Oui,lesportn’estpastrèsvaloriséicimaisnoséquipesprogressent.Jesiègeauconseildes élèvesetunedeschosesquej’essaied’obtenir… C’étaitAustin,pasdutoutdéconcertéparlascèneàlaquellenousvenionsd’assister.Autourde nous,lesconversationsreprenaientpeuàpeuleurniveaunormal;abasourdie,j’aisoufflé: —Attendsuneseconde!Qu’est-cequivientdesepasser? —Comment?a-t-ildemandé,l’airsincèrementsurpris. —Maisenfin…! J’agitailamainverslatabledesgarçonssanstrouverlesmotspourexprimerl’évidence. —Oh!ça!C’estl’équipedebasket,ilssontunpeuprimaires.Ilyaplusieursbonséléments,si seulementilsnesefaisaientpassuspendreàtoutboutdechamp.Celui-là,surtout.Uncaractèrede chien. Il fit un geste vague vers la porte par laquelle le mystérieux garçon aux yeux verts s’était engouffré. —Quiest-ce? —Brendan.BrendanSalinger. Il lâcha ce nom avec une petite moue. Bien, je savais déjà son nom, c’était un début. Je recommençaisàdisséquermonsandwich(pouletmayonnaise…Révoltant)quandjem’aperçusque notrepetitéchangeavaitattirél’attentiondeKristin.Ami-voix,ellelâcha: — Autrement dit, elle se jette à la tête d’Anthony et Brendan en même temps ? Quelle pouffiasse! Que dire ? Je me suis contentée de lever les yeux au ciel. Anthony, c’était le degré zéro de la séductionmaisBrendan…Brendanm’intriguait.JemesuisdoncretournéeversAustinavecmon plusbeausourire. —Alors,raconte!C’estquoi,sonproblème?Tun’aspasl’airdel’aimerbeaucoup. —IlestO.K.Bon,ilm’agaceparcequ’ilpeuttoutsepermettre.Sic’estSalinger,c’estautorisé. Ilpoussaunbrefsoupiretrevintàsonidéefixe:maintenant,ilcherchaitdesvolontairespourle grandbaldeThanksgiving.Macuriositén’étaitpassatisfaite,loindelà,maisjemesuisplongée danslesdiscussionsdemesvoisinsenfaisantdemonmieuxpourparticiperintelligemment.Sije perdaismaplacedanscegroupe,l’alternativeétaitdedéjeunerseule,oudedevoirmereplierau CDI. C’est ce que j’avais dû faire pendant les dernières semaines à Keansburg : j’avalais mon sandwich debout entre les rayons poussiéreux des sciences appliquées, là où personne n’allait jamais.C’étaithorriblemaistoutdemêmepréférableauxquestionsperpétuellesdescurieux.Ton beau-père va aller en prison ? Il a toujours été alcoolique ? Pourquoi tu as ce pansement sur le bras?Tuneterminespastesfrites?Mieuxvalaitencoremettremesécouteursetresterseuledans moncoin. Je me concentrai si bien sur mon réseau social que j’en oubliai d’aller chercher ma carte d’élève.Jen’avaisplusvraimentletemps,jedevaisfoncerencoursdechimiemaislànonplus,je nevoulaispascommettredefauxpas;jel’aidoncpriseauvol,sansmêmelaregarder.Parchance, lelabosetrouvaitjusteàcôtédemoncasierdegremlin;jemesuisprécipitée,enmettantlesfreins au moment de paraître sur le seuil. Cette matière me posait un problème épineux parce que les expériencesdechimieseconduisententandem.Commentallais-jemetrouverunéquipier? Assiseàl’écartdesautres,j’airepéréunefilleauxcheveuxtricolores:longueurstrèsnoires, racines blondes et pointes fuchsia. Retranchée dans un coin, elle était plongée dans une liasse de papiers mal cachée par son livre de cours. Le tulle noir qui dépassait de son kilt d’uniforme le faisaitbouffercommeuntutu.Ellem’aplutoutdesuite. Quand je me suis approchée d’elle, elle a semblé surprise, puis son regard gris (souligné au crayon rouge) a scruté le mien avec beaucoup de sérieux. Gravement, elle a tendu son index à l’onglevernidenoircommepourtesterlatempératuredel’airquinousséparait. —Tuasuneénergiepositive. Je haussais les épaules en souriant quand j’ai remarqué les breloques occultes à son cou, ses doigtsetsesoreilles.C’étaitlasorcièredulycée,ilyenatoujoursune.Aumêmeinstant,ellea remarqué mon pendentif et, oubliant momentanément son rôle, elle s’est écriée avec un grand sourire: —Ça,c’estvraimentcool.Jepeuxvoir? Spontanément,elleatendulamainpoureffleurerleblason. —Ilestbeau.J’aitoujoursaimécedessin.Aufait,jesuisAngelique.AngeliqueTedt. Très intéressée, j’allais lui demander où elle avait déjà vu mon pendentif quand une voix familièrenousainterrompues.CelledeKristin,quisecrutobligéedesiffler: —Enfait,cen’estpasAngelique,c’estAngela. Elle était assise deux rangs derrière moi. J’eus envie de demander à Angelique de lire mon avenir:cettefilleinsupportablefinirait-elleparavoirmapeau?Pourl’heure,jeluiaitournéle dosenlançant,àhauteetintelligiblevoix: —Contentedeterencontrer,Angelique. En insistant bien sur le nom de guerre de ma nouvelle équipière de labo. Elle aurait pu me demanderdel’appelerChamallow,jen’auraispashésité. Angeliquemesouritetsereplongeadanssespapiers.Maintenantquej’étaisinstalléeprèsd’elle, je voyais qu’il s’agissait de sortilèges imprimés à partir d’un site Internet wicca. Cela ne me dérangeaitpas:tantqu’ellenemedemandaitpasdepiquerdesproduitschimiquesaulabopourses potions,ellepouvaitexprimersonstyleàsafaçon. Le cours commença. Moi, je pensais surtout au moment où je pourrais retrouver Ashley et l’interrogersurBrendan!Enfin,parsimplecuriosité.Jeletrouvaisintéressant,sansplus. Le moment tant attendu arriva. Le temps de me laisser tomber sur le siège qu’elle m’avait réservéensalledelatin,macousinemebombardaitdéjàdequestions. —Alors,çasepassecomment?Lescourssontdifficiles?Tuasvudesgarçonsquiteplaisent? Etlelycée,ilteplaît?Etlesgarçons? —Cen’estpasmal,ai-jeréponduavecprudence.Ils’estpasséunechoseassezbizarre… JeluiairacontécommentBrendanétaitintervenupourmesortird’affairealorsquej’étaisen difficultéavecKristin.Toutenjetantunregardfurtifàlarondepourm’assurerquepersonnene nousécoutait,j’aisoufflé: —Ilsaittrèsbienquejeraconten’importequoi,pourPhiladelphie. Jecrusquelesmirettesbleuesd’Ashleyallaientjaillirdeleursorbites. —Non!Etilt’adéfendue!a-t-ellehurléenmelançantunegrandeclaquesurlebras. La classe entière s’est retournée pour nous regarder, j’aurais voulu fondre sur place et m’écoulerparlesrainuresduplancher.Avecunregardfurtifverslaprof,j’aichuchoté: —Oui,etmaintenant,tutetais. MmeDellnesemblaitrienentendre.Ashleybaissatoutdemêmeunpeulavoix. — C’est dingue ! Brendan est trop, trop cool. Il dégage cette aura de loup solitaire, un peu voyou.Tusaisqu’ilnetraînejamaisaveclesautres?L’annéecommenceàpeinemaisiladéjàété suspendudel’équipedebasketàcaused’unebagarre.Iljouetoutdemêmepourleplaisiraprèsles cours,etlaisse-moitedirequec’estlemeilleur. Ashley me jeta ces infos à la tête en vrac, à toute vitesse. Elle avait donc suivi un cours sur Brendan?Jepouvaiscopiersesnotes?Ilyavaitunesessionderattrapage? — Il fait le DJ dans des soirées, un peu partout. Sa mère est au conseil d’administration avec tanteChristine,alorsc’estluiquianimelessoiréesdulycée.Samèrel’obligeàlefaire,c’estsa punitionquandilfaitdessiennes.Etsijecomprendsbien,ilenfaitsouvent! Jeréussisenfinàplacerunmot. —Commentsais-tutoutcela?Tun’esaulycéequedepuistroissemaines. — Oh ! il a été suspendu pendant le premier match de l’année et comme ça a fait toute une histoire, tout le monde parlait de lui. C’est le joueur de l’autre équipe qui a commencé mais Brendanl’amisK.-O.d’unseulcoupdepoing.Maismêmesansça,tul’asvu?Ilestirrésistible! Elleréussitàsetaireaumoinsdixsecondes,puisrevintchuchoteràmonoreille: —Ettunesaispaslameilleure?L’annéedernière,Kristinluiaproposédesortiravecelleetil arefusétoutnet.Ilnelasupportepas. Monadorablecousinericanaitdesatisfaction. —Ilparaîtqu’illuiariaunez,luiafaitlesigne«peace»aveclesdoigtsetl’aplantéelàsans unmot. —Oh!trèsfroid.Glacial. Je voyais tout à fait le tableau : cette fille si satisfaite d’elle-même, mon ennemie jurée dès la première seconde, dans cet instant d’humiliation totale. Cela me fit un bien fou. Tout bas, je confiai: —Sijepouvaisavoirlaphotodelascène,j’enferaismonfondd’écran. — On ira les regarder s’entraîner dans la cour, ils font un basket juste après les cours. Il est incroyable,tuvasl’adorer. Moi,traîneraprèslescourspourregarderlesgarçonss’entraîneraubasket?Çayest,Austin, j’aitrouvéuneactivitéextrascolairedanslaquellejepourraism’investir. Alacloche,jesautaissurmespiedspoursortirquandAshleymeretint. —Euh,jenevoudraispastevexermaisilfaudraitrevoirunpeutonlook. Ellemeregardasouslenez,pouffajoyeusementetreprit: —Enfin,siBrendanSalingert’aremarquéedèslepremierjour… —Ilnem’apasremarquée,enfin,pascommetupenses. Etpuis,sij’allaisdanslacour,c’étaitpourregarder,riendeplus.Fairelesvitrinessansentrer danslemagasin.Vuleniveaudesophisticationdesfillesdecelycée,jen’étaistoutsimplementpas danslacourseetungarçoncommeBrendannemejetteraitpasunsecondregard.Jesoupirai: — J’étais juste un prétexte. Comme il trouve Kristin odieuse, il a eu envie d’aider la petite nouvelleàluitenirtête.Ilnesesouvientdéjàplusdemoi,etcelameconvienttrèsbien! L’air déterminé, Ashley secoua la tête, sortit de sa sacoche un petit échantillon couvert de pailletteset,sansprévenir,m’inondad’unparfumsucréàvomir. —Ashley!Ondiraitdespetsdelicorne! Sans tenir compte de mes protestations, elle me traîna vers les toilettes en sortant un gloss à lèvresdesonsac.Jemisdixbonnesminutesàm’échapper,etjeparvinsàm’entireravecjusteun soupçondemascara;enfin,noussommesdescenduesdanslagrandecourintérieurequiséparaitle bâtimentprincipaldel’annexe.Ashleyavaitvujuste,unebandedegarçonsjouaitaubasket;une formedebasketassezparticulièreoùtouslescoupssemblaientpermis.Bousculades,chutes…et c’étaitKristinquicomptaitlespoints. —Onzeàhuit,lançait-elled’unpetittonsupérieuraumomentoùnousarrivions. Elle avait roulé sa jupe d’uniforme pour montrer ses cuisses, son regard brillait, braqué sur Anthony et Brendan ; j’eus tout de suite envie de lui lancer ma sacoche à la figure. Cisco avait raison,ilyadesgensqui,quoiqu’ilsfassent,sonttoutsimplementinsupportables. Brendan, en revanche… Brendan dribblait le ballon d’une main en repoussant de l’autre ses cheveuxnoirsdesonfront;pivotait,passaitcommeparmagieentredeuxadversaires.Ilneportait plussonuniformemaisunT-shirtblancetunshort;chaquefoisqu’ilfaisaitunepasseoutentaitun panier,sonT-shirtsesoulevait.Ledévorerdesyeux,moi?Biensûr,commentfaireautrement? Sescheveuxretombaientperpétuellementdanssesyeuxmaisilsemblaittoutvoir.Cerné,ilbondit trèshaut,passaleballonàAnthony.Tiens?Ilsavaientdûseréconcilier. Dèsqu’ilnefutplusaucœurdel’action,sesincroyablesyeuxvertsseposèrentsurmoi.Ashley futlasecondeàs’enapercevoiretmalgrésonexubérancenaturelle,elleréussitàgardersoncalme cinqbonnessecondes.Toutbas,enessayantdeparlersansbougerleslèvres(unéchectotal),elle articula: —Non,pitié,Brendanteregarde… —Jesais… Surtout,restercool,netrahiraucuntrouble.Sesyeuxcommedeuxémeraudesbraquéssurmoi derrièresatignassenoire…pourmoi,letempss’arrêta;paspourluicarquandleballonarrivade nulle part, il l’attrapa d’instinct, pivota sur lui-même et marqua un panier. Puis, avec beaucoup d’aisance,ilcueillitleballonauvoletsetournadenouveauversmoi.J’eusdroitàunpetitsourire, uncoupdementonenguisedesalut;jeluisourisaussi,unesensationtrèsinhabituelleaucreuxde l’estomac,etjedétournailesyeuxenfaisantminedechercherquelquechosedansmonsac. —Ashley,viens,ons’enva! —Surtoutpas!Attendslafin,oniraluiparler! A voir sa tête, elle vivait la plus belle aventure de sa jeune existence. Je sentis la panique me gagner. —Non!Ons’envatoutdesuite. Jeluisaisislebras.Quelquesinstantsplustard,nousnousretrouvionssurletrottoirdevantle lycée.Jememisàmarchertrèsvite;inquiète,Ashleytrottaitprèsdemoi. —Ecoute,Emma…Jenepeuxpasmemettreàtaplace,avectoutcequetuasencaissé… —Tais-toi! Je m’en voulus tout de suite. Ashley n’y était pour rien et, sans elle, cette journée aurait été beaucoupplusdifficile.C’étaitjustequejenesupportaispasdeparlerdecertaineschoses,avecqui quecesoit. —Quoi,qu’est-cequej’aidit? Cepetitairblessé…J’aifondu. —Cen’estpastoi,c’estmoi!Ilyadesmomentsoùjenesuispastrèsàl’aise…Enfait,pour touttedire,jesuismalquasimenttoutletemps. Commentexpliquercequejeressentais?Majoliepetitecousinen’avaitpasencoreétéeffleurée par l’ombre d’un vrai malheur. De nervosité, je me mis à gratter mon vernis à ongles, déjà passablementécaillé.Bien,j’allaisfaireuneffortpourm’expliquer,jeluidevaisbiencela. —Voilà:jenepensepasquecesoitunebonneidéedecraquerpourungarçonauprèsdequije n’ai pas la moindre chance. Je ne sais même pas encore comment je vais m’en sortir question copines : Kristin me déteste pour une raison que je n’ai même pas envie de comprendre, elle réussirapeut-êtreàbraquerlesautrescontremoi.Levraiproblème,c’estque…çanes’estpastrès bienpassé,chaquefoisquej’aiétévraimentprochedequelqu’un. Dans le regard d’Ashley, je lus une compassion et une sagesse surprenantes pour une fille de quatorzeans. — Emma, bien sûr que tu te sens mal ! Mais si, par moments, tu recommences à te sentir normale,siquelquechoset’apporteunpeudebonheur,çanevoudrapasdirequetuasoubliéta mère ou Ethan. Ou que ces dernières années épouvantables n’ont pas eu lieu. Mais rends-toi compte:ici,tuvapouvoirêtrejusteEmma.PasEmma-qui-a-un-beau-père-horrible,Emma-à-quiil-n’arrive-que-des-malheurs,celledonttoutlemondeparledanssondos:justeEmma!Tamère voudraitquetusoisheureuse,tonfrèreaussi. —Tuasraison. Jefisungroseffortpourravalerlechagrinquimeprenaitàlagorgechaquefoisquejepensais à ma mère ou à mon frère, morts à moins d’un an l’un de l’autre. Pour dire quelque chose, je lançai: — Je ne comprendrai jamais pourquoi ma mère a décidé d’épouser Henry quand elle a su qu’elleétaitmalade.Ill’avaitdemandéeenmariageaumoinsdixfoismaisc’estlediagnosticdu cancerquiluiafaitdireoui. Ashleymesurpritunefoisdeplusenrépondantaussitôt: —Ellevoulaits’assurerqu’ilyauraitquelqu’unpours’occuperdetoi.Ellenevoulaitpasquetu teretrouvestouteseule. J’ai failli hurler : mais je suis toute seule ! Les dents serrées, je me suis mise à courir sur ce fichutrottoirdeManhattan.Aulieudemesuivre,Ashley,monadorableAshley,s’estarrêtéeneten s’écriant: —Sérieux!Donne-toiunpeud’air.Situnelefaispaspourtoi,fais-lepoureux! Jesuisrevenuesurmespas,unpeupenaude. —Jesaisquetuasraison,Ash.Jelesaisdansmatête,maisc’estplusdifficiledemeconvaincre ici. —Auniveaudusoutien-gorge? Cepetitaircoquin!Jemesurprismoi-mêmeenéclatantderire.Aussitôt,elleenchaîna: —Tunem’aspasmontrétacarte.Faisvoir! Tropcontentedeparlerd’autrechose,j’ouvrismasacocheetluitendislapetitecarteplastifiée. —Aïe!Sérieusement,Emma,çacraint! —Acepoint?Faisvoir. La catastrophe. Je ressemblais à la candidate d’une émission de relooking… avant. La photo m’avait saisie au moment où je levais les yeux, mâchoire pendante. Grâce au flash trop brillant, j’étais livide, appelez-moi Zombie Girl. Bon, c’était tout de même une excellente photo de mon pendentif,ondistinguaittrèsbienleblason. Trèsennuyée,Ashleyamurmuré: —Désoléepourcettecartehorrible. —C’esttoi,lacartehorrible! Ellealevélesyeuxaucielenriantmalgréelle. —Tufaistoujoursça? C’étaitunemaniestupidequidataitdel’écoleprimaire,Siparexemplemamandisait«Atable! Eteignezlatélé!»,Ethanetmoi,nousrépondionsàl’unisson:«C’esttoi,latélé!»Etelleriaiten secouant la tête, comme pour dire qu’avec les jumeaux, il ne fallait pas chercher à comprendre. Commejesouriaisàcesouvenir,Ashleym’aregardéed’unairsagace. —Toi,tuvast’ensortir.Ademain! Nousétionsdevantl’immeubledematante.Unejournéedepassée,plusque168àtenir. 3 Deux semaines s’écoulèrent, deux semaines et demie… Je pris l’habitude de cocher les jours dansmonagendacommeunbagnard.Letempsnepassapasplusvitepourautant. Je ne savais jamais sur quel pied danser avec Jenn : certains jours, elle me parlait chaleureusement,d’autresfois,elleserecroquevillaitàsaplace,têtebasse,enfaisantcommesije n’existaispas.Sansdouteredoutait-elledesemettreKristinàdos. Cisco,lui,étaittoujoursprésentettoujoursagréable.Nousdevenionsdevraisamisetgrâceà lui,j’avaistoujoursquelqu’unàquiparleràlacafétéria.Oui,biensûr,Austinmeparlaitaussimais lui,ilcherchaitjusteàmerecruterpourjenesaisquelcomitédebénévoles. Angelique, ma partenaire de chimie, refusait de déjeuner au lycée ; quand il faisait beau, nous sortionsquelquefoistouteslesdeuxprendrequelquechosedanslequartieretnouspromenerune petite heure. Nous nous entendions vraiment très bien, ce que certains de nos petits camarades admettaient mal : ils ne supportaient pas son côté original (un jour, elle avait expliqué à un professeurqu’ellenepouvaitpasrendreundevoiràcausedelaphasedelalune). Ellem’avaitgénéreusementproposéderecopiertoutessesnotes,unformidablebonuscarelle étaitl’unedesmeilleuresdelaclasse.Etboursière;résultat,lessnobsdulycéelatraitaientcomme siellearrivaittoutdroitd’uneléproserieetnond’unimmeubledelaXeAvenue.Personnellement, plus je la côtoyais, plus elle me plaisait, et comme certains de ses détracteurs ne m’avaient pas encore adressé la parole, mon choix était vite fait. Pour couronner le tout, elle m’avoua un jour qu’elleexagéraitsescroyancespourlesimpleplaisirdeprovoquerlesautres. — Ils ne connaissent rien à rien, je peux leur raconter les bobards les plus énormes et ils marchentàtouslescoups.Tuverraisleurtête! Cejour-là,nousmangionsdesknishsurunbancdeCentralPark.Elleenchaîna: —Jesuisvraimentunesorcière,etmamèreaussi,maiscen’estpasdutoutcommecequ’on voitdanslesfilms.D’accord,ilexistevraimentdessorcièresquicherchentàfairelemal,mamère en a croisé quelques-unes, mais la plupart sont tout à fait positives ! Moi, je vois les auras et je perçoislesénergies,maisjenevaispastementir,j’adoremettrelesmoutonsdulycéemalàl’aise. Quelquefois,j’inventedeshistoiresrienquepourlesfaireflipper. Lemêmeaprès-midi,aulabo,elleréussithautlamainsonexpérienceetexpliquaavecleplus grandsérieuxqu’elleentendaitlavoixdesproduitschimiques.Puisellemelançaunclind’œilen douce. Grâce à elle, j’ai vite rattrapé mon retard. Les cours n’étaient pas particulièrement difficiles à Vince A, juste très compétitifs. Je me donnais tout de même à fond pour mes études car j’avais décidé que je voulais figurer sur la liste des meilleurs élèves, et aussi pour faire plaisir à ma tante…n’importequoipouroubliermonobsessionpourBrendan. Devinez qui figurait régulièrement au tableau d’honneur ? Brendan Alexander Salinger. Et Austinquileconsidéraitcommeuncrétinprimaire… Mondeuxièmejour,enlevoyantentreràgrandspasencoursd’anglais,moncerveauavaittout simplementcessédefonctionner.Ilétaitincroyable,irrésistibleavecsescheveuxnoirsenpétard, sachemiseàmoitiésortiedesonpantalon,sacravatemalnouée.Surunautre,celookauraitfait négligé,surlui…onauraitditqu’ilétaittombédulitdirectementsurleplateaud’unepubpourles jeans. Sesyeuxvertslumineuxs’étaientrivésauxmiens,cequej’avaisinterprétécommeuneinvitation àdire«Salut».Enretour,j’avaiseudroitàunbrefcoupdementonetils’étaitlaissétomberàsa placesansunmot.Laclaque!Parlasuite,quandilentreraitencours(généralementenretardmais sans jamais écoper de la moindre réprimande), une sorte de fatalité était à l’œuvre : j’allais systématiquement lever les yeux au mauvais moment, croiser son regard… et baisser la tête sur monShakespeare,tiraillantmonpendentifetlisantetrelisantlemêmeversunebonnedizainede fois.Jeneparvenaisàmedétendrequ’unefoisqu’ils’installaitenmetournantledos. Ce scénario se rejouait chaque jour, comme un cercle de l’enfer oublié de Dante. Je ne comprenais même pas pourquoi il me faisait autant d’effet ! Heureusement, en dehors du cours d’anglais,c’étaitfaciledel’éviter.Jen’allaisplusregarderlesgarçonsjoueraubasketaprèsles cours,j’avaisexpliquéàAshleyquejen’avaispasletemps:j’envisageaisderejoindrel’équipede courseàpiedetjedevaistravaillermonenduranceenfaisantdujoggingdansleparc.Elletrouvait cetteidéeridicule. —Cen’estpasuneéquipe,ilsnefontaucunecompétition.C’estunclub.LeRunningClub,çane s’inventepas.Ilsnefontriend’autrequ’allerauparcetcourirenrond. —Tuplaisantes? Incrédule,jemereprésentailesfillesdulycéetrottantdanslesalléesduparcentalonsaiguilles. Amoncoupdesifflet!IlyaunsacVuittoncachédanslepérimètre.Ilserapourlapremièrequile trouvera!Etelless’éparpilleraientausignal,leurlouloudePoméraniesouslebras… Jeformaisdoncuneéquipedecourseàpiedàunepersonne.Chaquejour,jequittaislelycéepar la porte du gymnase, stratégie qui me permettait d’éviter à la fois Brendan et Anthony. Je tenais beaucoupàlesévitertousdeuxmaispourdesraisonstrèsdifférentes:jeredoutaisdemejeteràla têtedeBrendanetdevomirsurAnthony. Aprèsdeuxsemainesetdemiede«Disdonc,elleestàcroquer,lanouvelle!»et«Quandest-ce quetumedonnestonnuméro?»Anthonyfinitparmecoincersurleseuilducoursd’anglais. — Qu’est-ce qu’une fille chaude bouillante comme toi fait à traîner avec une folle comme Angela? Ses yeux bleus très froids me détaillaient de la tête aux pieds, il s’appuyait au montant de la porte,lebrasentraversdupassage. —Elles’appelleAngelique,corrigeai-jefroidement.Etellen’estpasfolle. —Attends,Emily,jesaisquiesttatante!Neperdspastontempsaveccettepaumée,jepeuxte présenterceuxqu’ilfautconnaître. —Jepréfèrelaconnaître,elle.Aumoins,ellesaitcommentjem’appelle. —Oh!allez,tunevaspasratertachancedeprofiterdetoutça. Stupéfiant:ilpassaitsespaumessursapoitrinemusclée.Ensuite,ilvoulutécartermafrangede mesyeux;furieuse,jerabattissagrossemaind’uneclaqueetlà,sonsouriredevinttrèsméchant. —Jeteconseilledefairegaffe.Cen’estpasmoiquemesparentsontabandonnéechezmatante pourpouvoirvivreleurvie.Jenesaispassitumesurestachancequejet’adresselaparole. C’estlàqu’ilm’afaitunimmondeclind’œilenajoutanttoutbas: —Quandtuteserasdécidée…préviens-moi. Avantquejenepuisseréagir,ilestpartis’asseoiràsaplace.Mêmesadémarcheétaitarrogante. J’entendaisM.Emersondansl’escalierderrièremoi.Vite,jesuisentréeàmontourenlançant unemoueéloquenteàCiscoetenm’efforçantd’éviterleregarddeBrendan.Génial:pourunefois qu’ilarrivaitencoursàl’heure,ilassistaitàmadisputeavecsoncopain. —Qu’est-cequ’iltevoulait?meglissaCisco. Je me penchais pour lui répondre quand M. Emerson entra, traînant les pieds et toussant lamentablement. Voilà au moins dix jours qu’il traînait un mauvais rhume. Condition qui s’accordaitmalaveclessonnetsdeShakespeare!Ilvoulutlirequelquesversmaiss’étouffadans unenouvellequinte.J’avaisunpeupitiédeluimaisfranchement,ilétaitassezrépugnant.Ilfinitpar reprendresonsouffle,maisdécidadenousfairelireàsaplace. —Vous,dit-ilentendantledoigtversAustinavantdesemoucherdenouveau.Pagetinquantegatre. Austin eut l’air très content d’être choisi. Lui, du moment qu’on lui demandait de participer ! Avecunenthousiasmeunpeuinquiétant,ils’estpenchésurledeuxièmesonnet. —Lorsquequarantehiversferontsiègeàtonfront… Il déclamait avec une emphase ridicule. J’ai réprimé un soupir, jeté un regard à la ronde… et croisé le regard fixe d’Anthony, qui se lécha langoureusement les lèvres. Révoltant. Je me suis hâtée de détourner les yeux ; pour éviter toute mauvaise surprise, le plus sûr était encore de regarderparlafenêtre.Pourunefois,ilfaisaitgrandsoleil.J’aieuuneenvieterribledesécherle restedescours.Ilfaisaituntempsidéalpourcouriretj’avaisbesoind’échapperquelquesheuresau lycée. Surunnouveausoupir,jemesuisperduedanslacontemplationdemesfourches.Voilàdesmois que j’aurais dû aller chez le coiffeur. Pourquoi, mais pourquoi Anthony s’intéressait-il à moi ? J’étaismillefoismoinsprésentablequelespetitesprincessesdelaclasse. Austinavaitterminédemassacrersonsonnet.M.Emersondemandaunvolontairepourlirele suivantetKristinlevaaussitôtlamain.Elleavaitunetelleenviedesefairemousserqu’elles’étirait commeunefolleversleplafond,uneseulefessesursachaise.LorsqueM.Emersonagitaunemain molle dans sa direction, elle lui offrit un petit sourire modeste, se leva (Austin était resté à sa place), rejeta ses cheveux en arrière et se lança. En déclamant comme une tragédienne du XIXe siècle, et en mettant une émotion dingue dans chaque mot. A côté de la sienne, la lecture d’Austinavaitétéunmodèledesobriété.Atterrée,morted’ennui,jemesuiseffondréesurmatable. —Tepuis-jecompareràunbeaujourd’été? Elle insistait sur les mots à tort et à travers. Cisco a fait semblant de se tirer une balle dans la tête;j’aipouffépuis,découragée,jemesuisdenouveauintéresséeàmescheveux. —EmmaConnor. Je me suis redressée d’un bond. M. Emerson avait les yeux braqués sur moi, je venais de me fairesurprendreauxabonnésabsents. —Hein?Jeveuxdire,oui,m’sieur? —JevousdemandedelirelesonnetXXIX.Etlevez-vous,jevousprie. Ilpartitdansuneaffreusequintedetoux.Vitejetournailespages…Oh!non,pascelui-là!Jene savaispascequelethèmeavaitpusignifierpourShakespeare,maiscepoèmemeparlaitauniveau leplusintime.Ilnefaudraitsurtoutpaslaissermavoixsefêlersurlemot«solitaire». J’ai respiré à fond et me suis levée en tenant mon livre devant moi comme un bouclier. Négligemment,j’aimislepoingdevantmeslèvrespourm’éclaircirlagorge,enexagérantjustece qu’ilfallait—unepetitemanœuvrequimevalutunrirediscretdelapartdemescamarades.Puis jemesuismiseàlired’unevoixferme: —Lorsque,endisgrâceauxyeuxduSortetdeshumains Jemeprendsàpleurermonexilsolitaire Harcelantlecielsourddegémissementsvains Maudissantmondestinquandjemeconsidère… Devant moi, Brendan a changé de position : il s’est tourné de côté, la joue posée sur ses bras croisés, et m’a fixée à travers ses longs cils noirs. Des cils qui devaient être doux comme du velours.Mavoixs’estéteinte,jesuisrestéeprisedanssonregardvert…uninstantseulement,puis unesortedepaniqueintérieurem’asaisie.Troublée,lesmainscrispéessurmonlivre,jemesuis replongéedansmontexte;jesentaistoujoursleregardémeraudedeBrendansurmoi,maisjeme concentrais de toutes mes forces sur les vers imprimés. Pourtant, vers la fin du sonnet, une impulsion bizarre m’a poussée à chercher de nouveau ce regard et je lui ai adressé les deux derniersvers. —Tonamourrappelém’apportetelstrésors Quepourceluidesroisneveuxchangermonsort. Voilà,c’étaitfini.Jemesuisrassiseenlissantmajupeplissée.Brendanrestaittournéversmoi,il mefixaittoujours.Lebonheur?Ehbien,non:ilm’avaittraitéecommeunepestiféréeetceregard m’étaittoutàfaitinsupportable.Lesyeuxrivésàmapage,j’aiattenduqu’ilsedétourne.Enfin,ce fut plus fort que moi : j’ai relevé la tête, plongé dans son regard. Il a cligné des paupières, lentement, comme un chat. Son visage, qui depuis deux semaines et demie se figeait comme du bétonchaquefoisqu’ilmevoyait,s’estadouci.J’auraismêmejuréquejel’avaisvuébaucherun sourire. M.Emersontoussaàfendrel’âmeetdésignaunautrelecteur.Jedétournailesyeux,etBrendan seremitfaceautableau. *** Cetaprès-midi-là,àCentralPark,CarouseldeBlink-182étaitentêtedemaplaylist.Jecourais vite,enrespirantàpleinspoumonsl’airpiquantdel’automne.Jecommençaisàm’habitueràsentir, enplusdesodeursdefeuillesmortesetdeterreau,leseffluvesdesstandsdehotdogsetdebretzels quisesuccédaientdanslesalléesduparc. Toutencourant,jefredonnaisenpensantàCiscoetAngelique,mesnouveauxamis.Jennaussi étaitcool,mêmes’ilyavaitdesjoursoùellen’adressaitlaparoleàpersonne.J’imaginaisaussi des tableaux plaisants, par exemple Kristin faisant une réaction allergique à ses séances d’UV, se transformantdéfinitivementenorange… Puisj’aifermélesyeuxuninstantenpensantaucoursd’anglaisetàcesonnetauqueljem’étais identifiée.Pendantmalecture,quelquessecondes,j’avaisréellementétécetteproscriteréconfortée dans sa solitude par le souvenir d’un grand amour. Comme j’aurais aimé savoir ce que l’on ressentaitquandonavaitprèsdesoiquelqu’und’unique,capabledevousfaireoubliertoutesles épreuves!Capabledevousouvrirlaportedubonheur… A bout de souffle, je m’arrêtai court. Emportée par mes pensées, j’étais allée très loin : je me retrouvaisàBethesdaFountain,undemescoinspréférésduparc.Aujourd’huipourtant,lafontaine somptueusemelaissaitindifférente,jenevoyaisqu’unvisage,desyeuxverts.Desyeuxquineme détestaientpas,malgrél’attitudedistantedeleurpropriétaire. — Mais pourquoi est-ce que je pense à toi tout le temps, ai-je murmuré. Brendan, à quoi tu joues? Adosséeàunlampadaire,jecherchaisàmaîtrisermonsouffleetmespenséesquand,au-dessus dematête,lalumièreavacillé.Tiens…?J’ailevélesyeuxversleglobeincandescent;pendant quelquessecondes,ilabrûléavecuneintensitéinouïe,puisilyaeuuncrépitementbrutal.Unpeu effrayée, j’ai reculé, à l’instant précis où l’ampoule éclatait. Des fragments ont claqué contre le verreplusépaisducache,uneodeurâcrem’aarrachéunegrimace.Commelecrépusculesemblait sombretoutàcoup!Lanuittombait,ilétaitl’heurederentrer. 4 —Emma,jepeuxtedemanderquelquechose? C’étaitlelendemain,àlacafétéria;Ciscosepenchaitversmoienparlanttrèsbas,surletonde laconfidence.Cegarçonétaitvraimentadorable:aussirichequelesautres,iln’avaitpasuneonce desnobisme.J’airépondusurlemêmeton: — Oui, bien sûr. Oh ! regarde… Même les sandwichs sont cauchemardesques, regarde cette laitue,jepréféreraismangermaserviette. Frémissanted’horreur,jeluiaimontrélafeuillelividequejevenaisd’extrairedemonsandwich maisilarefusédeselaisserdistraire. —Rejoins-moidanslacourquandtuaurasfinidemanger. Désabusée,j’aicontemplél’amasdeconfettispâteuxémiettésurmonplateau. —Jecroisbienquej’aiterminé. Nous sommes sortis ensemble, mais il n’a rien dit de plus tant qu’il a cru qu’on pouvait nous entendre.Sonmanègecommençaitsérieusementàm’intriguer!Quandilaestiméquenousétions suffisammentisolés,ils’estplantédevantmoi,ledosunpeuvoûtéetlesmainsenfoncéesdansles pochesdesonpantalon. —Tufaisquoi,demainsoir? Ah.C’étaitpeut-êtreidiotdemapartmaisjenem’yattendaispasdutout.PasdelapartdeCisco entoutcas!Demavoixlaplusdésinvolte,j’airépondu: —Vendredi?Oh!pasgrand-chose.J’iraipeut-êtrevoirunfilmavecmacousine,pourquoi? —Ehbien… Sonattitudeétaitbizarre,ilsemblaitàlafoistrèsinquietettrèsdéterminé. —Voilà:legroupedemoncopainGabe…monpetitcopainGabejouedemaindansunbar.Tu veuxvenir?Moi,j’yvaisavecmacousineetquelquescopains.Viens,ceseracool. —Oh!tu…C’étaitdoncça! Quelsoulagement!Ciscoétaitunecrème,ettrèsséduisantavecsesépaischeveuxbrunsetses yeux chocolat si chaleureux mais moi… Eh bien, même si ça me dérangeait de me l’avouer, je m’intéressaisàunautre. —Tuasl’airsoulagée,a-t-ilglisséavecunsourire. —Pourêtretoutàfaitfranche,j’aicruquetuallaismedemanderdesortiravectoiet…jesuis envacances.Jeveuxdire,envacancesdesgarçons. Jeparlaistrop,tropvite,c’étaitnerveux. — Après tout, on s’entend bien, tu sais que je t’apprécie énormément, et tu faisais tous ces mystèresenvoulantmeparlerloindesautres… —Machérie,tuesadorablemaispasdutoutmongenre! J’aifaitsemblantd’êtrevexée,nousavonséclatéderireetjemesuisécriéespontanément: —C’estgénialquandonpeutseparlerfranchementettoutsedire! Ilaapprouvédelatête,uneréelleaffectiondansleregard.Sérieuxtoutàcoup,ilalancé: —C’estjustequejeneveuxpasquelesautress’intéressentàmesaffaires.Maviesentimentale neregardequemoiet…jenesaispassituconnaislevocabulaireduvestiairedesgarçons?Ondit «c’esttellementgay»pourdirequec’estnul,ou«pashomo»pourdire«pasquestion».Cen’est pasdutoutl’ambiancedanslaquelletupeuxfairetoncoming-out! —C’esthorrible,ai-jecompati. Commejelecomprenais!Etcommej’étaistouchéequ’ilaitsentiqu’ilpouvaitseconfieràmoi. —Ecoute,jevaisdemanderàmatantemaisjesuisàpeuprèssûrequejepourraivenir. —C’estcool! L’air tout content, il m’a donné une adresse et son numéro de portable. Nous devions nous retrouveràl’angledelaIIIeAvenueetdela91eRue. *** EnrentrantavecAshleycesoir-là,jeluiaiannoncéquejesortaislelendemainavecCiscoetses copains.J’avaisunpeupeurdelavexer:depuismonarrivée,nousnousretrouvionstouslesweekends pour voir un film ou jouer au billard. Si elle avait prévu quelque chose avec ses propres copines, elle m’invitait toujours à les rejoindre et là, je ne pouvais pas lui rendre la pareille. D’ailleurs,quandellesavaientprévuquelquechosedeleurcôté,jeleslaissaisgénéralemententre elles.Jetrouvaissesamiestellementplusgaminesqu’elle! Monadorablecousineajusteeul’airtristeunefractiondeseconde,puiselles’estressaisie. —Cool!C’estbonpourtoidesortir,etFranciscon’estpasmaldutout. —Attends,non,cen’estpas… —Pourquoipas,ilestcraquant!Beaugosse,unebellecarruredesportifetenplus,ilestsuper gentil.Lagentillesse,çacompte! —Jesuistoutàfaitd’accordavectoimaisonestamis,sansplus. Ashleyseficheraitdesavoirqu’ilpréféraitlesgarçons,maisjenepouvaispasmepermettrede leluidire.L’infonem’appartenaitpas,etelleauraitputoutrévéler,sanspenseràmal. —Bref,tucroisquetanteChristineserad’accord? Jenem’attendaispasàsaréponse:uneénormecrisederire.Celadurasilongtempsquejefinis parperdrepatience. —Maisquoi,explique! —Tuplaisantes?s’est-elleécriéeàtraversleslarmesquilaissaientdestraînéesiridescentesde maquillagesursesjoues.TanteChristineserafolledejoiedetevoirsortiravecquelqu’und’autre quemoi.Tuterendscompte?Tuvascarrémenttecoucheraprès21heurespourunefois!Jet’en prie,Emma,tuviscommeunevieilledame!Bientôt,tut’inscrirasauxtournoisdebingo. —Bon,d’accord,j’aicompris… —Encoreunpeuettutemettaisàchiperlessachetsdesucredanslesrestaurants… Trop contente de me taquiner, elle a continué sur le même registre jusqu’à la porte de l’immeubledesesparents,surla62eRue. Ce soir-là, pendant que je débarrassais la table (ma tante avait commandé un repas indien à emporter),jemesuisdécidéeàaborderlesujet. —TanteChristine?Ungarçondemaclassem’ainvitéedemainsoir… —Quelgarçon? Ellemeposalaquestiondistraitement,sanscesserdesonderlesprofondeursducocktailqu’elle faisaittournerdanssonverre.Autrefois,mononcleGeorgeetellebuvaientchaquesoiruncocktail àlasantél’undel’autre;maintenantqu’elleétaitveuve,ellemaintenaitlatradition.Ellepréparait toujoursdeuxverresetn’enbuvaitqu’unseul. —Cisco,répondis-je.JeveuxdireFranciscoFernandez. —Jeconnaislafamille,biensûr. D’ungestedistrait,ellelissasesbouclesbrunes. — Sa mère est absolument charmante. Sa sœur et sa cousine sont aussi passées par la Vincent Academy.LejeuneFrancisco?Aucunproblème. Puisellem’aregardée,etdemandé: —Jesuiscenséetedireàquelleheuretudoisrentrer? —Euh…jenesaispas. Etpourcause.J’étaisencoresipetiteàlamortdemamère;onnefaitpaslatournéedesboîtes denuitàquinzeans.AvecHenry,c’étaittoutl’unoutoutl’autre,soitilnemefixaitaucuncouvrefeu, soit j’avais ordre de rentrer à la maison immédiatement après les cours. Si bien que je ne tenaisaucuncomptedesesinstructions. TanteChristineetmoi,nousnoussommedévisagées,puiselleadécidé: — Voilà ce qu’on va faire. Si l’un des autres te dit à quelle heure ils doivent rentrer, tu répondras:«Mêmechosepourmoi.» —Merci,tanteChristine,ai-jedit,toutétonnée. Elleahaussélesépaulesetditgaiement: —Jusque-là,tun’asrienfaitpourperdremaconfiance!Jetelaisseraidel’argentsurlemeuble del’entrée.Tut’achèterasunchemisieroucequetuvoudras. Jemesuisprécipitéepourl’embrasser. —Merci! Ellesentaitmerveilleusementbon.J’aireconnuBeautiful,deEstéeLauder. *** Lelendemain,encoursdelatin,jefixaissiattentivementlesaiguillesdel’horlogequejen’ai pas raté une seule étape de leur tour du cadran. 2:51. 2:52. 2:53. 2;52. Quoi ? 2:52 ? L’aiguille reculait?Jemesuisfrottélesyeux.Non,letempsnes’étaitpasmisàpasseràrebours,plusquesix minutesetjepourraissortir.Ashleyetmoi,nousirionsm’acheterunchemisierneuf.Celatombait vraimentbien,jen’avaispasgrand-choseàmemettre.Unefoismadécisionprisedevenirchez tante Christine, j’avais fait mes bagages très vite et je n’étais jamais retournée chercher ce que j’avaislaisséàKeansburg.Jesupposaisqu’entre-temps,Henryavaitvendutoutesmesaffaires,et fourrétousmessouvenirsdansdessacs-poubelle.Detempsentemps,jecherchaisunchemisierou unsweatetjem’apercevaisquejel’avaisoubliéaulingesale,oudansmapenderie. Alacloche,j’aijaillidemonsiègepourmeprécipiterverslesous-soletmoncasier.Jedevais metrouversurlaIIIeAvenueà20heuresprécises;sijerataislecoche,commejen’avaispasde portable,lesautresnepourraientpasmejoindrepourmedireoùlesretrouver. J’avaiseuunportable,commetoutlemonde.Untrèsjoliportableviolet,chargéàblocdemes sonneriespréférées,maisjel’avaisoubliéàKeansburg,luiaussi.Danssonchargeur,surlatable denuit.Surlemoment,jel’avaisàpeineregretté.Depuisletempsqu’ilnesonnaitplus! Le shopping avec Ashley, c’était fun, même si elle fit tout pour me dissuader d’acheter le chemisiernoirtoutsimplequejevoulais,avecdesmancheslonguesetundécolletécarré.Moi,je trouvaisqu’ilseraitparfaitavecunjean.Jen’avaisencorejamaisvulesautresencivil,jeveuxdire sans leur uniforme, et ce serait la première fois qu’eux-mêmes me verraient habillée autrement. C’étaitdélicatetjepréféraisnepasprendrederisques. —Oh!allez,celui-ciiraittellementbienavectesyeux! Elleeutbeaumesupplier,etmemettresousleneztoutessortesdecouleursvives,cefutlenoir. Nous sommes rentrées d’un pas tranquille, en admirant les vitrines des boutiques de luxe de MadisonAvenue.Sanssavoirpourquoi,j’aipenséàBrendanenmedemandantcequ’ilfaisaitde sesvendredissoir.Ilavaitforcémentunepetiteamie…oumêmeplusieurs.Ashleydisaitqu’ilétait DJàsesmomentsperdus;ilpasseraitprobablementlasoiréeàfairepulserunclubselectoùl’on n’entrait que sur invitation, tandis que des filles au look de mannequin se bousculaient pour effleurersamanche.Commejelescomprenais! Cette situation était… détestable, je n’avais jamais éprouvé cela, pas même pour mon premier petitcopain,quandj’étaisfreshman.Jenefantasmaispassurlefaitdesortiraveclui,oudeglisser lesmainsdanssescheveuxendésordre(enfin,pasbeaucoup);j’étaisjusteavided’ensavoirplusà son sujet. Je voulais tout connaître de lui, ses groupes et ses films préférés, sa façon de voir le monde.Savoirsisespenséesdérivaientquelquefoisversmoi,commelesmiennesdérivaientvers lui. Il était présent en moi en permanence. Si présent que je venais d’oublier pendant plusieurs minutesl’existencedemapetitecousine. —Ilm’afaitunclind’œil.Jet’assure!gazouillait-elledesapetitevoixhautperchée. Mon subconscient avait dû suivre un peu mieux que moi : j’ai compris qu’elle parlait d’un garçonplusâgéqu’ellevoyaitdeuxfoisparsemaineàl’étude. —EtsurFacebook,iln’arrêtepasdem’envoyerdesbaisers,cegenredetrucs.C’estridicule, personnenefaitça!Ilesttellement…craquant. Letempsd’arrivercheztanteChristine,ellem’avaitdonnétouslesdétails…etl’hommedeses rêvesn’étaitautrequeleGrandBlond,laTacheuniverselle,l’horribleAnthony.Asesyeux,ilétait leplusgrandtriomphedel’humanitédepuisl’inventiondessoutiens-gorgepush-up. —Ash,jenevoudraispastefairedelapeine,maispasplustardqu’hier,il… Commentluidirecelasansluidonnerl’impressionquejeluifaisaisdel’ombre? —…ilfaisaitduplatàunefilledemaclasse.Ilatrèsmalréagiquandellel’aenvoyépaître. Hargneux.Pascool. —Oh!non,iln’estpasméchant,soupira-t-elle,rêveuse. Ellesortitdel’ascenseurentourbillonnantsurelle-même.Deplusenplusinquiète,j’insistai: —Jecroisquesi,justement.Pasnetentoutcas. Ashleyposasurmoiunregardgrave,presquefroid. —Ilmeplaît,d’accord?J’aiencoreledroit?EtpuisonseparlesurFacebook,cen’estpasla findumonde! Jeconnaissaiscetonbuté,c’étaitdefamille.Mamanmel’avaitlégué,etAshleyl’avaithéritéde sonpère,quiétaitlefrèredemamère.Tempêteenvue!Avecunsoupir,j’aiglissémaclédansla serrure.J’allaisdevoirouvrirl’œiletpareràlacasse. —Jepensejustequetunedevraispas… Jen’aimêmepaseuletempsdeterminermaphrase.Avecundeceshurlementsdontelleavaitle secret,Ashleys’estprécipitéeverslatabledelacuisine. —Enfin! Elles’étaitemparéed’unobjetposéàcôtédelasalièreWaterford.J’aipiailléàmontour: —Unportable? UnpetitPost-itétaitglissésouslasalière. «J’aipenséqu’ilt’enfaudraitun.Lejeunehommedumagasinl’aprogrammépourmoi.N’appellepaslaChineet amuse-toibiencesoir.Baisers,tanteChristine» — Elle est géniale, je l’adore, ai-je murmuré en retournant le petit appareil brillant entre mes mains. —Ilétaittempsquetuaiesunportable!s’estexclaméeAshleyenfeuilletantlemoded’emploi. Vite,appelle-moipourquej’aietonnuméro.Ettumeferasuntextocesoirpourmedires’ils’est passéquelquechoseavecCisco. Pourlacentièmefois,j’aivoululuiexpliquerquejenesortaispasavecCisco.Sansm’écouter, ellem’apousséeverslaportedemachambre. —Maisqu’est-cequetuattends,ilfauttepréparer! Ilm’afalluprèsdedeuxheures.J’aiterminéenlissantmescheveuxaufer.Çan’apasétéfacile, maisj’aifiniparobtenirunrideauparfaitementhomogène.Restaitleproblèmedemafrangedix fois trop longue… qui avait tout de même un avantage puisque son poids aplatissait mon épi rebelle.J’aitentéuneraiesurlecôtéenépinglantlescheveuxsurmatempe. Ashleymeregardaitfaireavecbeaucoupdeplaisir.Pasétonnantqu’ellecroiequejesortaisavec Cisco:jemedonnaisbeaucoupdemal,exactementcommesic’étaitunrendez-vous.Allezsavoir pourquoi?Ilmesemblaitquejedevaisabsolumentêtrejoliecesoir.Sansdouteparcequej’avais letrac,jevoulaisqu’onm’accepte,qu’onm’apprécie;jevoulaisfairepartiedelabande. —Moinsdenoirauxyeux,adécrétéAshley. Assise par terre au pied de mon lit, mon maquillage éparpillé autour de moi, je travaillais penchéeverslemiroirenpiedfixéàmaporte.Lementonsurmonépaule,Ashleyarepris: —Tudevraisoserunpeudecouleur,unvertouunrosevifpouravivertonregard.C’estton meilleuratout. —Tuparles,ai-jegrognéenajoutantencoredunoiretenfrottantpourobtenirunlooksmoky. Toutelafamillealesyeuxbleussaufmoi.Moi,jen’aiquedesyeuxmarronbienordinaires. —Non,ilssontbeaux,jet’assure. Sesyeuxcristallinsbrillantdejoie,elles’estjetéesurmonlitenlançantsesjambesenl’air. —Ilsnesontpasmarron,ilssontplusclairs.Pasnoisettenonplus,attends,jevaistrouverun nompourcettecouleur.Vison!Oui,c’estça,ilssontcouleurvison. Elleriaitcommeunefolle.Jemesuismiseàrireaussiencriant: —C’esttoi,levison! Ellem’ajetéuncoussinàlatête,puissonregards’estposésurleréveil,àmonchevet,etelle s’estredresséed’unedétente,affolée. —Maisdépêche-toi!Ilestdéjà7h20,iltefaudraaumoinstrente-cinqminutespourallerlà-bas àpied. Pourtoutcequitouchaitautiming,jefaisaisentièrementconfianceàAshley,laNew-Yorkaise detoujours.Moi,jenem’ensortaispas:commej’allaispartoutàpied,jecroyaistoujoursêtreà cinqminutesdel’endroitoùjedevaismerendre.Jemetrompais,bienentendu,etjepassaismon tempsàcourir.C’étaittoutdemêmeuncomble:aumomentoùjevenaisenfindedécrochermon pré-permisdeconduire,jemeretrouvaisparachutéeàManhattan,oùpersonneneconduisait.Tante Christinen’avaitmêmepaslepermis. Jemesuisprécipitéesurleplacard,j’aisortimesbottesnoiresd’uncartonnonencoredéballé, jelesaienfiléespar-dessusmonjeanetjemesuistournéeversmacousine. —Jesuiscomment? Ashleymedétaillaavecbeaucoupd’attention. —Retiretonpendentif.Ilgâchelalignedetondécolleté. Jemesuistournéeverslemiroir.Ellen’avaitpastort,maisjeneretiraisjamaismonpendentif. C’étaituncadeaudemonfrère,etàpeuprèstoutcequimerestaitdelui.Enguisedecompromis, j’aicachélemédaillonsousmonchemisier;onnevoyaitplusquelefinechaîned’argent. —C’estmieux? —Beaucoupmieux.Nebougepas. Samainplongeaitdéjàdanssasacoche,enressortaitavecunpetitflacon. —Ah,non!ai-jehurléenreculant. Jemesouvenaisencoreduparfumsucrévomitifdontellem’avaitaspergéeladernièrefois. —C’estpaslemême,a-t-ellesoupiréenmetendantleflacon. Prudemment,j’aireniflé.D’accord,celui-ciétaitbeaucoupmieux.Ilsentaitmêmetrèsbon,une fragrance légère, presque ensoleillée. Je hochai la tête, approbatrice, et la laissai actionner le piston. —Maintenant,tusensbon,déclaraAshley,satisfaite.Parcequ’avant…ouh,là,là! Jecourusl’embrasseretprisunegranderespirationenlissantmonchemisierneuf. —Bon,jeferaisbiend’yaller. 5 Il faisait froid. Serrée dans mon blouson de cuir, je remontais la IIIe Avenue d’un pas vif en regrettantden’avoirpasprisuneécharpe.Oumêmeunmanteaubienchaud!Jeneconnaissaispas encorelescapricesdelamétéonew-yorkaise,oùonpeutbouillirunjouretgrelotterlelendemain. Enarrivantenvuedela91eRue,j’aisortimonportableneufpourvérifierl’heure.Huitminutes de retard, autant dire que j’étais en avance et pourtant, le trottoir était désert. Me faisait-on une mauvaise blague ? Cisco était-il caché quelque part, mort de rire de voir la loseuse de service plantéelààattendredescopainsquineviendraientjamais?Etmoiquivenaisdepasseruneheure surmescheveux!Jecroisbienquecefurentlesminuteslespluslonguesdemonexistence. —Hé,chica! Ouf!Franciscoarrivait,flanquédetroisamis.Rougedesoulagement,jebrandismonnouveau portable. —Regarde! —Çayest,tuasdécouvertlatechnologie? Ilmepritl’appareildesmainsenriantetappelasonproprenuméropourlemettreàlamémoire. —JeteprésentemacousineSamantha,ajouta-t-ilaussitôt,etsonpetitcopainOmar.Ilssesont échappésdeVinceAl’andernier.EtvoilàDerek,uncopain.Lui,ilestàSainte-Agnès,unlycéede garçons. Désinvolte,ilmedésignaitsescompagnons,unefilleminuscule,unpeuplusplusâgéequenous, et deux garçons, un brun et un blond. Quand je leur dis « salut », mon souffle fit un petit nuage blanc. —Nousattendonsencorequelqu’un,enchaînaCiscoenmedonnantunpetitcoupdecoudedans lescôtes.Tiens,j’aipenséàtoi. Ilasortidesapocheunepetitecarteplastifiéeetmel’atendue,trèscontentdelui. —Unpermisdeconduire? — Plus exactement le permis de ma sœur, celle qui a l’âge de commander des boissons alcoolisées. Tu as là son permis d’apprentissage, elle a eu le permis définitif depuis. Tu lui ressemblesunpeualorscesoir,tuserasAngieMarieFernandez.J’avaisoubliédetedemandersi tuavaisunefaussecarted’identité. —Bon,d’accord,jesuisAngieMarie.Tiens,çatombebien,jesuistoujoursPoissons. Jesouriaisunpeujauneenétudiantlaphotodupermis.Angieétaitbruneaussimaisàpartcela, nousnenousressemblionspasdutout.Levraiproblème,c’étaitquejepaniquaisunpeuàl’idée d’allerdansunbar.Préoccupéeparcespensées,jen’aipastoutdesuiteréaliséqueleretardataire étaitarrivé.Quandj’airepérélasilhouettequitraversaittranquillementlaruepournousrejoindre, mesyeuxsesontarrondiscommedesFrisbee.Parchance,personnenemeregardaitàcetinstant précis,touslesregardsétaientbraquéssur… Je fus subitement très contente d’avoir soigné mon look. A la Vincent Academy, en uniforme, Brendan était le garçon le plus irrésistible du lycée. Dans la rue et dans ses propres fringues, il devenaitlegarçonleplusirrésistibledeManhattan.DetouslesEtats-Unis!Ilétaitabsolumentet radicalementmongenre,cequin’arrangeaitpasdutoutmesaffaires!IlportaitunT-shirtsombre par-dessusunautreT-shirtgrisàmancheslongues,avecunbraceletdecuir;sonsweatnoirétait jetésursonépaulecommes’ilfaisaituntempsnormald’automneetpasunfroidpolaire.Comme toujours,sescheveuxpartaientdanstouslessens:undésordreréel,paslelookregardez-ce-quej’arrive-à-faire-avec-du-gel.Jevoulaisbienparierqu’ilnepossédaitpasunseulproduitendehors de son shampooing. Il a salué Cisco d’une de ces étreintes à un bras qui semblent avoir cours à Manhattanentrelescopainsvraimentproches.Desamisvraimentproches,CiscoetBrendan? Quand il s’est penché pour embrasser Samantha sur la joue, j’ai instantanément bouilli de jalousie. (Bon, il la connaissait forcément du lycée puisqu’elle était encore à Vince A l’année précédente.)Etenfin,sesyeuxvertssesontbraquéssurmoietj’aientendu,detrèsloin,lavoixde Ciscos’écrier: —Brendan!Est-cequetuasseulementrencontréEmma? Sansmequitterdesyeux,ilarépondu: —Pasofficiellement,non. —Salut… J’aivoululajouerdésinvolte,maismavoixs’estfêléeaumilieudumot.Sonregardétaittrès grave,maisilsouriaitaussi,unpetitsourireauxlèvres. —Salut,Emma. Cisconousarassemblésetentraînésunpeuplusloin,versunpetitbarquinepayaitpasdemine avecsonenseignedenéonrougeclignotante.Les«grands»sontpasséssansencombre;montour venu,jemesuisplantéedevantlevideurenbrandissantmonfauxpermisdeconduire.Ilalevéles yeuxaucielenmefaisantsignedepasser.Jemesuisretrouvéedansunesallesombreetbruyante, pleinedelycéensquividaientdespichetsdebièrebonmarchéetdevieuxquijouaientauxcartes autourd’unebouteilledewhisky.LasonopassaitunvieuxtubedesGreenDay,lesolétaitcouvert depeluresdecacahuètes;j’aiglissésurcetapismouvantetmanquém’affalerdevanttoutlemonde et mourir d’humiliation. Discrètement, j’ai gratté les coquilles collées à mon talon avant de rejoindremongroupe,déjàalignélelongdubar.Ciscosaluaitungarçonbrun,craquantàsouhait, quidevaitêtresonamiGabe. —Merci,c’estsuperd’êtrevenus,disaitcedernieravecchaleur.Jevouspréviens,onn’estpas géniaux mais tant qu’on ne se fait pas huer, tout devrait bien se passer. C’est toi, Emma ? Cisco parlebeaucoupdetoi,maisenbien. Ilétaitabsolumentcharmantetsemblaitenproieàuntracmonstre.Jeluiaisourienripostant: —Cesontdesmensonges.Jel’aipayépourfairemacom’. Il a éclaté d’un grand rire, mais son angoisse a vite repris le dessus. Le visage soucieux, il a répété: —J’espèreseulementquevousn’attendezpasdesmerveilles.Onn’estpasdesvraispros. L’accueildeGabem’avaitmiseàl’aise,maisquandjemesuistournéeverslebar,j’aivuquele seultabouretlibreétaittoutaubout,justeàcôtédeBrendan.Pourgagnerdutemps,j’aidemandé: —Tujouesquoi,danslegroupe? — Je suis batteur. Tu sais, ce groupe, c’est juste pour le fun, on est plutôt mauvais. Bon, j’ai besoindemedonnerducourage,c’estmatournée.Tequilapourtoutlemonde! Toutlemondeétaitpartant,biensûr.Danslebrouhahaapprobateur,personnen’aremarquémon silence. Ce n’était pas que je ne buvais jamais ; j’avais avalé mon quota de bière tiède dans les soiréesdeKeansburg.Seulement,depuisl’accident,çanepassaitplus.Danslesfêtes,jetenaisun verreàlamain,histoiredemontrerquej’étaisencorefréquentable,maisjenelevidaispas.Etje n’étais jamais, au grand jamais, entrée dans un bar. Keansburg était un petit bourg, les barmen connaissaienttouslesmineursparleurprénom. Ce barman-ci alignait déjà les shots, en les remplissant avec brio ; je me suis perchée sur le tabouretvideprèsdeBrendanavecunregardfurtifàlarondeet,commepersonnenemeregardait, j’aisaisimonverre,jetésoncontenupar-dessusmonépaule,etmordudanslarondelledecitron comme le faisaient les autres. Discrètement, je me suis retournée pour voir si j’avais inondé quelquechose(ouquelqu’un);uneétoileliquidebrillaitsurleplâtreclairdumur. — Bon, je vais faire la balance. A tout à l’heure ! a lancé Gabe avec son fabuleux sourire. Sérieusement,onestnuls,maisnepartezpasavantlafin! Dèsqu’ils’estéloigné,jemesuispenchéedevantBrendanetSamanthapourdemanderàCisco: —Ilssontvraimentnulsàcepointouc’estleprochainBlink-182? —Ilssontmauvais.Gabeestgénialmaislegroupe… —Tuexagères!protestaSamantha. Puis,commeCiscobraquaitsurelleunregardsévère,elleaconcédé: —Enfin,si,ilssontassezépouvantables,àpartGabe.Emma,prépare-toiàsaignerdesoreilles. Lesdoigtscrochus,elleaimitéungrincementd’onglessurletableaunoir;j’aifaitlagrimace enriant.Prèsdemoi,Brendanappelaitlebarmandugesteenluitendantunecartedecréditnoire. —Laprochainetournéeestpourmoi. Le barman accepta la carte avec respect. Sans paraître remarquer sa réaction, Brendan commanda: —Tequila,oucequ’ilsveulent. Puisilmejetaunregardpar-dessussonépaule. —Qu’est-cequetuprends? Toi, torse nu, ai-je pensé. C’était insupportable : dès qu’il m’adressait la parole, j’avais l’impression que ma tête explosait. Que venait-il de me demander ? Ah, oui, ce que je voulais boire. —Oh!jenesaispas,unebière,n’importequoi. Mon petit air nonchalant n’était pas très réussi : mes mains trahissaient ma nervosité, elles tiraillaientmonpendentif,lefaisaientcoulissersursachaîne.Gênée,jelefisdenouveauglisser sousmonchemisier. —Qu’est-cequec’est?a-t-ildemandéenmontrantsapropregorge. —Oh!rien,justeunmédaillon. Sijeluidonnaisunevraieréponse,ilallaitm’interrogersurmonfrère,mafamille…Ilsavait déjà que je mentais, pas question qu’il découvre pourquoi ! Quand il s’est penché vers moi, j’ai sentisonshampooing,trèsfrais,unparfumdepluiedeprintemps.Ilm’aglissétoutbas: —Riennet’obligeàboire.Jemefiche…enfin,personnenetetrouverabizarre. M’avait-il vue jeter ma tequila ? Il ne semblait pas me trouver nulle pour autant. Le barman revenait justement avec un nouveau plateau de petits verres ; Brendan a pris le mien et l’a placé devantluienmurmurantavecunsourireencoin: —Ilnefautpasgâcherdubonalcool.Ouplutôtunetequilaassezmédiocre. Sansmequitterdesyeux,ilavidélepetitverred’untrait.Ehbien,jeboiraisunebièrecesoir, histoire de me refaire une image. Cela servirait au moins à me calmer les nerfs. D’un commun accord,nousavonspivotésurnostabouretspoursuivrelespréparatifssurlascène.Ledosappuyé aubar,j’aicherchéunmoyenderelancerlaconversation. —Donc,tuconnaisbienCisco? —Noussommesaulycéeensemble,a-t-ilrépondu,trèspince-sans-rire.AlaVincentAcademy. Tuconnais? Ilmesouriait,àboutportant.J’aidûperdreunpeulatêtecarjemesuisécriée: —C’esttoi,laVincentAcademy! Ilaéclatéd’ungrandrire. —Qu’est-cequeçaveutdire,ça? —Jen’enaipaslamoindreidée! Est-cequejevenaisvraimentdesortircettevieilleblagueaubeauBrendan?Moiquivoulaisme fairebienvoir!Sanscesserdesourire,ilm’ademandé: —LegroupedeGabe,c’esttongenredemusique? —Jenesaismêmepascequ’ilsjouent.Gaben’arrêtepasderépéterqu’ilssontmauvais,alors jediraisquenon.Jesuiscommeça,jen’écoutequedelabonnemusique. Ilétaitpeut-êtretempsdemetaire?Avantdemegrillercomplètement? —Tun’étaispassiloinducompteenparlantdeBlink-182. D’un geste machinal, il a repoussé ses cheveux en arrière ; les mèches noires sont retombées dansunstylequ’unautrequeluiauraitpassétroisheuresàréaliser.Lesouffleunpeucourt,j’ai répondu: —Danscecas,ilsvontpeut-êtremeplaire.J’adoreBlink. —Moiaussi.Tuconnaisleursvieuxtubes? —CommeDudeRanch,oudesmorceauxencoreplusanciens? Sesyeuxvertsontjetéunéclair. —Aha!Jevoisquenoussommesmusicologue? —Oh!non.Jeneconnaispastout,etjesuisincapabledejouerd’uninstrument,maisBuddha, c’est l’un de mes CD préférés. J’y reviens toujours et chaque fois, je craque pour une chanson différenteetjelapasseenboucle. —C’estquoi,tapréférée,encemoment? —Carousel. J’allaisendiredavantagequandjemesuisravisée.J’étaisentraindeluilivrerdesinformations trèsintimes!Auboutdedixminutesdeconversation,jevenaisdeluiavouerqu’unechansonsurla solitude et l’amour non payé de retour se trouvait en tête de ma playlist. Il allait me trouver pathétique. J’aiavaléunegorgéedebièreet,enleregardantdroitdanslesyeux,j’ailancéd’unevoixcalme etferme: —Lalignedebasseestgénialemaislesparoles… Ilsemblasurlepointderépliquer,seravisaàsontouretlâcha: —Regarde,ilsvontcommencer. Lesmusiciensfaisaientleurentrée.Lechanteur-guitaristedugroupe,ungrandmaigreavecdes bouclesmalteintesenrouge,ahurlédanslemicro: —IciBrokenEcho,vousvoulezdurock’nroll? La salle n’a guère manifesté d’enthousiasme, les seules acclamations se sont élevées de notre petitgroupe.Gabesemblaitassezgêné,etsesjouesontviréaurougepivoinequandl’autregarçon s’estlancédansunriffdeguitareaffreusementfaux.Lefaisait-ilexprès,ouétait-cedel’humourau seconddegré?Non,levisagetragiquedupauvrebatteurdisaitassezqueleurpetitconcertvenait deprendreuntrèsmauvaisdépart. La suite n’a fait que confirmer cette première impression. Gabe avait un réel talent mais le guitariste gâchait tout. Il prenait des poses grotesques, tirait la langue, faisait les cornes avec ses doigtsàlamoindreoccasion.Lepremiermorceaun’étaitpasterminéqu’onavaitdéjàenviequ’il setaise. Aumilieudeladeuxièmechanson(untubecomplètementmassacrédeMyChemicalRomance), Brendans’estpenchéversmoiens’accoudantaubar.Lesoufflecoupé,j’ailevélatêteverslui.Ila articuléàmonoreille: —Enchimietoutàl’heure,Ciscom’aditqueGabemeurtd’enviedecréersonpropregroupe maisKenny—c’estleclownquinouscasselesoreilles—comptesurluipourBrokenEchoet Gabehésiteàlelaissertomber. Jemesuismiseàrire,parcequeleguitaristeressemblaitvraimentàunclownavecsescheveux ridicules.Enmêmetemps,lesouffletièdedeBrendaneffleuraitmonoreilleetjefondaissurplace. Incapable d’articuler un pensée cohérente, je me suis contentée de hocher la tête. Son bras était toujoursdansmondos,etjemetenaistouteraidesansoserm’appuyercontrelui. J’ai fini par trouver le courage de me laisser aller en arrière — un petit peu. Il a retiré son bras…maisseulementpourseretournerletempsdepasserunecommande.Sansunmot,ilm’a tenduuneautrebière.Attendez,sepréoccupait-ildemoiaupointderemarquerquej’avaisterminé lapremière?SachantquejenepourraispasmefaireentendredanslaclameurdeBrokenEcho, j’ai articulé « Merci » et bu la première gorgée. Et Brendan s’est de nouveau appuyé au bar en étirantsonbrasderrièremoi. J’ai risqué un regard vers lui, et manqué imploser en découvrant qu’il me regardait aussi. Timidement,jeluiaisouri,ils’estencorerapproché,sonbrasétaitmaintenant,incontestablement, serré autour de mes épaules. Chers téléspectateurs, ma période de relâche des garçons est officiellementterminée. Deuxmorceauxplustard,Brendantapotaitlerythmesurmonbrasetj’avaisl’impressionque mon cœur était relié directement à la ligne de basse. Chaque fois qu’il se penchait pour me dire quelquechoseouriredemescommentaires,lalignedebassedansmoncœurviraitauhardcore. Lesets’estterminésurunsoloassourdissantdeKenny,laguitaremaudite.Recroquevilléesur montabouret,j’aigrimacédedouleuretBrendanm’acouvertlesoreillesdesesmains.Leconcert enfin terminé, nous avons hurlé le nom de Gabe, en plein délire — à la grande déconfiture de Kenny.Puislesprojecteursdelapetitescènesesontéteints,lejuke-boxaredémarré;Brendanet moi,nousnoussommestournésverslesautres. —Onfaitquoimaintenant?demandaSamanthaencriantpoursefaireentendre.Sionallaitau Met?Jeveuxvoirquiestlàcesoir.Allez,viens,Omar,ceserabien. Sonpetitcopainafaitsemblantdes’étrangler. —Jen’ysuisjamaisalléquandj’étaisencoreàVinceA,jenevaispascommencermaintenant! — Moi, je veux bien, a lancé Cisco en regardant sa montre. J’ai le temps, Gabe doit tout remballeretrapportersabatteriechezlui.Jeleretrouveraiplustard. Unpeuhésitante,j’aiosédemander: —C’estquoi,leMet? —Enfin,leMet,quoi!abeugléDereksurletondel’évidence.LeMetropolitanMuseumofArt. —C’estlàquevoustraînez?C’estouvertàuneheurepareille? L’écran de mon portable neuf affichait 22 h 30. Cisco a secoué la tête en me toisant avec compassion. — On traîne à côté. Il y a une grande paroi vitrée, on peut voir à l’intérieur, les sarcophages égyptiens,lessculptures.C’estméga-cool. —D’accord,jesuispartante. AKeansburg,ontraînaitderrièrelegymnase;lesélèvesdeVinceApréféraientlevoisinagedes œuvresd’artinestimables.Etleurpiècedefind’année,elleétaitréaliséeparMartinScorsese? Nous sommes sortis dans le froid, et Cisco s’est rangé à côté de moi en laissant les autres prendreunpeud’avance.Devant,j’entendaisBrendaninterrogerSamanthasurColumbia,oùelle faisaitsesétudesdecommerce.Unventglacials’étaitlevé,j’aiserrémonblousondecuirautour demoienm’efforçantdenepasgrelotterdefaçontropvoyante. —Alors,mademoiselleConnor,onsefaitdenouveauxamis?ademandéCiscoavecunlarge sourire. Commesouventquandjenesuispastrèsàl’aise,j’aipréférépasseràl’attaque. —Etvous,monsieurFernandez?Commentsefait-ilquejen’aiejamaissuquevousétiezamis, touslesdeux? — On est amis, oui, mais plutôt en dehors du lycée. A Vince, il reste dans son coin, tu l’as sûrement remarqué. On était ensemble dans tous les cours l’an dernier et il a été le premier à découvrirquejesuisgay. —C’estarrivécomment? Unenouvellerafaleatraversémonblouson.Autantchercheràseréchaufferavecunefeuillede papier! —Tun’espasavecmoienchimie,tuauraissuqu’onfaitéquipe.L’andernier,Brendanm’avu avec Gabe au Warped Tour. Je lui ai demandé de garder ça pour lui et il l’a fait. Il n’y a pas eu d’avantetaprèslagranderévélation,rienn’achangé. —Bravo.C’estunmecbien. —Jeconfirme.Ettusaisquoi?Ilm’aposépleindequestionssurtoi.Jesuissûrques’ilest venucesoir,c’estuniquementparcequetuseraislà.Jenesaispassituterendscomptequetuesla seulefilledulycéeàn’avoirpastentésachanceauprèsdelui? Desaisissement,j’aipiaillé: —Ilestvenupourmoi?Tumefaismarcher!Maispourquoitunem’aspasditqu’ilvenait? Qu’est-cequ’iladitexactement? Trèssatisfaitdemaréaction,ils’estexclaméenriant: —Commentvoulais-tuquejeteprévienne?C’étaitjustecetaprès-midi,enchimie,ettun’avais pasdeportable.Jeluiaiditquetusortaisavecnouscesoiretqu’iln’avaitqu’àvenirteposerses questions en personne. Enfin, Emma, tu le couves des yeux, il fallait bien que je fasse quelque chose! Horrifiée,jemesuiscachélevisage…enregardantCiscoentremesdoigtsgelés. —Jesuistransparenteàcepoint? —Sincèrement,non.J’aijusteremarquéparcequejesuisàcôtédetoienanglais.Cen’estpas commesituallaiscouperunemèchedesescheveuxpourluiconstruireunautel. Mortderire,lesmainsjointes,ils’estinclinéenpsalmodiantd’unevoixhautperchée: —Brendan,monhéros.Brendan,monrêve!Jet’aime,jeveuxportertesbébés!Nousauronsau moinsdouzeenfantsetnousleshabilleronschezNatalia. Je lui ai lancé une grande claque sur le bras. Pas du tout démonté, il m’a demandé d’un air entendu: —Alors,ças’estpassécomment?Vousaviezl’airtrèsdétendus,touslesdeux,auboutdubar. J’ai cherché comment formuler ce que j’avais ressenti. Tant que je ne regardais pas Brendan, j’avaislesentimentdediscuteravecunamidetoujours;dèsquejecroisaissesyeuxincroyables, ilmesemblaitévidentquenousn’avionsrienàfaireensemble. — Je me sens… très à l’aise avec lui. Et c’est bizarre parce que… enfin, regarde-le ! Il est spectaculaire,etmoi… —Toi,entoutcas,tuleregardes.Toutletemps! Puisilacessédemetaquinerpoursouffler: —Gaffe!Ilarrive. Brendanrevenaitversnous;leventfaisaittourbillonnersescheveux. —JevousretrouveauMet.Jevaism’arrêterprendredel’eau,quelquesbières.Emma,tuveux quelquechose? —Moi?Oh!unthéglacé,merci. J’avaisdéjàavalédeuxbières,c’étaitplusquemadose.Jenevoulaispasrentrerdéchiréechez tanteChristine. Brendanmetoisa;j’étaisplantéelà,toutefrissonnantedansmonblousontropléger.Ilretirason sweatnoiretmeletendit. —Tiens. —Mais…tuaurasfroid,dis-je,médusée. —Non,çavapourmoi.Atoutdesuite. Lesmainsdanslespoches,ils’estéloignéàgrandesenjambéestranquillesversunpetitmagasin encoreouvertaucoindelarue.Moi,j’aiviteenfilélesweatpar-dessusmonblouson.Mesmains disparaissaiententièrementdanslesmanches,etjemesuistoutdesuitesentiemieux. Nous avons traversé la Ve Avenue et nous sommes entrés dans Central Park. Une imposante structure blanche se dressait devant nous : le Met. Nous l’avons contourné en gravissant un long talusherbeux;ilyavaitdel’animationsurleflancdubâtiment,ungroupes’agitaitàl’oréed’un bosquetetjenetardaipasàreconnaîtrecertainesdessilhouettes.EnpremierlieucelledeJennqui vint vers nous en titubant, les bras grands ouverts, une bouteille de deux litres de soda au citron vertàlamain. —Emma?Tueslà?Maistunesorsjamais! Ellearticulaitmal,ilyavaitdestachessursonpullblancaudécolletéplongeant.Ellememitsa bouteillesouslenez;l’odeurdevodkaétaitsipuissantequ’ellemefittournerlatête. —Oh!Non,merci. Jen’avaispassumaîtrisermonmouvementderecul.Surprise,assezvexée,Jennretournavers lesautres.Jeplissailesyeuxpouressayerdedistinguer,souslesarbres,d’autresvisages—Kristin était là et… elle me souriait. Comme je la dévisageais, bouche bée, elle agita la main, le visage rayonnant.Instinctivement,j’allaisluifairesigneàmontourquandj’airéaliséquesonregardétait dirigé sur un point derrière moi. Elle ne m’avait même pas vue ; c’est uniquement quand celui qu’elleaccueillaitavectantdechaleurs’estplacéprèsdemoiqu’elles’estaperçuedemaprésence. Etsonregardestdevenuglacial. Brendanajetéunbrasautourdemesépaules,l’autreautourdecellesdeCisco.Iltenaitàlamain une petite bouteille de thé glacé qu’il tapotait contre ma joue ; le contact du verre, assorti à une nouvellerafale,m’afaitfrissonner. —Merci!mesuis-jeécriéeensaisissantlabouteille.Jetedoiscombien? —Tuplaisantes? Il prit une bouteille d’eau minérale dans le sachet de plastique posé à ses pieds et la fit tinter contre mon thé glacé. A l’intérieur du sac, je vis un gros pack de bière. Les yeux dans les yeux, Brendanmedit: —Alatienne. PuisildonnalesbièresàCisco,quis’éloignaenlevantlepouceavecunclind’œil.J’espéraide toutmoncœurqueBrendann’avaitrienremarqué!J’aidemandé: —Pasdebièrepourtoi? —Pourtoinonplus. —Oui,jen’avaispasenvie… Qu’allait-ilpenserdemoi?Quandonadesdoutes,leplussûrestdeposerdesquestions. —Maistoi,pourquoi…? —Pourrien,lâcha-t-ilenhaussantlesépaules.C’estjustequetuallaistesentirbizarresituétais laseuleànepasboire. Quel choc, et que c’était attendrissant ! Il venait de régler mon plus gros problème en société avecunesimplebouteilledePolandSpring.Intimidée,j’aimurmuré: —Merci…C’estvraimentgentilàtoi. —Pasdesouci. D’ungesteamical,ilarabattulacapuchedemonsweat. —Tuaspluschaudmaintenant? —Beaucoupplus! Lacapuchemetombaitsurlenez,jenevoyaisplusrien.Jel’airelevéeenriant,demesmains entièrementenfouiesdanslesmanches,et,d’untondésinvolte,j’ailancé: —Alors,c’estquoi,cettesoiréedefilmsdeHalloween,lasemaineprochaine? En fait, je savais déjà tout sur la question : Austin avait tout organisé et il m’en rebattait les oreilles depuis des semaines. Je voulais surtout savoir si Brendan y serait ; dans ce cas, cela vaudraitpeut-êtrelecoupdem’yrendre? Iln’eutpasletempsdemerépondre.Ilyavaituneagitationsubiteducôtédubosquet;Kristin riaitcommeunefolle,lesyeuxbraquéssurBrendantandisqueAnthonyléchaitdanssoncoudusel mouilléàlatequila. —Lebarestouvert!cria-t-elleentendantlabouteilleversnous,etenrépandantencoredusel sursoncou…etmêmeunpeuplusbas. L’invitations’adressaitmanifestementàunepersonnebienprécise,etleregardpossessifqu’elle posaitsurBrendanmemithorsdemoi. — A cinquante pas des plus grandes œuvres d’art de l’histoire, entourée d’une foule de gens, notreKristinfaitunbodyshot. Je me mordis la lèvre en redoutant de m’être montrée trop garce. A mon grand soulagement, Brendansecontentaderire. —Elleestnulle,lâcha-t-ilavecuneindifférenceparfaite.Dis-moi:oùallais-tutraîner,avant? PrèsdelaClochedelaliberté? Ils’étaitdétournédeKristinpourmedévisageravecgravité.Prisedecourt,j’aibredouillé: —Non,c’estunmonumenthistorique,onnepeutpas… —Où,alors?Atonlycéemagiqueàl’angledelaruedesContesetdel’avenueFiction? Ilmescrutaitensouriant.Quedire?Ilsavaitpertinemmentquemonhistoireétaitaussifausse qu’unerencontredecatch… Jecherchaiuneexplicationcrédible. —Tun’espasobligéedemelediretoutdesuite,lança-t-ilalors,maisjeseraiscontentquetu m’expliquesunjour. —Pourquoiest-cequetuytienstant? D’accord,ilm’avaitsoutenuelepremierjour,etd’accord,ilsemontraitadorablecesoirmais, entrelesdeux,ilyavaitcesdeuxsemainesoùilm’avaitignoréedelafaçonlaplusinsultante.Et moi,toutàcoup,jedevaisluifairelerécitdemavie? —Pourquoinepasmeparlerdetoi?insista-t-il.Tunemefaispasconfiance? Quefaire,luidirelavérité?«Oui,justement,faireconfiancemeposeunénormeproblème?» Jem’étaisdéjàbeaucouplivréeàluicesoir.Sanslesavoir,Ciscometirad’affaire:ilchoisitce momentstratégiquepournousappelerenfaisantdegrandssignes.Quandnousl’avonsrejointprès de la paroi de verre du Met, il se penchait sur Austin, effondré dans l’herbe et complètement comateux. —Jecroisqu’onferaitbiendelemettredansuntaxi. Letableaum’impressionnaitunpeumaisCiscosouriait,donccelanedevaitpasêtretrèsgrave. Toutdemême,iln’étaitpasbeauàvoir,notredéléguédeclasse,celuiquipassaitsesdéjeunersà tenter de me convaincre de rejoindre un club, n’importe quel club, y compris le SADD, ce programmed’éducationcontrelesdangersdel’alcool.Encoreàmidi!Saufquelà,ilétaitplutôt danslerôledel’adosurl’affiche. —Jetedonneuncoupdemain,proposaBrendan. Sanseffortapparent,ilasoulevénotrepetitcamarade.Sagentillessem’asurprise:luietAustin n’étaientpasprécisémentamis,jemesouvenaisencoredelafaçondontcedernieravaitparléde luilepremierjour. —Maman?C’estl’heure?a-t-ilbredouillé. —Oui,monpote,c’estl’heured’allerencours,réponditCiscoavecunsourire.Atoutdesuite, Emma. IlsnégociaientladescentedutalusquandJennreparut,complètementeuphorique,enagitantsa bouteillequasivide. —Qu’est-cequevous…Attends,ilss’envont? Elleaavaléladernièrelampée,jetéunregardégaréautourd’elle.L’absenced’Austinasemblé lafrapperenpleincœur,maiselleaviteretrouvélesourire. —Detoutefaçon,jelerevoisdemain.NousallonspatinerensembleauWollmanRink! Elle croyait sans doute chuchoter sa confidence ; en fait, elle était si soûle qu’on l’entendait à vingtmètresàlaronde. Ennuyéepourelle,jeluiaiprislebras. —C’estcoolquevousalliezpatiner. J’étaispersuadéequ’elleneparviendraitpasàsortirdesonlit.Accrochéeàmoi,elleanégocié undemi-tourdifficileenproposant: —Viens,onvaalleravec…Ah,non,attendsuneminute. Même dans son état, elle avait noté le regard meurtrier de Kristin. Un peu plus près de nous, Anthony était en grande discussion avec un garçon beaucoup plus petit que lui appelé Frank, qui étaitenmathavecmoi.Laconversationsemblaitvireràladispute. —Jecroisbienqu’AnthonyvatabasserFrank,m’aconfiéJennavectristesse.Ilsn’ontpasarrêté deselancerdespiques.C’estdommage,Frankestcraquant. Inquiète,jecherchaiCiscoetBrendandesyeux.Jenevoulaispasresterseuleaveccesgens!Où étaientmesamis?CarjepouvaiscompterBrendanparmimesamis,n’est-cepas?Ilétaittempsde préparermasortie:j’aiprismontéléphone,regardél’heureetdemandéàJenn: —Tudoisêtrerentréeàquelleheure? Jennahaussélesépaulesetdévaléletalusàtouteallureenhurlant: —Cisco! Incapabledes’arrêteràtemps,elleafauchénotreamienpleinvoletilsontroulédansl’herbe, enchevêtrés.Aumêmeinstant,Anthonyacriéquelquechosequejen’aipascompris,maisleson desavoixm’asuffi.Sansinstructionsconscientesdemapart,mespiedssesontmisàreculer,etla douleurs’estréveilléedansmabalafreaubras,pourtantcicatriséedepuislongtemps.Henryavaitla gifle facile quand il avait bu ; face à ses brusques colères, j’avais développé un radar infaillible pour sentir quand les choses se gâtaient. J’ai dévalé le talus à mon tour pour aider Cisco à se relever. —TuvasbientôtpartirretrouverGabe? Ducoindel’œil,jesurveillaisl’évolutiondeladispute.Anthonycriaitdesinsultessouslenez de Frank ; Kristin et sa bande s’étaient écartés pour leur laisser le champ libre mais je l’ai vue sortirsonportablepourlesenregistrer.Ellericanait. —Oui,pourquoi?medemandaCisco. —J’aijuste…enviedemetirerd’iciavantqueçanetournevraimentmal,ai-jeavouéavecun gesteverslebosquet. —Anthonyfaitdeshistoires?Celui-là,c’estunemanie. Jem’endoutais!Bon,c’étaitdécidé,iln’étaitpasquestionqu’ils’approched’Ashleyàmoins d’unkilomètre.Quantàmoi,jedevaism’échapperd’iciauplusvite.Jemesuisretournéeversles lumièresdel’avenueendemandant: —OùestBrendan? —Nousn’avonspastrouvédetaxi,ilenaappeléunetilm’arenvoyéicipourm’assurerque toutallaitbienpourtoi. Sonsourirem’afaitrougir.QuantàBrendan…j’enoubliaispresquemonenviedepartirauplus vite.Quelgarçonadorable… Un véritable rugissement m’a arrachée à mon attendrissement. Le visage déformé par la rage, AnthonypoussaviolemmentFrankquipartitenarrière,heurtaunarbreetglissaàterre—pourse releveraussitôtetsejetersursonagresseurenlepoussantàsontourdetoutessesforces.Ilaurait aussibienpupousserunmurcarAnthonyn’apasreculéd’unpouce.C’estlàqueleGrandBlond auxHumeursNoiresalancélepremiercoupdepoing.Frankluiarrivaitàl’oreille,ilétaitdeux fois moins large, mais il l’a frappé en plein ventre, de toute sa puissance, et le malheureux s’est pliéendeux,laboucheouvertesuruncrimuet.EtAnthonynes’estpascontentédesipeu:d’un grandcoupderanger,ill’afaitbasculeràterreets’estjetésurluienluiassenantunnouveaucoup depoing—enpleinefigure.Lesonécœurantduchocm’afaitreculerenréprimantuncri. Quefaire,quiappeler?Personnen’allaitdoncarrêterlemassacre?Si,justement,quelqu’unse décidait à intervenir : une silhouette est passée en flèche devant moi et s’est jetée droit dans la mêlée.Ilm’afalludeuxbonnessecondespourreconnaîtreBrendan.Vivement,ilatiréAnthonyen arrière ; puis, le tenant par le col (autant pour le maîtriser que pour l’aider à tenir debout car l’imbécileétaitivre),illuiacrié: —Arrête!C’estquoi,tonproblème? Ce fut un grand soulagement de voir Frank se redresser. Son nez était en sang, et je me suis demandécommentilallaitexpliquercecocardspectaculaire,aulycée. —Mêle-toidetesaffaires,grondaitAnthonyd’unevoixpâteuse. La poussée d’adrénaline de la bagarre semblait avoir usé toutes ses réserves. Il a réussi à se dégager,maisilesttombébrutalementsurlederrièredansl’herbehumide.Brendanluiatournéle dosetilestalléaiderFrankàserelever. —Çavaaller? Al’inversed’Anthony,labagarresemblaitavoirdessoûléFrank.Ilatâtésonnez,faittomberles feuillesmortesdesonblouson,etjetéunregardnoiràAnthony. —Oui,dit-ild’unevoixbrève.Ontermineraçauneautrefois. Brendan m’a surprise, une fois de plus : cette manifestation de machisme l’a mis hors de lui. D’unevoixd’instituteurdematernelle,unjourparticulièrementéprouvant,ilaclamé: —Maisquelsgamins!C’estcomplètementstupide! Furieux,Franks’estéloignéàgrandspas,Anthonylesuivaitd’unregardhaineux;Brendanest allésepencherversluiets’estmisàluichuchoteràl’oreille.Illuidisaitsansdoutesafaçonde pensercarAnthonyl’aécoutéquelquesinstantsd’unairmorose,etluiasubitementjetéunebordée d’insultes.Surquoiilaenfinréussiàseremettresursespiedsetilestpartientitubantrejoindre Kristinqui,pourlapremièrefois,avaitl’airinquiète. Voilà, c’était terminé. Je me suis aperçue que je tremblais. Je détestais la violence, et cette révélationdelavéritablenatured’Anthonymemettaittrès,trèsmalàl’aise.Quelcontrasteavecle charmeur qui plaisait tant à ma petite cousine ! A bout, je me suis tournée vers Cisco pour lui glisser: —Jerentre.Disaurevoiràtoutlemondepourmoi. —Toutlemonde,ouseulementlui? Sansmelaisserletempsderépondre,ilaajouté: —Levoilà,tupourrasleluidiretoi-même. J’ai suivi son regard : Brendan revenait vers nous d’un pas nettement plus rapide que sa démarchenonchalantehabituelle. — Bon, fin de l’histoire. Anthony et Frank se sont disputés à l’entraînement, et ils sont assez crétinspoursegarderrancune.AnthonyadituntrucsurlamèredeFrank;normal,venantdelui. Bref,ilnesepasserariendepluscesoir. Ilavaitrésumélasituationennousregardanttouràtour.Ils’esttuetsesyeuxémeraudesesont braquéssurmoi. —Tut’envas? —Oui,jedoisrentrer,c’estl’heure. Cela m’ennuyait de lui mentir mais le moment semblait mal choisi pour me lancer dans de grandesexplications.J’aiterminémonthéglacéd’untrait,enfrissonnant.Brendans’estcontenté dehocherlatête. —Jet’accompagnejusqu’autaxi. Noussommesretournésdanslarue.Ilnedisaitplusrien.SurletrottoirdelaVeAvenue,comme ilcherchaituntaxidesyeux,j’aidit,pourdirequelquechose: —C’étaitgentilderaccompagnerAustin. Lecharmeétaitrompu,laconnivenceenvolée.Toutàcoup,jenesavaisplusquoiluidireetma petite phrase était sortie avec une courtoisie assez distante. Sur le ton de l’évidence, il m’a répondu: —C’étaitlamoindredeschoses.C’esttonami,non? —Jesuppose. —Ilesttoujoursàcôtédetoiàlacafète. Attendez,onarrêtetoutuneseconde.SiBrendanavaitportéAustinjusqu’autaxi…c’étaitpour moi ? Il s’intéressait suffisamment à moi pour remarquer qui s’asseyait près de moi à table ? Et surtout… Croyait-il que je sortais avec Austin ? Non, sûrement pas, mais avant que je ne puisse éclaircirlaquestion,ilm’ademandé,unpeubrusquement: —Anthonyt’afaitpeur? —Non. Unmensongeévident.J’aitentédesauverlaface. —Enfin,si,unpeu.Jenesupportepas… —Jenelelaisseraispastefairedemal. Il chuchotait presque. Abasourdie, je me suis tournée vers lui… et j’ai trouvé son visage à quelquescentimètresdumien.Eblouie,j’aibasculédanslesprofondeursdeceregardstupéfiant. La lumière dorée du réverbère dansait dans ses prunelles ; j’avais vaguement conscience d’un crépitement, le réverbère sifflait, s’éteignait par saccades. Puis l’ampoule a claqué, et dans la pénombre,leregarddeBrendanm’asembléencoreplusintense.Ils’estpenchéencoreplusprès; moi,j’aifaitcequejemouraisd’enviedefairedepuisledébutdelasoirée:j’ailevélesmainset effleurésonT-shirt. Jefrissonnaisdenouveaumaiscen’étaitpasdefroidoud’angoisse.Ilallaitm’embrasser,cette foisilallaitvraimentm’embrasser.Encontrepointdelapuanteursoufréeduréverbèregrillé,j’ai retrouvélafragrancedesonshampooing… Puistouts’estarrêté.Sansraisonapparente,sansexplication,ils’estredresséenfaisantsigneà untaxiquiremontaitlentementl’avenue.Affreusementgênée,jemesuisécartéedelui. —Je…merci,tiens,jeterends… Jemedébattaispourretirersonsweat. —Garde-le,ilfaitfroid. Il avait parlé d’un ton impersonnel. La voiture s’est arrêtée devant nous, il m’a ouvert la portière,m’asouri.Puisilatournélestalonsetilestreparti. 6 J’ai dormi tard le samedi matin, mais j’étais tout de même épuisée au réveil. J’avais fait des rêvestroublants,d’uneclartéhallucinante.Desrêvesincompréhensibles,unkaléidoscoped’images demoi,commesijetournaislespagesd’unalbumquiauraitenglobéplusieurssiècles.Jem’étais vuedansunesuccessioninvraisemblabledecostumesdifférents,avecunseulélémentcommun:je portaistoujoursmonpendentif. Le défilé s’était arrêté net sur un tableau dans lequel je portais une robe longue, d’une étoffe assez fruste. Je soignais un rosier splendide qui grimpait à la façade de pierre d’un cottage pittoresque.Puisl’images’étaitanimée;toutàcoup,j’yétais,jesentaislepoidsdelarobeetle parfum des roses. Sous mes doigts, je percevais la fraîcheur lisse de la fleur rouge à laquelle je retirais ses pétales fanés. Quand une épine a percé ma paume, la douleur a été bien réelle. J’ai sursauté,pressélapiqûre…etlavisionaviréaucauchemarcarlesangjaillissaitlittéralement,une flaqueaffreuses’étendaitàmespieds.J’aisentiunechaleurbizarresurmapoitrine,baissélesyeux etvuunetacheécarlates’élargirsurmarobe,imprégnerl’étofferude… Affolée, je palpais mon corps mais je ne trouvais pas la blessure ! Une voix familière m’appelait;saisie,j’aifaitvolte-faceettrouvémonfrèreEthan,deboutparmilesroses.Iln’était pas comme moi en costume médiéval, il portait ses vêtements habituels, jean, T-shirt et vieilles Converse.Tristement,ilm’adit: —Emma,çacommence.Gardetesdistances,nevapasverslui. Commesouslecoupd’unesecousseélectrique,jemesuisredresséedansmonlit.Jesentaisla présence d’Ethan, toute proche, sa voix résonnait encore à mes oreilles, aussi réelle que le bourdonnementdelacirculationquatreétagesplusbas. Voilàdessemainesquejen’avaisplusrêvédelui.Quandcelam’arrivait,jecherchaistoujoursà meraccrocheràmesrêves,pourprolongerunpeul’illusiondel’avoirprèsdemoi.J’airepoussé cet effroyable cauchemar de toutes mes forces, sans parvenir à m’en défaire. D’où sortaient ces imageshorribles?Est-cequejemesentaiscoupable,inconsciemment?Coupabled’avoirrefusé deparlerdemonfrèreàBrendan? Avecunénormesoupir,jemesuislaisséeretombersurl’oreillerenmefrottantlesyeux.Mes bottesgisaientsurleflanc,unechaussetteémergeaitdemonjeanrouléenbouleaupieddulit… mais le sweat de Brendan était soigneusement plié sur le dossier de mon siège de bureau. Des images de la soirée me revenaient en désordre, entre le bonheur et l’angoisse. Mais… pourquoi avais-jelesmainstoutesnoires? Quelle horreur, j’avais oublié de me démaquiller en rentrant hier soir ! Bouleversée par le presque baiser de Brendan, j’avais longuement écrit dans mon journal, puis j’étais tombée tout droitsurmonoreiller.Vite,del’eau,quejereprennefigurehumaine! La vue de mon reflet m’arrêta net sur le seuil de la salle de bains. Avec mon épi fièrement dressé,mescheveuxemmêlésetmesyeuxderagondin,jeressemblaisàunmannequingothique.Je mesuismiseàrirepuis,encreusantlesjoues,j’aitentéuneexpressiontourmentée.J’étaisdetrop bonnehumeurcematin!LaradioétancherosedetanteChristineétaitsuspendueaurobinet,j’ai trouvé un tube de Paramore et l’ai fredonné sous la douche. Puis, enroulée dans mon peignoir préféré, mes cheveux mouillés tirés en arrière par une grande pince, j’ai ouvert la porte pour retournerdansmachambre…etjemesuistrouvéenezànezavecAshley. Sesyeuxétincelaientd’excitation;commeelleétaitdéjàsurlesnerfs,monapparitionsubitelui aarrachéuncri.Desaisissement,j’aimanquéhurleraussiet,outrée,jemesuisaffaisséecontrele montantdelaporte. —Qu’est-cequetu…Nemefaisplusjamaisunefrayeurpareille! —Excuse-moi!J’aioubliéquetuavaisunportablemaintenant,etquejepouvaisjustet’appeler. Jenevoulaispastéléphonersurlefixe,j’avaispeurquetanteChristinenemefassesubirtoutun interrogatoiresurCiscoettoi… —Ashley,pourladernièrefois,Ciscoetmoi,cen’estpas… —Bon,commetuvoudras.Detoutefaçon,jevoulaist’apprendrelabonnenouvellefaceàface. Unvéritablepetittsunamideparoles,riennepouvaitl’arrêterouladétournerdesonidéefixe. Fatiguée d’avance, je suis retournée dans ma chambre et elle m’a accompagnée en sautillant, sa queue-de-chevalrougeperchéetrèshautsursatête,commeungénie.Matantesavouraitsoncafé dumatindanslacuisine;j’aiglisséàAshleydem’attendreunesecondeetj’aicourul’embrasser enm’écriant: —Mercipourmonportable! Ellem’arendumonétreinteavectendresse,enreprenantaussitôtsonattitudehabituelle,cordiale maisunpeuraide. — Tu ne pouvais tout de même pas être la seule lycéenne des Etats-Unis à n’avoir pas de téléphone portable. Bien. Je suis contente qu’il t’ait plu. Va vite voir ce que veut ta cousine, cette petiteestincroyablementobstinéequandelleauneidéeentête. Elleriait.J’aifiléretrouverAshleyquis’estécriée,commes’iln’yavaiteuaucuneinterruption: —Bon,jeveuxtoutsavoirdetasoiréemaisd’abord…tunedevinerasjamais,jesuisfolle:tute souviensdecequejet’aiditàproposd’Anthony? Jen’euspasletempsdeprotesterqu’elleenchaînait: —Ilm’aencorecontactéesurFacebook!Ilveutmonnuméro! Elleserraitsonportabledanssapetitemain,pourêtreprêteàrépondredèslapremièreseconde delapremièresonnerie.Enrassemblanttoutmoncourage,j’aientreprisdedémolirsonjolirêve. —Ash,jedoistedirequelquechose. Commentluiprésentercela?Depuislepremierjour,ellemesoutenaitàcentpourcent,etmoije m’apprêtaisàrasersonchâteauenEspagne.Avectouteladouceurpossible,j’aidécritlascèneà laquelle j’avais assisté la veille au soir. Elle m’a écoutée jusqu’au bout, abasourdie. En guise de conclusion,j’aimurmuré: —Cen’estpasquelqu’undebien.Amonavis,tunedevraismêmeplusluiadresserlaparole. —Cen’estpaspossible,déclara-t-elle.TudoispenseràunautreAnthony. —Iln’yenapasdouzeàVinceA.TuvoisunautreAnthonyquisoitblond,unjunior,etquijoue aubasket? —C’estpeut-êtreFrankquiacommencé,a-t-ellesuggéré,pleined’espoir. —Non,clairementpas.Etmêmes’ill’avaitinsulté,c’estAnthonyquiacognélepremier.Ash, jesuisabsolumentdésoléemaistunedoispasluifaireconfiance. Cequejeredoutaisarriva:jel’aivuereleverlementond’unairdedéfi. —Etmoi,jecroisquetuexagères.Bon,tuasbienassistéàunedispute,maistuentirestropde conclusions.Çasecomprend,avec…enfin,avectoutcequit’estarrivé. J’aisérieusementenvisagécetteéventualité.L’effetHenrycolorait-ilmaréaction?Anthonyétait ungarçonarrogant,quiavaitlecoupdepoingfacile,maisméritait-ilvraimentd’êtrerangédansla mêmecatégoriequ’unalcooliquequinesecontrôlaitplusdèsqu’ilavaitunverredanslenez?Qui mecollaitdesclaquesquandjeluitenaistête?Avecprudence,j’aiconcédé: —Jevoiscequetuveuxdiremaistoi,tudoiscomprendrequej’aiunecertaineexpériencedes gensviolents.Amonavis,avecAnthony,tudoisfairetrès,trèsattention. —Bon,onparled’autrechose? Elleboudait,touteeuphorieenvolée,sabellesurprisegâchée.C’étaithorrible,desonpointde vue.Elleavaitcruqu’illuiarrivaituneaventureextraordinaire,qu’ungarçonirrésistible,unestar de l’équipe de basket et l’un des êtres les plus cool de Vince A, l’avait remarquée, elle, une «petite»,unefreshman—etilavaitfalluquemoi,jeviennetoutficheenl’air. —Allez,soupira-t-elle,parle-moidetasoirée. Elleselaissatombersurmonsiègedebureau,samaincaressamachinalementmonordinateur portable (encore un cadeau de tante Christine) ; je voyais bien qu’elle avait une envie folle de retourner sur Facebook voir si un nouveau message l’attendait. Dans un effort visible pour s’intéresseràmesamours,ellealancé: —Ettoi,avecCisco? —Jenesaispassurqueltonjedoisteledire,noussommesjusteamis.Maiscesweatderrière toi…appartientàBrendanSalinger! L’infoainstantanémentbalayésamauvaisehumeur. —Quoi? J’aifaitouidelatête,enmemordantlalèvrepourmodérerunpeumonsourire.Electrisée,elle asautésursespieds,prislesweatavecbeaucoupderespectetl’aplaquécontreelle.Illuitombait plusbasquelesgenoux. —C’estunehoussepoursonscooter?Ilestgéant! —Pasvraiment,c’esttoiquin’esqu’unecrevette. J’aiéclatéderire,ellem’ajetélesweatàlatête.Puis,lesyeuxronds,elles’estpenchéeversmoi enarticulant: —Maintenant,tumeracontestout! *** Leresteduweek-endm’afaitl’effetd’unocéanàtraverser,d’undésertàpertedevue.Toutmon êtresetendaitverslemomentoùjeretourneraisaulycéeetreverraisBrendan.J’aipasséleplus clairdemonsamediàm’avancerdansmontravailscolaire,j’aimêmerenduundevoird’histoire (par mail) une bonne semaine avant la date prévue. Décidément, les lacunes de ma vie privée allaientm’assurerdesnotesexcellentes. GrâceàtanteChristine,jen’aipaseuàmechercherd’autresdistractions.Mesdevoirsterminés, jemesuisaventuréedanslacuisineetjel’aitrouvéeàtable,plongéedansunepiledemenusde platsàemporter,lemartinidel’oncleGeorgeàlamain.Lesamedi,ellebuvaitlesdeuxcocktails. — Tu as besoin d’une coupe, a-t-elle observé en levant les yeux vers moi. Tu commences à ressembleràlafilledanscefilmquetum’asobligéeàregarder. Jesuisrestéeperplexeuninstant,puismesyeuxsesontélargisd’horreur. —Tuneveuxpasdire…TheRing? Incrédule, j’ai palpé mes cheveux. D’accord, ils étaient un peu longs et fourchus mais… à ce point? —Oui,c’estcela.TuressemblesàlafilledansTheRing.Paslablonde,cellequiestmouillée.Je refusedetelaissertepromenerpluslongtempscommesituallaisramperhorsdemontéléviseur. Passe-moiletéléphone,jevaisvoirsiMelissapeutteprendredemainaprès-midi.Illuiarrivede voirdesclientesledimanche,c’estunefaveurspéciale,maisvulemondequejeluienvoiedepuis desannées,jepensequ’elletrouveraunpetitmomentpourtoi. J’aidécidéd’attribuersesréférencescinématographiquesauxmartinis,etdejubilerenpensant que,quandjereverraisBrendan,j’auraisunenouvellecoiffure!TanteChristineavaitbeaucoupde goût, j’étais sûre que son amie coiffeuse aurait la classe. Et ce rendez-vous occuperait encore quelquesheuresdemonweek-end. Lelundimatin,enarrivantaulycée,j’aisuspendusolennellementlesweatdeBrendandansmon casier.Ilgardaitencoreunetracedesonodeur,mêléeaucharmantparfumdontm’avaitaspergée ma cousine. J’ai posé la main sur la manche avec un soupir… et je l’ai laissée retomber en pouffant.Monattitudeétaitvraimentduplushautcomique,jenevoulaismêmepassavoirquelle têtejefaisais,plantéelàdevantmoncasiermoisidegremlin! —Monprécieuuuux…,ai-jesiffléd’unevoixétranglée,àlamanièredeGollum. Detoutelamatinée,j’aiétéincapabledemeconcentrerplusdedeuxminutesd’affilée.Encours demath,jefaisaismachinalementcourirmonstylosurlesanneauxdemoncahieràspirale(sans même chercher à suivre ce que racontait M. Agneta) quand Jenn s’est retournée d’un bond en plaquant brusquement sa main sur la mienne. Comme je la dévisageais, stupéfaite, elle a articulé d’unevoixrauque: —Trop.De.Bruit! Elleavaitlesyeuxrouges,leteintcireux.Inquiète,j’aichuchoté: —Çava,toi? —Lanuitaétélongue. Elleafaitlagrimaceetajoutétoutbas: —Jet’aivueceweek-end,non? —Oui,Jenn,vendredisoirauMet. —Ah?Jenemesouviensderien. Troublée,elles’estretournéefaceautableau…uninstantplustard,ellepivotaitdenouveauvers moi. —Attends,est-cequej’aifaitdesbêtises? —Jenesuispasrestéetrèslongtemps… Avoirsonexpression,cen’étaitpascequ’elleespéraitentendre.J’aifaitunenouvelletentative: — Enfin, pendant que j’étais là, tu étais très bien. Enfin, assez bien. Tu t’amusais mais sans te ridiculiser.Touslesautresétaientplusoumoinssoûls. —Bon,j’aimemieuxça.Jedétestequandjenemesouviensderien. Elles’estreplongéedanssonexercice.Quelquesminutesplustard,ellem’ajetéencoreuncoup d’œilpar-dessussonépaule. —Hé,tacoupe!Elleestsuper. —Oui,ilyaquelquechosequevoussouhaitezpartageraveclerestedelaclasse?ademandé M.Agnetadesavoixlaplusacide. Ilnoustoisaitentapotantsacraiecontreletableau. —Non,m’sieur,avons-nousréponduenchœur. —Ehbien,puisquevousavezterminévotretravail,mademoiselleConnor,vouspourriezpeutêtrenousrésoudrecetteéquation? J’aicontempléunfouillisdexetyetlancéavecespoir: —Euh…pi? Je ne sais pas pourquoi il a semblé si en colère. Clairement, il valait mieux remettre notre discussionàplustard. Enfin,lecoursd’anglais!Toutefrémissanted’anticipation,jemesuisglisséeàmaplace.Cisco m’afaitunaccueilchaleureuxmaisj’aivuqueJennétaitdevenueverdâtre.Ducoup,j’aieuune illumination:voilàpourquoiellerestaitsisouventtêtebasse,sansparleràpersonne!Lagueulede bois.Detrèsfréquentesgueulesdebois! — Dites, j’ai vraiment besoin de prendre l’air, a-t-elle murmuré en se frottant les tempes. On sortdéjeuner? Jen’aipaseuletempsdeluirépondre:Brendanarrivait,décontractécommetoujours,cheveux auvent,chemisependante,cravatedéfaite.J’airessentilefrissonhabituel,puissancedix;dansun univers où je ne maîtrisais presque rien, je tenais enfin une certitude : il me plaisait vraiment beaucoup.Lemotn’étaitmêmepasassezfortpourdécrirecequej’éprouvais.Cebesoinardent, cette…fringale,beaucoupplusintensequel’intérêtqu’onporteordinairementàungarçon. Tiens, finalement, je n’avais pas su, pour la Nuit du film d’épouvante. Brendan y serait-il, pourrions-nousyallerensemble?EtlebaldeThanksgiving… Mon pied tapotait nerveusement le plancher, je mourais d’impatience de lui parler, et lui qui s’approchaittranquillement,sanssepresser.Jemesuisredressée,prêteàluidirebonjour;sansun regard pour moi, il s’est laissé tomber sur son siège en étendant ses longues jambes devant lui commes’ilseprélassaitsurlecanapédesonsalon. J’ai ravalé mon bonjour. Autour de moi, plusieurs personnes avaient capté l’événement. Cisco s’est contenté de hausser les épaules, mais j’ai noté le regard satisfait de Kristin. De rage, j’ai ouvertmoncahiersibrusquementqu’unepages’estdéchirée. L’heure qui suivit fut une véritable torture. J’aurais donné n’importe quoi, je me serais même proposéepournettoyerlemétrodeNewYorkavecunebrosseàdents,pourpouvoiréchapperà cettesalledecours.JemesuissurpriseàfixerlanuquedeBrendan,commesijepouvaispercer son cerveau pour y trouver la raison de son comportement. Chaque fois qu’il fourrageait distraitement dans ses cheveux, chaque fois qu’il se penchait en avant ou tripotait le petit anneau d’orqu’ilportaitàl’oreille,jeréprimaisuneenviefurieusedeluijetermonstyloàlatête. A la cloche, il s’est penché pour ramasser sa sacoche. Sans l’avoir décidé, je me suis penchée aussipourluiglisser: —Brendan? Cette voix hésitante… je ne me reconnaissais plus, j’avais honte de moi. Il s’est figé, à demi tournéversmoimaissansmeregarder,etjemesuisentendueluisouffler,dumêmetonpiteux: —J’aitonsweatdansmoncasier.Jel’auraisapportéencoursmaisiln’entraitpasdansmonsac. Alorsjel’ailaissédansmoncasier.Alors,bon,dis-moicequetuveuxquejefasse,parceque… Plaintive,insupportable…Faites-moitaire,quelqu’un!Ilapivotéencoreunpeuversmoimais sesyeuxvertssemblaientàpeinemevoir. — Ah, oui, j’avais oublié. Mon casier est ouvert, tu n’as qu’à l’y laisser. Enfin, si tu as un moment.C’estlenuméro445.Merci. Surcesmots,ilahissésasacochesursonépauleetils’enestallésansseretourner. « Ah, oui, j’avais oublié » ! Je me suis sentie virer au rouge pivoine. En passant devant moi, Kristinselivraitàuneimitationmerveilleusementspirituelle: —Parceque,enfin,ilestdansmoncasieret,commeilestdansmoncasier,jemedemandais… AmandaetKendall,sesesclaves,lasuivaientengloussant.Mortedehonte,jeleuraitournéle dos.Ciscom’alancéunpetitsouriretristetandisqueJenn,abasourdie,medemandait: —Pourquoiest-cequetuassonsweat?Jel’aivuvendredi,moi? Tropcontentedechangerdesujet,j’ailancé: —Disdonc,tunet’espasremisedetasoirée,ouquoi?Tuaspourtanteutoutleweek-endpour ça. —Biensûr,répliqua-t-elle,vexée,maisjesuissortiepourunbrunchavecmasœurdimanche,et onafiniparfairelatournéedespubs.Nosfauxpapierssonttropgéniaux. —Austinétaitlà? Commeellesemblaitperplexe,j’aiprécisé: —Tum’asditquetufaisaisdupatinavecluiceweek-end. —Voilàpourquoiilm’alaissécemessagebizarre! Samainpétrissaitvaguementsonventre;avecunsoupird’angoisse,elles’estécriée: —Ilfautquejesorted’ici!Ons’enva? Je ne demandais pas mieux. L’option la plus détestable à cet instant précis aurait été de me retrouverenferméeàlacafétériaaveclui.Jem’envoulaistroppourmastupidité.Direquej’avais réellement cru qu’il se passait quelque chose entre nous, quelque chose de tout à fait extraordinaire!Commeledisaitsibienmacousine,jetiraistropdeconclusions.Jemeracontais deshistoires,parcequej’avaistropfaimdenormalité,tropbesoindemesentiracceptée. Je me fis tout ce raisonnement sur le chemin du McDo, préconisé par Cisco comme remède souveraincontrelagueuledebois.Dèsnotrearrivée,Jenns’estprécipitéeauxtoilettes;aussitôt, Ciscos’estpenchéversmoi. —Dites-moi,mademoiselleConnor,pensez-vousqu’ilaitsaisiquesonsweatsetrouvaitdans votrecasier? Sesyeuxbrillaientd’humour.Vexée,j’aifroissémaserviettedepapieretlaluiailancéeàlatête. Ill’aesquivéesanslamoindredifficultéavantdedemanderenriant: —Sérieusement,qu’est-cequit’apris? — Je ne sais pas ! me suis-je lamentée en me prenant la tête à deux mains. Je suis morte de honte!J’aivoululuidirebonjour,ilafaitcommesijen’existaispasetj’aiperdulespédales.Quel crétin! —Oui,ilauraitpusemontrerunpeupluschaleureux.Vousaviezl’airdebienvousentendre, vendredisoir. — Mais oui ! Il a failli m’embrasser. Enfin, je ne sais plus, je me suis probablement fait des idées. — Je suis pourtant sûr que tu lui plais. Il ne sort jamais avec personne du lycée, il participe seulement aux soirées où il fait le DJ, je reste convaincu que tu étais son unique raison de venir vendredisoir.Ecoute,ilapeut-êtreunproblèmequin’arienàvoiravectoi. ToutelagentillessedeCisconesuffitpasàmeconsoler.Querépondre?Jemesuiscontentéede hausserlesépaulesendéchiquetantmesfrites.LesimplefaitdeparlerdeBrendanmedonnaitmal àlatête.J’aisoupiré: —Onferaitbiend’allerchercherJenn.C’estbientôtl’heurederetourneraulycée. Lapauvreavaitpassépresquetoutel’heuredurepasdanslestoilettes.Enretournantencours, j’aidécidédetournerlapage.L’attitudedeBrendanétaitgrossière,inacceptable.Jenevoulaistout simplement plus penser à lui. J’ai fait en sorte d’arriver en cours de latin au dernier moment, histoired’échapperauxquestionsd’Ashley,etdèslafinducours,jemesuisprécipitéeversmon donjonpourchercherlefichusweatetl’apporteraufichucasierdeBrendantoutenhautdufichu quatrièmeétage.Toutenouvrantmoncadenas,jemarmottaistoutbastoutcequej’auraisaimélui jeterauvisage;sonsweatsemblaitmetoiserd’unairmoqueur.Combledel’ironie,onavaitglissé parlafentedemoncasierunflyerpourlaNuitdufilmd’épouvanteMoiquiavaistantrêvéd’y alleraveclui! Méthodiquement,j’aifroissélepetitpapierorange,j’aisaisilesweatd’ungesteméprisantetje suis montée au quatrième étage. Le cadenas de Brendan pendait, ouvert, à l’anneau de la porte métallique ; j’ai ouvert cette porte si brutalement qu’elle a rebondi sur le casier voisin et s’est referméeaussitôt.Ilyadesjourscommecela.Avecplusdeménagement,j’aiouvertuneseconde fois et accroché le sweat. Un instant, j’ai eu envie de laisser un petit mot incendiaire, pour qu’il sache bien ce que je pensais de son attitude. Je me suis ravisée en décidant que mon attitude au moins serait irréprochable. Je me suis donc contentée de griffonner « Merci. Emma. » sur une feuilledecarnetquej’aiposéesurl’étagère. Voilà.GameOver.Avecunregardfurtifàlarondepourm’assurerquepersonnenemevoyait, j’ai fait un inventaire rapide des photos collées dans le casier. Brendan avec un garçon inconnu devantunetabledemixage,deuxphotosdegroupedansCentralPark,aucunedeluiseulavecune fille. Cela me consolait un peu. Et tout au fond… j’ai senti mes yeux s’élargir démesurément en découvrantunpetitcroquis. Unblason. —Paspossible! C’était sorti tout seul. Instinctivement, j’ai détaché mon pendentif pour mieux le comparer au dessin,maisj’étaisdéjàsûredurésultat.Ilsétaientidentiques. J’avais cherché plusieurs fois à découvrir à quoi correspondait ce motif, mais les sites spécialisés ne m’avaient rien appris. « Je ne sais pas du tout ce qu’il représente, Coccinelle », m’avaitditEthan,monfrèrejumeau,enmel’offrant.«Maisilestbeau,non?»Oui,ilétaitbeau. Etj’avaisleslarmesauxyeuxrienqu’enpensantàcepetitnomde«Coccinelle»,lesobriquetde nos onze ans, quand nous nous étions tous deux retrouvés couverts de boutons de varicelle. Il m’avaittraitéedeFacedeCoccinelle,jel’avaisbaptiséTache;celaavaitunpeuévoluéparlasuite. Quelquessemainesseulementavantsamort,Ethanétaitalléàunvide-grenierpourchercherdes jeuxvidéovintage,etilétaitrevenuaveccependentif. —Ilteressemble.J’espèrequ’ilteporterachance,Coccinelle. Cependentifavaitbeaucoupcomptépourmoi;jecroyaisposséderunobjetunique,uniquement connudemoietd’Ethan,monfrère,monhéros.CetimbéciledeBrendanvenaitdetoutgâcher.Il avaitprobablementcopiécedessindansunebandedessinée,ousuruntagaucentrecommercialle plusproche. Les larmes me piquaient les yeux. J’ai claqué la porte du casier de Brendan et je suis partie commeuneflèche.Loindececasier,celycée,loindetoutcequimefaisaitpenseràlui. 7 Ilferaitbientôttropfroidpourcourirdansleparc,maisjetenaisàm’offrirunedernièresortie avantderaccrochermesbasketspourl’hiver.Jevoulaismeviderlatête. Le vent piquait mes joues, mouillées par les larmes. Je courais de toute ma vitesse dans les feuillesmortes,etmespenséesressemblaientàunerondeinfernale,unebouclesansfin. Alorsenfindecompte,j’avaistoutimaginé?Maispourtant,pourtant,jesentaisencorelebras deBrendansurmesépaulesquandnousétionsassiscôteàcôteaubar,j’entendaisencoresavoix me dire qu’il ne laisserait personne me faire du mal. Et cette connivence si simple entre nous ! Quandils’étaitpenchéversmoiaumomentdenousquitter… Danslesromans,onparledeliredesémotionsdanslesyeuxdel’autre;j’avaistoujourstrouvé cetteidéeinvraisemblablemais,surlemoment,j’étaissûred’avoirluuneémotionréelledansles yeuxémeraudedeBrendan.Pourquoiétait-ilvenuversmoisic’étaitpourmetournerledosdèsle lendemain ? Je n’y comprenais rien, je savais seulement que je me sentais affreusement seule maintenant que le lien était brisé. Plus seule encore que pendant mes dernières semaines à Keansburg. Lanuittombaittrèstôtàcetteépoquedel’année;auboutd’unepetiteheure,jedusprendrele cheminduretour.Enmedirigeantverslasortiedela86eRue,j’airalentisubitementenréalisant quej’allaispassertoutprèsduMet.Etquandj’aivulebâtimentblancsiimposant,j’aisentitout monchagrin,toutemaragem’étoufferdenouveau. Cefutinsupportable.Jen’avaisrienpurgé.Ilmefallaitcourirencore.Jesuisdoncrepartiede plus belle. Ce paroxysme d’émotion aurait au moins un avantage : à ce rythme, je réussirais probablementàrentrerchezmatanteàl’heurepourledîner!J’aifiléverslapromenadequilonge l’EastRiver,maisdèsquej’aivubrillerl’eaunoiredufleuve,j’aisentilafatiguecroulersurmoi. Enquelquesfoulées,jemesuisretrouvéeautrot,puisàl’arrêt.Aboutdeforces,j’aiposélepied surlesocled’unlampadairepourrenouermeslacets.Etlesténèbressesontabattuessurmoi. —Qu’est-ceque… Jemesuisredresséed’unbondenlevantlatête.Lelampadaireétaitd’unnoirdesuie,comme s’ilvenaitd’imploser.ExactementcommeceluideBethesdaFountain,unesemaineauparavant!Et maintenant que j’y pensais, un autre réverbère avait grillé vendredi soir, au moment où Brendan m’appelait un taxi. Il devenait urgent que la ville de New York change de prestataire pour son éclairagepublic! Remisedemasurprise,j’aiterminédenouermonlacet,retirélecasquedemoniPod,etrangé soigneusement l’appareil au fond de ma poche en écoutant le vent frapper les vagues du fleuve. Puisjemesuisremiseenmarcheenguettantd’éventuelsbruitsdepas.Lanuitétaittombée,j’étais seuleetmatantem’avaitrépétéunbonmilliondefoisquejenedevaisjamaismelaisserapprocher par des inconnus. La promenade s’étirait devant moi, déserte sous l’éclairage jaune cru des réverbères;mesbasketsécrasaientsansbruitlesfeuillesmouilléesdel’allée. Untelsilence,celadevaitêtreunedenréerareàManhattan!Jemefaisaiscetteréflexionquand j’aiprisconscienced’unson,unesortedecrépitementmêléàunchuintementbizarre.Lebruita vite augmenté d’intensité, puis une explosion étouffée m’a fait sursauter, si violemment que mes pieds ont quitté le sol. Je n’avais pas réalisé à quel point mes nerfs étaient tendus ! Je ne voyais toujours rien ni personne mais une odeur amère, presque soufrée, agressait mes narines. Lentement, j’ai levé les yeux. Un autre réverbère venait de claquer. Cela devenait réellement… étrange. Sans réfléchir, j’ai repris ma course, mais le chuintement bizarre me poursuivait. Un nouveau claquement m’a stoppée net, aussi brusquement que si je venais d’emboutir un mur. Une terreur sans nom et sans logique s’emparait de moi ; de très loin, comme s’il s’agissait d’une autre personne,jem’aperçusquejetremblais.Etmaintenant,quatrelampadaireséteintsmenarguaientde leursglobesternesetnoircis.Derrièremoi,lapromenades’enfonçaitdansunenuitnoire,malgré lerefletdeslumièresduQueensdel’autrecôtédufleuve.Prudemment,commesijemarchaissur unecorderaide,jememisàreculer. Le crépitement-chuintement-sifflement reprit… derrière moi. Je me retournai d’un élan : le réverbèresuivant,celuisouslequeljedevaispasserpourrentrerchezmoi,s’étaitmisàfumer.Il émettait un ronronnement rauque, guttural, avec une épaisse fumée noire, comme s’il brûlait de l’intérieur.Lesifflementgrimpaverslesaigus;instinctivement,jem’accroupisenmecouvrantla tête de mes bras, à l’instant où le globe de verre dépoli explosait littéralement. Un bouquet de flammes, une pluie d’éclats de verre et de filaments ; un instant plus tard, le halo sur ma rétine s’évanouit,etlesbraisess’éteignirentensifflantdansletapisdefeuilleshumides. Jen’entendaisplusrienqu’unsanglotetunsouffle…monsouffle.Sansl’avoirdécidé,jeme relevai et partis comme une fusée. Ma poitrine me brûlait, les sons me poursuivaient en sautant d’un lampadaire à l’autre, des sons invraisemblables, tout droit sortis d’un cauchemar. Craquements, chuintements, grondements, sifflements… j’étais cernée, des griffes invisibles cherchaient à me saisir ; je courais le long de l’East River comme si j’avais un démon à mes trousses, et chaque lampadaire explosait sur mon passage. J’étais comme une rafale de vent qui souffleunerangéedebougies. J’atteignis l’extrémité de la promenade et débouchai dans la rue comme une comète. Dans un coup de Klaxon strident, un taxi pila juste devant moi. A cet instant, je préférais nettement être renverséeparunevoitureplutôtquerattrapéeparlesténèbres! Mes paumes claquèrent sur le capot jaune du taxi. Un bref instant, je croisai le regard du chauffeur;envoyantmonvisage,ileutunmouvementderecul.Aboutdeforces,hoquetanteet sanssouffle,j’achevaidetraverser,mejetaidanslaruelatéraleetm’adossaiàlapierrefroidedu bâtimentd’angle. Ilmefallutdelonguessecondespourtrouverlecouragenécessaire,maisjefinispartendrele coupourrevoirlapromenadesinistrelelongdufleuve,letunnelnoiretfumantquiavaitfaillise refermersurmoi.Cequejevismefitencorepluspeur,sic’étaitpossible,quetoutcequim’était arrivé jusque-là : avec un ensemble parfait, tous les lampadaires se rallumèrent, et je ne vis plus rienqueletableauparfaitementbanaldelapittoresquepromenadedel’EastRiverbynight. *** Eh bien, j’avais trouvé de quoi détourner mes pensées de Brendan ! Le lendemain, en cours d’anglais, c’est à peine si j’ai remarqué sa présence (enfin, tout de même un peu). Et bien sûr, j’étais parfaitement incapable de travailler. Au déjeuner, j’ai menti à Cisco et Jenn qui me demandaientpourquoijenedisaisrien. —Jenemesenspasbien.JecroisquejecouvelerhumedeM.Emerson. Mavoixn’étaitpasenrouée,jen’avaispaslagoutteaunez,maisilsn’ontpasrelevé.Moi,jene pensaisqu’àlasoiréequejecomptaispassersurGoogle.Laveille,enrentrant,j’étaisdansuntel étatdenerfsquejen’avaisrienpufairemaiscesoir,j’étaisdéterminéeàtrouveruneexplication,à tordrelecouàcetteénigme.Leslampadairesn’étaientpeut-êtrepasauxnormes,ouilyavaitdes retardsdanslamaintenance?Amoinsquejenesoisentraindeperdrelatête;danscecas,lelien quej’avaiscrudécelerentreBrendanetmoiétaitlepremiersymptôme. J’arrivailapremièreencoursdechimie;j’avaishâtederetrouverAngelique.Quandelleentraà son tour, au lieu de répondre à mon sourire, elle s’arrêta net avec une expression horrifiée. SupposantqueKristinpréparaitunmauvaiscoup,jemesuisviteretournéemaispourunefois,la pestenes’occupaitpasdenous.Etleregardd’Angeliqueétaitbraquésurmoi. J’ai vu sa main se refermer sur l’un de ses pendentifs, elle a murmuré quelques mots, et s’est glisséeàsaplaceprèsdemoiavecprudence.Troublée,j’ailâchéunpetit«salut»désinvolte.Sans répondre,elleaarrachéunepagedesoncahieretgriffonné«Appelle-moicesoir».Puisellea retirél’unedesesbagues,unanneaud’argentgravédesymboles,etmel’atendueavecunetelle gravitéquejemesuishâtéedelapasseràmondoigt. *** Jen’aiputéléphoneràAngeliquequevers17heures.Ashleyétaitmontéeavecmoi;toujoursen modetoquade,elletenaitabsolumentàmedétaillerseséchangesdemailsavecAnthony,sansme faire grâce d’un seul mot tendre et sans tenir compte de mes protestations. Elle voulait que je viennedînerchezelle,maisleprétextedurhumemetiradenouveaud’affaire. Enfinseule,jem’assissurmonlitpourappelerAngelique,quidécrochaàlapremièresonnerie. —Angelique?C’estEmma. —Jesais,oui. Impressionnée,jem’écriai: —C’estdingue,tuestélépathe,enplus? —Non,tonnoms’estaffiché. Jememordislalèvre,contrariéed’avoirétésinaïve. —Alors,reprit-elleaussitôt,quet’est-ilarrivé? —Comment? Jen’étaispasencoreprêteàjouercartessurtable,maisàl’autreboutdufil,onneplaisantait plus! —Quandjesuisentréeencourstoutàl’heure,c’étaitcommes’ilyavaituntrounoiràtaplace. Oucommesitoi,tuétaisdanslenoir. Un horrible frisson m’a traversé le cœur. Renonçant à jouer au plus fin, je lui ai raconté mes démêlésaveclesréverbères,etmonsentimentd’avoirdéclenchélesexplosions. —Danscecas,j’aibienfaitdetedonnermabague.Tulaportes? —Oui. —Surtout,nelaretirepas,elleteprotégera.Enfin,disonsquec’estuneprécaution.Tuasvules ampoulesexploserau-dessusdetatêtemais,àmonavis,tun’étaispasréellementendanger. —Ilyavaittoutdemêmeleséclatsdeverre!Etaussi… —Cen’estpassûr.Lesglobesn’ontpeut-êtrepasréellementéclaté. Elles’interrompitunbrefinstant,pensive. —Commentt’expliquer…Amonavis,c’estcommesilemondedesespritstedisait«Jenet’ai mêmepastouchée»enagitantlesdoigtssoustonnez,commeleferaitunsalemôme.Enbeaucoup pluseffrayant,biensûr. —Tupeuxm’expliquerpourquoilemondedesespritschercheraitàmefaireenrager? Sansm’écouter,elleaenchaîné: — Techniquement, les esprits ne sont pas plus actifs à l’approche de Halloween mais nous pensonsdavantageàeux,cequileurdonneuneplusgrandeinfluencesurnotremonde. —Maisjenecroispasauxfantômes! —Situcroisqueçachangequelquechose! Ah?Bon.Elleprécisa: —Etpuis,cenesontpasforcémentdesfantômes.Ilexistetoutessortesd’énergies,d’espritset deforcesquepersonnenecomprendréellement.Tun’aspasvandaliséunlieusacré? — Moi ? Nous sommes à Manhattan, Angelique ! Le lieu le plus sacré, c’est le magasin Bergdorf.Lepirequejepuissefaireseraitdeporterdublancaprèsle31août! — Ou le vernis à ongles qui était in l’année dernière ! Mais je ne comprends pas pourquoi le mondedesespritstemontredudoigtdecettefaçon. —Moi?ai-jepiaillé,horrifiée.Maispourquoi? — C’est ce que je viens de dire. Bon, il pourrait y avoir une foule de raisons, tu es peut-être médium,ouonchercheàtemettreengarde… — Je préfère ma propre explication : les services techniques de la ville ont laissé l’éclairage publicsedégrader.Aprèstout,cen’estpaslapremièrefoisquejevoisdeslampadairess’éteindre au-dessusdematête. Unsilencesubitàl’autreboutdufil!Puislavoixd’Angelique,basseettroublée: —Qu’est-cequetuviensdedire? Unpeuagacéepartantdedrame,j’airépondu: —Quecen’estpaslapremièrefois!Depuislarentrée,celam’arrivetoutletempsettoujours delamêmefaçon:lesampoulesclaquentetilyauneodeurdesoufre. — L’odeur de soufre indique généralement une influence négative. A première vue, je dirais qu’ils’agitd’unavertissement,etquec’estassezgrave.L’êtrequitentedet’avertirestobligéde générerbeaucoupd’effetsspéciauxpourattirertonattentionparceque,manifestement,turefuses del’entendre. Jem’accrochaiàmahoussedecouette. —Çanemeplaîtpasdutout,cequetudis… — Pas de panique, je ferai un sort de protection pour toi vendredi. Le plus puissant possible ; aprèstout,c’estleweek-enddeHalloween.Sicetespritestmaléfique,lesortteprotégera;s’ilne l’estpas,s’ilcherchejusteàtemettreengarde…Enfin,ilmesemblequetudevraistenircompte de son message. Apporte-moi un objet personnel et, surtout, dis-moi tout de suite s’il y a du nouveau.C’estvraimentpassionnant,cequit’arrive! —Jem’enpasseraisbien!Jen’aiaucuneenviedemeretrouverpossédée,oucoincéedansla quatrièmedimension. —Nesoispasridicule,a-t-ellerépliqué,agacée. Commesilaphrase«lemondedesespritstemontredudoigt»étaitmoinsridicule! —Ecoute,voilàmoninterprétation:jecroisqu’unesprit,ouuneforce,tented’entrerencontact avec toi. A première vue, il ne semble pas très bénéfique, mais dis-toi bien que les esprits s’expriment souvent de façon assez théâtrale, et rien ne prouve que celui-ci a de mauvaises intentions.Celadit,faistoutdemêmeattentionàtoi.Portelabague. Ellesetutquelquesinstantsetajouta,avecbeaucoupmoinsd’assurance: — Je suis surprise que tu ne croies pas aux fantômes, ou à l’occulte et la spiritualité. Je supposais… —Non,jet’assure.Pourquoias-tucruça? —Ehbien,déjà,tonpendentif… —Uncadeaudemonfrère.C’estjusteunmotifcommeunautre. Maiscedessin,danslecasierdeBrendan? —Commeunautre?murmuraAngelique.Maispasdutout!Ilaunsensbienparticulier.Jel’ai déjàcroisédansplusieurslivres.Jesuispasséesurlestextesqu’ilillustrait,parcequejesuiscontre lessortilègesd’amour,maisjecroisbienl’avoirvudansundeslivresdecoursdemamère.Elle est professeur d’études médiévales à Fordham. Et il figure aussi sur des sites Web. Des sites de magienoire,situveuxtoutsavoir. Elles’interrompitpourprendreunegrandeinspiration,etassenaavecbeaucoupdeconviction: —Tonpendentifn’estpasanodin,mêmesinousnesavonspasencorecequ’ilsignifie. —Ecoute,situasdeslivresquienparlent,j’aimeraisbienlesemprunter.Cecollier…j’ytiens beaucoup,j’aimeraisconnaîtresonhistoire. —Biensûr,jevaisvoircequejepeuxt’apporter. Ilyaeuunnouveausilence,puisellearepris,avecunpeudegêne: — Pour ce qu’on disait tout à l’heure… Tu as été si gentille avec moi, j’ai cru que tu étais branchéesurl’occulte.Sensibiliséeauxpréjugésactuelscontrelessorcières. —C’esttoiquiasétégentilleavecmoi.Aufond,jenemepréoccupaispasdetescroyances… jusqu’àcequ’ellesviennentmerendreservice! Elles’estmiseàrire.Nousavonsencorediscutélongtemps.Aumomentdenousquitter,ellem’a rappelédeluiapporterunobjetquimesoittrèspersonnel…etrecommandédefairemonfooting suruntapisroulant. Cefutunsoulagementdeconstater,lesjourssuivants,qu’aucunvoldesauterellesnes’abattait surmoisurlechemindulycée.Pasuneseulepluiedegrenouilles.Quandjetournaislerobinetdes toilettesdesfilles,ilnecoulaitquedel’eau.C’étaitmêmeréconfortant,dansunsens,queBrendan continueàm’ignorer:s’ilavaitchangédecomportement,jemeseraisditquelemondedesesprits jouaitavecmesnerfs. Dès le lendemain, en cours de chimie, j’ai donné à Angelique la clé de la maison où nous vivions avec maman et Ethan, avant l’arrivée de Henry. Je l’avais accrochée à un ruban violet et ellemeservaitdemarque-pagepourmonjournalintime.Unpeuinquiète,j’aidemandé: —J’ytiensbeaucoup.Lesortnevapasl’abîmer? —Pasdutout.L’idéalseraitdenousservirdetonpendentifmaisnousferonsaveclaclé.Sinous avonsbesoindesortirlagrosseartillerie,nouspourronstoujoursreveniraumédaillon. Surquoiellem’arrachaplusieurscheveux.Jedusplaquerlamainsurmabouchepournepas crier. —Désolée,souffla-t-elle,contrite.J’auraisdûteprévenir.C’estjustequetoutçaestsiexcitant! —Jepouvaislesarrachermoi-même,ai-jeronchonnéenmefrottantlatête. Tout en se confondant en excuses, elle a glissé mes cheveux dans une enveloppe qu’elle a referméeavecsoin,enmejurantqu’àminuitlelendemain,jeseraistotalementprotégée.Outout au moins que je ne risquerais plus de voir exploser des lampadaires sur mon passage. J’avais toujours un peu de mal à admettre ses théories mais c’était bon de sentir qu’elle se penchait sérieusementsurmesdifficultés. EnrentrantavecAshleycesoir-là,jeluiaitoutraconté.Ilmesemblaitqu’elleapprécieraitmes démêlésaveclesurnaturel.Entoutcas,moi,j’aiappréciésaréaction! — C’est flippant ! J’ai déjà vu un réverbère s’éteindre au moment où je passais, mais jamais touteunerangée.Ilsétaientpeut-êtresurlemêmeréseauetilyaeuuncourt-circuit? Sonexplicationmeplaisaitdécidémentbeaucoup.Nousdiscutionsdescomplexitésdescircuits électriques,sujetauquelnousneconnaissionsstrictementrien,quandj’airemarquésesmainsqui sepressaientl’unecontrel’autre,commeellelefaisaittoujoursquandquelquechosel’angoissait. —Ashley,qu’est-cequisepasse? —Tuvastemettreencolère. —Maisnon!Jesuispeut-êtreentraindeperdrelatêtemaisjeteprometsquejenememettrai pasencolère.Dis-moitout. —Bon… Etcelajaillit,dansuntorrentexubérant: —JevoisAnthonycesoir!Jet’avaisditquenousdiscutionssurFacebookmaisilestaussivenu meparlerauCDI.Ilm’aproposéunesortie!Jenevoulaispasteledireparcequetuledétestes, maisilestsupergentil,jet’assure,ettellementcraquant!Tunem’enveuxpas? Elle s’interrompit, mais seulement parce qu’elle était à bout de souffle. Avec toute la douceur dontj’étaiscapable,j’aiprotesté: —Ashley,jel’aidéjàvusemontrerodieux,plusd’unefois.Cen’estpasungarçonbien,ilne méritepasquetut’intéressesàlui. —Oh!jeluiaiparlédelabagarreàCentralPark,etilm’aexpliquéqueFrankavaitinsultésa mère. Elletriomphait. —S’ildéfendaitsamère,c’étaitO.K.desebattre,non? —Cen’estpascequ’onm’adit.Etmêmesic’étaitlecas,iln’avaitpasàdémolirFrankcomme ill’afait. —Emma,jesuisheureuse!Tunepeuxpasêtreheureusepourmoi? Ellemeregardaitdesonairleplusattendrissant.Biendécidéeànepascéder,j’aiinsisté: —Jeneluifaispasconfiance.Jevoudraisjustequeturéfléchissesunpeu. — J’ai réfléchi. Il me plaît. Je vais sortir avec lui ce soir alors tu peux être contente et je te raconteraitout,oupas. Ennuyée (est-ce que je venais d’aggraver la situation en braquant ma petite cousine ?), j’ai demandésansm’engager: —OncleDanettanteJesssontaucourant?Ilesttoutdemêmebienplusâgéquetoi. —Deuxansseulement,Em’!J’aiditauxparentsquejesortaisavecdesamis.Cen’estpasfaux: jevaischezlui,ilfaitunefêtepourHalloweenaprèslasoiréedesfilmsd’épouvante.Ilyauraplein d’autresjuniorsdetaclasse,siçasetrouve,tuyserasaussi! —Jenesuispasinvitée,ai-jegrogné. Ellearougienmurmurantunmotd’excuse. —Cen’estpasunproblème,jet’assure,ai-jesoupiré. Une idée venait de me pincer le cœur. Brendan serait peut-être là, ce soir, chez Anthony ? Il s’amuserait peut-être avec tous nos camarades pendant que moi, je resterais à la maison comme uneloseuse?Jemesentaisdenouveauisoléeaupossible,lasoiréeavecCiscoetlesautresaurait pu se dérouler dans une autre vie. C’était étrange : la froideur de Brendan me faisait mal, physiquement,commedesmilliersdepetitesaiguillestransperçantmapoitrine.Cefutuneffortde m’arracheràmessombrespenséespourmeconcentrersurleprésent. —Tuessûrequeçaira?IlsedonnedesairsdedonJuan… —Emma!aprotestéAshleyenlevantlesyeuxauciel.Jesuisdéjàalléeàdesfêtes!Ilnevarien sepasser! —C’estcequ’ondittoujours… *** Aminuitpassé,tanteChristinecouchée,jemesuisinstalléedanslesalondanssongrandfauteuil fleuri. Angelique m’avait téléphoné pour me prévenir que son sortilège était en place, et que je sentirais peut-être une modification de mon énergie. J’étais de plus en plus convaincue que les fichus réverbères tombaient tout simplement en panne, mais curieusement, j’ai ressenti un net soulagementquandellem’aordonnédegardersabague. Seuleàminuit,entêteàtêteavecGoogle.Quellesoiréefabuleusejepassais.Surtoutquandjela comparaisàvendredidernier!Ilyavaitseulementunesemaine,j’étaisaveclui,nousparlions,il me faisait rire… D’accord, tout le monde ne pouvait pas se vanter comme moi d’avoir une authentiquesorcièreoccupéeàtisserdessortilègespourleweek-enddeHalloween—maiscelane remplaçaittoutdemêmepas… QuefaisaitAshley?Jejetaisdesregardsdeplusenplusfréquentsàmonportable,quej’avais poséàportéedemain.Jeluiavaisdemandédemetéléphonerquandelleseraitàlafête,pourme rassurer;elleauraitdéjàdûm’appeler. Anthonyétaitunebrute,j’enavaislacertitude.Unebruteetuncrétin.C’étaitsafautesij’étais rentrée tôt la semaine précédente, en abrégeant ce qui resterait apparemment mon unique soirée avecBrendan. JetravaillaissansconvictionàundevoirsurleSonged’unenuitd’été de Shakespeare. La télé était allumée ; tante Christine avait des centaines de chaînes et… bon, je l’avoue, je regardais un match.DepuisquejeconnaissaisBrendan,jem’intéressaissubitementaubasket.Lamentable. Je tapais lentement une citation du premier acte (il était question des tourments de l’amour) quand on frappa un coup léger à la porte. Saisie, je sursautai, les mains en suspens au-dessus du clavier.Auneheurepareille?C’étaitforcémentuneerreur. Puislescoupssesontmisàpleuvoirsurlebattanttandisqu’unepetitevoixappelaitmonnom. —Emma?J’entendslatélé…tueslà? Unepetitevoixquisemblaitauborddeslarmes.J’ailancémonordinateursurlecanapéetjeme suis précipitée pour ouvrir. Ma cousine se tenait sur le seuil, les bras ballants, les lèvres tremblantesetdegrosseslarmesrondessurlesjoues.Atterrée,jel’aiattrapéeauxépaules. —Qu’est-cequisepasse?Tuvasbien? Ellenerépondaitpas,nem’expliquaitrien.Deplusenplusaffolée,jel’aientraînéedanslesalon etinstalléesurlecanapé;assiselà,toutedroite,elleaéclatéensanglotssiviolentsqu’elles’est miseàtousser.J’aifiléluichercherunverred’eau,jesuisrevenuem’asseoirprèsd’elle.Enfin, enfin,elleaprononcésespremièresparoles. —Jemesenssibête! —Maisdis-moicequis’estpassé! Pourtouteréponse,jen’aieuqu’unnouveauflotdelarmes.Folled’inquiétude,j’aicrié: —Ashley,disquelquechose!Jedeviensdingueànepassavoir.Qu’est-cequ’ont’afait? —Je…jesuisalléechezAnthony… Ellesemordaitleslèvrespourmaîtrisersavoix. —J’aicruquej’étais…enavanceparcequ’iln’yavaitpasdemusique,jen’entendaispersonne. Ildevaityavoirunefêtemaisquandilaouvertlaporte,ilétaittoutseul.Ilm’aregardéedelatête auxpieds,ettiréeàl’intérieurparlebras.Quandj’aidemandéoùétaientlesautres,ils’estmisà rireetilm’adonnéunverredevodka-orange.Unpeud’orangeeténormémentdevodka. Elleravalaunnouveausanglot.Moi,j’attendaislasuite,surdescharbonsardents. —J’aiessayédefairelaconversation,genre,«àquandleprochainmatchdebasket?»ettous lestrucsdontonparlaitsurFacebook.C’esttoutjustes’ilmerépondait.Ilestvenus’asseoirprès demoietjeluiaiencoredemandéoùétaientlesautres. Savoixs’estbrisée.JeluiaitendulaboîtedemouchoirsenpapierdetanteChristine;elleena prisundistraitementetl’agardéàlamain,commesiellenesavaitpasquoienfaire. —Chezlui,c’estimmense,tusais?Etiln’yavaitvraimentpersonned’autrequenousdeux.Il s’estmisàmecaresserlecou,jeluiaidemandéd’arrêter… J’aidûfaireuneffortpournepaséleverlavoix. —Etensuite? —Ilm’adit:«Netefaispasplusbêtequetun’es.Tusaistrèsbienquelafête,c’esttoi.» Ellecrachacettephraseavecunegrimacededégoût. —C’esttropnul,non?Etils’estmisàrireenmecaressantlacuisse.Jel’airepoussé,jeluiai ditdemelaisser,maisiln’arrêtaitpasderépéter:«Allez,jesaisquetueschaude»,et«Tusais quejepeuxmefairetouteslesfillesquejeveux,tudevraistesentirflattée».Tuterendscompte? Jen’avaismêmepasretirémonblouson. Elle baissait la tête, rouge de honte. Quand elle a levé les yeux vers moi, son joli visage était crispédecolèreetd’humiliation. —Ilvoulaitmefaireécarterlesjambes.Alorsjel’aigiflé.Etj’aiprismonverreetjel’aiversé sursabraguette. Incroyablement fière d’elle, et folle de rage contre Anthony, je n’ai pu qu’articuler, les dents serrées: —Bravo… —Cen’étaitpasunebonneidée,enfait,parcequ’ils’estmisencolère. Glacéed’horreur,j’aidemandé: —Ilt’afaitdumal? —Oh!non,pascommetupenses,ils’estjustemisàmecrierdessus.«Salepetiteallumeuse, mocheté!Tuvaspayercecanapé!»Ilm’asoulevéed’unemain,ilaprismonsacdel’autre,etil m’ajetéedehors. Tristement, elle contemplait son sac noir Betsey Johnson, son préféré, qui lui rappellerait désormais le pire moment de sa jeune existence. Puis elle a de nouveau posé sur moi ses yeux rougis. —Emma,jesuisdésolée… —Pourquoiest-cequetut’excuses? —Parcequetuavaisraison. — Ecoute, tu ne pouvais pas deviner à quoi tu t’exposais. Même moi qui ne lui faisais pas confiance,jepensaisjustequetuallaisàunefêtequirisquaitdedégénérer.Parcequej’avaistraîné unefoisavecsabande,etjem’étaissentieunpeudébordée.Jenemedoutaispasdutoutqu’ilte tendraitunteltraquenard. J’avais beau faire mon possible pour la réconforter, elle se contentait de hausser les épaules, tristement,leregardvague.Lecœurserré,j’aicomprisquec’étaitlemomentfatidique,l’instantoù soninnocences’envolait.Pasphysiquement,biensûr—unechance…—,maisdanslecœur.Après cesoir,soncœurseraitmoinstendre,ellejugeraitlemondeplusdurement. —C’estfini,maintenant,luiai-jeditavectendresse.Jet’assure.Tutesentirasmieuxdemain. Ellen’apaseul’airconvaincue.Normal,jen’ycroyaispasmoi-même. J’aitéléphonéàsesparentspourdemanderlapermissiondelagarderavecmoipourlanuit,en expliquantqu’elles’étaitdisputéeavecunedesesamiesàlafêteetqu’elleétaitdanstoussesétats. NousavonslaisséunmotpourtanteChristinepourlaprévenirqu’elleavaituneinvitée,puisnous noussommesrepliéesdansmonlit.Là,nousavonsfantasmésurtouteslesmauvaiseschosesqui pourraient arriver à Anthony ; régulièrement, Ashley fondait de nouveau en larmes et je la consolais en lui répétant qu’elle n’était pas stupide, que ce n’était pas sa faute, qu’elle était réellementtrèsjolieetque,non,touslesgarçonsn’étaientpascommelui.J’aifiniparluijurerque sij’avaisvraimentuneforcesurnaturelleàmestrousses,jelalanceraissurlestracesd’Anthony. J’enétaispresqueàespérerquej’avaisréellementunespritmalindansmonarsenal. 8 Lelundimatin,nousavonsreprislechemindulycéeaprèsunweek-endpasséàaiderlesparents d’Ashleyàdistribuerdesfriandisesauxgossesquifrappaientàleurporte,déguisésensquelettes ou en vampires. Ashley préférait rester chez elle, et je ne voulais pas la laisser seule. Devant le perrondelaVincentAcademy,j’ysuisalléedemonpetitdiscoursdopant. — Dis-toi bien que tu ne verras même pas Anthony aujourd’hui. Vous ne vous croisez qu’en salled’étude,iltesuffitdenepasyaller.Passecetteheure-làauCDI,ouvafairetesdevoirsdans unesallevide. Elleahochégravementlatêteetgravilesmarchesaveccourage.C’étaitunpeupluscompliqué pourmoicarj’allaismeretrouverdanslamêmesallequ’Anthony. J’ai passé une bonne partie de la matinée à le foudroyer du regard. Il n’a rien remarqué, je n’étais plus dans le champ de son radar depuis qu’il chassait des proies plus fraîches. J’étais furieuse, contre lui et contre moi-même : j’aurais dû empêcher Ashley d’aller chez lui. Oui, d’accord, elle était déterminée à y aller, coûte que coûte, mais c’était à moi de la protéger. Ces dernierstemps,jepensaistropàBrendanpourm’occuperd’ellecommejel’auraisdû. Noussortionsdelacafétériaquand,n’ytenantplus,j’aiglisséàCisco: —Ilfautquejetediseoujevaisexploser… —Mabelle,j’aibienvucommentturegardaisAnthony.Ataplace,moiaussi,jeseraisfoude rage. —C’estunimmonde…Attends,commentsais-tupourquoijeluienveux? Je me suis arrêtée net au milieu du couloir. Le flot des élèves peinait à nous contourner, nous commencions à créer un embouteillage ; discrètement, Cisco m’a entraînée en me glissant à l’oreille: —SimapetitecousineavaitcouchéavecuntypecommeAnthony,etqu’ill’avaitditàtoutle lycée,moiaussi,j’auraisenviedeletuer. J’ai découvert ce que signifiait l’expression « sentir son sang bouillir dans ses veines ». Littéralementaveugléeparlacolère,j’aiarticulé: —Cen’estpasdutoutcequis’estpassé! Enquelquesmots,jeluiaitoutraconté,jusqu’àl’arrivéed’Ashleychezmoi,àminuitpassé,en larmes.Cettefois,c’estCiscoquis’estarrêténet,atterré. —Ilesttoujoursentraindesevanterdecequ’ilafaitavectelleoutellefille…«Jemesuisfait unepetitedelaDominicanAcademy.»«J’aileticketavecuneétudiantedeDalton.» Ilimitaitavecuntalentsurprenantl’attituded’Anthonyetsontonsuffisant.Ilareprissapropre voixpourconclure: —Maintenant,jemedisquesoitillesaembobinées,soitilment,toutsimplement. —Entoutcas,cettefois-ci,ilment. —EtAshley,comments’ensort-elle? —Quandjel’aiquittéecematin,ellenesavaitpasencorecequ’ilracontesursoncompte.Je verraidansquelétatjelaretrouveencoursdelatin.Jevaisletuer,jetejure.Ecoute,situentends quiquecesoitparlerdecettehistoire… —Pasdesouci.Jedémentirai. *** Envoyantmatête,Angeliqueacruquesonsortilègeavaitmaltourné. —Ilyaunetellecolère,untelbouleversementdanstonaura!Jevaisdevoirtoutrecommencer. Elletendaitdéjàlamainpourm’arracherquelquescheveuxsupplémentaires.Avecimpatience,je mesuisécartéeenluiexpliquantcequisepassait. —Iladitçasurtapetitecousine? Ellecherchaitdesyeuxl’ignoblefumier.Puiselles’estaffaisséesursonsiègeenmurmurant: —Jenepeuxrienluifaire.Toutcequej’envoieàl’universmerevientaucentuple.Attends,ily abienunechosequenouspourrionstenter… Elle se plongeait déjà dans les recettes rangées dans son cahier. Sincèrement touchée, je lui ai souri. —Non,laisse.Maisjeteremercie,tuesunevraieamie. Elle m’a lancé un sourire joyeux — un instant plus tard, nous avons échangé une grimace en entendantKristin,derrièrenous,fairedesbruitsmouillésdebaiserseninsinuant: —Ilyadeshôtelspourça! Jemesuiscontentéedeluilancerunregardlas.Acestade,Kristinétaitbienledernierdemes soucis! Lecoursmesemblainterminable;maisenfin,cefutl’heured’allerenlatin.Dèsleseuildela salle,jecherchaiAshleydesyeux.Elleavaitdûtraverserl’enferaujourd’huietj’avaishâtedela réconforter…enluioffrantparexempleunjeudefléchettesavecunephotod’Anthonyenguisede cible. Mais elle n’était pas à sa place et, pour une fois, ses copines ne pépiaient pas comme une volière:ellesmeguettaientensejetantdesregardsgênés.Trèsinquiète,jemesuisfaufiléeentre lestablespourlesrejoindre. —Oùest-elle?ai-jedemandésanspréambule. UnejoliepetitebruneappeléeCatharinem’arépondutoutbas: —Elleademandéàrentrerparcequ’ellenesesentaitpasbien.Enfait,elleestmortedehonte. Lesyeuxplissésderage,j’airépliqué: —Anthonyment.Vouslesavez,n’est-cepas? —Oui!Biensûrqu’onsait,maisçanechangerienpourelle!Ellecroitquetoutenotrepromo la prend pour une moins-que-rien. Trois garçons lui ont fait des avances aujourd’hui… et le deuxièmeaditàsescopainsquec’étaitparcequ’ilavaitentendudirequ’elleétaitvraimentbonne. J’ai retrouvé cette sensation horrible, comme si mon sang bouillait. J’avais du coton dans les oreilles, la tête creuse et battante. Un peu effrayée par mon expression, la petite Catharine s’est hâtéed’ajouter: —Toutlemondenelecroitpasmais…quelques-uns,oui. Vanessa,l’autreroussedelabande,s’estpenchéeversnouspourchuchoter: —Iladitqu’elleétaitplusfacilequel’écolepublique… Aprèscela,jen’aipasentenduunmotducoursdelatin.J’avaisuniquementconsciencedutic-tac delagrossehorlogeaccrochéeau-dessusdutableauetdelapulsationdusangdansmapropretête. Quandlaclocheaenfinsonné,celam’afaitl’effetd’unhurlement;j’aiinstantanémentsaisima sacocheensautantsurmespieds. —TuvaschezAshley?m’ademandéCatharine.Tuluidirasdem’appeler? Sonregardexprimaituneinquiétudesincère. —J’yvais,maispastoutdesuite,ai-jeréponduàmi-voix. Jemesuisprécipitéedansl’escaliersansmepréoccuperdesavoirquijebousculaisaupassage. Laporteàdoublebattantdelacours’estouvertedevantmoi,commesouffléeparuneexplosion. Anthony,Franketleurbandecommençaientleurpartiedebasket.Quelquepartdansuncoindema tête,j’ainotéqueBrendann’étaitpaslà. J’ai laissé choir ma sacoche — en fait, je l’ai lancée sous le banc le plus proche — et je suis alléemeplanteraubeaumilieudelapartie.EnpassantdevantFrank,jeluiaifaitraterunepasse; detrèsloin,j’aientendusavoix: —Hé!Onestentraindejouer! Jenemesuismêmepasretournée.ToutemonattentionallaitàAnthony. Ilmetournaitledos.Toutàcoup,ilm’asembléimmense,unevraiearmoireàglace.Unvertige de frayeur m’a saisie mais j’ai crié son nom d’une voix ferme. Concentré sur le ballon, il a fait semblantdenepasm’entendre;àbout,j’aihurlé: —AnthonyCaruso! Quand le besoin s’en fait sentir, je suis capable d’envoyer des décibels. Saisi, il a fait un faux mouvement,leballonluiaéchappé;furieux,ils’esttournéversmoi. —Qu’est-cequetuveux,toi? —Jeveuxqueturétablisseslavéritéausujetdemacousine. Jeparlaisàhauteetintelligiblevoix;auxyeuxdesautres,jedevaissemblertrèscalmeettrès sûredemoi.Anthony,lui,s’esttoutdesuiteénervé. —Tacousine?C’estqui,tacousine? Ungroupeseformaitautourdenous.Anthonyparlaitfortetsèchement;bienplusfortetplus sèchement,j’airépliqué: —Ashley!Lenomteditquelquechose?Cellesurquituracontestesmensonges! Ils’estmisàrire,fortetfaux,enajustantsonT-shirtd’unairavantageux. —Ouais,jeveuxbiendiretoutcequetuvoudras!Cen’estpascommesij’enétaisfier.Elle étaitnulle! Il riait toujours, un ricanement horrible et malfaisant. J’ai senti ce rire courir sur ma peau commeungrouillementd’insectes.Puisilafaitminedeseremettreàjouer;etlà,j’aivurouge. — Ne t’avise pas de me tourner le dos, minable ! Menteur ! Ça t’arrange de frimer avec des freshman,desfillesquifonttroistêtesdemoinsquetoi!Commeça,tuasl’impressiond’êtreun vraimec,jemetrompe? Unpetitrirejaillitducercledesgarçons,ceriredéplaisantquivientdunezettrahitsurtoutdela gêne. Lentement, Anthony pivota vers moi et je vis que son expression avait changé. Il était effrayant. —Tacousinesaitmieuxquetoicequec’est,unvraimec.Fais-moisavoirquandellevoudra uneautreséance. Un instant, j’ai cru voir le visage de Henry se superposer à celui d’Anthony. Ils se ressemblaient : ils adoraient se sentir puissants et faire trembler des êtres sans défense. Eh bien, celaneprenaitpasavecmoi.J’avaislafiertéd’unkamikaze,ilmeferaitcequ’ilvoudraitmaisje nereculeraispas.Lespoingsserrés,jeluiaihurléauvisage: — Tu mens, elle t’a envoyé te faire voir ! Mais raconte-moi une autre histoire, Père Castor, j’adorelescontesdefées! Ceregard!Cettefois,j’étaisalléetroploin,ilnesecontrôlaitplus.Jedevaisrenverserlatêteen arrière pour le regarder en face ; je ne me suis pas démontée pour autant. Des deux mains, il a pousséauniveaudesépaules,négligemment…maisavecunetellepuissancequej’aifaillitomber à la renverse. A mon grand regret, j’ai reculé (seulement pour garder mon équilibre, et sans détachermonregarddusien). —Tudevraisfaireattentionàcequetudis,gamine… Cepetittoncondescendant!Commes’ilsefaisaitdusoucipourmoi!Lesmainssurlesgenoux, ils’estpenchépoursemettreàhauteurdemonvisage. —…parcequesinon,ilvat’arriverdeschosesdésagréables. —Jen’aipaspeurdetoi,ai-jerépliqué.Dislavérité,pourmacousine.Avouequetun’aspas couchéavecAshley. Sesyeuxsesontplissés;alors,j’aisuqu’ilallaitmebousculerdenouveau.Cettefois,j’aibondi en arrière avant qu’il ne me touche. Merci, Henry, pour ces mois d’entraînement intensif. Ne rencontrant que le vide, Anthony a trébuché à son tour et j’ai entendu les garçons du groupe se moquerdeluietrireparcequ’ilsefaisaitridiculiserparunefille.Cen’étaitpasbonpourmoi:ils allaientlepousseràbout. En arrivant dans la cour, je ne m’étais pas attendue à déclencher un pugilat, je voulais juste qu’Anthonyadmettepubliquementqu’ilmentait.Aprésent,jecomprenaisquej’auraisdûréfléchir àunestratégieavantd’abordercedangereuximbécile. D’un coup d’œil rapide, j’ai voulu voir qui assistait à la scène. Eh bien, tout le monde, la populationentièredulycéesemblaits’êtrerassembléedanslacour!EtmêmeBrendan:jel’aivu émerger du bâtiment principal, ses écouteurs sur les oreilles, les yeux fixés sur son portable, inconscientdecequisejouaitàquelquesmètresdelui. Puis la silhouette d’Anthony m’a bouché l’horizon. Vite, j’ai cherché une voie de repli. Cela devenaittroppérilleuxderester.Sijepouvaism’éclipsersansperdremadignité,ilétaittemps. — Si j’ai couché avec ta petite salope de cousine, ce n’est pas ton affaire, Emma ! reprit-il furieusement. Tiens,ilsesouvenaitdemonprénom?Ilaenchaîné: —C’estquoi,tonproblème?Tun’aspaspuattendretontour?Désolé,tun’espasmongenre! —Biensûrquenon!Parcequemoi,jen’aipaspeurdetoi. Je ne pouvais pas baisser pavillon : je ne me le serais jamais pardonné, d’autant qu’Anthony m’auraitécraséetoutdemême.Danslegroupedeseséquipiers,certainsluicriaientdesecalmer. J’entendisFranklancersansconviction: —Laissetomber,man.C’estunefille. Levisagedecepauvretypeportaitencorelesmarquesdescoupsd’Anthony.Aquelquespasde moi,uneportemenaitauxcuisines.J’aireculéencherchantlapoignéeàtâtons.Ilm’asuivie,ilme collait—etlafichueporteétaitverrouillée…J’étaispriseaupiège. —Personnenemeparlecommeça. Jenepouvaisplusrienfaireàparttenterdenepasluimontrercombienj’avaispeur.Lesgens commeluiserepaissentdelaterreurdesautres.Sèchement,j’aiordonné: —Dégage! Sescopainsavaientcomprisquecelamenaçaitdemaltourner.Desvoixluicriaientd’oublierça, derevenirjouer. —Dégager?Allons!Tuascequetuvoulais,non?Tuastoutemonattention. Denouveau,j’aihurlé: —Dégage! Jedevaisêtreentraindeperdrelespédalescarjel’aibousculéàmontour.Detoutesmesforces. Cemurdemuscles! —Nemetouchepas,garce. —Ahnon?Etqu’est-cequetuvasmefaire? Cettequestion,jel’aitoutdesuiteregrettée.J’aivulamaind’Anthonys’élever,formerunpoing gigantesque, et je suis restée figée contre ma porte sans même essayer de me protéger. A cet instant,jenepouvaisquepenser:«Vas-y,cogne-moi,tuserasrenvoyédulycée.» Iln’apaseul’occasiondepasseràl’acte.Unmétéoreafondusurluietils’estabattucommeune masse.Quandj’aiouvertlesyeux,ilétaitàterre,épingléparBrendanquiluiserraitlagorge. —Nelatouchepas,grondaitcedernier.Net’avisejamaisdelatoucher. Etourdi, Anthony ne résistait pas. Tout s’était passé un peu vite pour lui. Puis la lumière s’est faite;outré,ils’estdébattuenhurlant: —Maisqu’est-cequiteprend! LeregardémeraudedeBrendanflamboyait,sonpoingétaitlevé,prêtàfrapper.D’ungenou,il maintenaitAnthonyquisecontorsionnaittoutenessayantdereprendresonsouffle. —Tunelatouchespas.Tuneluiparlespas.Tunelaregardespas.Compris? —Maisc’estquoi,tonproblème?Elleestvenuemechercherdespoux! Le temps d’un éclair, Anthony a tourné la tête pour me jeter le même regard de haine qu’un animal vicieux. D’une voix plus calme mais, curieusement, encore plus menaçante, Brendan a demandé: — Des poux, vraiment ? Tu veux dire qu’Emma a fait quelque chose qui méritait que tu lui mettestonpoingdanslafigure? Abasourdie,j’aivucettegrossebruted’Anthonybredouillerpoursejustifier. —Jen’allaispaslacogner!Ellem’acherché! — A mon avis, c’est toi qui as cherché les embrouilles, comme d’habitude. C’était quoi, cette fois? —J’aiditdestrucs,pourdéconner.Lâche-moi! Detouteévidence,Brendanavaitl’avantage.Ilétaitdeloinleplusfortdesdeux,etAnthonyle craignait.D’unevoiximplacable,faussementamicale,Brendanarépondu: —Jenepeuxpastelâchersituasmenti,monpote.Disclairementlavérité.Oualors… Ils’estpenché,acollésonnezaunezd’Anthonyet,d’unevoixréellementimpressionnante,ila conclu: —…oualorstuvasleregretter. Souslechoc,j’assistaisàlascènesansréagir,etlafoulequinousentouraitsemblaitfrappéede la même paralysie. De ma place, je voyais Kristin, en train de tout filmer avec son portable. Formidable,nouspourrionsdèscesoirnousrepassercesmomentssiintensessurYouTube. —Oui,bon,jen’aipassautéAshley… Le regard d’Anthony me jetait des flammes, des missiles, des armes de destruction massive. Incapablederenoncertoutàfait,ils’estempresséd’ajouter: —Maisj’auraispusij’avaisvoulu! —Cen’estpascequejeveuxentendre. BrendanpesaitsurAnthonydetoutsonpoids.D’unevoixétranglée,legrandblondacoassé: —D’accord,d’accord,c’estcommeelleadit!Libère-moi! Brendanasecouélatête,del’airdedire«pauvretype»;puis,ils’estrelevé.Al’instantmême où il a lâché la gorge de son adversaire, il l’a attrapé au col et redressé d’une seule traction. En montrantbienquec’étaitluiquidécidaitdelibérerAnthony,etnoncedernierquiluiéchappait.Il l’arepoussérudement,etAnthonyareculéentitubant. —Etmaintenant,disparais,asoupiréBrendanenluitournantledos Humilié,AnthonyaprisletempsdelissersonT-shirt,d’arrangersoncoldéformé.Sonregarda croisélemien,ilafaitunpasversmoi…uninstantplustard,jen’aiplusrienvud’autrequeledos deBrendanetjel’aientendudireàvoixbasse: —Tuessaiesencoreunefoisdefairedumalàunefille,tupensesseulementàEmma,ettues mort. —Ah?Çaaussi,c’estunepromesse? Anthonys’efforçaitdeprendreunairfaraudmaisBrendanaréponduavecunsérieuxabsolu: —C’estunegarantie. Ses poings se crispaient si fort que je voyais saillir ses jointures. En face de lui, Anthony ressemblaitàunpetitgarçonquifaituncaprice.Avecungrandgestefurieux,ilacrié: —Cen’estpasterminé,monfrère!Tuvasleregretter! Etilestparticommeunfou,enlançantungrandcoupdepieddansmasacocheaupassage.Une chancequ’ellen’aitriencontenudefragile,toutauraitétépulvérisé. Dèsquelaporteaclaquéderrièrelui,Brendans’esttournéversmoi;jen’avaispasbougéde maplace,toujoursacculéeàlaporteclose.Ils’estpenchépoursemettreàmonniveau,ilaglissé lesdoigtssousmonmentonet,doucement,afermémabouche.Puisilm’asondéejusqu’àl’âme avantdemurmurer: —Çava? J’aihochélatête.Sesdoigtss’attardaientsurmajoue;d’elle-même,mamainestvenueeffleurer la sienne. Nous sommes restés ainsi toute une éternité qui n’a sans doute duré que quelques secondes,maislachaleurdesapeaus’estgravéeenmoipourtoujours.Lentement,samainaglissé surmonvisage,prisencoupemonmenton…mesdoigtssesontreferméssurlessiens.Suspendue àsonregard,j’aisentisonpoucecaressermajoue. —Merci… Detrèsloin,j’aientenducrier: —Yo,ilsvontlefaire,là! Nous sommes retombés sur terre, assez brutalement. J’ai pris conscience des voix et des rires quis’élevaienttoutautourdenous;Brendanatournélatêtecommes’ils’apercevaittoutjusteque nousavionsunpublic.Nosmainssesontquittées. —Derien,a-t-ilmurmuré. Ensuite, il a toisé les élèves surexcités qui commentaient l’événement, et m’a demandé à mivoix: —Turentres? —Jevaischezmacousine.Ilfautqu’ellesachequesaréputationestsauve…etquedesgarçons sebattentpourelle. —Jenemebattaispaspourelle… Il a souri, la flamme de ses yeux verts m’a brûlée. Alors que je le contemplais, troublée, ensorcelée,j’ailudelacuriositédanssesprunelles.Ilatendulamain,soulevémonpendentif,etil l’aretournédélicatemententresesdoigts.Puis,soudain,ilm’asaluéeetatournélestalons. L’instantd’après,ils’engouffraitdanslebâtiment. Abasourdie, je restai plantée là, point de mire de tous les regards. Mais dès que je recouvrai l’usagedemesjambes,jefonçaiprendremasacocherestéesouslebanc,traversailehallcomme untourbillonetdébouchaisurParkAvenue.Brendanavaitdisparu.Unefoislancée,jedécouvris quej’étaisincapabledem’arrêter:alors,jecourusjusqu’àl’immeubled’Ashley. Elleétaitdéjàaucourant.CatharineetVanessa—quiavaienttoutesdeuxassistéàlascène—lui avaient délivré un reportage en direct par SMS. Elle m’a sauté dans les bras et embrassée une bonne vingtaine de fois avant de se jeter sur son ordinateur portable pour repasser l’une des nombreusesvidéosdéjàchargéessurFacebook. —Ilfautquetuvoiesça.Regarde! Elleexultait;sesyeuxbouffisdelarmesétincelaientdeplaisir. —Non,merci. J’étais passée à deux doigts de me faire démolir le portrait. Si je revoyais la scène, j’allais m’évanouir. —Jen’enrevienspas.Tuasétéincroyable! Epuiséetoutàcoup,jemesuislaisséetombersursonlitensoupirant: —J’enaijustemarredesgenscommeluiquisecroienttoutpermis.Jenepouvaispaslaisser passerça. Commeellemecontemplaitavecunsourirerayonnant,j’aiajouté: —Aumoins,taréputationestsauve. Lamienne,enrevanche…Monimageallaitbeaucoupsouffrirdesévénementsdecettejournée; àprésent,j’allaisêtreconsidéréecommelafillequitraînaitaveclessorcièresetsebagarraitavec lesgarçons.Aufond,jem’enfichaisunpeu.DumomentqueBrendanavaitunebonneopinionde moi!Acausedelui—etmêmes’ilnefaisaitaucundouteque,demain,jeseraislesujetprincipal desconversations—,j’avaisunehâtefollederetourneraulycée! *** —J’angoisse,meconfiaAshleyavecunregardencoin. Je comprenais son point de vue ! Nous n’étions plus qu’à vingt mètres de Vince A ; dans quelques instants, elle devrait affronter les regards et les commentaires du lycée tout entier. On allait la dévisager, parler d’elle derrière son dos, ressasser sans fin sa mauvaise expérience. Pourquoi faut-il qu’on devienne si intéressant aux yeux des autres quand on a subi un traitement injuste?Avecconviction,j’aidéclaré: —Tuvastrèsbient’ensortir.Cen’estpastoiquiasdéclenchéunebagarredanslacour. Mon petit stratagème a fonctionné à la perfection : elle a aussitôt oublié ses soucis pour se concentrersurlesmiens. —Queferas-tusituvoisAnthony?a-t-elledemandéavecinquiétude. — Je vais surtout m’arranger pour ne pas le voir ! Angelique est d’accord pour déjeuner à l’extérieuraussilongtempsquejevoudrai. Ilmesemblaitquesijenemettaispluslespiedsàlacafétériaetsijesortaisdulycéeparlaporte de l’annexe, je pourrais faire en sorte de ne pas croiser Anthony en dehors des cours. Tant que nousétionssouslenezdesprofesseurs,jenerisquaisrien. Noustraversionslaruequandj’airemarquéunesilhouettefamilièreappuyéeàuneboîtepostale àquelquesmètresdel’entréedulycée.C’étaitBrendan,métamorphoséparlebonnetdelainequi cachaitsatignasse.Ashleymelançaunlargesourire;aumêmeinstant,unecamaradedeclassela vitetseprécipitaverselleenpiaillant: —Jepeuxpaslecroire,Anthonyenaprispleinla…!QuandjepensequeBrendanenpersonne t’adéfendue! Elleriaitcommeunefolle;j’aicomprisquenousavionseutortdenousenfaire:aujourd’huiet pourlesjoursàvenir,Ashleyseraitlastardesaclasse.Elledutlesentiraussi:enchantée,elleme fitunclind’œiletcourutversl’entréeavecsacopine.Aumomentoùlagrandeportesefermaitsur elle,ellesetournapourcrieràtue-tête: —Onsevoitaprèslescours,Emma! Brendanentenditmonnom,tournalatête…etmefitcepetitsalutdumentonquin’appartenait qu’à lui. Un trac épouvantable s’empara de moi. Il me dévisageait sans bouger, énigmatique. Ma mains’estreferméesurmonpendentifpourpuiserducourageetjemesuisdirigéeverslui. De près, son expression était amicale mais elle me laissait tout de même un peu perplexe. Il semblait…troublé.Oumélancolique?Nesachantqueluidire,jel’airemerciédenouveaud’être intervenu. Pour une fois, son regard n’était pas voilé par un tourbillon de mèches noires, je découvraislaformedesonvisage,unpeurosiparlefroid,sessourcilstrèssombres,expressifs… etj’affrontaislapleinepuissancedesesyeuxlumineuxencadrésdelongscilsnoirs. —Tun’aspasàmeremercierchaquefoisquetumevois. Uneémotionbizarreselevaenmoi. —Maisj’enaienvie. DanslesétrangesprunellesdeBrendan,ilmesemblavoir…Quoi,d’ailleurs?Del’espoir?De latristesse?Unsentimentdefatalité? —Jesuisjustecontentd’êtrearrivéaubonmoment,expliqua-t-il.J’auraismêmepréféréêtrelà unpeuplustôt. Intimidéetoutàcoup,j’aibaissélatêteetilarefaitlegesteémouvantdelaveille,enrelevant monmentondel’indexpourpouvoirmeregarderdanslesyeux. —Emma,ilyaautrechosequetuvoudraismedire? Cen’étaitpasunreproche,maisj’aitoutdemêmeétésecouée. —Je…jedevrais? —Apparemmentpas,soupira-t-il.Bon,jesuisjustecontentquetun’aiesrien. Surquoi,ilagravilesmarchesquatreàquatreetadisparuàl’intérieur.Médusée,jesuisrestée plantéesurletrottoir.Celadevenaitunemanie!Nesachantquefaired’autre,jesuisentréeàmon tour. Le rattraper, exiger des explications ? Impossible ; il était plus que temps de descendre au donjonoùj’avaismoncasier.Unefoisdeplus,jemefaisaisl’effetd’untrolltapisousunpont:un monstreinadaptableaumondedeshumains. Je me hâtais vers ma première salle de cours quand j’ai entendu courir derrière moi. Instinctivement, j’ai fait volte-face en levant les poings. Des poings dont je ne savais absolument pasmeservir,maissic’étaitAnthony,venusevenger…? —Emma,tunem’asmêmepasappelé!Ilafalluquej’apprennetoutsurFacebook! Cen’étaitpasAnthonymaisCisco,àlafoistrèsinquietettrèsheureux.Jemesuisconfondueen excuses. —Tunégligestesamismaistuesunecousineextraordinaire,a-t-ildéclaré.C’estpastroptôt! Quelqu’unquisedévoueenfinpourremettrecegorilleàsaplace! Ilapplaudit,euphorique.Jem’inclinaiavecungrandsouriredestarenprécisantavecmodestie: —Onm’adonnéunsacrécoupdemain! — Tu peux le dire. J’aimerais avoir quelques précisions, d’ailleurs. Il se passe quelque chose avecBrendan?Quelquechosedonttunem’auraispasparlé? Le moment était venu de rendre des comptes ! J’étendis la main droite comme pour prêter sermentdevantuntribunal,enlançant: — Jusqu’à l’instant où il a volé à mon secours, il ne m’avait pour ainsi dire plus adressé la paroledepuisplusd’unesemaine.Jelejure! Ilétaitpresquel’heure,ilfallaitfilerversnossallesdecours.Toutentrottantprèsdemoi,Cisco areprisavecgourmandise: —Jenesaispassijedoistecroire.J’aivulesvidéos!Cegarçonatraversélacourcommeune fusée et Anthony a littéralement volé dans le décor. Impulsion chevaleresque ou sauvetage bien ciblé? J’ai haussé les épaules pour dire que je n’en savais pas plus que lui et je l’ai quitté pour me rendreencoursd’histoire.Laclochesonnait.J’aifoncéàmaplacederrièreJenn.Ellemeguettait; elleatoutdesuitepivotésursachaiseenarticulanttoutbas: —Ilfautqu’onparle! J’aiacquiescétoutenplongeantlenezdansmasacochepoursortirmesaffaires.Jenevoulais plus parler de cette fichue bagarre ni même penser à un événement aussi… trivial ! Plus rien ne m’intéressaitendehorsdesquelquesmotséchangéscematinavecBrendan:ilvoulaitquejelui disequelquechose,maisquoi?Qu’avais-jeencorefaitdetravers? Alafinducours,jen’aipaspuéchapperàJennquin’apasarrêtédemebombarderdequestions surlechemindelasalled’anglais. —Tun’aspaseupeur? —Si,maistouts’estpassétrèsvite.J’étaisfollederage,jen’aipasréfléchi,j’aijusteréagi. —TuavaisprévenuBrendanàl’avance? —Biensûrquenon!Jenesavaispasmoi-mêmecequej’allaisfaire,Jenn. — Et Anthony a avoué qu’il mentait ! Ça, c’est un véritable exploit. Comment as-tu su que tu pourraisleforceràserétracter? —Jenelesavaispas! Jennm’agaçaitàlafin!Ellemedévisageait,abasourdie,etcomprenaitlentementquej’avaisagi sanspréméditation. —Donc,toietBrendan…? Ellehaussalessourcilsd’unpetitairentendu.Jen’aipaspuretenirunsoupirrêveur.Nosnoms allaient si bien ensemble ! Brendan et Emma. Mais il ne se passerait sans doute jamais rien entre nous — en tout cas, pas si je continuais à le contrarier sans savoir pourquoi ! Tristement, j’ai conclu: —Non,Jenn,iln’yapasde«Brendanetmoi». Encoursd’anglais,j’ailaisséchoirmasacocheprèsdematableetjel’aifouilléelonguement, endisposantmesaffairesdevantmoiavecunsoinmaniaque.L’objectif,biensûr,étaitdemeretenir desurveillerlaporteetdeguetterl’arrivéedeBrendan.Quandilestentré,quelquesminutesplus tard,laclasseentièreavaitlesyeuxbraquéssurnous.Personnen’avaitassistéànotrepetittête-à- têtesurletrottoir,etilsvoulaienttousvoircommentnousallionsnousaborder,aulendemaindu grandjour.Poureux,c’étaitunedistractioncommeuneautre;personnellement,j’auraispréféré qu’ilssepassionnentpourletricot,oulebowling. Brendans’estdirigéverssaplace,lesyeuxbaissés;ilalaissétombersasacocheets’estassis, deprofil.Uneforceirrésistiblem’attiraitverslui;malgrémoi,mamainaglisséentraversdema table,mesdoigtsonteffleuréledossierdesonsiège.Ilapivotéversmoietilamurmuré: —Ecoute,Emma… —Bien,autravail,nousavonsbeaucoupàfaire! M. Emerson venait d’entrer, dans l’indifférence générale car Brendan et moi captions toute l’attention.Brendans’esttournéversletableau,j’airivémonregardàmoncahier.Maisjen’aipas entenduunmotducours. Uneheureplustard,laclocheasonnéetBrendanestsorticommeuneflèche,sansunmotpour moi. J’auraisaiméavoirmoniPodpourpouvoirm’isolerdel’excitationmalsainequinousentourait. Heureusement,Angeliquesefichaittotalementdecettehistoireet,toutaulongdudéjeuner,ellen’a parléqued’unechose:samère,deretourd’uneconférenceàGeorgetown,étaitd’accordpourme prêterdeslivressurlesymbolismemédiéval.J’aifaitdemonmieuxpourécoutermacamaradede classe:Angeliqueavaitparlédemoiàsamère,etlePrEvelynTedtétaittoutàfaitcertaineque mon pendentif jouait un rôle clé dans les incidents survenus récemment. Comme si j’étais en mesuredem’intéresseràcequi,chezmoi,provoquaitl’explosiondesréverbèresalorsquejene réussissaispasàgérerlabanalitédemonquotidien? Lemercredimatin,j’étaisauboutdurouleau.Sousmesyeux,cen’étaientplusdescernesmais despoches.Jepassaismesnuitsàmeretournerdansmonlitouàfairedescauchemars.Cettefois, j’avaisrêvéquejemarchaisdansleNewYorkdesannées1900.Jeparcouraislesruessalesdans une robe longue au corsage ajusté, les cheveux relevés sous un chapeau orné de plumes. Détail curieux,j’étaisblonde.Jemedépêchais,chargéed’unegrandeetlourdeboîte,quandlaficelledu paquetaarrachélagrossebrocheépingléeàmonrevers;labrochearoulésurlepavé,j’aivoulu courirlaramassermaismonfardeauétaittropencombrant.Jenesavaispascequecontenaitcette boîte,seulementquec’étaitprécieuxetquejenepouvaispaslaposeràterre. Toutàcoup,jemesuisretrouvéedevantunebelledemeure.LefleuveHudsonsereflétaitdans leslargesfenêtresdesafaçadeblanche…desfenêtresquisedéformaientàlachaleurdesflammes orange qui se tordaient à l’intérieur. Quand les vitres ont éclaté, la force de l’explosion m’a arrachémonchapeau,desfragmentsàdemifondussesontabattusàmespieds,maisjesuisrestéeà ma place, sans un mouvement de recul, battue par le souffle brûlant du brasier. Comme si je montaislagarde. —Tun’espasensécuritéauprèsdelui.Tunepeuxpasgardertesdistances? Lavoixd’Ethan!Etsamainquiempoignaitlamienne.Ilcherchaitàm’entraîneret,danssahâte, ilmeserraittropfort,labaguedediamantàmondoigtmemeurtrissaitlamain. —Non!Jedois…! Jemesuisprécipitéedanslamaisonenfeu.J’aisentilachaleurdel’incendiesurmapeau,une chaleurinsoutenable.Lesflammessesontélevéeslelongdemajupe…puislefeus’estglissédans mescheveux.Jemesuisréveilléeensursaut,hurlantetmegriffantlevisage. Autrementdit,lanuitavaitétédifficileetmoncauchemarmehantaitencore.Pourquoimejeter dansunemaisonenfeu,mêmedansmesrêves?Celan’avaitaucunsensmaiscesimagesrefusaient des’effacer,etjelestrouvaistoujoursaussitroublantes. Une fois au lycée, la série noire a continué : Brendan n’était pas en cours d’anglais. Un bref instant,j’aiespéréqu’ilétaitmalade.Jem’ensuistoutdesuitevoulupourcettemauvaisepensée, maiscelam’auraitréconfortéedesavoirqu’ilavaituneraisonabsolumentincontournablederater cetteoccasiondemevoir. Monhumeurs’estunpeuamélioréeenchimie,quandAngeliquem’achuchotédelaretrouverà soncasieraprèslescours.Jesuismontéeàl’heuredite,enpensantqu’elleavaitdelachance:son casier se trouvait dans le couloir ensoleillé du troisième. Elle m’attendait ; j’ai ouvert de grands yeuxquandellem’atenduuneserviettedecuircontenantdeuxénormesvolumesanciensetungros livredepochetoutneuf. —Jen’aipasbesoindetedired’enprendresoin.Celui-ci,c’estSymbolesetMythes,untrèsbon ouvrage de référence, et voici les Légendes médiévales de Hadrian. Fais très attention, c’est une antiquitéetilluimanquedespages.Etcelui-ci… Avecdélectation,ellesoupesal’épaislivrerougevif. —…c’estSortilègespourlanouvellesorcière.Aucasoùtuseraisintéressée. Jel’airemerciéedetoutmoncœuretj’aiprislecheminduretour,écraséesousmonfardeau. J’aurais eu besoin d’un sérieux coup de main pour tout rapporter à la maison mais, malheureusement, Ashley était partie dès la fin des cours avec ses copines. En arrivant, j’étais complètementéreintéemaisjemesuisaussitôtfaituncafé,quej’aiemportédansmachambreen disantàtanteChristinequej’avaisdestonnesdedevoirsetquejedevaismeconcentrer. Assiseentailleursurmonlit,lestroislivresdisposésdevantmoi,j’aid’abordouvertSymboles etMythes,parcequ’ilmesemblaitleplussérieux.Assezimpressionnée,j’aicommencéàtourner les pages, un peu au hasard. Il y avait beaucoup d’illustrations, en noir et blanc, assez ternes, et touteunesectionsurlesarmoiriesetlesblasons.J’airetirémonpendentifetl’aiposéàcôtédu volume pour pouvoir comparer ; plusieurs fois, j’ai cru voir le même motif mais, en regardant mieux,jetrouvaistoujoursdesdifférences. Mon médaillon représentait un bouclier orné d’une licorne ; derrière le bouclier se croisaient uneépéeetunerose.Pourlapremièrefois,jeremarquaiquelafleurcommençaitàsefaner:unde sespétalestombaitcommeunelarme.Enface,sousl’épée,onvoyaituncroissantdeluneflanqué d’une petite étoile. Le dos du pendentif était lisse à part quelques éraflures et traces de chocs. Il devaitvraimentêtretrèsancien.Avectendresse,j’aieffleurésesreliefsenmedemandantcomment j’avaispupenserunseulinstantqu’unsibelobjetvenaitd’uncentrecommercial. Passionnée,toutàcoup,j’aireprismesrecherchesavecdavantagedeméthodeetenfin,àlapage 307,j’aitrouvélareproductionexactedemonpendentif.Trèsémue,j’ailuleparagraphequis’y rapportait. Leblasond’AglaeonremonteauXIIesiècle.Vers1150,Archer,comted’Aglaeon,imposacemotif en remplacement des armoiries d’origine de sa famille, deux épées croisées derrière une licorne. D’aprèslatradition,ilauraitchoisilesymboledelafleurfanée,touchantedanssafragilité,après l’assassinat de son épouse, lady Gloriana. Ce seigneur maniait aussi bien la plume que l’épée ; après la tragédie, il écrivit (nous reproduisons ici une version traduite de l’anglais archaïque de l’époque): Mabien-aiméen’estplus,merestelechagrin Marose,laplusbelleentretouteslesroses Larmes,suivezlespasdel’exclupérégrin Etvouslesfleurs,pleurezpourcettemortsanscause. Jenesaispaspourquoicepetittextemetouchaautant.C’étaitpeut-êtrel’idéedesfleurspleurant lamorttragiquedelajeunecomtesse?Maintenant,jesavaiscequesymbolisaitmonpendentif: l’amour,unamourtendreetsincère,brutalementtranchéparlamort. Jepoursuivismalecture. Cette altération du blason familial fut mal reçue car la jeune épouse assassinée n’était pas de noble extraction. Un mariage avantageux avait été arrangé pour le jeune comte, qui repoussa la demoiselledegrandefamilleàlaquelleonledestinaitpourépouserunepaysanne,Gloriana.Cellecifutsoupçonnéeparlasuitedel’avoirensorcelé. C’étaittout.Jerangeaiavecsoinlevolumedanslaserviettedecuiret,fortifiéeparunsecond café,jemetournaiverslesLégendesmédiévales.J’avaishâtedesavoirs’ilyétaitquestiondela tristehistoired’ArcheretGloriana. Ce volume exigeait encore plus de précautions que le premier car la reliure de cuir partait en lambeaux. On devinait combien elle avait dû être belle ; un motif délié courait tout autour, on distinguait encore la grappe de fruits gravée dans un angle. En ouvrant le livre, je vis qu’il manquaiteffectivementdespages,etqued’autresnetenaientpresqueplus.Iln’yavaitpasdetable desmatières,jemesuisdoncmiseàpicorer,lisantunparagrapheicietlà.Laproseétaitbelle,bien qu’unpeupompeuseàmongoût. Il commençait à faire sombre. J’ai allumé ma lampe et me suis perdue avec plaisir dans des récitsoùilétaitquestiondeprinces,dedragonsetdesorciers…Parfois,jemepassionnaispour unehistoireetj’étaisdéçuedevoirquelafinmanquait.Lesheurespassaient… J’avaispresqueoubliécequejecherchaisquandunnommesautaauxyeux.Fascinée,jeposai matasseetmemisàlire. 9 LaLég endeduSeig neurd’Ag laeonetdelapaysanne Archer d’Aglaeon faisait l’envie de tous. Ceux qui ne jalousaient pas ses immenses richesses enviaientsaforce,sontalentdefaiseurdeversoulabeautédesonvisage.Aforced’êtreentouré, fêté, adulé, il avait laissé l’orgueil s’insinuer dans son cœur ; mais cet orgueil était son unique défautcarilétaitgénéreuxetjuste,ettraitaitavecbontélesserfsquitravaillaientdursursesterres. Lajeunessed’Archerfutvouéeauxoccupationshabituellesd’ungarçondesonrang;ilchassait avec ses amis sur son immense domaine, goûtait les meilleurs vins, les meilleures viandes, et courtisaitlesplusbellesdamesduroyaume. Pourtant, les années passant, son père, le seigneur Alistair, le pressa de prendre femme et d’engendrer un héritier. Il le pressa en vain ; car Archer, après les avoir beaucoup recherchées, étaitlasdesdamesdelacour.Leurconversationtropétudiéel’impatientait,ellesétaientàsesyeux toutessemblables,aucunen’éveillaitlefeudesoncœur. Pourcontentersonpère,ilfréquentabiencertainesd’entreellesmaissalassitudesemuaviteen dégoût. Convaincu qu’il ne trouverait jamais femme capable de le surprendre et d’aiguiser sa passion, il accepta, en désespoir de cause et pour apaiser le courroux d’Alistair, le mariage que celui-ciarrangeapourluiavecdameEleanor,lafilledeCharles,comtedeKeane.Eleanorétaittrès belle mais il la trouvait fort stupide, et il ne tarda pas à la haïr quand il découvrit qu’elle était égalementméchante.Unsoir,illavitfrapperauvisageunepetiteservantedontlaseulefauteétait d’avoirretirétroptôtsonhanapdelatable. Quelquessemainesavantlanoce,Archerpartitàchevalpourunepromenadesolitaire.Lecœur lourd,ilerralongtempssansprendregardeauxcheminsqu’ilprenaitet,verslesoir,tombapar hasard sur une pauvre maisonnette ; curieusement, la masure était nichée dans un éblouissant foisonnementdefleurs.Là,devantlaporte,unejeunefillesoignaitlesrosiers…Enentendantle pasdesoncheval,ellelevalesyeuxet,rougissante,luifitlarévérence. Elle était belle, d’une beauté qui le toucha au cœur. Les dames trop apprêtées le laissaient désormais froid, tandis que cette jouvencelle, simple comme une fleur sauvage, avec son visage lisseetfraisetcettechevelurenoirequitombaitlibrementjusqu’àsataille,l’émut…Ilmitpiedà terre, lui parla, et sentit bientôt que, bien que privée de toute éducation, elle était intelligente et bonne. Le beau seigneur devisa avec elle avec tant de bienveillance que la jeune fille oublia vite sa timidité et lui répondit hardiment. Comme Archer admirait son jardin, elle désigna furtivement l’unedesroseset,tendantversluisesmainsencoupe,elles’écriaenriant: —Malgrétoutesvosrichesses,vousneverrezjamaisriendeplusbeauquecequejepossède là! Archerlasuppliadeluimontrerunetellemerveille:c’étaitunecoccinelle.Surpris,ilallaitse moquermaislajeunefillerepritavecbeaucoupdegravité: —Vousn’êtespasémerveilléparcettepetitecréature?Ellevole,nousnelepouvonspas.Son vêtementbrillantestrougeviftachédenoir,noussommespâlesetsansattraitetdevonsnousvêtir derichesétoffespourégalersonélégance.Sivousnepercevezpaslasplendeurposéelàaucreux demamain,commentsaurez-vousvoiraucuneautrebeauté? Saisi,Archerluidemandasonnometvoulutsavoirquandsonpèreseraitaulogis. —Jem’appelleGloriana,dit-elle.Monpèrerentreraaucoucherdusoleil. —Ehbien,dis-luiqu’Archerd’Aglaeonreviendracesoirpourluiparler. Latenueetleharnaisd’Archerrévélaientsaqualité,maislajeunefillenes’étaitpasdoutéequ’il étaitlecomted’Aglaeonlui-même,seigneurdetoutelacontrée.Quand,confuse,elleluidemanda pardon de s’être adressée à lui aussi librement, il lui sourit en assurant qu’elle ne l’avait pas offensé. Le soir même, il demanda au vieux John, le père de Gloriana, la main de sa fille en mariage. D’abordincrédule,lepaysantombadansunprofondabattement.S’ilavaiteudel’ambition,cette proposition l’aurait comblé ; mais il aimait tendrement sa fille, et il était lui aussi suffisamment intelligent pour deviner ce qui l’attendait à la cour. Toutes les grandes familles du royaume n’auraientdecessedel’humilier.Latendressequeleseigneurprétendaitluivouerrésisterait-elleà cetteépreuve?Nefinirait-ilpasparblâmerGlorianapourl’opprobrequ’elleattireraitsurlui?La maltraiterait-il?Larépudierait-il,même?Leseulluxedespauvresétaitdesemarierparamour; or,parsaflambéedepassion,leseigneurretiraitcechoixàsafilleadorée. LevieuxJohnserésignaetditauseigneurqu’ilaccédaitàsademande.Troubléparlatristesse del’homme,etsentantquecelui-cin’approuvaitpascetteunion,Archerrésolutdesonderlecœur de la jeune fille. S’il souhaitait l’épouser, n’était-il pas juste qu’il lui témoigne le même respect qu’àunegrandedameenlacourtisantdesonmieux? Le paysan ne fut pas seul à réprouver le projet d’Archer. Lorsqu’il sut que son fils voulait renonceraugrandmariagepréparépourlui,Alistairnesesentitplusdecolère.Ilcraignitaussi pourlavied’Archer:l’affrontquecedernierinfligeaitàlapuissantefamillededameEleanorétait unevéritabletrahison.Ildéployadonctousseseffortspourdissuadersonfilsdecommettreune tellefolie,maisArchers’obstina.EncourtisantlajeuneGloriana,ilavaitpourtantapprisunechose susceptibledefairereculerlespluscourageux:lapetitepaysannepratiquaitdesrituelspaïens.Elle était,pourdirelemotsiredouté,unesorcière.Foud’amour,iln’enconçutqueplusd’admiration pourelleetportafièrementautourdesoncoulesachetd’herbesraresqu’elleluiavaitoffertpour saprotection. L’histoirefitscandale,onchuchotaqu’Archeravaitperdul’esprit,ouqu’ilétaittoutbonnement ensorcelé.AbandonnerdameEleanor,leplusbeaupartiduroyaume,pourunepaysannehérétique, cela passait l’entendement. Archer refusa de prêter l’oreille à la moindre critique ; plus il découvrait l’originalité et la fière générosité de Gloriana, plus son amour pour elle grandissait. Enfin,lecouplefutmariéparunbonmoinelorsd’unecérémoniesecrète,etArcherseretrouvaau bandelasociété. Retranchédanssondomaine,isolédetoussespairs,ilnesouffritpasd’êtrebannidelacourcar il filait un amour tendre et sincère avec sa jeune épouse. Ivre de bonheur, il lui offrait robes et joyauxqu’ellerepoussaitenriant:sonseuldésirétaitd’apprendre,dedécouvrirlestrésorscachés deslivresetlasagessedesanciens.Ellequin’avaitjamaissulireécrivitbientôtdespoèmesaussi raffinésqueceuxdesonépoux. LeurimmensefélicitéaugmentaencorequandGlorianaleurdonnaunfils.Seuleombreàleur joie,lerefusqu’opposalecardinalquandfutvenulemomentdebaptiserl’enfant.Ildonnaitpour prétexte l’insulte faite à la puissante famille des Keane, fort influente dans l’Eglise. Archer eut peur : l’idée lui vint que la rumeur de l’hérésie de Gloriana était peut-être arrivée jusqu’aux oreillesduprincedel’Eglise,etilneconnutplusuninstantderepos.Craignantpourlaviedesa femme et de son enfant, il décida de se rendre lui-même auprès du cardinal afin de l’inviter à séjournerchezlui.Unefoissousleurtoit,unefoisqu’ilseseraitentretenuavecGloriana,leprélat nepourraitquereconnaîtrequel’âmedelajeunefemmeétaitpure. Ilrésolutd’aborderlaquestionouvertement,defairevaloirquesafemmecherchaitlesavoiret nonlepouvoir,qu’elleétaitpétriedelumièreetnepratiquaitpaslamagienoire.Carilsavaitquesi Gloriana était déclarée hérétique, même le nom d’Aglaeon ne lui serait pas une protection suffisantefaceauxfoudresdel’Eglise. CefutuneréellesouffrancepourluidequitterlechevetdeGloriana.L’accouchementavaitété difficile,lamèreetl’enfantsouffraientd’unemauvaisefièvre.Cernédedangers,Archerenvintà espérerquesafemmeavaitderéelspouvoirs,carellesauraitainsiseguérir,guérirleurfilsetse préserverdudanger.Avecdouceur,Glorianaluiexpliquaqu’elleétaitimpuissanteetlejeunepère partit,lamortdansl’âme,maispousséparlaterreurdevoirsonfilsmouriravantlebaptême,ce quilecondamneraitàpasserl’éternitédansleslimbes. Gloriana ne devait jamais revoir son époux. Lorsque Charles, le père d’Eleanor l’éconduite, apprit que la paysanne adoratrice de la lune avait donné un héritier à la maison d’Aglaeon, sa colèreneconnutplusdebornes.Saproprefillen’osaitplussemontreràlacour;ellemourrait vieille fille car aucun seigneur ne voudrait d’une femme aussi gravement humiliée. Tandis qu’Archer chevauchait, plein d’espoir, pour présenter sa requête au cardinal, Charles envoya des mercenaires à Aglaeon avec ordre de se glisser dans le château sous le couvert de la nuit pour assassinerlacomtesse. Cettenuit-là,GlorianafutréveilléeparMary,sajeuneservante:«Ilsviennentvousprendre,lui murmura-t-elle. Je crains qu’ils ne vous fassent du mal. Sauvez-vous ! » Effrayée, Gloriana lui remit son enfant en la suppliant de l’emporter en lieu sûr. Affaiblie comme elle l’était, elle redoutaittropdenepaspouvoirsauverelle-mêmesonpetit.ElleordonnaàMarydeseréfugier danslamaisonnetteauxrosiers,abandonnéedepuisqu’ellerésidaitauchâteau. —Disàmonpèredepartirsansattendrecheznoscousins,chuchota-t-elle.Cours,nem’attends pas,jeteretrouveraiànotremétairie. Vite, elle posa un dernier baiser sur le front de son enfant et Mary s’enfuit, leste comme une oiselle.Saisissantauvollepoèmecommencélematinmême,Glorianas’aventuraàsontourhors desachambre.Elleatteignitlescommunssansencombre;là,elleeutfortàfairepoursouleverla barreetfaireglisserlesverrousd’unepetiteportedonnantsurlesjardins.Quandlebattants’ouvrit enfin, elle se crut sauvée car elle pensa qu’on ne la chercherait pas dans ce recoin de la grande demeure. Las, le sort était contre elle — car après avoir parcouru la maison comme un ouragan, ce fut justementlàquelesmercenairesdeCharlesseregroupèrentpourseconcerter.Dèsqu’ilsvirentla frêlejeunefemme,ilsseruèrentsurelleetluitranspercèrentlecœurdeleursdagues.Ellemourut parmilesroses,lesyeuxlevésverslecroissantdelune. Aiguillonnéparl’inquiétude,Archerrevintdèslelendemaindesavisiteaucardinal,ettrouva sonchâteaumisàsac.Lecœurserrédeterreur,ilseprécipita,soulevantlestapisseriesdéchiréeset enjambant les meubles brisés, vers la chambre de sa bien-aimée. Tous les serviteurs s’étaient enfuis.Personnepourluidirequelmalheurs’étaitabattusursamaison.Ilressortit,sautasurson cheval, et parcourut son domaine au galop en criant le prénom de sa femme. Vers le soir, désespéré, il prit le chemin de la masure — celle devant laquelle il avait vu Gloriana pour la premièrefois. Là, il trouva son fils, sain et sauf, bien soigné par Mary, la petite servante, qui lui raconta en pleurantcommentsamaîtressel’avaitchargéedemettrel’enfantenlieusûr.Lacomtesseauraitdû les rejoindre ; Mary l’avait attendue. En vain. Archer la remercia d’avoir sauvé l’enfant et lui demandadedemeurerlà.Quantàlui,ildevaitsavoirlesortdesonépouse. Ilretournadoncauchâteau,parcourutdenouveaulessallesetlesgaleries;puis,commesison proprecœurl’attiraitverssonmalheur,ildescenditaujardin. Etlà,parmilesroses,iltrouvasachèreépouseassassinée. Agenouillé près d’elle, il pleura en serrant ses mains glacées entre les siennes. Un parchemin taché de sang glissa de ses doigts blêmes ; il le ramassa et lut le dernier poème, inachevé, de sa rose. Commeunepierrelissej’allaismedurcir Quandparunsoiréclatantdel’été Unbeaudestinafondusurmoipourmedire Dansquelbutetpourquijevivrais Jedonneraimavieetaussibienmonâme Pourt’épargnerletroubleoulechagrin Atoi,pourtoi,moncœur,monamouretmaflamme Jetelivrepourfairequ’ilteplaît Foudedouleur,Archersoulevalecorpssansviedanssesbrasetl’emportaverslamaisonaux roses.Là,laservanteMaryl’aidaàdonneràlajeunemorteunehumblesépulture.Carlecardinal avaitrefusédeselaisserfléchir;ilaccusaitlajeunefemmedepratiquesobscuresetmenaçaitson époux de la livrer à l’Inquisition. Aucun prêtre n’accepterait désormais de l’inhumer en terre consacrée;elledevaitdoncreposersouslerosierdeleurpremièrerencontre. Eperdudechagrin,Archernevoulaitpasrevoirsonpère.Ilchoisitdeseréfugierdanslafamille deMaryoùilpassasesjournéesàpleurersonamouretàchérirlepetitAlexander.Uneobsession s’était emparée de lui : cette union qu’on lui reprochait, il voulait la jeter à la face du monde. Il décidaderedessinersonblason,celuid’unedesplusgrandesmaisonsduroyaume,pourenfaire un monument à son amour perdu. Il prit sa dague et la fit fondre, et de ce métal, il façonna un médaillonsurlequelilgravalenouveaumotif. AutantlajeuneMaryétaitbonne,autantsonpèreétaitunêtreretorsetmanipulateur.Ungrand seigneurvivaitmaintenantsoussontoit,etilétaitbiendécidéàtournerlasituationàsonprofit.Un jour, il vint trouver Archer et lui dit que s’il était prêt à y mettre le prix, il pouvait l’aider à retrouversonépouse.Archerpromittout,terresetrichesses;l’hommeluiréponditqueleprixà payer serait peut-être encore plus élevé mais le jeune veuf balaya toutes les objections en jurant qu’ilétaitprêtàdonnertoutcequ’onluidemanderaitpourquesaroseluisoitrendue. Lesoirmême,ilsuivitsontentateurjusqu’àunepetitecabanedepierreaumilieud’uneforêt.En entrantdanslaclairière,leschevauxsecabrèrentetrefusèrentd’approcherdavantage.Lepèrede Mary mit pied à terre et resta près des montures, en expliquant que si quiconque pouvait réunir GlorianaetArcher,ceseraitlafemmequivivaitsouscetoit. « Voilà donc la magie noire que tant d’hommes redoutent », pensa Archer en frappant trois coups à la porte. Une affreuse vieille lui ouvrit, une cape sale jetée sur ses maigres épaules voûtées;sonœildroitétaitlaiteuxetaveugle. —Jet’attendais,coassa-t-elle.Quecherches-tu,l’amour?Unejoliefemme? —Cellequejechercheestmafemme,laplusbelleetlaplusnoble. —Elleavaitlepouvoirenelle,n’est-cepas? Elle frottait ses mains parcheminées l’une contre l’autre en contemplant l’homme éperdu à sa porte. —Elleconnaîtcertainssortilèges… Lavieillel’interrompitbrutalementencrachant: —Elleneconnaîtplusrien,ellen’estplusparmilesmortels.Pourtant,jeveuxt’aider.As-tuun objetayantappartenuàGloriana? Archerfuttroubléd’entendreleprénomdesabien-aiméesurceslèvresméchantes,maisilétait allé trop loin pour reculer. Depuis le drame, il portait sur son cœur le poème de Gloriana, sa dernièrepreuved’amour.Sansunmot,illetenditàlasorcièrequilelutavidement;sonœilunique étincelaitdejoiemauvaise. —Ellet’adonnésonâme,c’estécrit!ricana-t-elle.Celaaforcedecontrat.Jepeuxt’aider! Alors,ellefitentrerArcherdanssonantreetluiexpliquaqu’elleneramèneraitpasGlorianadu monde des défunts. En revanche, lorsque la mort fondait sur un innocent avant l’heure, son âme restait souvent liée à la terre sans pouvoir prendre son envol. Elle devinait que Gloriana, âme imprégnée de magie et inquiète pour la sécurité de son fils, s’attardait ici-bas. Elle se proposait doncdelamaintenirdanscetteerrancejusqu’àcequel’enveloppemortelled’Archersuccombeà sontour.Ilsrenaîtraientalorsensemble,etleurdestinéelesréuniraitdansuneautrevie. —Tonâmesouffre,affirma-t-elleenseléchantleslèvres.Quelleimportancedelarevoirdans cettevieoudanslasuivante? Aprèsquelquesinstantsderéflexion,Archeracceptacemarché.Illuisemblaquedecettefaçon, sa chère rose et lui-même se soustrairaient aux dangers qui les cernaient de toutes parts. Leur bonheur leur serait rendu et ils vivraient ensemble, vieilliraient ensemble, mourraient et seraient réunisauparadisoùilspasseraientl’éternitédanslesbrasl’undel’autre.Ilenvintmêmeàdésirer ardemmentlamort,pourhâterl’avènementdecebonheur. —Maiscommentlareconnaîtrai-je?demanda-t-il. Lavieilleréponditquedessignesleurseraientdonnés,suffisammentclairspourquedesêtres comme eux ne s’y trompassent point ; et le premier de ces signes serait la force irrésistible de l’attirancequ’ilsressentiraientl’unpourl’autre.Archerexigeadesgaranties,unélémentconcret, indiscutable ; il devait avoir la certitude que la femme qu’il tiendrait dans ses bras serait bien sa rose. L’affreuse vieille protesta, discuta, et accepta enfin de faire en sorte que l’épouse d’Archer revienneàluiporteused’unsymbole:sonblasonrecréé,aveclarosepleurantsonpétale. —Tuessatisfait?Cesigne,ledernierdesfousseraitcapabledelereconnaître.Tunepourras récusertatendressequandelleporteratonblason. Ladouleurn’avaitpasvaincul’orgueild’Archer:ilexigeaencoredelasorcièrequesonâme revienneàlaviedanssapropredescendance.Sonhéritierdevraitavoirl’intelligence,laforce,la beauté et aussi la richesse. Pour Gloriana, il ne demanda qu’une chose : qu’elle soit légère et rapide,afindepouvoirtoujourséchapperaudanger. —Etcesontlàtoutestesconditions?s’enquitlasorcière.Tuneveuxriendeplus? Le contrat fut scellé et elle se mit à l’œuvre. Quand le liquide noir de son chaudron se mit à frémir,ellefroissalepoèmedeGlorianadanssamaingriffueetprononçad’unevoixterrible: —Notreaccordestconclu,fondésurlecontrat Tracéparlamainfroidedelajeunemorte Quandceseigneurfranchiraladernièreporte Sontendreamourperduviteilretrouvera. Archer vit le précieux parchemin tomber en cendres, brûlé par les flammes bleues qui jaillissaientdelapaumedelasorcière.Avecprécaution,elleenversalescendresdanslechaudron quibouillonnafurieusement.Puisellesaisitunedague,arrachalemédaillondesmainsd’Archeret le griffa au revers à trois reprises. D’infimes fragments de métal tombèrent encore dans le chaudron,quisiffladeplusbelle. Elle saisit alors la main d’Archer et, dans un affreux rire triomphant, déchira de sa dague la paume du jeune seigneur. Son sang tomba à grosses gouttes dans le chaudron ; le liquide noir s’apaisaaussitôt,devintlisseetluisantcommelasoie.Alors,aumoyend’unecuillersculptéedans unos,lavieilleremplitdecesérumunbolgrisauxcontoursirréguliers.Epouvanté,Archercrut reconnaître un crâne coupé en deux et évidé. La sorcière lui tendit la potion en lui ordonnant de boire;illuttacontrelevertigequis’emparaitdelui,obéit,etentenditscander: —Gardeleursâmesliéesdanstapoigne Qu’ellesseretrouventparceblason Maischaquefoisqu’ellesserejoignent Lamortvientaprèslapassion/ —Lamort?cria-t-il,horrifiéparlesderniersmotsdelaformule.Maisqu’as-tufait!C’estune vieentièrequejetedemande,laviequ’onnousavolée. Sous ses yeux, le visage parcheminé de la vieille changea. Son menton devint lisse, son œil laiteux limpide, son regard brilla d’un éclat jaune. D’un élan, son corps contrefait se redressa et Archervitdevantluiunjeunehommeàlabeautéféline,enveloppédansunegrandecapeparcourue d’ondesdefeu.Horreur,lasorcièreétaitunserviteurdudiable… — Tu aurais dû y penser avant de fermer la porte du ciel à ta bien-aimée, se moqua le beau démon. Ilrit,etsesdentsapparurent,aiguëscommecellesd’unchat. —Tuauraisdûtepréoccuperdavantagedesonâme.Maisnecrainsrien,pauvreégoïste,tula reverras!Encoreetencore,etchaquefois,elleporteratonprécieuxblason!Etdetouteéternité,tu revivraslaterribledouleurdelaperdre! —Non!hurlaArcherentombantàgenoux.Jet’enprie,accorde-nousunevie.Unevieentière ensemble! Ledémonéclatad’unrirecruel;Archerlesupplia,encoreetencore,longtemps,maisrienn’y fit.Parsoninconscience,ilavaitcondamnésonâmeainsiquecelledesaroseàuncycleéternelet tragique.Commeill’avaitsouhaité,ilsseraientliéspar-delàlamort…maischaquefoisqu’ilsse retrouveraient,leurbonheurseraitbriséetsonamourluiseraitrepris. Sitonamourportel’emblèmedetaMaison Prendsgardecarcelienserarompudeforce Ensorceléd’amouràperdrelaraison Letempsvousestcomptédèslapremièreamorce Situveuxdumalheurunjourvouslibérer Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse. 10 C’étaittout.Lestroispagessuivantesmanquaientetl’histoires’arrêtaitlà,aumilieud’unpoème. Survoltée,jerefermailelivreetsaisismonportablepourappelerAngelique.L’heures’afficha… 1 h 10 du matin ! Je lisais depuis des heures. Etait-ce l’effet du café ou l’adrénaline ? Je ne ressentaisaucunefatigue. Quandjevoulusm’étirer,enrevanche,moncouémituncraquementsinistre;j’avaislesjambes lourdesetledosdouloureux.Jesautaisurmespiedsetmemisàarpentermachambrepourme délasserettenterdefairelepoint. Bon,jevenaisdelireunconte.Unmélangesavantderomantismeetd’épouvante,éventuellement fondé sur un fait historique : le changement de blason décidé par le comte d’Aglaeon après l’assassinatdesafemme.Quantaureste…Jenedevaissurtoutpasmelaisserimpressionner:juste avant de me plonger dans cette histoire, j’avais parcouru des fables traitant de sorciers et de chevaliers,d’innocentesdemoisellesetdedragons.Unfatrasinvraisemblable,surtoutlesdragons. J’avaisbeautenterdemeraisonner,l’effetextraordinairedurécitnes’estompaitpas.C’étaitune sensation indescriptible, comme si chacun de mes nerfs vibrait, comme si je me réveillais d’un longsommeil,commesijetombaispiedsjointsdanslaréalitéaprèsavoirvécudansunsonge. Est-cequejedéraillais?Monpendentifétaitsansdouteancien,ils’yrattachaiteffectivementune légende, ou plutôt une « tradition », comme le disait de façon si rassurante le premier livre que j’avaisconsulté,maiscelan’allaitpasplusloin.Iln’étaitsurtoutpasquestionde«destinée»,de «fatalité»,voirede«malédiction»!Ethanétaittombésurcemédaillonparhasard;ilavaiteula chancedetrouverunobjetraredansunvide-grenieretvoilàtout.Imaginerquemonpendentif,par jenesaisquellemagienoire,medésignaitpourjouerunrôletragiquedansunehistoired’amour maudit…c’étaittotalementabsurde!D’autresfemmesl’avaientporté,autourducou,commemoi, ou en broche, comme dans mon rêve… quand il était tombé juste avant que je ne meure dans l’incendie… Reprenons.D’autresfemmesl’avaientportéetjenesavaisriend’elles;celanesignifiaitpasque leurhistoires’étaitmalterminée.Quantauxtroisgriffuresaudosdumédaillon,ellesnepouvaient avoirétéfaitesparundémonaufondd’uneforêt. Jetournaisdansmachambre,enproieàunefébrilitéincontrôlable.Bon,d’accord!Admettons l’impossible une minute, mais allons au bout du raisonnement. Si je portais bien le blason légendaired’Aglaeon,s’ilavaitbienfaitsoncheminjusqu’àmoi,sapropriétairelégitime…j’étais censée me croire liée, au-delà des siècles, à Brendan ? Brendan l’Indécis ? J’éclatai de rire en imaginantArcherseprésentantàlaportedesarose,débordantdetendresseetd’admiration…et faisant mine de ne pas la reconnaître le lendemain quand elle cherchait à lui montrer la beauté d’unecoccinelle! Coccinelle… Mon rire s’étrangla. Un souvenir venait de me glacer : j’entendais encore mon cher Ethan me dire, en m’offrant le pendentif : « J’espère qu’il te portera chance, Coccinelle. » Sansregardercequejefaisais,j’airaflématassesurlatabledechevet,etmesmainstremblaientsi fortquej’airenversélefonddecaféfroidsurmoi. Avecuneexclamationexcédée,jemesuisprécipitéedanslasalledebainspourmouillerlecoin d’uneservietteettamponnerlestachesquis’étalaientsurmondébardeur.Monrefletdanslemiroir me fit peur : avec mon regard terrifié et mes cheveux en bataille, je commençais réellement à ressembleràl’âmeréincarnéed’unesorcièrepaysanne.Saufquemavien’étaitpasunconte!Oui, pendant quelques années, j’avais connu le bonheur… puis mon frère adoré était mort d’une méningite. Et ma mère était tombée malade à son tour, elle avait épousé ce sinistre crétin de Henry… Mauvais calcul, mon parâtre avait manqué me tuer en conduisant en état d’ivresse et, maintenant,j’affrontaisuneméchantepetiteprincessedeManhattan,toutenhabitantchezmatante Christine,quim’avaitrecueillie…TanteChristine,mamarraine.Ellesecomportaitentoutpoint commeunebonnefée.Alors,sansblague,moi,jevivaisvraimentunfichucontedefées? —Tuseraisunecomtesse,puisqueGlorianaaépouséuncomte… Voilà,jedevenaisfolle,jedisaisn’importequoi…etjesentaisbienquejecommençaisàcroire à l’impossible. Le cœur tambourinant, je me suis aspergé le visage d’eau fraîche et j’ai tenté d’évaluercalmementlasituation. Lalégendeparlaitdessignesgrâceauxquelsleseigneuretsadamepourraientsereconnaître; quelssignesavais-jepurepérer,àpartmonattirancetoutàfaitdémesuréepourBrendan?Dèsque jemesuisposélaquestion,lesréponsessonttombéescommeunepluiedemétéores.Brendanétait intelligent,trèsintelligentmême,etArcheravaitdemandél’intelligencelorsdesaréincarnation.Il s’appelaitBrendanAlexanderSalinger—Alexandercommelefilsd’Archer.Quantàmoi,j’étais plutôt rapide, comme devait l’être Gloriana pour échapper au péril. Brendan était également très fort,ilavaitrenversécemonstred’Anthonyd’unepichenette.Ilétaitbeau,incroyablementbeau,et safamilleétaitvraisemblablementtrèsriche(celadit,c’étaitlecasdepresquetouslesélèvesdu lycée). Enfait,lesigneleplusstupéfiantdetous,c’étaitcettereproductiondublasondanssoncasier. Tremblante, je me suis cramponnée au lavabo en me demandant ce que ce motif pouvait représenterpourBrendan.S’intéressait-ilàl’occulte,avait-ilvucemotifdansunlivrecommeje venaisdelefaireouétait-ce…leblasondesafamille? —Leslampadaires,c’étaitvraimentunavertissement,commelepenseAngelique? J’aiscrutémonvisagedanslemiroir,mafrangebrune,legraindebeautésousmonœildroit. Unvisagetoutàfaitordinaire!Toutenmoiétaitordinaire. Acetinstant,lalumièredelasalledebainss’estmiseàclignoter,l’intensitéadiminué… Ausecours!Mesnerfsontlâché,jemesuisenfuiecommeunlièvre.Dansmachambre,jeme suisjetéeàplatventresurmonlitetmesuisagrippéeàmacouette,merefusantàregarderparla porte ouverte pour voir si, de nouveau, une force surnaturelle grillait une ampoule pour m’envoyerunincompréhensiblemessage. Le premier choc passé, j’ai relevé lentement la tête, risqué un coup d’œil… La lumière de la salledebainsbrillaitsereinement. — Cette fois, tu es bonne pour l’asile. Ta pauvre tante va te faire enfermer dans une cellule capitonnée.Tutemetsàcroireauxcontesdeféesetàvoirdesmessagespartout,tutecroismême condamnéeàjenesaisqueldestintragique…Etenplus,tuparlestouteseule. Jetirailacouettesurmatête.J’étaisfatiguée,unpointc’esttout.Jen’avaisplusmonbonsens parcequejedormaismalcesdernierstemps…àcausedecesrêvesbizarresoùjevivaisàd’autres époques.Où,vêtued’unerobed’autrefois,jem’occupaisd’unrosieretmeretrouvaiscouvertede sang.Oùmonfrèrememettaitengardecontreuncertaingarçon.Oùjemourais,chaquefois. Jepressaimonoreillersurmoncœurdetoutesmesforces.Tenduecommejel’étais,lemoindre sonmesemblaitassourdissant,mêmelacirculationplutôtcalmeàcetteheure,mêmemonpropre souffle.Jen’allaiscertainementpasdormirdelanuit.About,j’airejetémacouette,sautédemon litetjesuisallée,pardéfi,éteindrelalumièredelasalledebains.Puisjemesuisrecouchée,mon ordinateur portable sur les genoux, et j’ai tapé « rêves de réincarnation » dans le moteur de recherche. Plusd’unmillionderéponses!Lepremiersitequim’asembléunpeusérieuxexpliquait: «Lesouvenirdeviesantérieurespeutsemanifesterauniveausubconscientdanslesommeil.Il estplusvraisemblablequelesimagesquevousvoyezsontglanéesdansdesfilmsoudesémissions detélévision…Enfindecompte,seulceluiquirêvepeutdéterminers’ilretrouveréellementdes élémentsd’unevieantérieureous’ilsouffred’unmentalsurexposéauxmédiasdemasse…»… «S’ils’agitbiend’unevieantérieure,ilfauttenterdetirerlemessageauclair.Pourlaplupartdes adhérentsdelathéoriedelaréincarnation,l’âmerevientpourapprendreuneleçonnécessaire,ou pour expier une mauvaise action commise dans une autre vie. Une fois libérée, l’âme pourra continueràexistersurunautreplan…» J’aicliquésurquelquesautressites,sansrientrouverquipuisseconfirmerqu’undémonaurait lié mon âme à un cycle éternel de renaissances et de morts violentes. L’écran devenait flou, mes paupières s’alourdissaient ; j’ai éteint l’ordinateur et laissé tomber ma tête douloureuse sur l’oreillerenmetournantversleréveilàmonchevet.5h46!Jedevaisêtreencoursdansmoinsde troisheures. Blottie sous ma couette, les yeux grands ouverts dans le noir, je ne savais plus comment me détendre.Unepartdemoiavaittrèsenviededormir;maisl’autre,dominante,étaitterrifiéedece quejepourraisrencontrerdansmesrêves.Chaquefoisquejem’assoupissais,cetteangoisseme propulsaitbrutalementàlaconscience. Je finis par m’endormir alors que l’immeuble en face émergeait comme un vaisseau gris des brumes de l’aube. Quand la sonnerie du réveil vrilla mes oreilles, ce fut comme si on soulevait mes paupières avec un pied-de-biche. La première chose que je vis fut un épais brouillard, des gouttesdepluiequiroulaientsurlesvitres.J’allaisencorevivreunejournéeformidable. Ashley n’avait pas envie d’attendre sous la pluie ; elle monta me chercher, et ouvrit des yeux rondsenvoyantmatête. —Salut…Jen’aipastrèsbiendormi. Enmettantboutàboutmesbrefsmomentsd’inconscience,j’avaisdûcumulerquatre-vingt-dix minutes de sommeil. Aux petits soins, ma tante me fit du thé en fulminant contre « la charge vraiment excessive de travail scolaire ». J’avais effectivement étudié, cette nuit, mais pas pour le lycée. Bientôt,lapluiecessamaislebrouillardpersista,froidetsinistre;avecsagentillessehabituelle, tante Christine me donna un billet de vingt dollars tout neuf pour que nous puissions prendre un taxi. —Celamefaitmalaucœurdetevoircharriertantdelivres,soupira-t-elleenvoyantlaserviette quicontenaitleslivresd’Angelique. Laportièredutaxiétaitàpeineclaquéequ’Ashleyfouillaitdanssasacocheetmetendaitunstick anticernes. —Jetejure,ondiraitquetusorsd’untournoideboxe. Atterrée, je me contemplai dans le petit miroir. Mes yeux n’étaient plus simplement cernés, ils avaientl’airpochés.Jen’avaispastropprislapeinedemecoifferavantdepartir;heureusement, Ashleyavaitégalementunepetitebrossedanssonsac.Lesnœudsétaientparticulièrementtenaces, cematin;jefinisparmefaireunenatteetmecouvrirlatêteavecunevieillecasquettedebase-ball. Quantàl’anticernes,c’étaitundésastre:leproduit,choisipourlapeautrèsclaired’Ashley,neme convenait pas du tout. On aurait dit des plaques de craie. Horrible. Découragée, je lui rendis son miroir. —Tuasunemineépouvantable,dit-elleavecbeaucoupdeconviction.Excuse-moi,mais… — Pas de problème, j’avais remarqué. Enfin, c’est jeudi, plus qu’une journée à tenir avant le week-end. —Tuasvraimentpassélanuitàétudier? Moinonplus,jen’yauraispascruunseulinstant. —Non.Jemesuislancéedansunprojetet… Jelaissaimavoixs’éteindre,tropfatiguéepourmentirdavantage.Quoique,aufond,cen’était pastoutàfaitunmensonge… Letaxisetrompad’adresseetnousdéposaunpeutroploin.Nousdûmesmarcher,moi,traînant lespieds,Ashley,portantmonfardeaudelivresets’efforçantdem’encourager.Lorsquelelycée émergeadubrouillard,moncœurfitunbondetseserraaussitôt.Adosséàlaboîtepostalehumide, la capuche de son blouson tirée sur son front, Brendan était de retour. Il surveillait la direction opposée. La direction par laquelle j’arrivais habituellement ? Avec un regard entendu, ma petite cousinemeplantalàetseruaversl’entréeenlançantàhauteetintelligiblevoix: —Atoutàl’heure,Emma! Il s’est retourné, son visage s’est illuminé… mais il a vite changé d’expression en voyant ma tête.Gênée,j’aibaissélesyeux,trèsheureused’avoirmavieillecasquettepourcacherunpeules dégâts. —Emma,salut! Ilarejetésacapucheenarrièreenécartantsescheveuxhumidesdesonfront. —Dis,tutesensbien? —Jemesuiscouchéetard.Je…lisais? Jenesaispaspourquoicelasortitcommeunequestion.Ductacautac,ilrépliqua: —Tu«lisais»,c’estcommeçaquedisentlesjeunesd’aujourd’hui? Et aussi simplement que cela, la connivence se réinstalla entre nous. Où étais-je allée me fourvoyercettenuit?Nousétionsnous, pas des personnages de légende ! Je voyais mal un type solennelcommeleseigneurArcherentraindetaquinersaGloriana.Lecœurléger,toutàcoup,je luiaitirélalangue;uneréactionquimanquaitsansdoutedematurité,maisj’étaistropfatiguée pourfairemieux. —Emma,jet’attendaispourtedemanderquelquechose,seulement,tum’asmisenretardpour mon premier cours. Typique. Tu ne fais que me créer des ennuis. On se voit en cours d’anglais, d’accord? Alorsquejevacillaisencoresousl’effetdesonsourire,ilagravilesmarchesetm’aouvertla porte;jemesuisretrouvéedanslehalld’entrée,unpeuétourdie,ensachantquejen’avaisplus quetroisminutespourdescendreàmoncasieretfilerautroisièmeétagepourmonpremiercours. Jemesuisécrouléeàmaplaceàl’instantmêmeoùlaclochesonnait. Unefoisdeplus,lescoursdéfilèrentsansquej’encapteunmot.JedusrépéteràJennquejene mesentaispasbien;cettefoisaumoins,matêteconfirmaitmesdires.J’étaisdansunétatbizarre, éreintée et pourtant galvanisée par une idée fixe : arriver en cours d’anglais, découvrir ce que Brendanvoulaitmedire.Voulait-ilcopiermesnotes,m’emmeneraucinéma,m’entraînerdansun amourmaudit? Lesheurespassèrentavecunelenteureffroyable;enfin,lemomenttantattenduarriva!Enfin,je pusmedétendre!D’uninstantàl’autre,Brendans’avanceraitversmoi,jeretrouveraisl’éclatde sesyeuxvertsetsonpetitsouriresecret… Ilarrivaenretard,bienentendu,unbrefinstantavantqueM.Emersonn’entredanslasalle.J’eus droitàunsalutdumenton,unsourire…etils’installafaceautableau.Attendez…ilmetournaitle dos?Sansunmot?Celal’amusaitdejoueravecmesnerfs? Folle de rage, j’ai lancé un grand coup de pied dans son bureau. C’est parti tout seul, je n’ai mêmepasréfléchi.Commej’avaisdessemellesdecaoutchouc,çan’apasfaitgrandbruitmaisla tableaglissédeplusieurscentimètresenavant.Ils’estretourné,stupéfaitmaisnarquois.Jeluiai jetéunregardmauvais;sansunmot,ilatendulamain,vivement,etm’apincélegenou.Saisie, j’aipousséunpetitcrietluiaijetémonstyloàlatête;ilaéclatéderire. Notre agitation n’avait pas encore attiré l’attention de M. Emerson, qui disposait ses notes sur sonbureau.Avecbeaucoupdesérieux,Brendanmurmura: —Jevois,tucherchesencorelabagarre! Avantquejenepuisserépondre,ilsepenchaversmoietajouta: — Je serai absent cet après-midi et demain, alors essaie de ne pas déclarer de guerres, ou de fairelapeauàtouslesjuniors. — J’allais juste tabasser quelques petits freshman, ai-je répliqué sur le même ton. Je peux très bienlefairesanstoi. —Bon,d’accord,justedesfreshman. Ilritencore;laclasseentière,fascinée,suivaitnotreéchange. —Bon,écoute… M.Emersonsortaitseslunettesdeleurétui,nousn’avionsplusquequelquessecondes.Brendan asoufflé: —Jevoudraisvraimentteparler,d’accord?Maissanspublic.C’estquelnuméro,toncasier? —Huit.J’aiunechancefolle:ilestausous-sol. —Nul! Je hochai la tête, tout à fait d’accord avec lui mais un peu dépassée par les événements. La violenceétaitdonclebonchoix?C’étaitlasolutionpourdébloquerlessituations?Sijedonnais uncoupdepieddanslebureaudeMmeDell,jerelèveraismamoyenneenlatin? M.Emersoncommençasoncours.Excédéeparlepoidsdesregardsdetoutelaclasse,j’essayais demeconcentrerquandJennmelançauncoupdecoudeenmemontrantsoncahier.Ellevenaitde griffonner:«Pourquoitunem’asriendit?» Jecherchaimonstylopourluirépondre,maisjel’avaisjetésurBrendanetnepouvaisplusle récupérer sans attirer l’attention du prof. Jenn me tendit l’un des siens. Sous son message, je griffonnai«Iln’yaRIENàdire!!!»,ensoulignantbienle«rien».Aussitôt,elleajouta:«Arrête, cen’estplusunsecret.» Lecontexteneseprêtaitpasauxgrandesexplicationset,d’ailleurs,jenesavaispasjusqu’oùje voulais me confier. Je ne pus que hausser les épaules ; frustrée, elle me lança un regard qui signifiait:«Onenreparlera.» Alacloche,Brendanfilacommeunefusée.Jedescendisàmoncasier,netrouvaipersonne,et patientaipendantdixdesprécieusesminutesprélevéessurl’heuredelapausedéjeuner.Seulement voilà,ilnesemontrapas.Normal.Encoreunweek-endd’enferenperspective,j’allaispenseràlui toutletempsenmedemandantdequoiilvoulaitmeparler. Lapluiemeretintàlacafétériamais,enesprit,jevoguaislibrementenpleincielentrelescontes de fées et les amours maudites. Comme je ne déjeunais plus au lycée depuis quelque temps, je n’étaispasaufaitdesderniersdéveloppements.JedécouvrisqueKristinetAnthonyavaientdéserté leurs tables respectives pour rejoindre celle des élèves les plus cool du lycée. J’étais parvenue à évitertoutcontactavecAnthonyjusqu’ici,maislasalleétaitpetiteetnosregardsnetardèrentpasà seheurter.Ilarticulauneinsulte,jeluilançaiunregardtorve.Celaauraitpudurerlongtempscar nous ne voulions détourner les yeux ni l’un ni l’autre, mais j’entendis qu’on parlait de lui à ma table.Surundernierregarddemépris,jemedésintéressaideluipourtendrel’oreille. SadéfaitefaceàBrendan,etlefaitqu’ilaitavouéqu’ilmentaitausujetdemacousine,semblait avoirdéclenchéuneréactionenchaîne:toutelaclassepassaitenrevuelalistedesesconquêtesen s’interrogeant sur leur réalité. J’entendis le nom de Kristin (« Elle, c’est sûr »), et ne pus m’empêcher de me demander pourquoi elle revenait toujours vers lui, après qu’il avait expliqué trèspubliquementjusqu’oùelleétaitprêteàaller. Unpeuétourdieparlafatigueetlefeucroisédesopinions,j’aiterminémaboissonénergétique etdemandéàCisco: —KristinetAnthony,c’estquoi,leurhistoire,aufond? —Elles’estjetéesurluidèsqu’ellel’avu,lepremierjourdenotreannéedefreshman.Elleétait folledeluietnefaisaitaucuneffortpourlecacher.Aufond,rienn’achangé.Deloinenloin,il revientverselle,puisillaplaquedenouveau.Ellemarcheàtouslescoups. Ilsecoualatête,désabusé. —LesThornfontpartiedel’aristocratienew-yorkaise,etelles’estmisentêtequ’ilfallaitavoir lemêmegenredepedigreepourméritersonattention. —Toutdemême,lafaçondontAnthonylatraite…Elledoitbiensedouterqu’illaridiculise! — Apparemment pas. Elle est même très satisfaite de son image, et elle a réussi à s’entourer d’unepetitecoteriedecrétinsquisontdumêmeavis.Bref,Anthonyrestesondieu,quoiqu’ilfasse. Jenel’aivuecraquerquepourunseulautregarçon.Tudevinesqui? Jelevailesyeuxauciel. —Ils’agitdequijepense? —Gagné!Maislui,ilnepeutpaslavoirenpeinture,etMissMondeluienveut…maisellea encoreespoir. —Pourtant,KristinetAnthonysontdenouveauensemble? —Plusoumoins.Jepensequ’ilssesontsurtoutalliéscontreunennemicommun. Sonregardappuyémontraitclairementque,cetennemi,c’étaitmoi.J’ailaissétombermatête dans mes mains. Au fond, pourquoi m’inquiéter d’une hypothétique malédiction ? Ces deux-là auraientmapeauavantlesvacancesdePâques. *** Evidemment,Angeliqueouvritdegrandsyeuxenmevoyantentrerentraînantlespiedsenlabo dechimie. —Teslivressontdansmoncasier,ai-jesoupiréenm’asseyantprèsd’elle.J’ailutoutelanuit… cequiexpliquemamineresplendissante. —Tuasdécouvertquelquechose.Quelquechoseachangé,jelesens. Non,onnelafaisaitpasàAngelique.J’avaisdumalàmefaireuneopinionsurlaréincarnation etlesamantsmauditsmaisjecommençaisàavoirbeaucoupderespectpourlaperspicacitédema nouvelleamie. — J’ai découvert la signification de mon pendentif et, franchement, je ne sais pas comment réagir.Dansunsens,celaexpliqueraitbeaucoupdechoses,seulement,sij’ycrois,jen’aiplusqu’à partiràl’asile.Lespiècess’ajustentlesunesauxautresetdonnentunpuzzletropinvraisemblable. —Jecomprends. Seslèvrestrèsrougesfirentunemouejudicieuse. —Imaginequetuassemblesunpuzzlesansl’imagesurlecouvercle. Jehochailatête:l’analogieétaitbienchoisie. —Ceseraitdifficile,non?Maisaufuretàmesurequetuavancerais,tuteferaispleind’idées différentesdutableaufinal.L’imagequetuobtiendraisenfindecompteneseraitpasdutoutcelle dudépart. —Tuasraison!Jecroyaisassemblerunenaturemorteavecunejattedefruitsetjemeretrouve faceàunescènedebataillemédiévale! Commeellesemblaitperplexe,j’aisoupiré: —Jetemettraidesmarque-pages.Situasletemps,jetteuncoupd’œiletdis-moicequetuen penses. M’sieurD.entraitdanslasalle.Jenepusrésisteraubesoind’ajoutertoutbas: — Et tu sais quoi ? Je commence à croire que quelqu’un cherche réellement à me mettre en garde…ouàmedirequelquechosed’important. Leseulsouvenirdelalampevacillantedelasalledebainsmedonnaitlanausée.Trèsexcitée, Angeliqueasoufflé: —J’enétaissûre! Puiselles’estrenfrognée,lajoueposéesursamaincommeunegamineboudeuse. —J’aimeraisbienqu’unespritentreencontactavecmoi… —Non,ai-jemurmuréenretour.Çaneteplairaitpas,jepeuxtelegarantir. — Je lirai ça ce soir, promit-elle. Laisse ton casier ouvert, j’irai chercher les livres pendant l’étude. Aprèslecoursdechimie,jesuispasséeparmoncasierpourretirermoncadenasetj’aitrouvé unmotglissédanslafente. Emma Je serai de retour samedi. J’aimerais te voir, si tu veux bien. Il faudrait qu’on parle sans que le lycée au grand completsoitàl’écoute. Brendan P.S.S’ilteplaît,netabassepersonneaujourd’hui. Ilmelaissaitsonnuméro.Lepost-scriptummefitsourire.Toutenpliantprécieusementlapetite feuilleetenlaglissantdansmasacoche,jemedemandaiquandj’allaisdevoirluitéléphoner.Juste aprèslescours?Demainmatin?Jen’euspasàmeposerlaquestionbienlongtemps:deretour chezmoi,jem’étendissurmonlit,disposaimesdevoirsdevantmoi…etm’endormisaussitôt,le nezdansmonlivredelatin. 11 Quand je me suis réveillée, il était 8 heures. Panique à bord, où était mon téléphone ? Sautant aussitôtdemonlit,j’aifouilléfrénétiquementmasacoche,puisdéversétoutsoncontenusurmon oreiller.Pasdeportable. —Maisoùest-ceque…? Là,enpleinevuesurmatabledechevet.Lesmainstremblantes,j’ailissélepetitmotdeBrendan etcomposésonnuméroenm’efforçantdereprendremonsouffle.Mince,saboîtevocale!Voilà, c’étaitmontourdeparler. — Salut, Brendan. C’est Emma. Je n’ai rien prévu ce samedi, on pourrait se voir. Je suis d’accord,nousdevrions…parler.Euh,àtoutàl’heurepeut-être.Bon.Aurevoir. Nul,nul,nul!Quelmessagedébile!Aussitôt,jemeposailesquestionsquifontmal:avait-il choisidenepasdécrocher?Regrettait-ildem’avoirdonnésonnuméro? J’ai voulu me calmer les nerfs sous la douche et, bien entendu, j’y étais encore quand il a rappelé. Son message crépitait de parasites, mais le simple fait d’entendre sa voix dans mon portablemedonnalefrisson. —Emma?Brendan.Ecoute,jen’aipasderéseauici.Retrouve-moisamediaucoindela79eRue etdelaVeAvenue,j’yseraià18heures.Fais-moiuntextosic’estpossiblepourtoi.Asamedi. Jedécidaideneparleràpersonnedece…—jen’osaismêmepasappelercelaunrendez-vous. De toute façon, Angelique et moi avions d’autres chats à fouetter. Aujourd’hui, nous devions déjeunerensemblepourfairelepoint. Il y avait deux pizzérias près du lycée ; je choisis la moins courue, pour être sûre de ne pas croiser d’autres élèves du lycée. Au moment d’entamer notre conseil de guerre, Angelique semblaitbeaucoupmoinssûred’ellequed’habitude. —J’ailul’histoired’Aglaeon.Commentdire…Tuasl’impressiond’êtreGloriana? —J’aisurtoutl’impressiond’êtrefolleàlier. —Emma,Glorianaétaitunepaysanne,etilmesemblequ’Archernetenaitpasdutoutàlavoir revenirsouslestraitsd’unedemoiselledelabonnesociété. Ellesetutuninstant,retiramachinalementundesesanneauxd’argentetlefittournersurlatable enformulantsesobjections: — Ta tante fait partie du conseil d’administration du lycée, elle est invitée à toutes sortes d’événementsculturels.EttamèreaunsuperjobàTokyo.Tun’espasfranchementdel’étoffedont onfaitlespaysans! Jerespiraiàfondenespérantqu’ellemepardonneraitmesmensonges.Pourl’instant,Ciscoétait le seul à connaître la réalité peu reluisante de mon passé. Le moment était venu de tout dire à Angelique. —Ecoute…iln’yapasdemamanàTokyo.Jesuisvenuem’installericiaprèsavoireuquelques problèmes… Jeroulaimamanche,luimontraimacicatrice.Elletombadesnuespuismelaissam’expliquer sans m’interrompre. Sans entrer dans les détails les plus pénibles, je lui racontai pourquoi je m’étaisretrouvéeàlachargedeHenry,etcommentsonalcoolismem’avaitexpédiéechezmatante. — Eh ben… Je comprends que tu n’aies pas eu envie d’en parler, dit-elle enfin. Mais tu es ici pourdebon,n’est-cepas? —Autantquejesache,jusqu’audépartàl’université.Sionnememetpasàlaporteavantparce quejesuisnulleenlatin. Nonseulementellemepardonnait,maisellenesemblaitpaspresséedemeperdre!Celamefit chaudaucœur.Sanss’attardersurmesrévélations(etsansrelevermalamentablepetiteboutade), ellerepritsonraisonnement. —Disonsquetupasseslaqualificationpaysanne,sijepuisdire.Etpartonsduprincipequetues une âme réincarnée. Je n’y connais pas grand-chose mais je crois que tu es censée avoir des épisodesdedéjà-vu. —J’aientenduparlerduphénomène;çanem’arrivejamais,ai-jerépondu,trèssoulagée. —Etdesrêvesbizarresoùturetourneraisdansuneautreépoque? —Euh…oui,danscegenre-là. Le temps était venu de lui décrire le rêve où je brûlais dans l’incendie de la grande maison blanche, et aussi le tout premier, celui où j’étais vêtue comme au Moyen Age. Elle a réfléchi quelquesinstants. —C’estunehistoiretrèsbelle,tragique.Ilsepeutqu’ellen’aitrienàvoiravectoimaisjedois direquecerêveressemblefortàunsouvenirdeGloriana… Jefrémisenrevoyantlesfleurstachéesdesang.Trèsdécidée,toutàcoup,Angeliquealancé: —Aufond,onpeutréglerlaquestiontrèssimplement!Iltesuffitderetirercefichupendentif, etArcher2000nepourratoutsimplementpasteretrouver.Turencontrerasunautregarçon;àmon avis,ilssonttousplusoumoinsinterchangeables.Donne-moilecollier. Elletenditlamain.Instinctivement,jesaisismonpendentifetsecouailatête. —Allez,Emma!Jesaisquetuytiensmaisréfléchisuneseconde.Vraiment,ceseraittenterle sort! — Mais est-ce qu’on peut seulement lutter contre un sort pareil ? ai-je objecté, incapable de désarmer. Elle m’a jeté un regard contrarié puis, apparemment frappée par une idée subite, elle m’a dévisagée. —Tonfrère…ilsemontraittrèsprotecteur? Jepensaiàcejouroùj’étaistombéedevéloetm’étaiscassélacheville;Ethanavaitenvoyéun voisinchercherdel’aideet,pendantcetemps,ilétaitrestéprèsdemoi,merassurantetmefaisant écouterdelamusiquepourmedivertirdeladouleur.Uneautrefois,ils’étaitbattuavecsonami Ted,qu’iladorait,parcequecedernierm’avaitenferméedansleplacarddel’entrée… —Oui… —Etsic’étaitluiquicherchaitàtemettreengarde?Touscesincidentsbizarres,ceslumières quis’éteignentsurtonpassage?Ilcherchepeut-êtreàtefairepasserunmessage…Etmoi,jel’ai bâillonnéavecmonsortdeprotection!Enfin,jesuppose,puisqu’ilnes’estrienpassédepuis. Celatenaitdebout.Cefutcommesionvenaitd’attacherunbouletàchacunedemeschevilles. D’unetoutepetitevoix,j’aisoufflé: —Jel’aivu,j’aientendusavoix.Ethanétaitlà,dansmesrêves. —Qu’est-cequ’iladit?s’estaussitôtécriéeAngelique. —Iladit«Çacommence». —Et…? —Etriend’autre!Jemesuisréveillée. —Ilfallaitmeledireplustôt! Elleabattitsapaumesurlatabledansungrandclaquementdebagues. —Voilà,çaexpliquetout!C’estlui,ilchercheàtepréserver. J’ouvris la bouche pour protester mais rien ne vint. Cette idée complètement démente sonnait juste.Leslarmesmepiquèrentlesyeux,ladouleursourdeetfamilièrem’étreignitlapoitrine. —Tucroisvraimentquemonfrère…? Oùqu’ilsoit,Ethancherchait-ilàmecontacter?Voyantquejepleurais,Angeliqueseradoucit aussitôt. —Oui,jecomprends,c’estbouleversantpourtoi…maisilfauttoutdemêmetirercettequestion auclairparceque,sinousavonsraison,tasituationestréellementinquiétante.«Çacommence»… Quandt’a-t-ilditcela? Ethanétaitvenudansmonpremierrêve,lesoirdelasortieauMetavecBrendanetlesautres.Le soiroùBrendanm’avaitprêtésonsweatetoùnousavionsparlécommesinousnousconnaissions depuistoujours.Cettenuit-là,j’avaisrêvéqu’uncoupdecouteauenpleincœurmevidaitdemon sang.Cela,jen’avaispaslecouraged’enparleràAngelique.Pasencoreentoutcas. J’avaisdéjàparcouruunsacréchemin:j’admettaisl’éventualitéd’uneréincarnation(moi,une paysanne sorcière du XIIe siècle ?) et j’avais énoncé à haute et intelligible voix que, oui, les lampadaires explosaient sur mon passage et que j’entendais mon frère mort me parler dans mes rêves.Maisallerjusqu’àmettreàl’ordredujourlathéorieselonlaquelleBrendanSalingerserait monâmesœurréincarnée? Jechoisisdementir. —Jenemesouvienspas. —IlyaunrapportavecBrendan,n’est-cepas? Décidément,elleétaitperspicace(outélépathe?)!Sansprendregardeàmasurprise,elleajouta, pensive: — Cela expliquerait pourquoi il s’est senti obligé de voler à ton secours lundi, alors qu’il te connaîtàpeine. J’évitaiderépondredirectement,ensoulevantuneautreobjection: — Si Ethan cherche à me mettre en garde, cela signifie qu’on peut encore éviter la tragédie, non?Sitoutétaitrégléd’avance,celanevaudraitpaslapeine. Angeliquehochalatêteavecgravité. — Je crois bien que tu as raison. Et j’aimerais beaucoup comprendre pourquoi, après tant de générationsdeGlorianaoud’Emmamaudites,tuauraisunechanced’échapperaumaléfice. —Parcequel’universmedoitbienunpeudebonheur? Angeliquesecoualatête,implacable. — Je trouve juste que beaucoup d’éléments surnaturels gravitent autour de toi. Les rêves, les avertissements…etmêmelefaitdem’avoirrencontrée,moi,etd’avoirpudécouvrirl’originedu sortilège.C’estcommesiuneforceentoiluttaitcontrelamalédiction. —Jenevoispas,ai-jesoupiré,désabusée.Jesuisquelqu’und’ordinaire. —Situétaisunesorcière,ceseraitpluslogique.Lesmaléficesontmoinsdeprisesurnous. — Mais je te l’ai dit, je ne suis pas du tout branchée sur l’occulte. Je ne crois même pas aux fantômes. Jeréfléchisuninstantetavouai: —Enfin,jenesaispluscequejecrois. Ellemedévisageaavecattention. — Tu es peut-être née avec certains pouvoirs ? Tu as pu hériter certains… disons certaines capacités.Aveclaréincarnation,certainsattributssetransmettentdevieenvie.Etsituavaishérité despouvoirsdeGloriana? Je levai les yeux au ciel. Ma vie m’avait enseigné une chose : je n’avais aucune prise sur l’existence! —Permets-moid’endouter! —Parceque,maintenant,tucomptesjouerlessceptiques?Demandeàtatante! —Attends,tumevois:«Salut,tanteChristine,jesaisquej’ailesouriredemamère;est-ce qu’elle avait aussi des pouvoirs surnaturels que j’aurais pu hériter ? Ou est-ce que je dois remerciermesviesantérieurespourmesfichuescapacités? —Entoutcas,situétaisunesorcière,celaexpliqueraitpourquoituastachancedetedéfendre. Ceseraitunsacrécoupdepoucepournous. Elle disait « nous » en toute sincérité. Je m’en voulus de m’être moquée de ses propositions : Angelique était dans mon camp, elle me soutenait de toutes ses forces. Je tentai de formuler des excusesmaisellem’interrompitendemandant: —Ilt’estdéjàarrivédesavoiràl’avancecequiallaitsepasser?C’estuntraitcourantchezles sorcières « nées ». Le plus souvent, cela se manifeste dans la petite enfance ; on le fait tout naturellement,parcequ’onnesaitpasencorequec’estexceptionnel. Bêtement,jeplaisantai: —Sij’avaiseucepouvoir,jem’enseraisserviepourgagnerauloto. — Cela ne marche pas comme ça, Em’ ! Essaie de te souvenir. Les pouvoirs peuvent se manifesterdanslaviedetouslesjours,àtraversdesfaitsinsignifiantsapparemment—commede savoirquitéléphoneaumomentmêmeoùlasonnerierésonne,ou… —Maismêmesije…Attends!Lespagesmanquantes!Lepoèmeàlafindelalégended’Archer parlaitdeselibérerdumaléfice,ilétaitquestiond’uneâmegénéreuseoujenesaisplusquoi. Angeliqueapprouvaetcitad’untrait: —«Situveuxdumalheurunjourvouslibérer/Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.» —Waouh!Quellemémoire! —Photographique,confia-t-elle.C’estpourçaquej’aidesibonnesnotes. Veinarde…Elleenchaîna: — Tu as raison, le dernier poème semble bien indiquer qu’il existe un moyen de rompre le sortilège.Lemot«généreuse»semblesuggérerqu’ilfautrenonceràquelquechose,oufaireun sacrifice. Unsacrifice?Ellesehâtadepréciser: — Pas un sacrifice humain ! Enfin, j’en doute. Ecoute, je vais demander à ma mère de nous trouverunautreexemplairedecelivre.Ceneserapasévident,parcequ’ilesttrèsrare,maisnous avonsbesoindelirelafindecepoème. Ellem’atoiséeensilencequelquesinstants,etaconclu: — Emma, Brendan est concerné, c’est certain ; j’attendrai juste que tu te l’avoues à toi-même avantdet’enreparler. Elleavaitditcelad’untontoutàfaitprosaïque,enappuyantmêmesur«Brendan»avecunpeu d’ironie,commepoursemoquerdel’importancequejeluidonnais.Troublée,jemesuiscontentée debrandirmonportablesoussonnezpourluimontrerl’heure.Nousallionsdevoirretournerau lycéeenquatrièmevitesse! Sur le chemin du retour, tout en trottant près de mon amie, je pensais à l’autre avertissement d’Ethan:«Tun’espasensécuritéauprèsdelui.Tunepeuxpasgardertesdistances?»Ehbien, maintenant,jeconnaissaislaréponse,etc’étaitnon. 12 Bien entendu, le samedi soir, je suis arrivée en retard. A mon premier rendez-vous avec Brendan ! La veille au soir, j’avais mis le turbo sur mes devoirs pour ne plus avoir à m’en préoccuper de tout le week-end ; j’avais même consacré une heure supplémentaire au latin, ma «matierus horribilis »… En fait, je cherchais surtout à éviter de ressasser jusqu’à l’obsession le faitquej’allaispasserdutemps,seule,avecBrendan. J’avaistoutelajournéepourmepréparermaisbienentendu,auderniermoment,j’aidoutéde meschoix.Cepantalonoubiencelui-ci?Lepullnoirlégeraveclesbottes?OuavecmesVans gris?J’étaisdeplusenplusfébrile,etmonindécisionallaitmecoûterchercarjeseraisobligéede courirpourarriveràl’heure.Commeilfaisaittrèsdouxpourlasaison,monmascaracouleraitet jeseraishorrible. J’aicourucommelevent,etchaqueimpactdemasemellesurlepavéscandaitunesyllabedela litaniequisedéroulaitenboucledansmatête:cet-te-fois-ci-c’est-pour-de-vrai. Arrivéesurla79eRue,jeralentisetsortismonportablepourvérifierl’heure.Dix-huitminutes deretard!MaisBrendanétaitlà,affalécontrelepoteaudepierredel’entréeduparc.Franchement, ilnesetenaitjamaisdroitsursesdeuxjambes?Iltenaitunsachetdepapierkraftcommeceuxque donnentlesrestaurantsdeplatsàemporter.Unpeuessoufflée,j’ailancé: —Salut! —Jecommençaisàcroirequetuneviendraispas. Ilsouriait,maispastantquecela.Gênée,j’avouaifranchement: —Jesuisdésolée.Etreàl’heuremeposeunvraiproblème. Discrètement, je lissais de la main mes cheveux emmêlés par la course. Ma phrase sembla le laisserperplexe. —Tun’aimespasêtreàl’heure? —Non!Jeveuxdire…J’adoreraisêtreàl’heuremaisjen’yarrivepas.Depuisquejesuisà NewYork,jesuisincapabled’évaluerletempsqu’ilfautpourallerd’unendroitàunautre.Comme jefaistoutàpied,ilmesemblequeçaneprendraquecinqminutes,maisenfait… Son sourire s’élargit ; il semblait trouver mes excuses penaudes assez comiques. D’un mouvementsoupledechat,ils’arrachaàsonpoteauenlâchant: —Viens,onyva. —Oùdonc? —Dansleparc.Jeconnaisunendroitquivateplaire. Surprise,jejetaiunregardàlaronde.Ildutcroirequej’avaispeurcarilsehâtademerassurer: — Cet endroit de Central Park est très sûr et, de toute façon, tu es avec moi. Tu m’as vu avec Anthony?J’assure! Ilprenaitunpetitairbravache,pourplaisanter.J’aihochélatêteenriant,noussommesentrés dansleparcetilm’amontré,auloin,unédificedepierreperchésurunpromontoirerocheux,une sortedechâteaudelégendefièrementdressésurfonddesoleilcouchant. —C’estundemescoinspréférés.BelvedereCastle.C’estlàquenousallonsdîner. Nous avons gravi un sentier et débouché sur une esplanade dallée. Le château fantaisiste se dressaitsurl’undespointslesplusélevésdeCentralPark;delà,ondominaittoutel’étenduede verduresertiedanslesgratte-ciel.Brendanmelaissaadmirerlepanoramaquelquesinstants,puisil m’entraînadansunescalierquimenaitàunepetitebaiederocheentouréed’unebarrière.Au-delà decetteclôture,lerocherformaitunlargerebord,puisc’étaitlafalaiseàpicetleplongeonvers unétangscintillant. — Regarde, c’est un observatoire, dit-il en tendant la main vers la tour la plus haute. Et là, en bas,tuvoisl’amphithéâtre?C’estlàqu’onjouedespiècesdeShakespeare,enpleinair,chaqueété. J’aipenséquetuaimeraisvoirça,après…lecoursd’anglais.TuappréciesShakespeare,non?Il m’asemblé,quandtuaslu…enfin,lepoème…lesonnet. Brendan hésitant, Brendan bredouillant des phrases maladroites ? Stupéfiant ! Et bien entendu, celanedurapas:ileutunpetitsourire—commes’ilsemoquaitdelui-même—,laissachoirson sachetdel’autrecôtédelaclôtureetlafranchitd’unbondéblouissant. —Hé!protestai-je.Onn’asûrementpasledroitd’allerlà-bas!S’ilsontmisuneclôture… — Les gardiens font leur ronde plus tard dans la soirée. Viens, la vue est beaucoup plus belle d’ici. Résignée, je tentai de franchir la clôture à mon tour : une tentative qui manqua de grâce et se soldaparunéchec. —Tupermets? En riant un peu, il glissa la tête sous mon bras et me souleva, sans effort apparent, par-dessus l’obstacle. J’eus l’impression qu’il me gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu’il n’était strictementnécessaire,avantdemeposerendouceursurlatablederoche.Commentai-jeréagi? En faisant un effort surhumain pour avoir l’air de trouver la situation parfaitement naturelle ! Négligemment, je me suis avancée un peu pour évaluer la profondeur du gouffre qui s’ouvrait devantnous.Finalement,j’avaisbienfaitdechoisirmesVans,quiadhéraientbienaurocher;mes bottesm’auraientprécipitéedroitdanslevidecommedesrollers. — Je suppose que le seul moyen de ressortir d’ici est de passer de nouveau par-dessus la clôture? —Onpeutaussifaireletourduchâteau. Commodément adossé à la falaise, il me montrait l’étroite corniche qui enserrait la base de l’observatoire. Avec ou sans Vans, on ne me ferait jamais passer par là ! Sans faire de commentaire, je me suis assise en tailleur près de lui. La vue était absolument extraordinaire ; l’étangscintillaitsouslesderniersfeuxdusoleil,leslumièress’allumaientdanslesbuildings,le couchantcoloraitlecielcommeunvitrail.Emerveillée,j’aimurmuré: —C’estbeau.Jeneconnaissaispasdutoutcetendroit.Jevienscourirdansleparcpresquetous lesjours,maisjenepensepasàleverlesyeux. LebeauvisagedeBrendans’épanouitdesatisfaction.Content,ilouvritsonsachet. —Tuveuxunrouleaudeprintemps? —Merci. Jemesuismiseàsavourer,medemandantquandilcomptaitaborderlesujetdontilvoulaitme parler.Aprèsunlongsilence,ilalancé: —Ilnefaitpasfroid,cesoir. Posément, il a retiré son sweat. Pitié ! En dessous, il portait un T-shirt à manches longues du mêmevertquesesyeux.Encoreunsilence,puisilaajouté: —Jecraignaisquelesrocherssoienthumides. Ils’estlaisséallerenarrière,appuyésuruncoude.About,j’aisoupiréenlevantlesyeuxauciel. — Quoi ? a-t-il demandé, très surpris. Il ne fait pas froid du tout ! Les vacances de Noël sont dansunmoisetdemi,normalementl’étangdevraitdéjàêtregelé. —C’estdeçaquetuvoulaismeparler,tranquillementetsanspublic?Dubaromètre? Ils’estredressé,enjoué. —Trèsbien,Emma!Tupréfèresqu’onparledetoiquandtuteprendspourTheRock? Bon,encoreunefois,j’auraismieuxfaitdemetaire.Avecunsourireabsolumentéblouissant, Brendanenfonçaleclou. — Mais à quoi pensais-tu, Emma, en provoquant Anthony ? Tu sais pourtant de quoi il est capable.L’autresoir,auMet,tut’esenfuiecommeunlapin. —Je…Cen’étaitpaspareil.J’étaissifurieusequejen’aimêmepasréfléchi. —Tupeuxledire!Celadit,jetrouvegénialquetuaiessortitesgriffespourdéfendretapetite cousine.«Raconte-moiuneautrehistoire,PèreCastor»…J’aiadoré! Ilcitaitlaphraseavecgourmandise.Unpeudépassée,j’aibaissélesyeux. —Tuesadorable,Emma. Moi,adorable?Avais-jebienentendu?Ilroulasurledosenriantetsemitàcontemplerleciel ducrépuscule,lesmainscroiséessoussanuque.Sansmeregarder,ilprécisa: —Surtoutquandtut’attaquesauxgorillesalorsquetufaisunmètredouze. —Unmètresoixante-sept!protestai-jebêtement. —Danstesrêves!Ouseulementsitumontessurlesépaulesd’Ashley! Pourquoilesgrandssont-ilstoujourssifiersdeleurtaille?Commes’ilsyétaientpourquelque chose!Enchantédemaréaction,Brendanserelevasuruncoude,puissonsourires’effaçaetilme demandaavecbeaucoupdegravité: —Sérieusement,qu’est-cequit’apris?Sij’étaisarrivédixsecondesplustard… Toutbas,jeluiconfiai: — C’était ma faute. J’avais mis Ashley en garde mais elle refusait de m’écouter. J’aurais dû trouverunesolution. —Tuplaisantes,là? Commejesecouaislatête,ilsaisitmesmainsdanslessienneset,avecuneconvictionabsolue,il assena: —Leseulfautifdanscettehistoire,c’estAnthony. —Maisj’auraisdû… —Riendutout!Tun’esresponsablederien. Nous étions assis face à face, il pressait doucement mes mains ; sa tension était palpable. Il insista: —Tuasétéextraordinaire.Tuastenutêteàlaplusgrossebrutequejeconnaisse. —C’étaitleminimum!Ashleyestunpeu,enfin,jeunepoursonâge.Jeneveuxpasdirequ’elle estimmature!Elleesttrèsintelligente,trèsmûredansbiendesdomainesmaisaussitellement… innocente.Ellecroitencoreàlabontédesgens. Jeneréussissaispasàm’exprimer,laculpabilitémenouaitlagorgeetBrendanmedévisageait siintensément. —Ettoi,tun’ycroispas?medemanda-t-il. —Moi?Jenecroispasquelesgensnesontnitoutàfaitblancsnitoutàfaitnoirs.J’aiconnu desgensbien,etaussi…Disonsquej’aiconnulecontraire. Ilsemblaméditersurcequejevenaisdedire.Lesyeuxbaissés,illâchamesmainsetsemità suivreduboutdudoigtunefentedurocher. —Tusaisquoi?murmura-t-il.Jenel’aipasvutepousser.Sijel’avaisvuposerlamainsurtoi, ilseraitàl’hôpitalàl’heurequ’ilest. Illevalesyeux,meregardabienenface;laprofondeurdesonregardmecoupalesouffle. —Jel’aisuplustarddanslajournée.Ilvadevoirmerendredescomptes. —Nevapas…Aquoibon?Jeveuxdire:merci,mercibeaucoupmaisjenevoispas… Désemparée,j’aibaissélatêteàmontour.Lesilences’estétirédelonguessecondespuis,sur unegrandeinspiration,Brendanainstallélepique-nique.Ilyavaitdufuyongauxœufs,dupoulet duGénéralTso,touteunevariétédeplats… —Atable!a-t-ilditenmetendantunefourchetteetunthéglacé. J’aiappréciélethéglacé. —Merci.Jen’aijamaisbeaucoupaimélessodas. —Oui,jesais,a-t-ilglisséavecunpetitsourire. —Tusais…? —Tum’asdemandédeteprendreunthéglacé,lesoiroùnoussommesallésécouterlegroupe deGabe. —Brendan,justement,cesoir-là… Jenepouvaisplusreculer.Ceseraitinsupportablederentrerchezmoicesoirsansavoiréclairci lasituation.Pourmedonnerunecontenance,jesecouailapetitebouteilledethéglacé,dévissaiet revissailebouchon…Puis,évitantleregarddeBrendan,j’expliquaienfin: —Cesoir,tumeparlescommetulefaisaisauMet,etaussiaubar.Maisaulycée… —Oui? —Tuagiscommesijen’existaispas. Voilà,c’étaitsorti.D’unefaçonunpeutroppuérileàmongoût,maisc’étaitditquandmême. —Vrai,avoua-t-il.Jen’ensuispastrèsfier;franchement,j’aimeraismieuxnepasparlerdeça. Jusqu’oùpouvais-jeinsister?Nousavionsjustediscuté,unsoir,deuxsemainesauparavant.Cela medonnait-illedroitdeluidemanderdescomptes?D’accord,jesoupçonnaisquenousétionsliés par une malédiction depuis près de neuf siècles — mais cela, je ne pouvais pas le lui dire ! Maladroitement,j’aiconclu: —C’est…inattendu. Ilapprouva. —Jecomprends.Ecoute,Emma,jen’aimepasbeaucouplaplupartdesfillesdulycée. —Voilàaumoinsunechosequenousavonsencommun. Ilmesourit,repritaussitôtsonsérieux.Sesyeuxémeraudebraquéssurmoi,ilprécisa: —Maistoi…toi,tuesparticulière. Cefutcommesisesparolesrestaientsuspenduesentrenousdansl’airdusoir.D’unevoixdouce, ilajouta: —Tuasvu,jet’aiattenduemalgrétonretard… J’acquiesçaitimidement,revivanttouteslesémotionsquisebousculaientenmoichaquefoisque je le trouvais adossé à cette fameuse boîte aux lettres. Le service des Postes aurait dû le prendre pour sa campagne de publicité ; rien que de le voir donnait envie d’envoyer une lettre et de renoncerdéfinitivementauxe-mails. —Çanem’apasennuyédet’attendre.Ettoi,tuétaisembêtéedemetrouverlàtoutdemême? —Non.J’étaiscontentedetevoir. Ilm’offritsonplusbeausourire,puisils’exclama: —Danscecas,pourquoineveux-tupasmeledire? —Tedirequoi? Retourbrutalàlacasedépart…Jenecomprenaisrien.Quevoulait-ilsavoir? —Lavérité.Tonhistoire. Ilsemblaitsincèrementblessé. —TunevienspasdePhiladelphie,iln’yariendevraidanscequetuasracontéauxautres.Quel quesoittonpassé,tupeuxteconfieràmoi. C’étaitdonclerécitauthentiquedemaviebriséequ’ildésiraitentendre?Laforcedemapropre réactionmesurprit. —DepuislesoirduMet,c’esttoutjustesitum’adresseslaparole!Commentteparlerais-je? D’ailleurs,moinonplus,jenesaisriendetoi!D’oùtuviens,oùtuhabites,quisonttesparents! C’était horrible, ma voix se fêlait, je parlais comme l’écorchée vive que j’étais, celle que je parvenaisgénéralementàplanquerderrièrelemasqued’unenormalitéacceptable. —Moi,aumoins,jerestecohérenteavectoi!Toi,tuchangessanscessed’attitude.Tumeparles quandpersonnenepeutnousvoir,commesituavaishontequ’ontevoieavecmoi.Siçasetrouve, lundi,tumetraiterasdenouveaucommeunelépreuse. —Non,Emma… —Quetudis. Jecroisailesbrasd’unairdedéfi;puisilsaisitmesmains,m’obligeaàmedétendreetmedit avecbeaucoupdedouceur: —Jenet’ignoreraiplusjamais,tuasmaparole.Tuasraison,c’estinjusted’espérerquetute confiesàmoialorsquetumeconnaisàpeine.Tunemedoisrien,surtoutaprèslafaçondontjeme suiscomportéavectoi. Sonregardvert,anxieux,plongédanslemien…D’ungestevif,ilaportémamainàseslèvres, etcebaiserlégercommeunfrôlementd’ailem’abrûléejusqu’aucœur. — Je te jure que je ne suis pas gêné qu’on te voie avec moi. Et cela m’attriste que tu aies pu l’imaginer. —Brendan… Jenesaispascequej’auraisditmaisilm’ainterrompue. —Jeveuxmeracheter.Tiens,jeteproposeunmarché. Sabelleassuranceétaitderetour;sesdoigtssemêlaientauxmiens. — On va terminer notre dîner et, ensuite, je te raccompagnerai chez toi comme un garçon sérieux.Tuauraspasséunebonnesoirée,moiaussi,etjet’inviteraidenouveau,enymettantles formes.Demain,parexemple.Vienschezmoi.Mesparentsnesontpaslàceweek-end,nousaurons lamaisonpournous. Jehaussaiunsourcil;aussitôt,ilprotesta: —Non,Emma,pascommeça.Nouspasseronsjusteunmomentensemble,tuverrasoùj’habite, tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras. Tu pourras même fouiller dans mes affairessiçatedit.Allez,disoui! Macolèreétaitpassée,jen’étaisplussurladéfensive.Négligemment,j’aicueilliunmorceaude pouletenobservant: —Tuesplutôtsûrdetoi. —Moi? J’aiprisletempsdeterminermabouchéeavantd’ajouter: — Oui ! Tu es si certain que je passe une bonne soirée et que je voudrai bien venir chez toi demain. Jem’efforçaisdejouerlanonchalance,unpariassezdifficilevuqu’iltenaittoujoursmamain. Commej’essayaismaladroitementdepiquerunmorceaudebrocolidelamaingauche,ilmefitun large sourire, écarta ma fourchette de la sienne, et prit le brocoli pour lui. Je lui jetai un regard noir;enchanté,iléclataderire. —Maissi,tut’amuses,tuvoisbien!Bon!Nousneparleronspasdetonéducationinterrompue auLycéeImaginaire,etcertainementpasdemonattitudedecesdeuxdernièressemaines.Dis-moi justeunechose,répondsparouiounon.Tuasvraimentseizeans? —Oui. —Bien!Moi,j’aidix-septans.Tut’appellesvraimentEmmaConnor? —Oui. —Tuasunanimaldecompagnie? J’aiéclatéderire. —J’avaisunchatquandj’étaispetite. Jen’aipaspréciséqueHenrym’avaitinterditd’enreprendreun.Ildétestaitlesbêtes. —Moij’avaisunchien,soupiraBrendanensecouantlatête,atterré.Tuaimesleschats,j’aime leschiens:qu’est-cequejeficheavectoi? Nousavonsritouslesdeux,maisenmonforintérieurjemesuisdit:leplusbeaugarçondu mondevientdedirequ’ilest«avecmoi».PuisBrendanafaitungesteversmonpendentifetj’ai pensé:ha!Nousyvoilà! —D’oùtiens-tucemédaillon? Finideplaisanter. —Monfrèremel’adonné. —Etoùl’a-t-iltrouvé? —Dansunebrocante.Ilm’aditqu’ilespéraitqu’ilmeporteraitchance. Brendanconnaissaitlasignificationdublason.Cettecertitudes’estimposéeàmoimais,l’instant d’après,j’aiperdulacapacitéd’alignerdeuxpenséescohérentescar,lâchantlependentif,ilsemit àfrôlermoncouetmagorgeduboutdesdoigts.Puisilmecaressadoucementlajoue. —Emma…J’espèrequetonfrèrearaison. Le contact de sa main sur moi, son visage aussi proche que le soir où j’avais cru qu’il allait m’embrasser,sesyeuxémeraude… Maissamainestretombée,ilasembléréfléchir…et,toutnaturellement,ilaprissonsodaeta bu.Unefoisdeplus,ilavaitrompulecharme. Amontour,jebusunegorgéeenm’efforçantdenepasmetorturer(qu’est-cequej’avaisdesi désagréablepourqu’ilnesedécidepasàm’embrasser?). —Ettonfrèreestrestéà…Philadelphie? J’aisecouélatêteetmurmuréavecréticence: —J’aiperdumonfrèreilyabientôtdeuxans. —Désolé,jenevoulaispas… Ilatendulamain,effleurédenouveaumonvisage.Maladroitement,j’ailancé: —Bon,àtontour:tun’aspaseudeproblèmesaprèslabagarre?Avecl’équipe? Ilsemblacomprendrequej’avaisbesoindechangerdesujet. —Non;commejesuisdéjàsuspendu,çalimitelesoptionsdesanction.Anthonyatrèsenviede sevenger,ilprofitedel’entraînementpourmefairedescroche-pieds.Ilchercheàmepousserà boutenespérantquejeluimettraimonpoingdanslafigure,cegenredechose. Avecunsouriresatisfait,ilaprécisé: —Jem’enfiche,çam’adonnél’occasiondelefairevolerdansuntasdechaisespliantes.Un accident,bienentendu. —Sij’aigâchévotreamitié… Ilaéclatéd’ungrandrire. —Jesuisobligédelecôtoyerparcequenoussommesdanslamêmeéquipeetquenosparents évoluentdanslemêmemilieu. Jeposaialorsunequestionanodine,maisquisemblalemettremalàl’aise: —Pourquoin’étais-tupasencoursenfindesemaine? —Unehistoiredefamille.Aufait,l’examendechimie,tut’enesbiensortie? Ilorientalaconversationsurlesprofsquenousaimionsbien,ceuxquenousn’aimionspas,et ceuxquenousn’aimionsvraimentpas.Lapériodedescontrôles.Dessujetsneutresetsansdanger. Commej’avouaiquelelatinétaitmontalond’Achille(oui,jesais,Achilleestgrec),ils’écria: — Je peux t’aider si tu veux. Mme Dell n’a pas changé l’énoncé de son contrôle depuis des années,jedoisencorel’avoirdansmonclasseurdel’andernier.Jeteferairéviser. J’avoue que la perspective d’étudier avec lui m’interpellait davantage que la possibilité de relevermamoyenne! —Contentdetedonneruncoupdemain. Décidément,ilsemontraitabsolumentcharmant.Cependant,etmalgrétouteslesoccasionsque jeluidonnais,ilnes’avançaitjamaisau-delàd’uncertainpoint.Asedemanders’ilnemevoyait pasexclusivementcommeuneamie! Maisdepuisquandcaressait-onlajoued’uneamiedecettefaçon? Nousétionsdoncplusoumoinsdansl’impassequandunegrossevoixaéclatételunorageànos oreilles. —Vouslà-bas,lesjeunes!Descendezdelà! Le rayon puissant d’une lampe torche nous a éblouis. Un gardien du parc ! Pour une raison inexplicable,sonarrivéenoussembladuplushautcomique.Ilétaitdanstoussesétats;pendantque nousnoushâtionsderassemblernosemballagesenriantsouscape,iltonnait: —Laclôturen’estpaslàpourrien!Ilyaquarantemètresdevide,ici! —Désolés… Brendan dut m’aider de nouveau à franchir la barrière. Ricanant comme des imbéciles, nous avonsdévalélesentier. —Ilestquelleheure?ademandéBrendan. J’aisortimonportable. —21h36! Çàalors!Nousétionsensembledepuisplusdetroisheures.Unechancequejen’aiebuqu’une petite bouteille de thé glacé, ça aurait complètement cassé l’ambiance si j’avais dû chercher des toilettes.Surtoutenpleinenuit,dansunparc! — Il faut que je te ramène à une heure raisonnable si je veux que tu acceptes de me revoir demain. —Etqu’est-cequetuproposes,pourdemain? J’aisortidemapocheunrouleaudebonbonsàlamenthe,j’enaienfournéundansmabouche; uneallusionpeut-êtreunpeutransparente?Toutnaturellement,ilatendulamainpourenprendre un—impossibledesavoirs’ilavaitsaisil’allusion. —Attendsquejet’invitecommeungarçonsérieux. —Tuparlesd’ungarçonsérieux!Acausedetoi,jeviensdemefaireincendierparungardien duparc. Lanuitétaittranquille,noussuivionslesalléesenécoutantlesfeuillesmortescraquersousnos pas.Brendanatrouvéunepoubellepourjeterlesemballagesdenotrerepasetm’a,enfin,prisla main.Cecontactm’aréchaufféejusqu’àl’âme. —Oùhabitetatante? —Surla68eRue,toutprèsdeParkAvenue.Tuesdanslemêmesecteur? —Non,maisjesuisobligédeteraccompagnerdevantcheztoimaintenantquejesuisungarçon sérieux. Leventjouaitdanssescheveux,ilmetaquinaitenserrantmamaindanslasienne.Jeluiaisouri, son pas s’est encore ralenti. Cherchait-il à retarder le moment de la séparation ? Une émotion puissante se levait en moi : nous ne parlions plus, et cela avait quelque chose de solennel de s’avancersilencieusementdanslanuittouslesdeux,lamaindanslamain.Jemesentaisportéepar quelquechosed’immense. Tout a changé quand nous sommes sortis du parc. En retrouvant les rues, les lumières, la circulation,ilm’asembléquejebasculaisdansuneautreréalité.Nousmarchionsplusvite,nousne disionstoujoursrien;Brendann’avaitpaslâchémamainmaisjemesentaismoinsprochedelui. EntraversantMadisonAvenue,ilm’ademandé: —C’estici? —Presque.L’immeublesuivant. Alors, à peine avions-nous posé le pied sur le trottoir, il m’a attirée dans l’embrasure d’une porte.Monsouffles’estaccéléré:enfin!enfinilmeprenaitdanssesbras,écartaitmafrangede monfront… —Emma…Tuaspasséunebonnesoirée? J’aiacquiescé,incapabled’articulerunmot.Sanscesserdejoueravecmescheveux,Brendana repris: —Jemedemandais…pourdemain. —Demain?Jesuisoccupée. C’était un mensonge stupide, la faute à trop d’émotion. Brendan s’est contenté de me serrer contreluietdesondermesyeux.Bienqu’intimidée,toutàcoup,j’aiavoué: —Jesuisoccupée…avectoi. — Tu vois, a-t-il chuchoté, je t’avais bien dit que je pouvais me comporter comme un garçon sérieux. Jel’aivuinclinerlatête.Al’instantmêmeoùsaboucheseposaitsurlamienne,unechaleurtrès douces’estrépanduedanstoutmoncorps;lecœurdufoyerselovaitdansmapoitrine.Brendan m’a d’abord embrassée tendrement, en prenant mon visage au creux de sa main. Bouleversée, je mesuisabandonnée.Etlà,sonbaisers’estfaitplusintense. J’avais souvent rêvé à cet instant, mais rien n’aurait pu me préparer à ce que j’ai éprouvé. Sa bouchesurlamienne,songrandcorpscontrelemien,samaindansmescheveux…toutcelame submergeait, et c’était en même temps tout naturel. Comme un retour au foyer après une longue absence.Commesimaplaceétaitlà,danslesbrasdeBrendan,detouteéternité.Sibienque,quand ils’estécarté,j’airessentiuneespècedevertigeheureuxrienqu’àvoirqu’ilétaitaussiétourdique moi. Ilaposésonfrontsurlemien;pendantquelquesinstants,nousavonsjusterespiré.Puisilalevé latêtepourpresserseslèvressurmonfrontenmurmurant: —C’étaitstupéfiant. Encoreunbaiser,dansmoncoucettefois,etilasouffléàmonoreille: —Onsevoitdemain.Jet’envoieuntextopourtedonnermonadresse.Viensaussitôtquetule pourras. Il s’est redressé en reculant d’un pas. Nous avons échangé un dernier sourire, un dernier bonsoir, et j’ai flotté sans toucher le sol jusqu’à l’auvent qui abritait l’entrée de mon immeuble. Plantésurlepasdelaporte,leportierenuniformenoustoisaitavecironie.Sansmepréoccuperde lui, je me suis retournée vers Brendan qui me couvait des yeux depuis le trottoir. Un dernier regard,etjemesuisengouffréedansl’ascenseur. J’avaisvudesfilmsoù,aprèslepremierbaiser,l’héroïnerefermesaporteets’yadosseavecun soupir extatique. Je prenais cela pour un stupide cliché hollywoodien — et pourtant, oui, j’ai refermélaportedel’appartementdematanteetm’ysuisadosséeensoupirantdebonheur. J’aientendulavoixdematante: —Tuaspasséunebonnesoirée? —Oui,tanteChristine. Elleémergeadelacuisineenpeignoirroseetpantouflesassorties,medévisageaunbrefinstant etobserva: —Jesupposequ’ilyavaitungarçon? —Oui,tanteChristine. —Ildoitcompterpourtoi,alors. Avecunsoupir,elles’estinstalléesurlecanapédusalonet,toutnaturellement,elleaajouté: —J’avaisexactementtatêtelapremièrefoisquetononcleGeorgem’aembrassée. Instinctivement,j’aiposélamainsurmabouche.TanteChristineafaitlamoue,commesielle s’apprêtait à me faire des reproches, puis j’ai vu son regard vaciller et se tourner vers la photo d’elleavecl’oncleGeorge,envacancesàDublin.Leurderniervoyage. L’histoiredeleurrencontreétaitcélèbredanslafamille.C’étaitunsoirdepremière,àl’époque oùChristineétaitdanseuseàBroadwayetGeorgeunproducteurcélèbre. —Nousnenoussommesplusquittés.Sixmoisplustard,nousétionsmariés. —OncleGeorgeétaitvraimentsuperbe. —Oh!oui! C’étaittouchantqu’ellesembleheureusedesesouvenirplutôtquetristedel’avoirperdu. —J’aieubeaucoupdechancedeconnaîtreunamourpareil.Alors,dis-moi,cegarçon…Ilest encoursavectoi? —Oui…Ils’appelleBrendanSalinger. C’étaitimpressionnantdeprononcersonnomtouthaut.Etimpressionnantaussidevoirlesyeux dematantes’arrondir. —Comment,lepetitSalinger? —Oui.Cen’estpasunebonnechose? —Mafoi,cen’estpasunemauvaisechoseensoi,magrande.Safamilleesttrès…envue,voilà tout.Jecroisesamèreauconseild’administrationdulycée,etaussidansdesgalasdecharité. «Envue»?Avantquejepuisseluidemandercequ’elleentendaitparlà,ellem’ademandési j’allaislerevoir. —Jevaischezluidemain,situesd’accord. —Biensûr,machérie.Lafamilled’Ashleynousainvitéesàdîner,maisj’iraisanstoi.Nereste pastroptard,tuascourslelendemain. Jemejetaidanssesbrasetl’étreignisdetoutesmesforcesenchuchotant: —Merci,tanteChristine.Merci. Hélas,dèsquejemesuisblottiesousmacouette,lepetitnuageroses’estdissipéetj’aisentiles angoissesfamilièrescroulersurmoi.Direquetoutm’étaitsortidel’esprit,malédiction,sorcière et blason magique ! Comment était-ce possible : tous mes questionnements s’envolaient dès que j’étais auprès de Brendan, sa seule présence faisait chuter mon QI. Et pas seulement sa présence maisaussisesyeuxhypnotiques,seslèvres…Non,Emma,concentre-toi! Ehbien,c’étaitjuré:jeresteraispluslucidelelendemain,jechercheraisdessignesindiscutables indiquantsi,ouiounon,Brendanétaitmonâmesœurprédestinée.Ensuite,jepourraism’inquiéter desavoiràquoi,concrètement,mecondamnaitlamalédiction. Aprèstout,ilm’avaitembrasséecesoiretilnes’étaitrienpassédecatastrophique!Satisfaite,je mesuisrouléeenbouledansmonlitdouilletetj’aiaussitôtsombrédanslesommeil. *** En ouvrant les yeux, encore tout engourdie, je m’attendais à voir la porte ouverte sur la perspectiveducouloirmenantàlasalledebains.Maiscequejevisétaittrèsdifférent.Jemesuis redresséebrusquementencontemplantledécoravecstupeur—delourdsrideauxdebrocartetune chambre inconnue qui sentait la pierre humide ! Je ne portais plus mon pyjama à carreaux bleus maisunelonguechemisedenuitblanche,unpeurêche,quisemblaitcousueàlamain. Cettechambrecavernemefithorreur.Jem’enarrachai,lapierreglacialedusolbrûlamespieds nus.Jemesentistotalementvulnérable.Etfaible.Quesepassait-il,j’étaismalade?Oui,sûrement. A chaque pas, ma nausée empirait ainsi que mon vertige. La panique enflait en moi. Il fallait absolumentsortir,échapperàcetendroit.Jen’avaisplusuninstantàperdre! J’aiquittécettechambreétrangeenm’appuyantauxmurs;auhasard,jemesuisengagéedansun petitescalierencolimaçon;mesonglessecssecassaientdanslesfentesentrelesmoellons.Mes piedsétaienttroplourds,desfrissonsaffreuxmesecouaient.Enbas,j’aitrouvéuncouloirdallé, éclairé par un rayon de lune. En rassemblant mes dernières forces, je me suis traînée jusqu’à la lourdeportedeboisquienfermaitl’extrémité.Ilmesemblaitquesijeparvenaisàlafranchir,je serais sauvée. Je dus lutter pour soulever une barre massive et pour faire jouer des verrous grossiers.Auborddel’évanouissement,jetirailebattant. Enfin l’air libre, le ciel étoilé ! Un puissant parfum de roses m’a frappée au visage, mêlé à l’odeurfraîchedel’herbefauchée.Tremblanted’épuisement,j’aicherchéàpercerl’obscuritédu jardin,àl’affûtdudanger.Rien,pasunmouvement,pasunson.Unpeurassurée,jemesuisdirigée entrébuchantverslesrosiers. Uncrirauqueetguttural!Dansunsursautaffreux,jemesuisretournéeenréprimantuncri.Un groupe d’hommes se ruait vers moi, je ne distinguais pas leurs visages, juste leurs silhouettes géantes,terrifiantes.J’aientendulavoixd’Ethanmecrier: —Sauve-toi! Laterreurm’adonnélaforcedecourir.Jemepenchai,filaientrelesbuissonsodorants…mais trois nouveaux intrus se dressèrent devant moi, ils appelaient les autres de leurs voix rauques. Cernée,auxabois,jetournoyaisurmoi-même,lesmainsbrandiescommedesgriffes. Quand le cercle des hommes se referma sur moi, je n’entendis plus rien que le battement assourdissant de mon propre cœur. Ils criaient mais je ne comprenais rien, je voyais seulement leurs faces grossières, leurs barbes sales, je sentais leurs mains sur moi qui me poussaient, déchiraient mon vêtement. L’un d’eux me frappa, je m’effondrai dans l’herbe douce, humide de rosée.Agrippéedesdeuxmainsàlaterrenoire,jeparvinsàreleverlatête;lameutem’entourait mais,entreleurstêtes,jevislalune,uncroissanttoutsimpledansuncieltrèspur.Puisunedouleur affreusedéchiramapoitrine. Jemesuisredresséeconvulsivementdansmonlit,lesmainspresséessurmescôtes.Jesentais encoreladouleurbrûlanteducouteau.Maladed’horreur,j’aisentimondoigtglisseràtraversun troudel’étoffedemonpyjama,justeauniveaudemoncœur.Untrouquin’étaitpaslàquandje m’étaisendormie. Jesavaistrèsbiencequejevenaisdevoir,ouplutôtdevivre:lesderniersinstantsdeGloriana, mesderniersinstants.Etmaintenant,lamalédictionrassemblaitsesforcespourunenouvellemiseà mort.Jenevoulaispasaffronterunsortaussiaffreux!Monvertiges’intensifia,j’avaisbesoinde m’étendre…maisj’étaisdéjàcouchéedansmonlit. Les mains tremblantes, je saisis mon téléphone. Il était beaucoup trop tard pour appeler Angelique.Untexto,plutôt.Jedusm’yreprendreàplusieursfoispourlecomposer:«Rappellemoi asap, il y a du nouveau. Urgent ! » Puis je restai assise toute raide dans mon lit en espérant contretoutevraisemblancequ’ellemerépondraitaussitôt. Nous ne sommes pas faits pour endurer longtemps une telle terreur. Dans ma chambre bien tranquilledeNewYork,aucundangerimmédiatnememenaçait.Jefinisparmecalmerunpeu.Je venais de faire un cauchemar. Incroyablement violent, mais un cauchemar seulement. Je m’étais endormie en décidant d’ouvrir l’œil et de guetter tous les signes pouvant me confirmer que la malédictionétaitbienréelle.Monangoisses’étaitdonctransposéedansmesrêves,et… Maisnon,biensûrquenon,quiessayais-jeencoredetromper?J’avaisdemandéunsigneetil venaitdem’êtredonné,aussiclairquepossible.J’étaisGloriana.Et,maintenant,qu’étais-jecensée fairedecetterévélation? 13 J’aidûfinirparm’endormir:jemesuisréveilléerecroquevilléesurmoi-même,lamaincrispée sur mon portable. On était dimanche matin et Angelique ne m’avait pas rappelée. J’ai laissé un premiermessage,relativementcalme: —Angelique,c’estEmma.Tumerappelles? Puisjesuisalléeprendremadouche,sûredetrouveruneréponseenrevenant.Maisiln’yavait toujours rien, et ma seconde tentative s’est encore cognée contre sa messagerie. Deuxième message,déjàmoinscalme: — Angelique, c’est encore moi. Je t’en prie, téléphone ! Il y a du nouveau et tu es la seule à pouvoirm’aider. Montroisièmemessagefrisaitl’hystérie. — Angelique ! J’ai rêvé de la mort de Gloriana cette nuit. C’était totalement réel, c’était… Et moi,jesuiscenséepasserlajournéeavecBrendan.Ettuavaisraison,c’estlui.Oui,quelchoc,je sais.Tupensesquejedoisyaller?Jenesaisplusquoifaire!Jet’enprie,jet’enprie,appelle! J’avais désespérément besoin de la joindre avant… Bon, l’heure n’était pas aux euphémismes, avant mon rendez-vous avec Brendan. Tout, mais absolument tout, me poussait vers une conclusionetuneseule:aussiinvraisemblablequecelapuisseparaître,nousétionsbiendesâmes sœurs,desamantspoursuivisparlesort,desfiancésmaudits. Entoutelogique,j’auraisdûpartirencourant,déciderdenejamaislerevoir…maiscela,jene pouvaismêmeplusl’imaginer. J’aipourtantfourniuneffort.Aprèsmûreréflexion,j’aipasséunmarchéavecmoi-même:si Angeliqueestimaitquec’étaittropdangereux,jen’iraispas.Pourplusdesécurité,j’aibranchéle portabledanssonchargeur. Maisellen’apasrappelé. Annuleràladernièreminute?Impossible.Entoutefranchise,jenevoulaispasannuler.Plusje pensaisàBrendan(etàcequej’avaiséprouvéaumomentoùilm’embrassait),plusilmesemblait évidentquej’iraisleretrouveraujourd’hui.Uneforcemepoussaitverslui,bienpluspuissanteque sonfabuleuxcharmeetsaséductionravageusedegarçonmagnifique:auprèsdelui,jemesentais heureuse.Guérieduchagrinetdesblessuresdecesdernièresannées.Lebonheur,jel’avaisconnu àsifaibledosequej’étaisprêteàtoutpourenravoir.Mêmeàaffronterunemalédiction! Voilà,c’étaitdécidé:jerangeraistoutcequejevenaisdedécouvrirdansuncoffreferméàclé, etjefileraischezBrendan. Ce fut tout de même un choc de trouver, en arrivant, une confirmation supplémentaire de nos hypothèses occultes — ou du moins une confirmation de la position sociale des Salinger. A l’adresseindiquée,jesuistombée,abasourdie,surunedemeuredequatreétagesdanslapluspure tradition du vieux Manhattan. Une brownstone entière pour une seule famille, plus personne ne s’offraitçadepuislaDépression!Lafaçadeétaitaustère,maisunebalustradeouvragéeencadrait leperrondesescourbesgracieuseset,justeenface,ilyavaitunpetitjardinpublicavecvuesur l’Hudson. Incrédule,j’aivérifiélenumérodorédelagrille;pasdedoute,c’étaitceluiquem’avaitdonné Brendan. Je comprenais mieux maintenant le petit commentaire de tante Christine : « en vue » signifiait riche, immensément. En se réincarnant dans son descendant, Archer avait donc effectivement obtenu la fortune qu’il demandait — à condition que la légende n’en soit pas une, biensûr. Une voix métallique, toute proche, a prononcé mon nom. Un sursaut horrible m’a fait tressaillir…avantquejen’identifielaprovenanceduson:unpetitboîtierblancfixéàlagrille. —Tucomptescontemplermamaisonencorelongtempsoutuasl’intentiond’entrer? Même déformée, j’ai reconnu la voix de Brendan. Il y a eu un vrombissement, un déclic. J’ai poussé la grille, qui était lourde ; quelque chose en moi s’est crispé car son poids me rappelait, obscurément,moncauchemaretl’effortquej’avaisdûfournirpourouvrirlaportedujardin. Il m’a semblé que, jusque-là, je n’avais pas vraiment mesuré ce que je m’apprêtais à faire. J’entraischezBrendan,nousallionsêtreseulstouslesdeux.JusteBrendan,moi,etlaconviction qu’ilm’étaitdestinédepuisdessiècles.C’était…impressionnant. Jegravissaislesquelquesmarchesduperronquandlaportes’estouverte;Brendanestapparu surleseuil,trèsdécontracté,enchaussettes,jeanetsweatdézippésurunT-shirtblanc.Moi,j’avais optépourunpantalongris,unechemisenoireàdécolletérondetmesbottesàtalons. —Emma… Ilaentourémesépaulesdesonbras,m’aattiréeàl’intérieurenrefermantlaportedutaloneten pressantseslèvressurlesmiennesdansunbaiserrapideettrèsdoux…ettoutesmesangoissesse sontenvoléesd’unseulcoup. —Tuesencorevenueencourant? Ilmesouriait,unsourirechaleureuxetintime.Courtoisement,ilm’aaidéeàretirermavestede laine et l’a accrochée à un meuble fabuleux, une sorte d’antiquité exotique dressée à côté de la porte. —Non,j’aiprislemétro. Jen’aipaspréciséquejem’étaistrompéedestation.Sonregards’estposésurmesbottesetila ajouté,assezgêné: —Moi,j’apprécielelook,maismamèredemandequ’onretireseschaussuresdanslamaison. Çat’ennuie? —Biensûrquenon. Je me suis appuyée à son épaule pour me déchausser. En fait, j’étais bien contente de m’en défaire:jevivaisenConverse,jen’avaispasl’habitudedestalons,etmespiedscommençaientdéjà à me faire mal. Dès que je me suis retrouvée en chaussettes (par chance, j’avais choisi des socquettesàpoisassezcraquantes),Brendanm’asaisilamainens’écriant: —Viens,jetefaisvisiter! Si la façade m’avait impressionnée, l’intérieur me fit halluciner. Spectaculaire ! Nous avons passélatêtedansunesortedesalond’apparatquioccupaitàpeuprèstoutlerez-de-chaussée.Une immenseétenduedeparquetvitrifié,desfauteuilsetdescanapéscouvertsdebrocartàramages,des portes-fenêtres donnant sur de la verdure… De retour dans le hall d’entrée (vertigineux), nous nous sommes engagés dans un escalier de merisier qui aboutissait à une cuisine ultramoderne. Changementdesiècle!C’étaitunecuisinecommeonn’envoitqu’àlatélé,avecunedécosublime etunréfrigérateuràdeuxportesenacierbrossé.PendantqueBrendanfourrageaitdanslefrigo,je regardais autour de moi, médusée. Une grande jatte de céramique blanche pleine d’oranges était poséedevantunefenêtreauxrideauxdelinorange;lamêmecouleurseretrouvaitsurlescoussins deschaisesdisposéesautourd’unetableblanche.J’aicomprisquelesfruitsn’étaientpaslàpour qu’on les mange, ils faisaient partie de la décoration. Cela existait donc, des fruits fashion ? Les bananes,c’étaitl’andernier? —C’estcelui-ciquetuaimes,non?m’ademandéBrendanenmetendantunepetitebouteillede théglacéaucitron. —Oui,j’adore.Toiaussi? J’envoyaisunpackaufrais.IlaprisunPepsienrépondantnégligemment: —Pasplusqueça.Juste,quandj’aisuquetuvenais,j’aidemandéàDinad’enacheterpourtoi. —QuiestDina? —Lagouvernante.Tuveuxvoirl’autresalon? Décidémentdépasséeparlesévénements,j’aihochélatêteetmesuislaisséentraînerversune porteàdoublebattantaufonddelacuisine.UnedemeuredequatreétagesaucœurdeManhattan? Unegouvernante?L’autresalon?Aunomduciel,quelbesoinavait-ond’unsalonderechange? Sijamaislepremiersetrouvaitdansl’incapacitéderemplirsesfonctions,c’étaitladoublurequi reprenaitlerôle? L’explication était simple : le salon du rez-de-chaussée servait aux réceptions et la famille se réservaitceluidel’étage.Ilyavaitlàunécrangéant,unechaîneultra-compliquéeprotégéeparune vitrine de verre, des rayonnages contenant tous les films et tous les jeux vidéo possibles… Mes piedss’enfonçaientdansunemoquetteépaisseetmoelleuse.Lesfenêtress’ouvraientsurunbalcon quidonnaitàsontoursurunjardinimpeccablementtenu. Un soupir époustouflé m’a échappé. Sans le moindre doute, je visitais là la maison la plus luxueuse que j’aie jamais vue, même à la télé. « En vue », c’était trop peu dire ; dans l’univers entier, il existait sans doute quelques autres familles aussi riches et puissantes que les Salinger, mais elles devaient se compter sur les doigts de la main. Toutes mes théories sur une prétendue destinée nous poussant, Brendan et moi, dans les bras l’un de l’autre me semblèrent tout à coup absurdes. Un rêve. Comment avais-je même pu imaginer avoir ma place auprès d’un garçon commelui? — Je sais, c’est un peu tape-à-l’œil, a-t-il lâché avec une grimace. Rien que la cuisine… On pourrait imaginer que quelqu’un dans cette famille prépare des repas. Mon étage est bien plus discret. —Tonétage? Ilauraitaussibienpudire«monîle».MapetiteîleduPacifiqueoùj’aimeallermeressourcer quandlestressmegagne…Jemesentaisdeplusenpluscrispée.Destinésl’unàl’autre…quelle oiej’étais!Jamais,augrandjamais,cegarçonparfait,avecsavieparfaite,nesecontenteraitd’une filletellequeEmmaConnor. Brendanm’adenouveauentraînéedansl’escalieretnousavonsdépasséletroisièmeniveausans nousarrêter. —Lachambredemesparents,lachambred’amis,lebureaudemonpère.Moi,jesuisau-dessus. —Ensomme,tuaslepenthouse! Jecherchaisàplaisantermaisçasonnaitfaux,unpeupiteux.Brendannerelevapas;peut-être n’avait-il rien remarqué. Tout en haut des marches, il poussa une porte découpée dans le même bois somptueux, un peu rosé, que l’escalier. Je me raidis en prévision du lit à baldaquin, des diamantsbrutsrépandusicietlàsurunsoldemarbre…maislorsquejefranchislaporteàmon tour,uneheureusesurprisem’attendait. Poussé contre un mur de briques nues, il y avait un lit avec une couette bleue assez négligemmentjetéesurlematelas.Nonseulementlelitn’avaitpasdecadresculpté,maisiln’avait pasdecadredutout.Unetélésuspendueaumurfaceaulit,unbureausimpleetfonctionnel;posé surlebureau,unordinateurportablehautdegammeavecplusieurshaut-parleursetunfouillisde câbles. Son matériel de DJ s’empilait dans un angle de la pièce et le reste du mobilier était tout aussiordinaire:unecommode,uncanapésombre,unetabledenuit.Surlesmursdeplâtreblanc mat, une foule d’affiches encadrées de musiciens — du rock classique comme The Who aux DJ dont je n’avais jamais entendu parler. Au mur près du bureau, un tableau de liège avec un mélimélodefeuillesetdephotosépinglées. TrèsconscientequeBrendannemequittaitpasdesyeux,j’aibouclémarevueenexaminantla collectiondedisquesvinylevintageetsafigurinedeHanSoloposéesurunebaffle.Subitement,il s’estécrié: —Oh!attends,attends! Ilafoncéverssonbureauetôtéquelquechosedutableaudeliège. —Laphotod’uneanciennepetiteamie?ai-jedemandéd’untonfaussementléger. Jem’efforçaisdenetrahiraucunejalousie,jevoulaisàtoutprixrestercool. —Non,rien,dit-ilenfourrantlepapierdanssapoche. —Oh!Allez,faisvoir!Tuasdit:pasdesecrets. Ilmesaisitparlataille,murmura: —Toutàl’heure,peut-être… Puisilm’embrassadanslecou.Jesentismesgenouxflageoler;savoixrevintchatouillermon oreille. —Jesuisvraimentcontentquetusoislà. Et de nouveau, il m’embrassa. Je m’appuyais contre sa poitrine en savourant un doux contentement… Saufqu’unsignald’alarmesedéclenchadansmatête.C’étaitinsensédemesentiraussiàl’aise danscettesituation!Vulecontexte,j’auraisdûêtrelapremièreàtenircomptedesavertissements descontesdefées:n’acceptepaslapommequet’offreunevieilleinconnue,net’aventurepasseule danslachambred’ungarçon.QuandleMalheurveutt’attirerdanssesfilets,leMalheursoigneses misesenscène—etjemesentaistropbienavecBrendan,tropvite… Je me suis dégagée sans la moindre grâce : j’ai littéralement bondi hors de son étreinte. Je ne voulaissurtoutpasluifairedepeine,maislapaniquenesecommandepas.Stupéfait,ils’estécrié: —J’aifaitquelquechosedetravers?… —C’estjuste…Enfin,jene…Pardon. Voilà un mois que je rêvais à ce moment et quand il se présentait enfin, j’étais incapable d’en profiter ! Brendan sembla comprendre, plus ou moins. Sans rien ajouter, il saisit son ordinateur portableetselaissatombersurlecanapé. —Tiensregarde,dit-il.C’esttropcool,mongrand-pèrem’adonnétoutunlotdevieillesphotos defamille,etjelesaiscannées.IlyadesimagesextraordinairesduNewYorkd’autrefois. Des photos de famille, rien de tel pour casser une ambiance un peu trop intime. Un bon point pour lui ! Je l’ai rejoint sur le canapé et, tout en fouillant dans ses fichiers, il a observé avec un regardencoin: —Commetumel’asfaitremarquer,tunesaisriendemoioudemafamille! Dansunsens,j’ensavaisplusquelui!Amoinsquetoutecettehistoirenesoitunpurdélire? —Tiens,voilàmamèrequandelleavaitseizeans.Elleétaitmannequindanslesannées70. Maisbiensûr!Trèsblonde,levisagefin,elleneressemblaitenrienàsongrandpiratedefils, exceptionfaitedesmagnifiquesyeuxvertsquifixaientl’objectifavecuneexpressionsiglamour. D’autresphotosdéfilèrent.Commelesmembresdesafamilleétaientsouventphotographiésdans dessoiréesdelahautesociété,jereconnusuncertainnombredecélébrités. —Mongrand-pèrem’aaussidonnéunephotovraimentancienne,dit-ilenfin. Ilcliquasurplusieursfichiersjpeg,lesreferma. — Attends, où est-ce que… Je ne sais plus comment je l’ai appelée. Emma, cette photo a près d’unsiècle,c’estlamaisonquiétaitàl’emplacementdecelle-ci. —Cettemaisonestrécente? —Enfin,récente…Monarrière-arrière-grand-pèreafaitconstruireunepremièremaisonsurce terrain dans les années 1900. Mon arrière-grand-père a bâti celle-ci juste avant la grande Dépression.Tiens,voilàlaphoto! Il double-cliqua sur une icône. Le scan était granuleux, on voyait la cassure de la photo d’origine,maislesujetmefutinstantanément,terriblementfamilier.J’auraisreconnucettemaison n’importeoù,safaçaderemplissaitmescauchemars. —Non… Instinctivement, je me suis tournée vers la fenêtre. De cet étage, on voyait scintiller le fleuve Hudson.Unpanoramafamilier,luiaussi,j’eneustoutàcouplacertitude.Commeunéclairdans ma tête, une sensation, un souvenir fugace… j’eus beau tenter de m’y accrocher, il m’avait déjà échappé.C’étaitlapremièrefoisquejeressentaiscela,maisjeconnaissaislenomduphénomène. Un affreux malaise me saisit car je venais de faire l’expérience du fameux « déjà-vu », d’après Angeliquel’undessymptômesquiaccompagnentlescapacitéspsychiquesoumagiques… —Emma?Tuestoutepâle. Brendan se penchait vers moi. Je me suis détournée brusquement, incapable de le regarder en face.Carrémentinquiet,ils’estécrié: —Emma?Tutrembles! —J’airêvédecettemaison. La petite phrase m’avait échappé, j’aurais donné n’importe quoi pour la ravaler. Et aussi pour que Brendan ne m’ait pas entendue parler de cette voix piteuse ! Je n’osais plus lever les yeux, j’avaistroppeurdevoirsonexpression.Ilallaitprendrel’airréservéetdistantquisignifiaitqu’il me considérait comme une folle. Qu’il regrettait de m’avoir invitée chez lui. Il allait trouver un moyenpolidememettreàlaporteetilnem’adresseraitjamaispluslaparole. Commepours’assurerqu’ilavaitbienentendu,ilrépéta: —Tuasrêvédelamaisondecettephoto? Nesachantquefaired’autre,j’acquiesçai. —Etqu’as-turêvé,exactement? Ilparlaitcalmement,bienqu’àvoixbasse,encontemplantl’image. —J’airêvéquej’étaisdanslamaison. Je tendis le doigt, hésitai un instant et le posai sur la porte d’entrée. Oui, je connaissais cette porte.Leregardtoujoursfixésurlaphoto,Brendaninsista: —Regarde-labien.Tuestoutàfaitsûre? —J’airêvéqu’ellebrûlait. Ma voix chevrotait lamentablement. J’ai vu Brendan serrer les paupières comme sous le coup d’unedouleursubite;ilarabattul’écrandesonportable. —Tutesouviensquej’airatélescoursquelquesjourscettesemaine? Ilsetassaitunpeusurlui-mêmepoursemettreàmahauteur.Sonvisageétaitsérieux,presque tragique.J’aihochélatête,etilaenchaîné: —Enfait,jesuisalléàWestchestervoirmongrand-père.C’estledoyendelafamille,ilétaitle mieuxplacépoursavoir… Ilaprismamainentrelessiennes,l’acontemplée.Jecommençaisàmeressaisir.Ilnecherchait niàprendresesdistancesniàsedébarrasserdemoi…etc’étaitlui,maintenant,quisemblaitavoir dumalàmeregarderenface. —IlyatoujourseuuneespècedeplaisanteriechezlesSalinger,ausujetd’unesortede…Bon, jen’arrivepasàcroirequejeteraconteça…unesortedemalédiction.Jecroyaisquec’étaitune histoiredébilequ’onsetransmettaitdegénérationengénération,partradition,parceque… Ilaeuungesteexpressifpourmontrersonenvironnementluxueux. —Parceque,clairement,nousavonseubeaucoupdechance!Emma,tuvaspenserquejesuis complètementdingue. Lecœurserréetlesyeuxdanslesyeux,jeluidis: —Jepeuxtepromettrequenon,Brendan.Jeseraisbienladernièreàpenserquetuesdingue. Ilmejetaunregardcirconspect;cequ’illutsurmonvisageluidonnalecouragedecontinuer sonexplication. — C’était juste une histoire qu’on racontait aux mariages et aux réunions de famille. Paraît-il, toutes les deux ou trois générations, l’un d’entre nous devait vivre une histoire d’amour extraordinaire, une passion comme dans les romans. Seulement, l’histoire était fichue d’avance, elledevaitforcémentseterminerenepicfail.Sibienque,chaquefoisquel’undemescousinsse faisait plaquer ou démolir par une fille, on rigolait en disant que c’était la malédiction de la famille.Personne,maispersonne,neprenaitçaausérieux!Surtoutpasmoi… Ilrelevalesyeuxpourévaluermaréaction.Moi,j’étaisbienincapablederéagir,j’attendaisla suite!Rassuréparmonattitude,ilenchaîna: — La malédiction est liée au blason de nos ancêtres. On prétend que si l’un des Salinger rencontreunefemmequiporteceblason,elleest…l’amourdesavie. Savoixsefittrèsdoucesurcesderniersmots.Ilrougitunpeu,détournalesyeuxetrepritd’un tonbeaucoupplusdésinvolte: — Mon grand-père possède une bibliothèque monumentale, avec beaucoup de documentation surlafamille.J’aieuenviedefairedesrecherchessurleblasonparceque… Ils’interrompit.Samainseleva,cueillitdélicatementmonpendentif;ilconclut: —Parcequetuleportesautourducou. Mon médaillon me brûla la peau quand il le lâcha. J’aurais voulu m’expliquer à mon tour, lui direquej’étaisaucourantdetoutel’histoire,maisj’étaisincapabled’articulerunmot.Jusqu’àcet instant, une voix rebelle au fond de moi s’était obstinée à clamer, envers et contre tout, que les malédictionsn’existaientpas.Celle-cin’étaitqu’unfantasme,unetentativeassezlamentabledema part pour me persuader qu’il existait un lien entre Brendan et moi. Mais là… la réalité de la situationcroulaitsurmoietj’étaismuetted’horreur.Brendanvenaitdemerésumerl’histoirelue dans les Légendes médiévales. Nous étions réellement en danger… et mon frère cherchait réellementàmemettreengarde. Brendanexpliqua: — J’ai trouvé quelques mentions de l’histoire dans des vieux livres, mais ils ne faisaient que répétercequejesavaisdéjà:l’undemesancêtresaremaniéleblasondenotrefamilleensouvenir desafemme.Donc,jemesuisdécidéàinterrogermongrand-père,etilm’aparlédelamaisonqui s’élevaiticimême,avant. Ilserenversacontreledossierducanapéensefrottantlesyeux. —Çan’aniqueuenitête,cequejeteraconte. —Enfait,si. Pousséeparuneimpulsionsubite,j’aiosésaisirsamainentrelesmiennes. —Explique-moi,pourlamaison… Iltournalatêtepourjaugermonexpression,laissaéchapperungrossoupiretselança: —Monaïeul,RobertSalinger,vivaitici,danslamaisondonttuasrêvé.Sursonlitdemort,ila confiéàsonpetit-fils,mongrand-père,que,selonlui,lamalédictionétaitréelle.Toutjeune,ilétait tombéraidedingueamoureuxd’uneouvrièreappeléeConstance.Ill’appelait«sonanged’or»,je supposequ’elleétaitblonde…Bref,lecoupdefoudre.Ilsallaientsemarier,encachettebiensûr parcequelafamillen’auraitjamaisétéd’accord.Elleestmorteàlaveilledumariage. » Le pire, c’est qu’ils croyaient avoir trompé le destin. Quand ils se sont rencontrés, elle travaillaitdansunefabrique.Unjour,elleluiaavouéqu’elleavaitunmauvaispressentiment:elle faisait des cauchemars horribles où elle était piégée dans un incendie. En même temps, elle ne voulait pas plaquer son job, perdre son indépendance ; elle craignait qu’on la soupçonne de ne s’intéresserqu’àlafortunedeRobert.Ilaprotesté,ainsistépourqu’elledémissionne.Elleafini parlefaire…unesemaineseulementavantqu’unénormeincendienedétruisel’usine.Beaucoup d’autresouvrièresontététuéesmaissilamortcherchaitConstance,ellenel’apastrouvéecejour- là.» Ilparlaitavecamertume.Toutbas,j’aimurmuré: —Maiselleétaitdanslamaisonquandcelle-ciabrûlé. Ilneconfirmapasdirectement,cequiétaitensoiuneréponse. — On pense qu’il y a eu un court-circuit. Un problème au niveau des fusibles. Robert pensait avoirréglélaquestionmaismanifestement,iln’étaitpastrèsbricoleur. Ilsetutuninstantpuis,avecunpâlesourire,ilexpliqua: —Al’époque,lespetitespiècesdeunpennyétaientencuivre.Roberts’estcontentéd’enfoncer despiécettesdanslaboîteàfusibles;undomestiqueluiavaitexpliquécommentfaire.Fichugosse deriche!Ilétaittoutfierd’avoireffectuéunvraitravailmanuel. —Çapeutmarcher,ça? —Ilparaît,maisjenetedispaslacatastropheauniveaudelasécurité!Lecourantpasse,sauf qu’iln’yaaucunmoyendeleréguler.Plusdedisjoncteur.EtConstancedétestaitsetrouverseule danslamaison,ellelatrouvaittropgrande,tropsombre… —Alorselleaallumétoutesleslumières…,ai-jesoupiré,atterrée. Brendanaacquiescésombrement. — Robert n’a pas eu la patience de faire venir un électricien, c’était plus facile de glisser un penny de cuivre à l’emplacement du fusible. Il s’est toujours senti responsable de la mort de Constance. Savoixs’éteignit,ilréfléchitquelquesinstants,puishaussalesépaulesetrepritd’unevoixplus gaie: —Lesmalheursarrivent,c’estjustelavie.Tunecroispas? J’ai passé en revue tous les événements qui avaient contribué à m’emmener à ce jour, à cette heureetdanscecanapé.Effectivement,desdramespouvaientseproduire… —Constanceportaitleblason?ai-jealorsdemandé. Brendanm’ajetéunregardtroublé. —Oui.Unebroche. Commelabrochedemonrêve.Cerêveoùjem’étaisvueblonde. —J’espèrequesabrocheétaitunpeuplusdiscrètequetonmédaillon;c’estcommesituportais uneenseigneaunéonautourducou!Entoutcas,mongrand-pèrepensequelamalédictionn’est pasunelégende. —Alorsl’histoireducomteArcherestréelleaussi. J’avaismurmuréçapourmoi-même. —Tuconnaissonnom?s’estétonnéBrendan,soudaintrèstendu. —Moiaussi,j’aifaitdesrecherches.J’aitoujoursvoulusavoircequesignifiemonmédaillon. Jusque-là,jen’avaisjamaisrientrouvé.MaisAngelique…tulaconnais? —Cellequiseprendpourunesorcière? —Ellel’est.Elleatoutdesuitecompris;ellem’aprêtédevieuxlivressurlesarmoiriesetles légendes.SamèreestunespécialisteduMoyenAge.C’estlàquej’ailutoutel’histoire. —Ettunem’asriendit! Jel’aidévisagé,bouchebée. —Tuplaisantes?Tumevoisvenirtevoiràlacafétériaetm’écrier:«Hé,Brendan!Devine!Je suistonâmesœuretjevaismouriràcausedetoi!»Qu’est-cequetuauraispensédemoi?Etpuis, j’ailulalégendedansunlivretrufféd’histoiresdedragonsetdelicornes;commentdémêlerles légendesetlesvéritablesavertissements… — D’accord, je vois… Est-ce que dans ces livres dont tu me parles, on révèle la raison pour laquellelesfemmesquiportentnosarmoiriessontforcémentcondamnéesàunefinatroce? —Ilsemblequeçan’arrivepasàchaquegénération.Enfin,jeveuxdire,lelivreétaitabîmé,il manquaitdespages…Enrevanche,jepeuxtedirecommentlemauvaissortaétéjeté. Brendanm’atranspercéedesonregardd’émeraude.Lesdeuxmainsplongéesdanssescheveux, ilm’ademandé,touttroublé: —Raconte… J’airespiréàfondetjemesuislancée. J’aicontélatristehistoired’Archerd’Aglaeon,condamnéàundeuiléternel,etdeGloriana,son amouréternellementréincarnéquiportesonblason. Lesconclusionsàtirerdudénouementdecettehistoireétaientsiévidentesquejen’aimêmepas eu à les formuler : Brendan et moi venions de passer près de mille ans à nous chercher, et nous étionsprobablementmaudits. 14 Brendanréfléchissait,latêteentrelesmains.Jen’osaisplusfaireungeste.N’ytenantplus,j’ai toutdemêmefinipartendrelamainpoureffleurersonbras;ill’asaisie,sibrusquementquej’ai sursauté,etilm’alâchéecommes’ilvenaitd’empoignerdestessonsdeverre. —Jet’aifaitmal?Désolé!Et…jesuisdésoléaussidet’avoircausédelapeine,ent’ignorant. Jesavaisseulementquetum’attirais…Non,lemotn’estpasassezfort. Ilsemordaitlalèvre,leregarddanslevague. — Envoûté ! Je me sentais envoûté, a-t-il dit, finalement. Et franchement, je ne savais pas commentréagir. La gêne s’était envolée, nous nous regardions bien en face. Le fait de tout mettre sur la table nousavaitlibérés. —Dèstonpremierjouraulycée,jet’aitrouvée…fascinante.Lorsquejet’aientenduetenirtête àKristin.Puisjemesuisretourné…etjet’aivue.J’aivutonvisage. Leregardtrèstendretoutàcoup,ileffleuramajouedudosdelamain. —Etc’estseulementaprès,quej’airemarquétonmédaillon.Jen’aipasdistinguélemotif;j’ai seulement été intrigué et agréablement surpris que tu portes un bijou si différent de ceux que choisissentlesautresfillesdulycée. Ilrougissait!Têtebasse,ilmejetaunregardencoinenavouant: —Jemesuismisàpenseràtoitoutletemps.C’étaitcommesijet’avaisattenduetoutemavie. Çan’avaitaucunsens! Monpendentifsemblaitl’ensorceler.Unefoisdeplus,ilatendulamainpourletoucher. —Jeneréussissaispasàcomprendrepourquoitum’aimantaissifort.Aprèstout,j’ignoraistout detoi,saufque…Disonsquetunetelaissaispasmarchersurlespieds,etquetumentais… Ilvitmonexpressionetprécisaaussitôt,contrit: —LaCongressAcademy?Jesuissûrquetuastesraisonsmais…toutdemême! Maintenantqu’ilavaitcommencéàseconfier,ildéversaittoutcequ’ilavaitsurlecœur. — Avant que tu ne débarques, je tirais une sorte de fierté de ne m’intéresser à aucune fille du lycée.Alors,craquer,commeça,toutàcoup,pourunepetiteprincessequiavaitquelquechoseà cacher… »Ensuite,Anthonyacommencéàlaramener.Ilsevantaitd’êtreplusrapidequesonombre;à l’entendre,ilt’avaitdéjàcoincéedanslecouloirdèslepremiermatin—d’ailleurs,jel’avaisvu t’entreprendre.Ilpensaitquetuseraisuneproiefacile.» Jemesouvenaistrèsbiendecejour-là…etdeBrendanrepoussantvivementsachaiseetseruant horsdelacafétéria.Abasourdie,j’aimurmuré: —Etvousvousêtesdisputés. —Tum’asremarqué,a-t-ilrépliqué,assezsatisfait. —Toutlemondevousaremarqués:tuasfailliluilancertachaiseàlatête! Cesourire! —Cequejeveuxdire,c’estquejen’avaisaucuneraisondememettredansunétatpareil.Ilse vantesansarrêt!Alors,jen’aipascomprispourquoi,cettefois,çamerendaitdingue.Jeluiaidit denepass’approcherdetoi.Etlejourdelabagarredanslacour,quandjet’aivue…Çaaétéplus fort que moi. Il allait te cogner, il m’a semblé que s’il posait la main sur toi, j’allais le tuer. Si j’étaisarrivéunesecondeplustard… Ilsecoualatêtecommepourdélogeruneimagetropdérangeante. — Je me suis retenu, je l’ai à peine touché parce que je ne voulais pas te faire peur. Après la soirée au Met, je pensais que tu flipperais au moindre geste de violence. Et après, quand on a parlé… —Tuasremarquélemédaillon. — Oui. Je suis retourné à mon casier, j’ai comparé les motifs et les pièces du puzzle ont commencéàsemettreenplace.Avant,jen’avaispasmêmepenséàlamalédictiondesSalinger. —MaisquandtuposaisdesquestionsàCiscosurmoi,etquandtuesvenuavecnousauconcert deGabe.Pourquoi…? Jefussurprisedelevoirbaisserlesyeux,trèsgêné. —Ehbien…Ilmesemblaitquejemedébrouillaisassezbienpourtecacheràquelpointtume plaisais… J’aipenséàcesjournéespasséesàespérerunmot,unregard. —…Etpuistuaslucesonnet. D’ungestenerveux,ils’estébouriffélescheveux.Jemesuisrevuedebout,aufonddelasallede cours,entraindeformulertouthautcesincroyablesmotsd’amour. —C’étaitcommesitumeparlais,àmoi… —C’étaitunpeuça… Lapudeurrevenaits’emparerdenous,paralysante.Nousn’osionsplusnousregarder.Trèsvite, enmangeantsesmots,Brendanexpliqua: —J’espéraisquetuallaisdireça.C’estpeut-êtreridicule,maisc’estainsi.Etj’étaissi…,jecrois quejepeuxdire«intrigué».Jen’aijamaisrencontréunefillecommetoi.Alors,oui,j’aidemandé àCiscodemeparlerdetoi.Jevoyaisbienquevousétiezdevenustrèsproches,touslesdeux,etje savaisquejepouvaisluifaireconfiance.Iln’iraitpasmetrahir. Ilavaiteuhontedes’intéresseràmoi.Ilauraitpréféréquecelaneseproduisepas. —Emma,nem’enveuxpas. D’ungestemerveilleusementtendre,ilarepoussémescheveuxderrièremonoreille. — Tu finis toujours par penser que ça me gêne qu’on nous voie ensemble, n’est-ce pas ? Je cherchaisjusteàteprotégerdemoi!Toutlemondeyseraitallédesarumeur,sinousnousétions affichés. J’aifuisonregard. —Sansdoute…Allez,continue. —Non.Çamedérangevraimentquetupensesquej’aihontedememontreravectoi.Tusais,le soirduconcert…toutétaitsisimple.Jenem’attendaispasàcequecesoitsifaciledediscuteravec toi.Ouàcequetumeplaisesautant.Toutallaittropvite,jeperdaispied.Alorsj’aipréféréfuir, fairecommesitun’existaispas. Penaud,ilcontemplaitletapis.Quec’étaitétrange,uneréponseaussi…banale,humaine!Toutà coup,iln’étaitplusquestiondemalédictionsoudesorcières,justedelapudeurbiennormaled’un garçondedix-septans.Pourtouteréponse,jen’aitrouvéqu’uneplaisanteriemaladroite: —Tunepouvaispastoutsimplementtirermestresses?J’auraiseumoinsdemalàgérer! Ilatiré,délicatement,unemèchedemescheveuxetilm’asouriavecunpeudetristesse. —C’estmieuxcommeça? —Beaucoupmieux. Tant de choses devenaient claires, à présent que nous parlions enfin ! Mon imagination ne me jouaitdoncpasdemauvaistoursquandj’avaiscru… —Tum’auraisembrasséecesoir-là,n’est-cepas? —Tunedevineraismêmepasàquelpointj’enavaisenvie,soupira-t-il.Ilm’afallutoutmon self-controlpourmeretenir. Sonregardpesasurmoi,troubléetassombri. —Emma…Tucomptesdéjàtellementpourmoi.C’estsifort,presquetrop.Tucroisvraiment qu’ilsepassequelquechosequinousdépasse? —Jesaisbienquecelaparaîtinvraisemblable,maisc’estlaseuleexplicationquitiennecompte dublason,desrêves,desavertissements… —Oui,c’estceque…Attends,quelsavertissements? —Tujuresdenepasmetraiterdefolle? J’ai rassemblé mon courage et je me suis lancée à mon tour, avouant tout — les globes des lampadaires qui explosaient sur mon passage, l’hypothèse d’Angelique selon laquelle mon frère cherchaitàm’avertird’undangerimminent,etmesvisionscauchemardesques… —J’aivumonfrèredansmesrêves,j’aientendusavoix.S’ilsedonnelapeinedememettreen garde,c’estpeut-êtrequelatragédien’estpasinévitable? — A condition que nous n’approchions pas l’un de l’autre. Voilà ce qu’il essaie de te dire. Emma,elleestlà,lasolution.Ilfautquejedisparaissedulycée. —Non! Moncriestvenudufonddemoncœur.Oudemestripes.C’estdansunsecondtempsseulement quej’aicherchédesarguments. — Ecoute, Brendan, il manquait des pages à cette légende. L’histoire s’arrêtait court, la fin n’était…pasécrite… Fébrile, je me creusais la tête en essayant de me rappeler ce fichu poème. Où était Angelique, avecsoninfailliblemémoirephotographique,quandj’avaisbesoind’elles? —Lesderniersversparlaientderomprelemaléfice.Situcherchesàtelibérer,iltefaudraune âmegénéreusepour…Enfin,jenesaisplus,quelquechosequirimeavec«reuse»… Furieusedenepasretrouverlesmotsjustes,jetapaidupoingsurlecanapé. — Il était question de se débarrasser de la malédiction. Ça veut forcément dire que le moyen existe ! Et Angelique est sûre que nous avons notre chance — parce que nous avons identifié le danger. Brendansecoualatête. —Emma,notrechanced’échapperaudestin,c’estdeneplusnousvoir. Comment,ilpliait?Ilrenonçait?Impossible!Uninstantplustôt,jenesavaispasmoi-même dansquellevoiem’engagermaissonattituderéveillamadétermination. —Jerefuse. —Nemerendspasleschosesdifficiles.Dansquelquetemps,tequittermedeviendraabsolument insupportable. Ilcomptaitpourmoi!Nelecomprenait-ilpas?J’airespiréàfondet,lesyeuxdanslesyeux,je luiaiassené: —Tumecroirassijetedisquecesdeuxderniersjoursontétélesplusheureuxdecesdernières années? —Lavieétaitdureà…Philadelphie? —Keansburg,enfait.Keansburg,dansleNewJersey. Mavoixseremettaitàchevroter.Cettehistoireseraitbienplusdifficileàraconterquecellede GlorianaetArcher!J’aiprismoncourageàdeuxmainsetjeluiaitoutdit:l’abandon,lamort brutale d’Ethan, les dispositions désastreuses prises par ma mère quand elle avait su qu’elle ne seraitpluslàbienlongtemps.Mesréticencesàvenirm’installerchezmatanteChristine,parceque je craignais d’être un fardeau mais aussi de lui porter malheur puisque tous ceux que j’aimais disparaissaient. Ilm’aécoutée,silencieusementetsansungeste.Unefoisseulement,quandjeparlaisdelamort demamère,ilaposésamainsurlamienne.Unefois,iladitqu’ilcomprenait;jevenaisdele prévenirquejeneparleraissansdoutejamaisplusdecettepériodedemavie.Jenesupportaispas derevisitercertainssouvenirs. Ilrestademarbre,maislevertdesesyeuxs’assombritquandj’enarrivaiàHenry.Auxcris,aux menacesetauxcoups,àlatensionqui,telunbrouillardsuffocant,voussaisissaitàlagorgesitôt franchie la porte. Pour terminer, je lui ai raconté l’accident. Comment Henry était venu me chercheraulycée,complètementivre,troppourtenirunvolant.Puisj’aipréféréabrégerlascène qu’avaitfaitemonbeau-pèredevantl’entréeprincipaledemonlycée,etj’aisautédirectementaux raisonspourlesquellesj’avaisfinalementplacéàVinceAtousmesespoirsd’unenouvellevie. Voilà,j’avaisterminéetjemesentaisvidée,affreusementtriste.Jemesuistue,Brendann’arien dit.Cerécitsordideallaittoutgâcherentrenous.CommeavectantdemesamisdeKeansburg! Enfin,ilaparlé. —Etaprèsavoirsurvécuàtoutça,tutiensvraimentàsombreràcausedemoi? —Sijenetevoyaisplus,c’estlàquejesombrerais. —Jenesuispasuntelcadeau. —Tuescequim’estarrivédemieuxdepuislongtemps.Tuveuxmepriverdecebonheur? —Jeneveuxtepriverderien,maistonmédaillont’annoncelepire. Jemesentissubmergéedesouffrance.Cen’étaitpasrationneld’avoirmalàcepoint,passivite. Maisqu’yfaire?Toutesmesblessuresserouvraient,uncrienflaitàl’intérieurdemoi:tousceux quej’aimemequittent! —Jedoism’enaller?demandai-je. Jen’aipasbougéducanapé,enespéranttrèsfortqueBrendanmeretienne.Ilestrestémuetmais ilaplongélamaindanssapochepourensortirunmorceaudepapierfroissé:lepapierqu’ilavait détachédesontableaudeliège. —Regarde… Ilm’atendulepapiersansmeregarder,têtebasse.Abasourdie,j’aireconnumonécriture…etle motquejeluiavaislaissépourleremercierdem’avoirprêtésonsweat. —Jesuisvraimentmordu…etsinouspassonsdavantagedetempsensemble,çavaempirer. —C’estpareilpourmoi. Cettefois,j’aiprislerisquedemelever.Etlà,enfin,d’ungestedésespéré,ilm’aattiréesurses genoux. —Jenepeuxpas. Ensentantsesbrasserefermersurmoi,j’aipensé:Sauvée,sauvée!Ilm’achuchoté: —Cequejeressenspourtoi…jenesavaismêmepasquec’étaitpossible. —Moinonplus… —Ettun’aspaspeur? —Passuffisammentpourdisparaîtredetavie. J’aiposémajouesursapoitrine,j’aientendubattresoncœurplusvite. —Çanedevraitpasmerendreaussiheureux… Longtemps, je suis restée blottie dans ses bras en acceptant peu à peu ce qui nous arrivait. Brendanarompulesilenceenpremier: —Mercidem’avoirditlavérité.Jesaisquec’étaitdur. Sesdoigtssesontmêlésauxmiens,ilaposéunbaisersurmescheveux. —Jecomprendspourquoitunevoulaisenparleràpersonne.Etjecomprendsaussipourquoitu eslaseulefillequejeconnaissesansprofilsurFacebook.Boncalcul! Ilréfléchitunbrefinstantetconclut: —Enfait,tuesunefilletrèsintelligente,mêmesituesnulleenlatin. —Nem’enparlepas! Aprèstantdegravité,cetéclatderirem’afaitunbienfou.Brendanaussiaretrouvélesourire,et l’enviedemetaquiner. —Tuesunepuellapulcherina. —Unepuella,c’estunefillealorsjesuis,quoi…unefilleensituationd’échecscolaire? Iléclataderire. —Non,unefilletrèsbelle. Jecroisbienquej’airougi.M’entendredécriredecettefaçon…ceseraitdifficiledem’yfaire. —Etceci,dit-ilencontinuantsoncours,estunbasium. Il prit mon visage entre ses mains et me donna le baiser dont j’avais tant besoin. Quand ses lèvressesontpresséessurlesmiennes,neufsièclesdedésirontmislefeuenmoi,allumésdistillés paruneseuleétreinte.LesmainsdeBrendan,àlafoissifortesetsidouces,caressaientmondos, empoignaient mes cheveux ! Je me suis pressée contre lui, toute frémissante. Nos souffles se mêlaient,nosbouchessecherchaient.J’aientenduBrendangémir… Sanssavoircomment,j’aibasculésursesgenouxetilm’asuivie,sanscesserdem’embrasser. Desétincellesjaillissaientdesesdoigts,jelessentaiscourirsurmapeau.Bientôt,ilaempoigné maceinturepourmesoulevercontrelui,j’aitâtonné,dénudésonépaule,sentijouersesmuscles soussonT-shirt. Aucunmalaise,justedelajoie,del’ivresse.Unehoule.J’étaisprêteàmelaisseremporter… Mais tout à coup, Brendan a pris du recul. Dans ses prunelles, l’incendie s’est calmé ; il ne brûlaitplus,ilmeguettait,indécis. Eperdue,j’allaisprotesterquand,avecbeaucoupdedouceuretbeaucoupmoinsdepassion,ila posé ses lèvres sur les siennes. Puis il s’est écarté de moi pour de bon avec un grand soupir résigné,ets’estrassissurlecanapé. —Ilyaunproblème?ai-jedemandébêtement. —Non… Ilasaisimamainpourmeredresseraussi. —Ilsefaittard.Jevaism’occuperdudîner. Jedevaisavoirl’aircomplètementabasourdie.Brendans’estpenchépourm’embrasserlajoue enmurmurantàmonoreille: —Cen’estpasparcequetuesmonâmesœurquejedoisprécipiterleschoses. Sonsoufflechatouillaitlapeausensibledemoncou,moncorpsleréclamait.MaisBrendanavait raison,biensûr.Alors,j’aifourniuneffortpourémergerdel’étatseconddanslequelm’avaient plongéesesbaisers. —Enfait,c’estjustementparcequetuesmonamourprédestinéquejenedoisrienprécipiter, précisa-t-il.Mêmesij’enaitrès,trèsenvie. Réprimant un soupir, je l’ai regardé reprendre son ordinateur portable pour ouvrir un site de livraisondeplatsàdomicile. —Bien!Tuasenviedequoi? Delui,biensûr…Quec’étaitdifficilederevenirsurterre! —Jedevraisprévenirmatante. La perspective de descendre dans les profondeurs de la maison chercher mon sac me décourageait d’avance. Brendan m’a tendu son téléphone, j’ai passé mon coup de fil. Tante Christineachevaitdedînerchezlesparentsd’Ashley.Nousavonsparléquelquesinstants,puisj’ai raccrochéenannonçant: —ElleestO.K.pourquejerestemaisjedoisrentreraprèsledîner.Detoutefaçon,jeneveux pasprendrelemétrotroptard. Brendanalevélesyeuxauciel. —Maistunevaspasprendrelemétro!Jeteraccompagneraienvoiture. —Hé!Jen’aipasbesoind’unbaby-sitter,ilnevarienm’arriverentreicietla68eRue. Il m’a enlacée et embrassée dans le cou avec tant de conviction qu’une onde de plaisir m’a parcouruejusqu’auxorteils. —Jenesuispastonbaby-sitter.Jesuistonamoureuxettuvasdevoirt’habitueràêtretraitéeen princesse. On m’avait déjà traitée en princesse : la princesse de la première moitié du conte — quand Cendrillon se charge de toutes les corvées, ou bien quand Blanche-Neige est tyrannisée par sa marâtre. En revanche, j’ignorais tout des émotions de la deuxième partie, celle qui succède à la rencontreavecleprince,ausoulierdevair,etaubaiserquiréveillelaBelled’unsommeildecent ans. Plus tard, en refermant la porte de l’appartement de ma tante, j’étais encore sous l’emprise du dernierbaiserdeBrendan.Unbaiserdonnésurlabanquettearrièred’unevoiture.Oui,iln’avaiteu qu’uncoupdefilàpasserpourqu’unebelleberlinevienneserangerdevantsaporte,prêteànous emmenerchezmoi.Sij’avaishabitésurlacôteOuest,ilauraitprobablementaffrétéunjet! —Jesuisrentrée!ai-jelancéendéposantmesclésdanslepetitplatenformed’angeposésurla consoledel’entrée. J’aitrouvétanteChristinedanslacuisine,occupéeàdoserlevermouthdesonmartini. —Tuaspasséunebonnesoirée,magrande? —Oui,ai-jesoupiréavecunsourireunpeutropheureux. Elleagoûtésonmartiniavecunemouecritique. —C’esttoutdemêmedrôle,toietlepetitSalinger. —Drôle? Je me hérissai tout de suite, sur la défensive. Drôle qu’un garçon comme Brendan puisse s’intéresseràmoi?Mapropretanteréalisaitqueçanetenaitpasdebout? Ellepritlabouteilledevodkaet,avecuneconcentrationaiguë,enversaunfiletdanssonverre. —Pasdrôleausensde«comique»,précisa-t-elle.Drôledanslesens«intéressant». —Jenetesuispas. Je me suis laissée tomber sur une chaise. De nouveau, son martini arracha à ma tante une grimace;elleessayaunnouveaudosageenajoutantencorequelquesgouttesdevermouth,goûta… etjetaletoutdansl’évier. — Je n’ai jamais su préparer le martini aussi bien que ton oncle George, soupira-t-elle. Que disions-nous?Ah,oui…Tunet’ensouvienssansdoutepasmaisquandtuétaistoutepetite,jevous prenaisquelquefoispourleweek-end,Ethanettoi.Quandilarrivaitàtesparentsdepartirtousles deux. —Si,jemesouviensbien! C’était la belle époque, avant que notre père ne décide de refaire sa vie Dieu sait où. Nous passionsdesweek-endsmagiques,àallerauRadioCityMusicHallvoirdesspectacles,commele ChristmasSpectacular,àconstruiredesforteressesaveclescoussinsducanapédenotretante…De bons,d’excellentssouvenirs. —Ehbien,undecesweek-ends-là,noussommesalléstrèsloindansCentralPark,jusqu’àun terraindejeux,auniveaudela60eRueOuest.Tuytenaisabsolument.Etlà,nousavonsretrouvé lesSalinger.Lauraetmoi,nousparticipionsàl’organisationd’ungaladecharitéetjemesouviens qu’elle faisait beaucoup d’histoires. En tout cas, vous avez passé l’après-midi à jouer ensemble, Brendan,Ethanettoi. Quellebombeellevenaitdelâcher…Etça,l’airderien,toutenreprenantlaconfectiondeson martini.J’ensuisd’aborddemeuréemuette;puis,accrochéeaudossierdemachaise,j’aidit: —Quelâgeest-cequejepouvaisavoir? —Mafoi,c’étaitavantledépartdetonidiotdepère.Trois,peut-êtrequatreans? Matantedisaittoujours«tonidiotdepère»quandilluiarrivaitdeparlerdelui—cequinese produisaitpassouvent. — Attends la suite…, précisa ma tante avec un étrange petit rire. Quand l’heure est venue de rentrer,tuaspoussédeshurlements!Tunousasdit—tiens-toibien—quetun’étaisvenueque pourBrendan,qu’avantdevenirdanscettepartieduparctusavaisqu’ilyseraitetquec’étaitpour ça que tu nous avais poussés jusque là-bas. Tous les deux, vous avez fait une crise interminable. Vousnevouliezplusvousquitter! Elleriait,àprésent.Parchance,ellenemeregardaitpas:j’étaissûrementlivide. —Nousnousplaisionsdéjà… —Onpeutledire!Tonidiotdepèren’apasbeaucoupapprécié. —Commentça? D’uncôté,j’avaistrèsenviedecoupercourtàladiscussionpourmeréfugierdansmachambre: jevoulaispouvoirtraiter,aucalme,toutescesnouvellesinformations.Cependant,uneautrepartde moi, plus lucide, mesurait l’opportunité qui m’était offerte d’en apprendre davantage. Tante Christine n’était pas très loquace ; qui sait combien il lui faudrait de nouveau rater de cocktails avantdeselivrerauxmêmesréminiscencesavectantdeliberté? —Iln’ajamaisapprouvé,ajouta-t-elle. Qui,quoi? — Eh bien, ma chérie, toutes ces choses curieuses que font les jumeaux, votre façon de communiquersansparolesouvotrelangagesecret. —Oui…Jemesouviensqu’ilnouscriaitdeparlercommetoutlemonde… Moiquipensaistrèsrarementàmonpère,jeretrouvaistoutàcoupunefouledesouvenirs.Jele revoyais,aubeaumilieud’unsupermarché,entraindenousgrondertrèsfort,Ethanetmoi,parce quenousdiscutionsdansnotrelangage.Toutpenauds,nouscherchionsàcomprendrecequenous avionsfaitdemal.Notrelangagenoussemblaitparfaitementinnocent! —Oubien,renchéritmatante,quandtudevinaisquitéléphonaitavantqu’onnedécroche.Ilne supportaitpasça!Tamèreaussiétaitdouéepourdeviner. Là,j’ailittéralementeufroiddansledos. —Jefaisais…quoi? —Letéléphonesonnaitetonentendaitunepetitevoixannoncer:«C’estoncleDan!»;tonidiot depèrejuraitque,tamèreettoi,vousaviezunboîtierquiaffichaitl’originedesappels.Ilétaitsûr quevousvousfichiezdelui. J’aiserrélespoingssifortquemesonglescreusaientdesdemi-lunesdansmapaume.Dansma tête,c’étaitunvéritabledéchaînement… —Enfin,c’estloin,toutça,soupiramatanteenapportantladernièregoutteàsonmartini.Ma chérie,ilesttard.Jevaisdormirettuferaisbiendem’imiter.Bonnenuit! Elleposaunbaisersurmatempeetsortitdelapièceentraînantunpeulespieds.Jesuisrestée figée,lesyeuxhagards.Brendanetmoi,nousnoussentionsdéjàreliésl’unàl’autreautempsoù nousmarchionsàpeine?Quandj’étaisgosse,jefaisaisdesprédictions?J’avaishéritéçadema mère?«Néesorcière»!C’étaitexactementainsiquem’avaitdéfinieAngelique. Une impulsion subite me souleva de ma chaise. Je me ruai sur mon sac pour vérifier mon portable.Toujourspasdemessage!J’avaisquatorzeSMSd’Ashleyréclamantdesdétailssurmon rendez-vousavecBrendan,maisAngeliquedemeuraitmuette. *** Lelendemainmatin,auréveil,j’aienfinapprislaraisondesonsilence:samèreseservitdela feuilledecontactsdelaclassepourappelertanteChristineetluidemandersijepouvaisapporter seslivresetsesdevoirsàsafilleenfindejournée.Notresorcièreavaitlagrippe. J’avaismentiàAshleylaveilleausoir:jeluiavaisditquejedevaisarrivertôtaulycéepour rendreunedissertation.Çanemeplaisaitpasdutoutdeluiraconterdeshistoiresmaisjen’aurais paspusupportersesquestionscematin.J’avaistropbesoinderéfléchir. Ecouteurs aux oreilles, mains dans les poches de ma grosse veste de laine, j’ai pris seule le chemin du lycée, bien décidée à faire le point. En tout premier lieu, et en écartant les aspects surnaturels de notre relation, Brendan était mon amoureux. Miraculeux mais vrai. Je fournis un effortpourravalerlesourirebéatquiéclairaitmonvisageetrevinsàmonbilan. Etait-ce l’effet de la malédiction ? Chaque fois que j’étais auprès de lui, comme par hasard, j’oubliais tout le reste. Sa présence effaçait tous mes soucis, comme le fait de risquer ma vie et éventuellementmonâme. Pourcouronnerletout,j’étaisunesorcière.Moi!J’aicontemplémesmainsenagitantlesdoigts commesijem’attendaisàsentirdespouvoirsmystérieuxcourirdansmesveines.Rien,oujustele froiddel’hivernew-yorkais;j’aiviteremismesmainsauchaudetreprismonchemin. Brendan,lamalédiction…Curieux:jenemeseraispasimaginéeenfilleprêteàrenonceràtout pourungarçon.PasaprèsavoirvumamèrefairetouslesmauvaischoixpourgarderHenry!Mais Brendann’étaitpasn’importequietjen’avaispaslesentimentderenonceràquoiquecesoit:il me semblait au contraire que je recevais mille fois plus que je ne pouvais perdre. En tout cas, chaquepasverslelycéemerapprochaitdemondestin,denotredestincommun.Ilnemerestait plusqu’àtrouverlemoyendenouspréserverdelamort. 15 Arrivéeaulycéeavecuneheured’avance,jesuismontéedanslasalled’histoireencoredéserte etj’aicherchéàmechangerlesidéesenm’attelantàlapremièredéclinaisonlatine.Lesautressont arrivéspeuàpeu.D’abordJennquim’asaluéed’unbrefgrognement;envoyantsesyeuxrougis, j’aicomprisqu’ellen’étaitpassuffisammentenformepourmedemandercomments’étaitpassé monweek-end.Dansunsens,tantmieux.Jevoyaismalcequej’auraispuluidire.«Ceweek-end? Oh!j’aifaitmesdevoirs,j’airegardéunfilmetj’aicommuniéavecmonâmesœur…» Lapremièresonneriearetenti,j’aiendurélecoursd’histoire,puislecoursdemath.Puis,alors quejemedirigeaisverslasalled’anglais,j’aicommencéàpaniquer.J’allaisretrouverBrendan, publiquement, devant tous les autres ; comment allait-il se comporter ? Et à l’heure du déjeuner, commentfaire?Est-cequ’ilvoudraits’asseoiràcôtédemoi?Aupire,puisqueAngeliquen’était paslà,jepourraistoujoursretournerauprèsdeJennetCisco… Bien entendu, Brendan n’était pas encore à sa place quand nous sommes entrées dans la salle d’anglais,Jennetmoi.Mapaniques’estencoreintensifiée:devrais-jeluidirebonjour?Ilfaudrait trouverlajusteintonation.Jemesouvenaisencoredemonhumiliationquandilm’avaitsnobée,le lundi,aprèsnotresortieauMet.Si,aujourd’hui,ilmerepoussait,jenem’enrelèveraisjamais. Jefixaislaporteenessayantdecapterlebruitdesonpas.Difficile,avecleniveausonorequi régnaitdanslasalle.M.Emersonestentré.ToujourspasdeBrendan.Lecoursacommencé.Et,là, enfin… il est arrivé, tranquillement, dans sa tenue habituelle (son uniforme, enfilé n’importe comment),aveclerésultathabituel(unlookirrésistible).Iln’aeudroitàaucuneréflexionsurson retard. Nos regards se sont cherchés ; je me crispais dans l’attente d’une réédition du scénario tristementfamiliermaisunsourirefabuleuxailluminésonvisageetilm’amurmuréenseglissant àsaplace: —Salut,beauté. Mon cœur s’est mis au galop. J’ai respiré à fond en m’efforçant d’effacer mon expression extatiquedetoon.Unregardfurtifàlaronde…etj’aicomprisqu’unedemescamaradesaumoins avait noté notre échange ; pourtant, Kristin ne braquait pas sur moi son habituel rayon laser de killeuse.Aucontraire,ellesemblaitcurieusementsatisfaite. Alors,lementoncaléentremesbrascroiséssurlatable,j’aiécoutéM.Emersonnousexpliquer les points qu’il estimait mal compris dans nos devoirs sur le Songe d’une nuit d’été. Tout en écoutant d’une oreille distraite, et de loin, je contemplais Brendan ; quelques heures auparavant, j’avaisenfouilesdoigtsdanssatignasseindomptable… Dèslafinducours,ils’esttournéversmoiens’accoudantsurmonbureau. —Dis,onsortdéjeuner? —D’accord. Quelsoulagement!Jemesuisdépêchéedefourrermesaffairesdansmasacoche. —Super.Ilyaunpetitrestaurantgénialàquelques…Oui,m’sieur? Surprise,j’ailevélesyeux.Notreprofd’anglaissedressaitdevantnousavechostilité. — Mademoiselle Connor, monsieur Salinger, descendez au bureau de la proviseure, je vous prie.Toutdesuite. Brendanmejetaunregardrassurant. —MonsieurEmerson,s’ils’agitdelablaguequel’équipedebasketauraitfaiteàceuxdeRegis HighSchool,jepeuxvousassurerqu’Emman’arienàvoir… —Salinger?Contentez-vousdefairecequ’onvousdemande. Ilvenaitd’éleverlavoix,choseinhabituellepourlui.Sansinsister,Brendanm’atendulamain. Jel’aipriseavecprudence,espérantquemapaumen’étaitpasmoite. Encoreunmomentdontj’avaissouventrêvé—nousdeux,maindanslamain,danslescouloirs deVinceA.Saufquedansmesfantasmes,nousnedescendionspasaubureaudelaproviseure… Brendan a-t-il remarqué la haie d’honneur de regards et les chuchotements qui nous ont accompagnés?Entoutcas,iln’enarienlaisséparaître.Quantàmoi,j’avaisbeauregarderdroit devant moi, je ne réussissais pas à fermer mes oreilles. Or, tout le monde y allait de son commentaire. —Jerêve!Salingertientlamaindelanouvelle!Onditquec’estunesorcière,non? —Qui,EmilyConnor?AvecSalinger?Depuisquand? — Il se décide enfin à sortir avec quelqu’un et c’est celle-ci qu’il choisit ? Mais enfin, je suis millefoismieuxqu’elle! —Lapétasse.Ellen’apascomprisàquielles’attaquait. Cederniercommentairem’atoutdemêmefaittournerlatête…etj’aicroiséleregardglacialde Kristin. Entoutcas,detoutemavie,jen’aijamaisétésisoulagéed’arriverenfindanslebureaud’un proviseur!Cebureausetrouvaitjusteàcôtédufiefdeladamegrise.Unenouvellesurprisenousy attendait:nousn’étionspaslesseulsinvités;tanteChristineétaitdéjàinstalléedansl’undessièges de cuir, et une blonde spectaculaire aux yeux verts occupait l’autre. Entre elles deux, trônait Anthony,accompagnéd’uncolossequiétaitforcémentsonpère(mêmecarrure,mêmevisage,son clonetrenteansplustard).Lecolossesemblaitabsolumentfurieux. —Asseyez-vous,jevousprie,fitlaproviseure. Unfroidsourireétiraseslèvresmandarine. Onavaitapportédessiègessupplémentaires.Jemesuisperchéesurunechaisepliante,àcôtéde matante,Brendans’estinstalléprèsdesamèreenlevantlesyeuxauciel.Anthonyregardaitdroit devantluiavecundouxsourire;iljouaitsibienlegarçoncalme,respectueuxetgentilquejeme suissurpriseàchercherl’auréoleau-dessusdesatête.Jecommençaisàcomprendrecequenous faisionsici. —Bien.MonsieurSalinger,alancélaproviseureenpianotantsurleclavierdesonordinateur,il yaquelquechosequevousvoudriezmedireausujetdelundidernier? Elle a fait pivoter son écran vers nous. Elle venait de déclencher une vidéo… de la fameuse bagarre,biensûr.Dansuneversionquineressemblaitpasdutoutausouvenirquej’engardais!Le clipavaitsubiunmontagesoigné,ouplutôtunélagageradical.Onmevoyaitadosséeàlaporte des cuisines, Anthony me tournait le dos. De cet angle, on ne devinait absolument pas qu’il s’apprêtaitàmefrapper. Brendan a jailli dans l’image. Même dans un contexte se prêtant aussi peu aux émois, j’ai été impressionnéeparsapuissanceetsacoordination.IlasaisiAnthonyàlagorge,l’afaitbasculer par-dessussonépaule;lepauvregarçonesttombélourdementsurledos.Findelavidéo. Laproviseurel’arepassée,commesiellecherchaitàs’énerverencoredavantage.Alafin,elle s’estexclamée: —J’aireçucelienparmailcematin!Vousimaginezmasurprise!Desagressionsdansmon lycée?Brendan,qu’avez-vousàdirepourvousjustifier? Carusopèreavaitd’excellentsréflexes;ilaaussitôtsautésursespiedsentonnant: —Iln’yapasdejustificationpossible!Cegarçonaattaquémonfils,vousenavezlapreuve souslesyeux.C’estuneréelledéceptionpourmoi,jeconnaislesSalingerdepuisdesannées… Lepèred’Anthonyétaitunavocatassezcélèbre.Etégalementunexcellentacteur!Ils’esttourné verslamèredeBrendanpourajouteravecunegravitéémouvante: — Je suis désolé, Laura. En tant que parents, nous ne pouvons pas tout faire. Quelle preuve supplémentairenousfaut-il,surtoutvulesantécédentsdevotrefils? Outré,Brendans’estexclamé: —Vousauriezvouluquejenebougepas?J’auraisdûresterlesbrascroiséspendantquevotre filstabassaitunefille?Vousn’allezpasmedirequejevaisêtrepunipourça! —Brendan,luiglissasamèred’untonpincéenlissantsontailleurChanel,siunejeunefillet’a sembléendanger,tuauraisdûallerchercherunprofesseur,pasfairejusticetoi-même. —Maisbiensûr.LaminusculeMmeOuilette,parexemple! Notreprofdephysique. —Quoiqu’ilensoit,repritlaproviseure,jenepeuxtolérerlaviolenceàVincentAcademy. —Jenel’admetspasnonplus,répliquaBrendan.C’estbienpourçaquejesuisintervenu. Ilétaitcalme,aimable,maistrèsinsolent.Ilajoutamême,avecunsourire: —Aufond,nousavonslemêmeobjectif! Laproviseureletoisafroidement,puissedésintéressadeluipoursetournerversmoi. —Quelestvotrerôledanscetteaffaire,mademoiselleConnor? —Je… Bon,commentprésenterleschoses?Jejetaiunregardangoisséàmatante:était-ellefurieuseau pointdemerenvoyeràKeansburg?Jenevoulaispasenarriveràprononcerlenomd’Ashley,nià mêlermapetitecousineàcedésastre…Sonexpressionm’aunpeurassurée:ellenesemblaitpas encolèremaisagacée. —Quelleimportance?s’enquitBrendan.Emman’alevélamainsurpersonne,ellen’aenfreint aucunerègle.Iln’yaaucuneraisonpourqu’elleaitdesproblèmes. —Elleesttoutdemêmeàl’originedecescandale!s’estécriéesamère.Ilseraitutiledesavoir pourquelleraison. Cefutcommesiellevenaitdemegifler.Aufond,oui,j’étaislacause,l’élémentdéclencheur.Je nel’avaispascherché,jevoulaisjusteaiderAshley,rétablirlavérité…maistoutétaitbienpartide moi. —D’aprèscequemeditmonfils,ils’agiraitd’unequerelled’amoureux,annonçaM.Caruso. Anthonyetcettejeunefilleseraientsortisensemble,Brendanl’auraitagresséparjalousie. —Quoi?MoietAnthony?Sûrementpas! C’était sorti tout seul. La mère de Brendan me lança un regard polaire tandis que Brendan étouffaitunéclatderire.Impatientée,laproviseureobserva: —Entoutcas,cettevidéomontrebienBrendanquilèvelamainsurAnthony. C’estalorsquematantes’estmanifestéepourlapremièrefoisdepuisledébutdel’audience. — En voilà assez. Cette vidéo restitue-t-elle la scène complète ? Certainement pas. Je propose d’allersurFacebook:onytrouveplusieursversions,téléchargéesparlesélèvesquisetrouvaient danslacour.Ellesvontnouséclairer! JevislaproviseureposerlourdementleregardsurAnthony;unregardtrèssoupçonneux,toutà coup. Puis elle invita tante Christine à la rejoindre de l’autre côté du bureau pour ouvrir son compteFacebook.Jen’enrevenaispas:j’avaisdûapprendreàmatanteàseservirdesonlecteur deDVD,etjeladécouvraisassezdégourdiepoursecréerunprofilfictifsurFacebook! Ellefitunerechercherapide;quelquesinstantsplustardlabagarrecomplètedéfilaitàl’écran. OnvoyaittrèsbienlemomentoùAnthonymebousculaitdélibérémentet,mêmesionn’entendait rien de notre dialogue, le portable qui filmait avait capté des bribes de commentaires effarés ou ravis. Bref, on suivait très bien le déroulement de l’affaire. Moi qui croyais avoir fait preuve de beaucoupdedignité,j’avaisl’airterrorisée. Laproviseureaserréseslèvresorangeetcroisélesmainssursesgenoux.Aprèsuninstantde réflexion,ellealancé: —Mafoi,voilàquichangetout.MadameSalinger,madameConsidine,veuillezemmenervos enfantsdansl’antichambrequelquesinstants. J’avais déjà de sérieux ennuis, il aurait été plus prudent de me taire mais il me semblait indispensablededemander: —Excusez-moi,madame,voussavezquivousaenvoyécettevidéo? —Celanechangerien,mademoiselleConnor,maislemessageétaitanonyme,a-t-ellerépondu sèchement. Bon,c’étaitbienuncoupmonté.Surce,j’aisuivimatantequicherchaitgentimentàm’entraîner. Enpassant,j’aicroiséleregardd’Anthony;lesmotsqu’ilaarticuléstoutbasauraientfaitrougir n’importequi. Danslasalled’attente,deuxclanssesontconstitués,tanteChristineetmoid’uncôté,Brendanet samèredel’autre.Ladamegrisedevaitêtresortiedéjeuner,sonsiègeétaitvide,unchandailgris soigneusementpliésurledossier.Penchéeàl’oreilledesonfils,lamèredeBrendandévidaitune interminabletiradeàvoixbasse.Ilétaittempsdecommenceràm’excuser. —TanteChristine,jesuisvraimentdésolée… Elle m’interrompit d’une voix sévère mais chaleureuse, dont elle ne cherchait pas du tout à modérerlevolume. —Moi,j’auraissurtoutvouluquetuviennesmeparlerdecetincident.Tun’espasobligéede toutaffrontertouteseule! —C’estvrai.Jetepriedem’excuser,jenevoulaispast’embêter… C’était si difficile… Sur le moment, je me serais sentie coupable de la déranger avec mes histoires ; maintenant je me sentais coupable de ne pas l’avoir fait. J’ai cherché le regard de Brendan mais il fixait le plafond, avachi au fond de son siège, pendant que sa mère continuait à fulminer en sourdine. J’ai juste capté les mots « De quoi est-ce que j’ai l’air maintenant, je te demandeunpeu»,etj’aieul’impressionqu’ilseretenaitderire. —Emma,jemesensdansunesituationimpossible. Ma tante se tordait les mains. Ça m’a fait un choc : par définition, tante Christine contrôlait toujourslasituation!Désemparée,elleasoupiré: —Aufond,jenevoispaspourquoitumériteraisunepunition.Ungarçonteharcelait,tonpetit amiestintervenu… Parmitousmesmotifsdeperplexité,j’aipiochéunequestionauhasard. —Commentconnais-tuFacebook? —Oh!Machérie!s’est-elleécriéeavecunpetitrire.Voilàuneéternitéquej’aiuncompte!En tantquemembreduConseild’administration,sijeveuxsavoircequisepasseréellemententreces murs…!J’aiunprofiltrèsfréquenté,onmecommuniquetoutessortesd’informations.C’estutile à bien des égards — comme savoir quand les professeurs ont besoin d’une évaluation, tirer d’embarrasmanièceetsonpetitami… Encoreunpointpourelle.Malheureusement,sonsourires’effaçabienvite,etellerevintàses préoccupations. — Nous verrons ce que décidera ta proviseure, mais il ne me semble pas que je devrais t’interdiredesortie,ou… Elle fut coupée par un fracas métallique… Cela provenait du mur juste derrière nous. Nous avonstoussursauté.Apparemment,quelqu’unvenaitdefairevolerunechaise,danslebureaudela proviseure. —Dehors,toutdesuite!cria-t-elle. Laportes’ouvritàlavoléeetCarusoSeniorparut,traînantsonaffreuxrejetonparlapeaudu cou.Quandilspassèrentdevantmoi,jevisBrendanseramassersurlui-même,prêtàbondir. —Excuse-toi,ordonnaM.Caruso. CequecrachaAnthonyn’avaitriend’uneformulederepentir. —J’aidit,excuse-toi! Ce grondement menaçant… je comprenais mieux de qui Anthony tenait son sale caractère. Au lieud’obéir,ilsemitàrire,unrirehorrible,ens’écriant: —Oh!Emma,pardon,jesuissi,sidésolé! Puis, avec une rapidité vraiment inquiétante, il a changé de visage et soufflé avec un sérieux absolu: —Enfait,non.Etjeneregrettepasnonpluscequejevaistefaire. Son père l’a retenu juste à temps. Brendan s’était précipité ; la grosse main de M. Caruso l’a stoppénet,d’unepousséeenpleinepoitrine. —Dubalai,Salinger.C’estmoiqueçaregarde. Puis il a saisi son fils au collet et l’a traîné dehors. Tandis qu’ils s’éloignaient, j’ai entendu la grossevoixdel’avocatgronder: —Nousmontonsvidertoncasier;ensuite,tunemettraspluslespiedsici.J’aifaitcequej’aipu pour t’aider mais c’est fini. Tu vas passer de brèves vacances à la maison pendant que nous te choisironsuninternat.Etausecondsemestre… Jesuisretombéesurmachaise,unpeuétourdie.«C’estfini»?Jepréféraisnepassavoirquelles bêtisesAnthonyavaitdéjàfaites! Laproviseurenousarappelésdanssonbureau.Ilyavaitunemarquetrèsnetteàmi-hauteurdu mur,etunechaisepliantebriséerangéedansunangledelapièce.Nousavonseudroitàunsermon. Brendan et moi n’étions pas officiellement exclus, on nous demandait juste de quitter l’établissementjusqu’àlafindelajournée,letempsdelaisserretomberl’effervescenceautourde cette histoire. Bravo ! De cette façon, tout le monde pourrait commenter l’événement sans se préoccuperdesavoirsinouslesentendions…etentamerunedeuxièmetournéedèsnotreretour. Laproviseuredevaitbiensedouterquel’effervescenceneretomberaitpasavantdessemaines! J’aieudroitàunavertissement,Brendanétait«enprobation»(àcausedesesennuisaubasket); quantàAnthony,ilétaitrenvoyé. TanteChristineetMmeSalingerontéchangédesadieuxassezfroids;avantdesuivresamère, Brendan m’a glissé un bref « Je t’appelle ». Ma tante a filé : elle était déjà en retard pour une réunion. Lentement, assez secouée par la scène que je venais de vivre, je suis montée au casier d’Angeliqueprendreseslivresetj’aiquittélelycéeàmontour.TanteChristinem’avaitdemandé d’êtrederetourpourledîner,afinquenouspuissionsparlerdesévénementsdelajournée.Comme elleavaitégalementpromisàMmeTedtquej’apporteraisleslivresd’Angelique,jedevaisencore m’acquitterdecettemission. Notre première journée en tant que couple, à Brendan et moi, venait de se révéler d’un romantismebouleversant. 16 J’aimisprèsd’uneheureàarriverchezAngelique,danslequartierWestSidedeManhattan.Son immeubleressemblaitàtouslesbuildingsquiétaientvenusaltérerleprofildeNewYorkdansles années 70. A l’intérieur, pas de corridor de pierre mal éclairé par des torches, mais un couloir beige,desnéonsetuneported’appartementmétalliquepeinteenrouge. J’aisonné,ellem’aouvertaffubléed’unimmenseT-shirtquiproclamait«ILoveFlorida!»en lettresorangevif. —Ah,bon,t’aimeslaFloride?ai-jeditironiquement. —Oh!Tais-toi,c’estdouillet. Elleavaitlavoixenrouée,lenezpris.Jel’aisuiviedansunsalonclairetspacieux,meubléde canapés de tissu couleur de sable et de bibliothèques de bois pâle. Un drôle d’antre pour des sorcières ! Il fallait y regarder de près pour repérer les petits cristaux posés un peu partout. J’ai laisséchoirseslivresdansunfauteuilbleuvifetl’aisuiviedanslacuisine. — Je regrette d’avoir été injoignable, m’a-t-elle dit en se versant un jus d’orange et en se perchant sur le plan de travail. Je suis au lit depuis vendredi. J’ai juste regardé mes messages aujourd’hui. —C’estsûrementM.Emersonquit’apassésesmicrobes. —Maisoui!Ilneprendjamaisd’arrêtmaladie.Enfin,désoléeden’avoirpasétéplusprésente, j’ail’impressionquetuauraiseubesoindemeslumières. Jemesuisadosséeàlafenêtred’unpetitairdésinvolte.Ils’étaitpassétantdechosesquejene savaismêmepasparoùcommencer. —J’aisurvécu.Tutesensmieux? —Oublieça,m’aordonnéAngelique.J’ailagrippe,cen’estpasintéressant.Jeveuxsavoirce quej’airaté. —Ehbien,ilyaeuquelquesrebondissements… Je me suis laissée tomber sur une chaise et j’ai commencé le récit de mon rendez-vous avec Brendan, avec toutes les révélations qu’il nous avait apportées. Angelique n’a guère fait de commentaires, mais quand j’en suis arrivée à la confirmation de mon statut de sorcière, elle a brandilespoingsenpoussantuncrideguerre—quis’estterminéenquintedetoux. —Jelesavais! Sanscesserdetousser,elleaglisséàbasduplandetravail. —Jesavaisquejenemetrompaispassurtoncompte.J’aitoutdesuitesentiquelquechosechez toimaisquandnousavonssupourlamalédiction,j’aisupposéquec’étaitça. —Tun’avaispastort;excuse-moisijenesautepasdejoie. J’avaisbeaufairelatête,Angeliquesemblaittoujoursaussieuphorique. — Non mais rends-toi compte ! Il y a quelques semaines, tu ne croyais même pas aux manifestationsoccultes;maintenant,tuadmetsquetuesunesorcière! J’aihaussélesépaulesaveclassitude. — La semaine prochaine, j’aurai probablement une licorne apprivoisée. Que veux-tu que je te dise:encemoment,iln’yaquelesexplicationslesplusdinguesquitiennentlaroute.Etjenet’ai mêmepasracontécequis’estpasséaujourd’hui. —Comment,ilyaencoreautrechose? Unpeuremisedesacrise,elleasortideuxbouteillesd’eauminéraleduréfrigérateuretm’ena tenduuneens’asseyantenfacedemoi.Avecunpeuplusd’entrain,j’ailancé: —Tunetedemandespaspourquoijesuisvenuecheztoienpleindansleshorairesdescours? —Tiens,oui,c’estbizarre. —Habituellement,tuesplusrapideàladétente.Tagrippetegrippelescircuits. —Bon,alors,pourquoias-tuséchélescours?Lelycéeabrûlé?TuascroiséFrankenstein? —Tun’espastrèsloinducompte… Jeluiairacontélagrandescènechezlaproviseure.Enthousiasmée,elles’estécriée: —Direquej’airatéça!J’aivraimentmalchoisimonmomentpourtombermalade.Tucrois quec’étaitqui,lemailavecleliendelavidéo?C’étaituncoupmontécontretoietBrendan,c’est évident. —Oui,biensûr.Seulement,çaamaltourné.Amonavis,c’étaitAnthonyenpersonne,ou… Jem’arrêtaicourtenmesouvenantdel’expressionsisatisfaitede… —Kristin!ai-jehurlé.Maisc’estdingue,cettefilleenavraimentaprèsmoi! Angeliqueapprouvavigoureusementdelatête. —Oui!Elleatoujoursétéassezdéplaisantemaisavectoi,ellesesurpasse! —Jenesaispasdutoutcequejedoisfaire.Plusj’essaiedebienfaire,pluslasituationempire. —Ignore-la.C’estcequejefaisdepuisladeuxièmesemainedel’annéedernière. —Cen’esttoutdemêmepasça,le«danger»dontEthanavoulum’avertir? J’avaiscrochédesguillemetsdansl’airenprononçantlemot«danger».Elleasecouélatête avecconviction. —Franchement,j’endoute!Maistusaisquoi?J’aiuneidée. Elleasautésursespiedsens’écriant: —Viensdansmachambre.Onvajeterunsort. J’airepoussémachaisesansgrandenthousiasme. —Comment?Pourquoifaire?C’estunsortquim’acréétouscesennuis!Enfin,pascemoi-ci, lemoidemonanciennevie…enfin,tuvoiscequejeveuxdire! —Non,cen’estpaspareil,tuvasvoir. Toutauboutd’uncouloirjaunesoleil,sachambreressemblaitenfinàcequej’attendaisd’une sorcière.Desmursvioletsavecdesétoileslumineusescolléesunpeupartout,unelourdetenture tisséedesymbolesoccultesau-dessusdulit,d’épaissesbougiesavecdescataractesfigéesdecire, degrosvieuxlivrespleinlesétagèreset,prèsdulit,unejattedeverrerempliedepétalesséchés. Trèssatisfaite,j’airetirémeschaussurespourm’asseoirentailleursursoncouvre-litdevelours noirendemandant: —Alors,c’estquoi,cesort? Elleavaitprisunblocsursonbureaupourgriffonnerquelquechose.D’unairjudicieux,ellea annoncé: —Nousallonsamplifiertespouvoirs.Ouplusprécisément,nousallonsleslibérer.Commeça, quelquesoitledangerquitemenace,tuaurastachancedelevaincre. —Maiscomment? Saréponsenemerassurapasdutout: —Jenesaispas,moi,cen’estpasunescienceexacte. Ellepritunejolieboîtedeboisdansuntiroiretensortitdescristauxderocheenajoutant: — Nous savons que tu es en sécurité pour le moment, mais je voudrais te donner des armes supplémentaires. —Etcommentsais-tuquejesuisensécurité? Leregardqu’ellebraquasurmoimefitunpeupeur. —Tuportestoujourstonpendentif,dit-elle.Tutesouviens,danstonrêve?Tuavaisperdule blasonavantl’incendie.Ils’estarrachédetonreversetilaroulédanslarue. —Maiscommentfais-tupourtesouvenirdetout!C’étaitmonrêveet,moi,jenemerappelais mêmeplus. Pour toute réponse, elle m’a souri d’un petit air satisfait en tapotant son front de l’index. J’ai grogné: —Jevois,tafameusemémoire… Elledisposadesbougiesblanchesencerclesurleplancher,lesallumauneàune.Ensepenchant surladernière,elleéternuasiviolemmentqu’ellesoufflalaflamme.J’aiposésurelleunregard critique. —Tuessûrequetuessuffisammentenforme? —Maisoui! Ellem’afaitsignedem’asseoirenfaced’elledanslecercledepetitesflammes.Dèsquej’aiété en place, elle s’est penchée pour poser un objet minuscule dans ma paume. Curieuse, je l’ai examiné;c’étaituntoutpetitjoyaubleu. — Un saphir, expliqua-t-elle. Il amplifiera tes pouvoirs. Maintenant, serre-le dans ta main et concentre-toi. —Surquoi? — Essaie juste de contacter ta sorcière intérieure. Pense à ce trésor en toi que tu voudrais déverrouiller. Je serrai les paupières et m’efforçai de me mettre en phase avec je ne sais quelle puissance intérieure.J’entendisAngeliquescander: —J’enappelleàlaDéessepourlibérerl’espritdecettesorcière,Aujourd’huietpourlesjoursà venir Qu’elle soit préservée du mal qui la menace Qu’elle soit bénie, Livre-lui le pouvoir qui lui revientdeparsanaissance. J’ouvrislesyeuxetvisqu’ellemetendaitsonbloc. —Maintenant,dis-le,toi. J’ai contemplé les mots griffonnés sur la page. J’aurais dû trouver toute cette mise en scène ridicule,maisc’étaitlecontrairequiseproduisait:jemesentaistoutàcouptrèsforteettrèssûre decequejefaisais.Toutenserrantlapetitepierreaucreuxdemamain,j’airépété: —J’enappelleàlaDéessepourlibérermonesprit,Aujourd’huietpourlesjoursàvenirQueje soispréservéedumalquimemenaceQuejesoisbénie,Livre-moilepouvoirquimerevientdepar manaissance. Le silence est retombé… et il ne s’est strictement rien passé. Pas de chaleur subite, pas le moindre coup de tonnerre ; aucune manifestation signifiant que l’incantation avait eu un effet quelconque.Jen’entendaisquemonsouffleetlarespirationrauqued’Angelique.Frustrée,j’aifini parmurmurer,enserrantlapetitepierredansmamain: —Allez,envoie-moiunsigne! C’est alors que j’ai senti une brise. Un tourbillon venait de naître au niveau du plancher, il s’élevait en spirale. J’ouvris les yeux et inspirai vivement, saisie : nous étions assises au cœur d’unepetitetornade.Lespétalesderoseséchés,soulevésdeleurjatte,flottaientautourdenousen nousinondantdeleurparfum.Lesfeuillesdenotesempiléessurlebureaud’Angeliquevoletaient encercles,noscheveuxbouffaientcommeunplumage.C’étaittrèsdouxetmerveilleusementbeau. Puisunsoufflepluspuissantéteignitlesbougies,lesténèbress’abattirentsurnous,ettoutcequi flottaitretombaausoldansunlégerfroissement. Angeliqueallumaunepetitelampeambrée—ledéclicdel’interrupteurmeparutassourdissant —etsouffla,enrepoussantsescheveuxdesesyeux: —Disdonc…Tonpremiersortilège. —Tafenêtren’étaitpasouverte…? Muette, elle secoua la tête. J’ai laissé tomber le petit saphir sur le sol. Le regard fixé sur les pétalesetlespapiersrépandustoutautourdenous,j’aimurmuré: —Maintenant,j’aiunpeupeur. —Ilnefautpas!s’exclamaAngelique.Tuvoulaisunsigne,tul’aseu!Etcen’étaitmêmepasun sortilègepuissant.Oh!Emma,tuasunpotentielépoustouflant.Jesuissicontentedenepasm’être trompéesurtoncompte! Ellesemblaittrèsheureuseetmecontemplaitavecfierté. —Jevaisdéfairemonsortdeprotection,ajouta-t-elle.J’yaibeaucoupréfléchietjepensequ’il empêchetonfrèredeteparler.Ilnefautpastepriverdesesavertissements! Jecontemplaistoujourslesaphir,incapabled’admettrecequejevenaisdevivre.Troissemaines auparavant,sionavaitvoulumeparlersérieusementdesorcellerie,jemeseraisécrouléederire.A présent,mêmedépasséeparlesévénements,j’étaisenvahieparl’excitation. —Alors,çayest,jesuisunesorcière? —Tuastoujoursétéunesorcière,répliquaAngelique.Seulement,maintenant,tulesais. Elleseremitàtousseretjefinisparremarquercombiensonvisageétaitpâleetfatigué.Toutce mysticisme commençait à me passionner, j’avais très envie de lui poser un million de questions, maisilétaitl’heuredelalaissersereposer. Letempsderentrerchezmoi,lescoursétaientterminésetmaboîtevocalepleineàcraquerde messagesurgentsd’Ashley,JennetCisco.J’eusàpeineleloisirderetirermonuniformequemon portablesonnaitdenouveau. —Téléphone,ici!mesuis-jeécriéeenétendantlamain. Quellesurprise,ilnebougeapasd’unmillimètre.J’aisoupiré: —Tuesunesorcière,Emma,pasunchevalierJedi! Etj’aibondipourdécrocher.C’étaitCisco. —J’aivuAnthonyvidersoncasier.Ils’enva! —Oui! Ileutdroitàunedescriptiondétailléedelascènedanslebureaudelaproviseure,qu’ilponctua d’exclamationsstupéfaitesetravies.Puiscefutsontourdemedécrireledépartd’Anthony. — Tu l’aurais vu, il était fou de rage. Je m’attendais à voir la fumée lui sortir des oreilles commedansundessinanimé. —Quandjepensequejeneleverraiplusjamais!Quelbonheur!Maintenant,ilnemeresteplus qu’àgérerlesrumeursdulycée. Ilacesséderire. —Bon,jenesaispassijedoistelediremaisilmesemblequ’ilvautmieux. —Quoiencore? —Tuveuxsavoirladernière?Rumeur,jeveuxdire. —Maisoui,aupointoùj’ensuis! Ilmesemblaitqu’àcestade,seuleunemenacesurnaturellepouvaitencoremedéranger.Jeme trompais. —Bon,c’estévidentquec’estsignéKristin,etilyapleindeversionsdifférentes:onraconte que tu as couché avec Brendan et avec Anthony, que Brendan a honte de se montrer avec toi, et aussiqueBrendansesertdetoi.Touteslesvariationspossiblessurlethème. —Maisc’estrépugnant! —Jetrouveaussi.Puisquenoussommessurlesujet:Brendan…? Jemesentisunpeucoupabledenepasm’êtreconfiéeplustôt. —Oui,Brendan,tuasraison,noussommesensemble.Nousavonsplusoumoinspasséleweekendàdeuxet,voilà,c’estofficiel. «Ensemble»,lemotsemblaitunpeufaiblepourcequinousunissait,maisjen’entrouvaispas d’autre. —Jelesavais!Espècedesournoise,cachottière!Quandjepensequetunem’asriendit! Jedusécarterl’appareildemonoreille,iljubilaitetfulminaitenmêmetemps. —Jenet’aipasvuaujourd’huiet,vendredi,ilnes’étaitencorerienpassé.Toutestarrivétrès vite! —Tupeuxledire! J’aidoncrépété: —Toutestarrivétrèsvite! Cisco a éclaté d’un grand rire, il m’avait déjà pardonné. J’ai eu chaud au cœur de voir à quel pointlagrandenouvelleluifaisaitplaisir.J’aitoutdemêmesoupiré: —Bon,jesensquelajournéededemainseraintéressante. —Emma,depuisquetuesarrivéeàVinceA,touteslesjournéessontintéressantes! J’airéponduparungémissementdésespéré.Autantj’avaishâtederevoirBrendan,autantçame tuaitd’avancedesavoirquejeserais,unefoisdeplus,lecentred’intérêtdetoutlelycée. Moncoupdefilterminé,j’aiunpeutournédansl’appartementencherchantcequejepourrais inventerpourfaireplaisiràtanteChristine.J’auraisbienpréparéquelquechosepourledîner,çala changerait,elle,lareinedurepasàemporter!Jevoulaismeracheter;quandjepensaisàtousles effortsqu’elleavaitfaits,enmeprenantchezelleetenmefaisantentreràVinceA,j’avaishontede moi.Jebouleversaisdéjàsonexistence,jen’avaispasledroitdeluicauserdessoucisenplus.La nièced’unmembreduconseild’administrationsedoitd’avoiruncomportementirréprochable! Entoutcas,pourlerepas,c’étaitfichu:enfuretantdanslacuisine,jen’aitrouvéquedupain, une grande part de brie, des fruits, vingt variétés de thé… et bien entendu de quoi préparer des martinis.J’auraispuessayerdeluipréparersoncocktailmaisilvalaitmieuxqu’ellenemetrouve pasunshakeràlamain.Amoinsquejeneveuillesaborderdéfinitivementmonimage! Non,jenepouvaisqueretournerdansmachambreetrattraperlescoursmanquésaujourd’hui. Jemesuisdoncplongéedansmonlivred’histoireetj’aitravailléd’arrache-piedjusqu’auretour dematanteuneheureplustard. —Bien!Commandonsledîneretdiscutonsunpeudecequis’estpasséaujourd’hui. Plantée sur le seuil de ma chambre, elle semblait déterminée à aller au fond des choses. J’ai baissélatêteenm’attendantaupire,maisunefoisnotrecommandepassée(dessaladesCaesardu restaurantducoin),letons’estbeaucoupradouci. —Emma,jetel’aidéjàdit:jeveuxquetuviennesmetrouversituesendifficulté,aulycéeou ailleurs.Cegarçonteharcelaitdepuislongtemps? —Ilnemeharcelaitpasvraiment,ai-jeavouésansentrain.Enfait,cejour-là,c’estmoiquisuis alléelechercher.Ilrépandaitdesrumeursépouvantables…surAshley. Lesyeuxdematanteontjetéunéclair.Ilyaeuunénormesilence,puiselleademandéd’une voixréellementimpressionnante: —Etquedisait-il? Ausupplice,jemesuistortilléesurmachaise. —Jet’enprie,nedisrienàoncleDanettanteJess!S’ilteplaît!Ellemourraitdehonte. —Emma! Cettefois,iln’yavaitplusrienàfaire.J’aiavoué: — Anthony a joué un sale tour à Ash. Et ensuite, il a dit à tout le monde qu’il… enfin, voilà, quoi.Avecelle. Elle me toisa, perplexe. Comme je me taisais en baissant le nez, elle a fini par lancer avec un brind’agacement: —Tuasunvocabulaire,Emma,sers-t’en! —D’accord.Ilestalléraconterpartoutqu’ilavaitcouchéavecelle.C’étaitunmensonge.C’est cequ’onvoitdanslavidéo:moi,entraind’essayerdeluifairerétablirlavérité. —Etcommentlesdeuxgarçonsensont-ilsvenusàsebattre? —Anthonyestdevenuassez…agressif,etBrendanestintervenu. Levisagefigé,tanteChristineréfléchitquelquesinstantsentambourinantduboutdesdoigtssur latable. —Trèsbien,jenedirairienauxparentsd’Ashley.Quantàtoi,Emma,jetelerépète:necherche plusàtoutréglertouteseule.Jesaisquetuavaislesentimentdenepouvoircomptersurpersonneà Keansburg;j’aimeraisquetusentesquejesuislàpourtoi. Etlà,cefuthorrible:savoixsefêla,justeunpeumaisassezpourquejesentecombienjelui avaisfaitdelapeine.Atterrée,j’aimurmuré: —Jesuisvraimentdésolée!Jesaisquetuasdûjouerdetoninfluencepourmefaireentrerau lycée,etcettehistoirenefaitrienpourtonimage… —Emma,machérie,jemefichedemonimage!Lamèredetonpetitami,enrevanche… —J’airemarqué! JeredoutaisdéjàlemomentoùjemeretrouveraisdanslechampdevisiondeLauraSalinger. Quellechancej’avaisdevivreavecuneChristineConsidine!Emue,jesuisalléel’embrasseren répétant: —Jesuisvraiment,vraimentdésolée.Jeteprometsquesij’aidenouveauxproblèmes,jet’en parlerai.Plusdesecrets! J’aitoutdesuiteeuhonteparcequeleplusgrandsecretdetous,jelegardaispourmoi. Nousavonsdînétouteslesdeux;matantesemblaitrassérénéeetmêmeassezjoyeuse.Puisj’ai parlé longuement au téléphone avec Ashley, et je me suis blottie au fond de mon lit avec mon ordinateurportable.Entredeuxvidéos,jecherchaisàfairebougerdesobjetsavecmesnouveaux pouvoirs.Sansrésultat.Enfait,jetuaisletempsenattendantunappeldeBrendan. Vers21h30,lafatiguedestroisderniersjoursm’esttombéedessus,jemesuisendormiesans m’en apercevoir. Quand j’ai ouvert les yeux, mon réveil de chevet indiquait 4 heures du matin. Machinalement, j’ai pris mon portable… j’avais un message, un texto de Brendan, envoyé vers 22heures. «Tupeuxparler?» Bravo,ilpouvaitvraimentcomptersurmonsoutien!Furieusecontremoi-même,j’airépondu aussitôtquejem’étaisendormie,qu’onseverraitdemain,etj’aiajouté:«J’espèrequetun’aspas tropd’ennuis!»LeregardfroiddeLauraSalingermehantaitencore.Ecueilenvue!Dansunsens, j’auraisaimén’avoirpasdeproblèmeplusgrave.Leplusurgentétaitencorederéglermessoucis surnaturels;ensuite,jepourraism’inquiéterd’amadouerlamèredemonamoureux. Je me suis remise au lit et j’ai commencé à formuler mon plan défensif. Chaque jour, j’écouterais les informations locales — et la météo ! J’éviterais les quartiers peu sûrs, je n’irais plusdansleparclanuit.Siunemenacequelconqueseprofilaitàl’horizon,jeresteraischezmoien faisantsemblantd’avoirlagrippe.Jemeprotégeraissibienquecettefichuemalédictionn’aurait aucuneprisesurmoi! Enm’endormant,jemesentaisassezfièredemastratégieetdemaprudence. 17 Jeluiavaistoutracontéautéléphonelaveilleausoir,maisAshleytrouvaencoreunefoulede questionsàmeposersurlechemindulycée.Enfait,c’étaitlamêmequestion,formuléedepleinde façonsdifférentes: —Ilembrassevraimentbien? MachèrepetiteAshpouffait,lesyeuxbrillants,etmoijerougissaisenpensantauxlèvresdouces et aux yeux si tendres de Brendan. Cette fois, les questions incessantes de ma cousine ne me dérangeaientpas,bienaucontraire:ellesm’empêchaientdepenseraumomentoùjeseraisobligée d’affronterlesregardsetlescommentairesdanslescouloirsdeVinceA. Justeavantdetraverser,jemesuisarrêtéeettournéeverselle,enlissantmescheveux. —Bon,jesuiscomment? JesavaisqueBrendanm’attendraitsurletrottoir.Nonpasgrâceàmesnouveauxpouvoirs,mais parcequ’ilm’avaitenvoyéuntextotrèstôtcematin. —Tuasl’airheureuse! Elle a sorti l’un des centaines de gloss qui s’entrechoquaient dans sa sacoche. J’ai eu beau protesterquejenememaquillaisjamaispourallerencours,ellemel’acolléd’autoritédansles mainsendécrétant: — Ce n’est pas pour toi, c’est pour Brendan ! C’est un baume à lèvres au citron. Si tu dois continueràl’embrasser,autantéviterlesgerçures. —Trèssubtil,Ash,bravo! Cematin,Brendannes’appuyaitpascontrelaboîteauxlettresmaisdirectementàlafaçadedu lycée. Ecouteurs sur les oreilles, mains enfoncées dans les poches de son blouson, il hochait doucementlementon,latêterenverséeenarrièreetlesyeuxclos.Jenesaispascommentilaperçu notreapproche,maisilaouvertlesyeuxetm’afaitunbeau,unmerveilleuxsourire. Prèsdemoi,Ashleyalaissééchapperunsifflementdiscret. —Oh!Emma…Demande-luis’ilauncousindemonâge. J’ai éclaté de rire. Brendan s’est redressé en retirant son casque, j’ai entendu une bouffée de musiqueavantqu’iln’éteignesoniPod.Intrigué,ilm’ainterrogéed’uncoupdementon. — C’est juste ma cousine qui dit n’importe quoi. Brendan, je te présente Ashley. Ashley, Brendan. —Salut,amurmuréAshley,assezimpressionnée. Puisellem’ajetéunregardétincelantets’estsauvéeenpiaillant: —Demande-lui,pourlescousins! —Quelscousins?ademandéBrendanenhaussantsessourcilsnoirs. —Jet’expliquerai. —Ettuenvisagesdemedireunvraibonjour?Oupas? Il faisait semblant d’être vexé. Les mains autour de son cou, je l’ai courbé jusqu’à moi pour pouvoirl’embrasser.Taquin,ilamordillémalèvreinférieure. —Voilàlegenredebonjourquim’intéresse!Mmm…quelparfum? —Jecroisquejevaisretourneraucoindelaruepourpouvoirtedirebonjourdenouveau,ai-je murmuré,lesoufflecourt. Ilari,toutheureux.Puisils’estsouvenudenosproblèmesetilm’ademandéavecinquiétude: —Alors?Tut’esfaitincendierpartatante? —Pasvraiment,non… —Çan’apasl’airdeteréjouir.Tuauraispréféré? —Non!C’estjustequejemesenssicoupable.Enfait,oui,j’auraispréféréqu’ellemepunisse unpeu. —Jeveuxbienéchangeravectoi!Mamèreestdanstoussesétats,jenel’avaisplusvueaussi furieusedepuismesquatorzeans. —Qu’est-cequetuavaisfaitàquatorzeans? —Onpassaitleweek-endànotrechaletdeskiet,avecdescopains,onafracturélaserruredela piscinemunicipalepouryfaireduskate-board.Cesontlesflicsquim’ontramenéchezmoi. —Quoi? Ilahaussélesépaulescommes’ilvenaitjusted’avouerqu’iln’avaitpassortilapoubelle. — Ce n’était pas une telle affaire, je m’en suis tiré avec une interdiction de sortie. Mais, cette fois,c’estsonimagequiestenjeualorselleréagitcommesij’avaisposéunebombe. —Jesuisdésoléedet’avoirentraînédanscettehistoire. Décidément,jenepouvaisplusdiretroisphrasessansm’excuser. —Emma,stop.N’ypensemêmeplus. Avec beaucoup de détermination, il m’a attirée contre lui pour poser un baiser sur le bout de monnez. — Ecoute, c’est terminé ! Le comportement d’Anthony hier montre que ce n’est pas moi, le sauvage.Jecroisquemamère,aufond,sentbienquej’aifaitlebonchoix.Enfait,jenesuispas vraimentpuni,nousavonspasséuncontrat:jesuisjusteobligé—galère!—defaireleDJpour lefichubaldeThanksgiving. —C’estunepunition,ça? Jepensais:«Ont’envoiefairelafêtepourtepunir?Etsituasunzéroenphysique,ont’offre unevoiture?» — Oui. Ces bals sont nuls, ce sont juste de grosses compétitions pour savoir qui dépensera le plus,ouquidécrocheraleoulapartenaireglamour.Mamèresaitquejedétestecessoirées,mais quandjelesanime,ellemarquedespointsfaceauxautresparents.C’estleprincipe:«Jesuisau conseild’administrationalorsc’estbonpourmonimageque,toi,tut’impliquesdanslesactivités dulycée.» —Désolée… —Emma,jet’enprie,arrête.Ecoute,onsetired’icipourledéjeuner,d’accord?Onfiledèsla finducoursd’anglais. —D’accord. Parfait : j’échapperais aux regards et aux ragots, et j’aurais une grande heure seule avec Brendan!Cetteperspectivemedonnalecouragedefranchirlaporte.C’étaitpresquel’heure;nous noussommesquittésdanslehallpournousrendreànoscasiersrespectifs. Je triais rapidement les livres dont j’aurais besoin pour la matinée quand j’ai remarqué un morceaudepapiercoincédanslafentedemoncasier.Jem’ensuisemparéeensouriant:Brendan avaitdûpasserparlàavantd’allerm’attendredehors! SaufquecepapiernevenaitpasdeBrendan. Car,enledépliant,j’aivuqu’ilnecontenaitqu’unseulmot:salope. J’aiprisunegrandeinspiration,etfroissélepapierpourneplusvoirl’insulte.Aucunechancede reconnaître l’écriture, c’était en caractères d’imprimerie. D’ailleurs, je connaissais l’auteur : si Kristinn’étaitpasdescenduejusqu’icienpersonne,elleavaitpousséquelqu’unàlefaireàsaplace. Plusieurs possibilités me sont venues à l’esprit. Je pouvais aller la trouver tout de suite et lui tendrelepapierendisant:«Quelqu’unamisçadansmoncasiermaisclairement,c’estpourtoi.» Oualors,jepouvaisleglisseràmontourdanssoncasier.Oulemontreràlaproviseure. Non,lemieuxétaitencoredenepasréagir.Sijeripostais,ceseraitl’escalade,elleinvestirait encore plus d’énergie, encore plus de hargne dans la petite guerre débile qu’elle menait contre moi.Dégoûtée,j’aisecouélatête.ToutçapourunAnthony!Autantdéclencherungénocidepour unevoituremalgarée. J’airefermémoncasier,etfaitundétourparlestoilettespouryjeterlepapieraupanier.Etc’est làquej’aientenduunevoixdanslapremièrecabine. —Çam’étonneraitqu’Emmarevienne,ellen’oseraplussemontrerici. Interdite,j’aifaitvolte-face.Souslaporte,j’aireconnulessemellesrougesLouboutin. Ontiraitlachasse.Jemesuisprécipitéedanslacabinedubout,j’aifermélaportesansbruitet reculétoutaufondpourqu’ellesnevoientpasmeschaussures.Moncœurbattaitsifortqu’ilme semblaitqu’ellesallaientl’entendre. —Ohsi,ellereviendra.Cettefilleestimmuniséecontrelahonte. Une autre cabine s’ouvrit, il me sembla reconnaître la voix d’Amanda, satellite mineur de Kristin.Sonmalheureuxproblèmedepeaufaisaitd’elleunealliéeprécieuse:ellenerisquaitpas de lui faire de l’ombre sur le plan physique et, bien entendu, ses parents étaient fabuleusement riches. —Tupeuxledire,aricanéKristin.Anthonynes’yestpastrompé.Direqu’elleaeuleculotde piquersacrisepoursapetitepouffiassedecousine. Je retenais mon souffle. C’était une chose de savoir qu’elle racontait des horreurs sur mon compte,ettoutàfaituneautredelesentendre. —Jen’arrivepasàcroirequ’ellesoitalléecafterAnthonypourcettebagarredébile,alancéune troisièmevoix.Lefairerenvoyer,c’esttoutdemêmeénorme! Celle-là, c’était Kendall. Ah, on croyait donc que j’étais allée trouver la proviseure ? Kristin revintàl’attaque. —Moi,cequejen’arrivepasàcroire,c’estqueBrendansesoitlaisséprendreàsonnumérode sainte-nitouche.ElleluiaprobablementdéjàdonnéunebonnecentainedeMST. Les deux autres ont éclaté de rire. A travers les bruits des robinets, j’ai entendu la voix de Kendallsoupirerlangoureusement. —C’estdommage,ilesttropgénial!Tutesouviensquandjemelesuisfaitdanstamaisondes Hamptonsl’étédernier? Illogique,sansdoute,maisçam’afaitmal.JesavaispourtantqueBrendann’étaitpasunange,et ce qu’il avait pu faire avant de me rencontrer ne me regardait en rien… mais tout de même. Et pourquoijustementKendall,sispectaculaireavecseslongscheveuxblondsrouxetsesjambesde danseuse? —Ils’encanaille,ricanaAmanda.Emma,franchement. —Ellen’estpasmal,aprotestéKendallavecunegénérositésurprenante. Puis,pournepasfâcherlareine,ellesehâtad’ajouter: —Bon,riendespécial… —Kendall,ilseraàtoiavantlesvacancesdeNoël,apromisKristin,satisfaite. — J’y compte bien ! Il faudra juste que je le passe à l’eau de Javel pour le décontaminer. Ou alors,tiens,j’iraiavecluisousladouche. Lesautressesontesclafféeset,avecunehainestupéfiante,Kristinaarticulé: —C’estunemoins-que-rienetilselasseravite.Amoinsqu’elleneseretrouveencloque,bien sûr!Jecroisquec’estpourçaqu’elleaquittésonancienlycée:elleesttombéeenceinteetelle n’avaitaucuneidée,quiétaitlepère. J’aibaissélatêteenessayantderavalermeslarmes.Laporteaclaquéderrièreelles,leursvoix joyeusessesontéloignées.Quandj’aiétébiensûrequelavoieétaitlibre,j’aivitepassédel’eau surmonvisagerougevif,etjesuisalléeencoursàmontour,enmeforçantàgarderlatêtehaute. J’avaisaffrontépire.Ellesnepouvaientpasm’atteindre,pasàunniveauprofond.Enfinsi,mais jepouvaisnepaslemontrer.Jeneleurdonneraispascettesatisfaction.Amoidemefaçonnerun masqueimpassible,etdetenirlecoupjusqu’aucoursd’anglais. Parmiracle,onnem’interrogeapasuneseulefoisdetoutelamatinée.Sij’avaisétéobligéede parlerdevanttoutlemonde,jecroisbienquejemeseraismiseàpleurer. —Jetiensàtedirequejenecroisaucunedesrumeurs,m’aglisséJennsurlechemindelasalle d’anglais. —Merci!mesuis-jeécriéeavecreconnaissance.Etmercidemarcheravecmoi. Elleajetéunregardrapideàlarondepours’assurerquepersonnenenousécoutait. —Kristinétaitunevraiecopine,avant.Jet’assure,ons’amusaitbien.Elleabeaucoupchangé, c’estsonobsessionpourAnthonyquil’arendueméchante.Jecroisqu’ilaétésapremièrefois,ça vousmarque. Commejenetrouvaisrienàrépondre,elleasoupiré: —Entoutcas,essaiedenepasprendreçatropàcœur.Laplupartdesautressaventbienqu’elle dit n’importe quoi. Elle a probablement répandu des rumeurs sur leur compte aussi, un jour ou l’autre! — Je ne comprends plus : tout le monde la trouve odieuse, mais elle reste toujours aussi populaire? —Ellefaitdesfêtesdémentes,ilsveulenttousêtreinvités.Etpuisçanes’expliquepas,c’estle genredefillequiatoujourslemondeentieràsespieds.Pourcequisepasseencemoment…s’ils disent comme elle, je crois que c’est surtout parce qu’ils sont contents qu’elle se soit choisi une nouvellecible,etquecenesoitpastombésureux. —Laloidelajungle. Je suis arrivée en cours d’anglais complètement vidée, même la perspective de retrouver Brendan ne me remontait plus le moral. J’aurais voulu enfouir ma tête dans mes bras, ne plus parleràpersonne—dormir,peut-être.Pourmedonnerunecontenance,jemesuisplongéedans moncahierenfaisantsemblantderéviser.PourlapremièrefoisdepuismonarrivéeàVinceA,ma têtenes’estpasautomatiquementtournéeverslaportequandBrendanestentré.Jemesuisaperçue subitementqu’ilétaitassisdevantmoi.Lesbrascroiséssurledossierdesonsiège,ilmeregardait avecinquiétude. —Emma,çava?Tuasl’air…contrariée. —Lamatinéeaétélongue. Pastrèsconvaincant,jesais.Ils’estcontentédefairelamoueendéclarant: —Onparleraaudéjeuner. Puis il a pivoté vers le tableau parce que M. Emerson venait d’entrer en se mouchant bruyamment. Sérieusement, ce type avait besoin de prendre de la vitamine C, ou des vacances, parcequ’ildevenaitfranchementignoble. Dèsquenousavonsposéunpiedhorsdulycée,Brendanavoulusavoircequin’allaitpas.Moi, jepréféraisnettementnepasentrerdanslesdétails! — C’est juste… il y a beaucoup de rumeurs qui circulent sur mon compte. Et sur toi, et sur Anthony,et…c’estdésagréable.Lesgensmeregardent,onparledemoi.Unefoisdeplus. —Tun’asrienfaitdemal.Qu’est-cequ’onpourraitbiendiresurtoi? Ilparlaitd’unevoixégalemaisjesentissacolère.Etmoi,j’enavaismaclaquedestensions,de touteslestensions!About,j’aisoupiré: —Non,ons’enfiche.Oublieça. Sijeluiexpliquaistout,ilfaudraitparlerdelarumeurselonlaquellenouscouchionsensemble. Jemesuraismalsonétatd’espritmais,moi,entoutcas,jemesentaisincapabled’aborderlesujet. Pasenplusdetoutlereste! —Allez,insista-t-il,enjôleur.Onadépassélestadedessecrets,non? Si.Ilavaitraison.Excédée,j’aiprisunegrandeinspirationetj’aidéversétoutcequej’avaissur lecœur. — Eh bien, apparemment, la population entière du lycée croit que je couchais avec Anthony. Enfin,ondittoutetlecontraire,àchacundechoisirlaversionquil’arrange.Soitjecoucheavec toi,soittuashontedetemontreravecmoi…Ah,j’oubliais,j’auraisaussiquittémondernierlycée parcequej’étaisenceinte.Cedernierpoint,c’estKristintoutcraché,etjesuisabsolumentcertaine qu’elleaaussienvoyélavidéotronquéeàlaproviseure. —Jevois. Lesmusclesdesamâchoires’étaientcrispés.Ilajouta: —Etcommentsais-tuqu’ondittoutça? — Je les ai entendues ce matin aux toilettes. Il y avait Kristin, Amanda et Kendall, qui s’est d’ailleursvantéed’avoircouchéavectoi. —Elleenparleencore? Jenesaispascequej’avaisespéré,undémenti,unéclatderire.Ilsemblaitjustesurprisqu’elle attachelamoindreimportanceàl’épisode.Lecœurgros,jemesuiscontentéedehocherlatêteet demarcherunpeuplusvite.Brendanm’ajetéunregardencoin. —L’étédernier,j’étaisdanslesHamptonsavecdescopains,etilsparlaienttousd’unefêtequ’ils nevoulaientsurtoutpasrater.J’ysuisalléaveceux,c’étaitchezKristin.Kendallnem’intéressait pasplusqueça,maiselleinsistaitlourdement. —Jevois… Jeserraislesdents.C’étaitbizarre:cerécitmedérangeaitautantquetoutcequej’avaisentendu cematin.Brendansepenchaversmoi,troublé. —Jet’enprie,dis-moiquetut’enfiches. Illâchamamainpourentourermesépaules. —Jenet’avaispasencorerencontrée.Dis-moiqueçanetedérangepas. —Çamedérangeunpeu,ai-jeavoué. —Emma,jemeficheradicalementdeKendall.Jetejure,jen’aijamaisrepenséàelle.Pourêtre toutàfaitfranc,jen’aimêmepaspenséàellelapremièrefois.Elleétaitlà,voilàtout. — Je pense que ça m’horripile parce que j’ai entendu ça après avoir trouvé un petit mot dans moncasier… Brendans’arrêtademarcher. —Quelqu’unalaisséunmotdanstoncasier? —Oui. —Unmotquidisaitquoi? Ilsemblaitfurieux.Inquiète,j’aivouluécarterlaquestiond’ungestemaisils’estobstiné. —Emma,c’étaitquoi? —Unseulmot:salope. Jen’avaisencorejamaisvuuneexpressionpareilledanssonregard. —JevaisavoirunepetitediscussionavecKristin. —Brendan,non!Onadéjàsuffisammentd’ennuis,çaneserviraitàrien… Jen’arrivaismêmepasàcachermapanique. —Kristinestcommeelleest,onn’ypeutrien!Etd’ailleurs,Anthonyaaussibienpulaisserle papieravantdepartir. —Peut-être,maisellen’apasledroitdeparlerdetoi. — Brendan, je t’en prie, oublie ça. Ces histoires m’ont bousculée, c’est vrai, mais c’est fini maintenant. —Çamemethorsdemoi:avecmoi,ilsn’osentpas,jem’entiresansdommage;maistoi,ilste harcèlent… —C’estparcequelesfillessontdiaboliques.Leslycéennessontdesdémons,sincèrement. Mondiagnosticluiarrachaunsourire.Sonbeauvisages’adoucit,ilsaisitmesdeuxmainsdans lessiennes. —Cettefilleestunetelle…Elles’ingénieàt’empoisonnerl’existence. —Tantquejet’ai,toi,jepeuxtoutsupporter. —Cen’estpascommesinousn’avionspasd’autressoucis! Ilm’aprisecontreluienposantlapaumesurmonmédaillon.J’aifermélesyeux,émueparle contactdesamain. —Sijepouvaisrenonceràtoi,jeleferais.Sijepensaisquec’estmieuxpourtoi. —Non,ceseraitpire! La seule idée d’affronter une journée sans lui me broyait le cœur. J’ai pris ma voix la plus persuasivepourinsister: —Ecoute,s’ilteplaît,nefaisrien.Tôtoutard,ilsfinirontparselasser! Ilmecontemplauninstantensemordantlalèvre…puisilsemitàriretoutbasenmeberçant contrelui. —Jeveuxbien,maisseulementsitum’accordesquelquechoseenéchange. — Quoi donc ? ai-je demandé avec prudence. Je te préviens : je refuse d’entrer par effraction dansunepiscinepourfaireduskate-board. —Tupréféreraissûrement.Non,cequejeveux…c’estquetuviennesavecmoiàcefichubalde Thanksgiving. —Quoi? Ilm’asouriensuivantlalignedemajoueduboutdudoigt. —Tum’astrèsbienentendu.Jet’inviteaubaldeThanksgiving. —Maistun’aspasenvied’yaller. —Effectivement.J’yréfléchissaiscematin.Jenesuisjamaisalléàunedecessoiréesavecune filleavecqui…avecuneamoureuse. Jehaussaiunsourcil. —Uneamoureuse? — Ne m’oblige pas à tout t’expliquer. Ecoute, j’ai envie de faire passer un message, je veux montrerauxautrescombienjetiensàtoi. Cettevoix,ceregard…Emue,j’aitoutdemêmeprotesté: —Tuimagines:unesoiréeentièreenfermésdansunesalleaveccescrétins? —Justement!Faisçapourmoi,nemelaissepasseulaveceux.Sionnousvoitensemble,les rumeursfinirontpeut-êtreparsecalmer. —Tun’aspastort. —Tucomprends,s’ilss’enprenaientjusteàmoi,jem’enficherais.Maisjerefusequ’onparle detoi,turefusesquej’ailleleurdiremafaçondepenser…onestdansl’impasse.Laisse-moiau moinst’emmener! —Bon…Trèsbien.Enfin,simatantem’autoriseàyaller. Il y avait aussi la question de ce que je pourrais bien me mettre ! Un bal à Vince A, c’était forcémentenrobelongueetdanslecontequ’étaitmavie,iln’yauraitpasdepetitescréaturesdes bois pour me la coudre. Pas de marraine la fée ! Ashley pourrait peut-être me prêter quelque chose? —Génial!Jesuiscarrémentcontentd’yaller,maintenant! Brendans’adossaàunarbreetjemeblottisdanssesbrasensoupirant: — Je n’ai pas suffisamment vu Kristin, cette semaine ; une dose supplémentaire vendredi soir m’aideraàtenirtoutleweek-end. Iléclataderireetpromit: —Tunelaverrasmêmepas.Tuserasencabineavecmoicommeunefilledansunevidéode Jay-Z. —Iln’estpasquestionquejevienneenBikinietmanteaudefourrure. —Non?Jesuisdéçu.Alorsunpetitshorttrèscourt? —C’estunbaldéguisé? —Non. —Onestbienaumoisdenovembre? —Oui,etalors?Jeteréchaufferai,moi. Du bout de l’index, il souleva mon menton et, cette fois encore, toutes mes angoisses s’évanouirentdanslenéantdèsquenoslèvressetouchèrent. Brendanavaitcetalent:sesbaiserseffaçaientlessouvenirscommelepetitappareildesMenin Black. Nous avons tous deux perdu la notion du temps : au lieu du petit restaurant où il voulait m’emmener, nous avons dû manger des hot dogs en quatrième vitesse et retourner au lycée en courant.Monhumeuravaitchangédutoutautout,jeflottaisdecoursencours;celam’aàpeine dérangéequand,encoursdechimie,j’aisurprislescommentairesdésobligeantsqueKristinfaisait àsavoisinesurmescheveux. Disons que ça m’a tout de même un peu agacée. Avec sa peau d’Oompa Loompa, elle se permettaitdesemoquerdemonlook?Uninstant,j’aienvisagédeluijeterunsortmaisjemesuis ditque,avecmachance,ilrebondiraitforcémentsurmoi.Detoutefaçon,j’étaisdeplusenplus convaincuequemondernier(etunique)effortdanscesensn’auraitpasfonctionnésanslaprésence d’une sorcière expérimentée. Je n’ai donc pas répliqué. J’avais des problèmes plus sérieux que Kristin. Aladernièresonnerie,j’aitrouvéBrendanquim’attendaitprèsdemoncasier.Enchantée,jeme suisécriée: —Qu’est-cequetufaislà? —Jem’accordeuneminuteavectoiavantl’entraînementdebasket. Aïe ! Je n’avais pas pensé à ça. Brendan avait plus ou moins fait renvoyer l’un des meilleurs joueurs,onallaitnécessairementluidemanderdescomptes!Inquiète,j’aidemandé: —Ilsvontt’envouloir? —Non.Personnen’aimaitAnthony.L’équipeauraplutôtenviedemenommercapitaine…dès quejeneseraiplussuspendu. Bon,c’étaitdéjàunsoucidemoins.Ilaajouté: —Alorsjeveuxunbaiser,etensuiteilfautquejefile. Ilriait.Ilétaittendre,charmant,irrésistible.Jemesuisjetéedanssesbrasenpensantcombien c’étaitdifficiledesesouvenirquenousétionsaulycée;difficiledenepascéderàdespassions assezpeuscolaires! — Je t’appelle ce soir, a-t-il promis en me mordillant le cou. Essaie de rester éveillée après 19heures,pourunefois. Je me sentais si heureuse que je serais volontiers restée éveillée jusqu’au jeudi suivant ! J’ai retrouvésurletrottoirAshleyquicommençaitsérieusementàs’impatienter. —Alors?Tuasdemandé,pourlescousins? —J’aioublié.Jeleferaidemain,promis. —Merci!Ecoute,jenel’avaisencorejamaisvud’aussiprès,ilestfabuleux!Laveinequetuas depouvoirl’embrasser!Etilparaîtqu’ilfaitleDJpourlebal? —Lesnouvellesvontvite. — Oui, du moment qu’il est question de Brendan Salinger ! Et puis, ma copine Vanessa fait partieducomitéd’organisation,c’estellequimel’adit. Jel’aidévisagée,incrédule. —Kristinalaisséunefreshmanparticiperaucomité? —Bon,lamèredeVanessaoffrelebuffet. Ellesemblaitassezcontrariéeetelleavaitraison;maisvoilà,aulycée,toutserésumaitàdes rapportsdepouvoir.LamèredeVanessaétaitunchefassezconnu,elletravaillaitdansungrand restaurantdeManhattan;sacontributionajoutaituncertainlustreàlasoirée,cequiouvraitàsa fillel’accèsàunévénementdontelleauraitnormalementétéexclue. — Eh bien, moi, j’irai à la soirée avec le DJ. C’est bien ce que tu allais me demander ? Et d’ailleurs… J’ouvrais la bouche pour lui demander de me prêter une tenue quand elle m’a interrompue en sautantlittéralementsurplace. — J’y serai aussi ! On est toute une bande à y aller avec Vanessa ! Oh ! Emma, je ne sais pas pourquoitupensaisquetunepourraispastefaireuneplaceici:tuessortieunefoisavecCiscoet, maintenant,Brendanenpersonneesttonpetitcopain!Dis,ilfautqu’onaillet’acheterunerobe. —Jenepeuxpast’enemprunterune? Elle avait des tonnes de fringues. Et même si elle était plus petite que moi (de partout), je réussissaisgénéralementàmefaufilerdanssesvêtements. —Pasquestion,machérie!Iltefautuntrucfabuleux!Onirashopper,ceseragénial.Detoute façon,jen’aimepluslarobequej’aiachetée,j’enveuxuneautre. —Bon,attendstoutdemêmequejedemandeàtanteChristine. Jen’enaipaseul’occasion;àpeinelaclédanslaserrure,Ashleys’estprécipitéeàl’intérieur enhurlant: —Alerteshopping!Toutlemondesurlepont!BrendaninviteEmmaaubaldeThanksgivingla semaineprochaine! Tante Christine, paisiblement installée à la table de la cuisine, a fermé son livre et retiré ses lunettes en levant les yeux vers nous. Je me suis hâtée de tempérer la proclamation de mon infernalepetitecousine. —Enfin,situesd’accord,j’aimeraisbienyaller… —Oui,biensûrquetupeuxyaller. Toujoursassezgênée,j’aiprécisé: —SamèreobligeBrendanàfaireleDJ,enfait;jeseraisurtoutlàpourluitenircompagnie.On n’apasdutoutbesoindefairedushopping,jepeuxemprunterquelquechoseàAshley. Matanteaévaluémesformes,puiscellesd’Ashley. —Non,machérie,jepensequenouspouvonsfairemieux.NousironschezBendelceweek-end. —Tuessûre?Çam’ennuiede… —Absolumentsûre. Toujoursaussisereine,elleareprissonlivreettournéunepagedesondoigtàl’onglevernide rose.J’avaisvraimentl’impressiondeprofiterdesagentillesse;honteuse,j’aimurmuré: —Mercibeaucoup…Jeneméritepas… — Ma chérie, si, tu le mérites, soupira-t-elle. J’aimerais que tu saches à quel point je suis heureuse de t’avoir ici avec moi. Cela dit, ajouta-t-elle, si je pouvais faire la connaissance de Brendanpourdebondansdescirconstancesunpeuplusplaisantes… —Ilestgénial… — Je n’en doute pas. Et il me fait l’impression d’un jeune homme auprès de qui tu seras en sécurité.Ilsembleprêtàsejeterdevantunbuspourtoi. J’acquiesçaimais,aufond,jen’enmenaispaslarge.Prédestinationoupasprédestination,nous ne couperions pas au rituel de la présentation aux parents. Ça ne m’ennuyait pas de présenter Brendanàmatante,bienaucontraire!Monsouci,c’étaitLauraSalinger.Cettefemmemeterrifiait aumoinsautantquelamalédiction. 18 Incroyable : à la fin de la semaine, les rumeurs commençaient déjà à se calmer. Bien entendu, Kristincontinuaitàalimenterlemoulinmais,elle,j’étaisrésignéeàcequ’ellemetourmentetoute l’éternité.L’important,c’étaitquelesautresselassentderelayersesdernièrestrouvailles.Kristin étaitmadameEleanordestempsmodernes:spécialiséedansladémolitiondesréputationsplutôt que dans l’assassinat pur et simple. Sa dernière création ? Une rumeur selon laquelle j’aurais trompé Brendan avec au moins six garçons du lycée Xavier. Inutile de préciser que nous ne sortionsensemblequedepuisunesemaine,etqu’untelabattageauraitétéphysiquementimpossible encinqjours.Disonsqu’elleavaitaumoinsleméritedelaconstancedanslabêtise. Brendan avait sa méthode pour tuer les rumeurs : il s’affichait obstinément à mes côtés. Et ça marchait.Vraiment,ils’yentendaitànaviguerdansceseauxinfestéesderequins—voussavez,le genrederequinsquiportentdessacsDior. Et puis je suis allée chez Bendel… Moi qui ne croyais pas possible de me sentir plus décalée qu’àVinceA,jemesuisvraimentfaitl’effetd’uneextraterrestrequand,lesamedi,noussommes alléesm’acheterunerobeavectanteChristine,Ashley,etsamère,matanteJess.Danslemiroirde lacabined’essayage,j’aidécouvertunepauvrefilletasséesurelle-mêmedansunerobequinelui ressemblaitenrien.Lesoripeauxdéjàessayéss’amoncelaientautourd’elle. Des trucs pour les bals de debs. Trop pastel. Trop bouffants. Une des robes était cousue de nœuds, tellement de nœuds qu’on aurait pu la trouver au comptoir où l’on emballe tout dans du papiercadeau!Etvuleprixduruban,chaquenœuddevaitcoûterdanslescentdollarspièce. La robe de cocktail que j’avais sur le dos n’avait pas de frous-frous mais elle était rouge, couverte de sequins, et dénudait une épaule. Avec un gros soupir, j’ai ouvert la porte pour me présenteràl’inspectionenronchonnant: —Dites,cen’estpasparcequ’onestennovembrequejedoismettredurouge.J’ail’aird’une call-girl. —Unecall-girltrèstrèschère,alors,apouffématanteJess. Bienentendu,Ashleyahurléderire.IlafalluleregardleplusdésapprobateurdetanteChristine pourlesfairetaire. —Attends!s’estécriéeAshley.Jesaiscequ’iltefaut. Voyantmonexpression,elleaajouté: —Fais-moiconfiance! Jenemesuispassentierassuréepourautant.Jevoyaisd’icicequ’elleallaitmerapporter:du rosebonbon.Parpitié,aumoins,qu’elleévitelestrass! —Repassecelle-cipourvoir? TanteJessvenaitdetirerdelapileunemeringueàlajupebouffante,étincelantedeblancheur.De plus en plus hostile, je me suis enfermée pour l’enfiler. En ressortant pour me montrer, j’ai bougonné: —Jeressembleàunebouledeneige. Etmacicatricesevoyaitplusquejamais.Pourquoinecousait-onpasdemancheslonguesaux robes du soir ? Pourquoi avaient-ils décidé d’organiser un bal « habillé » ? Pourquoi, mais pourquoinepouvais-jepasporterunjeanetmonchemisiernoir! NettementplusperspicacequematanteJess,quecettesortiesemblaitbeaucoupamuser,matante Christinemeglissa: —Nousteprendronsdesgants.Tusaisbien,cesgantsqu’onmetpourl’opéraetquimontent jusqu’auxcoudes. Ouf ! Brendan savait, pour l’accident, mais il n’avait pas encore vu ma vilaine cicatrice. J’ai remerciématanted’unsourireetjesuisretournéedanslacabinepourretirermapiècemontée.Je medemandaissij’avaisledroitdemerhabillernormalementquandonafrappéplusieurscoups irréguliers à la porte. En ouvrant, je me suis trouvée nez à nez avec Ashley. Ou plutôt avec une énormepilederobessoutenueparlespetitesjambesd’Ashley.Ettouteslesrobesétaientnoires. —Oh!Ash!Jet’adore! Là,tanteChristinen’étaitplusd’accord! —Lenoir,c’estpourlesvieillesetlesveuves.Atonâge,ilfautporterdescouleursgaies! —Tupeuxparler! C’était sorti tout seul. J’ai ouvert des yeux ronds, choquée par ma propre insolence. Tante Christineétaitveuveet,techniquement,elleétaitvieilleaussi…maislacouleurdominantedesavie était le rose ! Tante Jess s’est écroulée de rire ; franchement, par moments, je la trouvais plus gaminequesafille.Avecbeaucoupdedignité,tanteChristineacontemplésontailleurfuchsia,puis elleaconcédé: —Tun’aspastort.Mafoi,leplusimportant,c’estqu’Emmasesenteàl’aise.Voyonscequetu nousapportes. Nous avons accroché les robes dans la cabine, et mon regard s’est tout de suite braqué sur un modèlesansmanches,avecunbustieretunejupedetulleartistementdéchiquetée.Elleétaitàlafois classiqueetoriginale,jel’adorais.Jel’aiimmédiatementenfilée;enmetournantpourqu’Ashley puisseremonterlafermetureEclair,j’aicroisélesdoigtsetespéréqu’elleseraitaussigénialesur moiquesurlecintre. Oui!Phénoménale! —Jevoudraism’habillercommeçatouslesjours! Euphorique, je tourbillonnais sur moi-même, faisais la révérence au miroir. Cette fois, mon reflet m’enchantait. J’avais toujours vécu en jean ; l’autre grande occasion de mon existence, le mariagedemamèreavecHenry,m’avaitjustevaluunerobebaindesoleiljaunepâle(ilss’étaient mariésàlamairie).Dansunangledumiroir,j’aperçustoutàcouplevisagedetanteChristine.Elle souriait,maisellesetamponnaitégalementlesyeuxavecunmouchoirrose.Horrifiée,jemesuis écriée: —Tupleures?Çat’ennuievraimentquejemettedunoir? —Machérie,non!C’estjustequequandtuesarrivée,tuétaissi…Tut’estellementépanouie,et jesuissicontentedetevoirheureuse. Les larmes aux yeux, j’ai enjambé une robe vert menthe pour serrer ma tante dans mes bras. Ashleyestintervenueavecautorité: —O.K.,c’estfini,onnepleurepassurlespelures.Emma,j’aidesescarpinsquiserontparfaits avectarobe. Cesoir-là,dufonddemonlit,j’ailonguementcontempléLArobesuspendueaureversdema porte. Pour le grand soir, j’aurais les escarpins d’Ashley (pour les chaussures, nous faisions vraiment la même pointure), une étole à tante Jess, et des gants et des boucles d’oreilles que m’offraittanteChristine.Çamedérangeaitdemel’avouermais,enfait,j’étaistrèsexcitéeàl’idée d’entrerdansunesoiréeaubrasdeBrendan.Jemesuisendormieaveclesourire. Lelendemain,j’aisuenouvrantlesyeuxqu’Angeliqueavaitannulésonsortdeprotection. Cerêve,jenem’ensuissouvenuequeparcequeAngeliquem’avaitproposédetenirunjournal, pour noter chaque détail de mes aventures nocturnes avant qu’elles ne sombrent dans mon subconscient.Cettefois,j’étaisassisedanslacuisinedenotreanciennemaison,faceàEthan.Surla tableentrenous,ilyavaitunesorted’échiquier.Ethanm’expliquaitlesrèglesdujeu;ilavaitdû melesexpliquerdéjàplusieursfoisparcequ’ils’énervaitquejen’aiepasencorecompris. Ilrépétait,enmemontrantlescarréssombresduplateau: —Mais,Coccinelle,situprendscechemin,ceseraplusdifficiledegagner. —C’estcecheminquejeveux. En disant cela, j’ai plaqué mon médaillon sur l’un des carrés noirs. Le plateau ne cessait de changer, il était en pierre, puis en bois, puis en mosaïque ou en verre, mais je m’obstinais à maintenirmonpendentifàlamêmeplace.Etj’aidit: —Jemefichequecesoitplusdifficile. —Tupourraisperdrelapartie,meprévintmonfrère.Tupourraistoutperdre. —Jem’enfiche. —C’estdangereux,Emma.Tunepeuxvraimentpast’éloignerdelui? —Jenepeuxpas. —Bon.Situtiensabsolumentàenpasserparlà,toutdépenddelui,maintenant.Illuifaudraune déterminationàtouteépreuve. Lesyeuxbrunsd’Ethan,sisemblablesauxmiens,mefixaientavecuneintensitéinsoutenable.Il insista: —Ilestassezfort?Tuesvraimentsûredetoi? —Jecrois,oui. Jehaussailesépaulesavecdésinvolture.Implacable,Ethanlança: —Ilnesuffitpasdecroire.Tudoisêtreplusforte,vousledeveztouslesdeux.Cen’estpasun jeu. Acesmots,l’échiquierdisparut;nousn’étionsplusdanslacuisinemaisdeboutdanslaroseraie demesrêves. —Ildoitêtrefort.Vousneverrezrienvenir.Ildoitêtreprêtàtoutrisquer.Illesera? Commejelecontemplais,interdite,ilouvritlabouchepourajouterquelquechose…etsemità chanteruntubedeMadonna.Touts’effaça;sousmespaupièreslourdes,jecontemplaisunemince tranchehorizontaledemachambreàNewYork;monradio-réveildiffusaitBorderline.Mamain s’est abattue sur le bouton, j’ai fermé les yeux très fort en m’efforçant de retomber dans mon rêve…maisils’étaitévanoui. Je n’ai pas ressenti la panique habituelle. Au contraire, bizarrement, je me sentais plus déterminée, comme si la malédiction n’était qu’un obstacle comme un autre : un obstacle que je pourraissurmontersijeparvenaisseulementàdéchiffrercesavertissementssiobscurs. Brendan était reparti pour Westchester vendredi, juste après les cours ; il écumait toujours la bibliothèquedesongrand-pèreàlarecherchedetoutcequipourraitnouséclairersurlalégende d’Aglaeon. Il avait prévu de revenir le dimanche pour me sortir — un vrai rendez-vous d’amoureux. La plupart des couples de notre âge s’efforçaient de trouver un équilibre entre leur scolaritéetleurviesentimentale;nous,nousdevionsjonglerentrelessortiesàdeuxetlesgrandes révélationsoccultes. —Amonretour,jeveuxfaireleschosesdanslesrègles,avait-ilditautéléphone.Jusqu’ici,je suisunpetitcopainlamentable. J’avaisbeauluirépéterlecontraire,rienn’yfaisait. — Laisse-moi m’occuper de toi ! Je veux qu’on se voie tranquillement, sans ragots, sans malédictions;riend’autrequetoietmoi,ensemble. Ce dimanche-là, nous sommes donc sortis selon une tradition très new-yorkaise : pour un brunch.Quandj’aivulesprixmentionnéssurlemenu,mesyeuxsontdevenusaussirondsqueles bagelsfraisempilésdanslacorbeille. —Ilsfontlesmeilleurseggs Benedict de New York, affirma Brendan en tartinant du fromage fraissurunbagelausésame. Toutbas,jemesuisditquepourtrente-cinqdollars,ilspouvaientaussioffrirletaxiduretour. Touthaut,j’aidûavouerqueleseggsBenedictétaientextraordinaires.Jelesaiadorés,etj’aiadoré Brendanencoredavantage.Jenel’avaisencorejamaisvuaussidécontracté,ilsemblaitprendreun plaisirénormeàêtrejusteungarçoncommelesautres,desortieenamoureux.Nousavonsparlé non-stop, sans jamais évoquer un seul de nos problèmes. Tout en l’écoutant m’expliquer avec enthousiasmequ’ilallaitpeut-êtredécrocheruneplacedeDJdansunnouveauclub(tantqu’ilne consommait pas d’alcool sur place, ils se fichaient qu’il soit mineur), j’ai décidé de ne pas lui parlerdemondernierrêve.Pourquoigâcherunaussibonmoment? Ensortant,surletrottoir,j’ainouéimpulsivementlesbrasautourdesataille.C’étaitsistupéfiant de pouvoir toucher Brendan, l’inaccessible icône, chaque fois que j’en avais envie ! C’était vertigineux,ilmevenaitparfoisdesenviesderéagircommeAshley,entrépignantetensautantsur place! —Mercipourcebrunch. Mavoixs’étouffaitdanssonblouson.Ilaeuunpetitrireenmeserrantcontrelui. — Tout le plaisir était pour moi. Je veux faire plus de trucs comme ça avec toi. Au fait ! Je voulaistedemander… Commejeleserraistoujoursdansmesbras,ilm’adoucementtiréeparleblousonpourpouvoir voir mon visage. J’ai résisté en pressant ma joue contre sa poitrine. Je n’avais pas envie de le lâchersivite! —Quoidonc? — Mes parents voudraient te rencontrer. Officiellement, ou en tout cas autrement que dans le bureaudelaproviseure.C’estO.K.pourtoi? Jemesuisfigée.Unamourprédestiné?Jepouvaisgérer.Unemalédiction?Sansproblème.Des rumeurshorriblesetdesennemisaulycée?Jepouvaisréglerçaavantlepetitdéjeuner.Amadouer LauraSalinger,enrevanche…Insurmontable!Inquiète,j’aidemandé: —Ilssontaucourant,pournous? — Emma, bien sûr qu’ils savent qu’on est ensemble ! Pourquoi crois-tu qu’ils veulent te rencontrer? Ilfaisaitsemblantdenepascomprendre.Acontrecœur,j’airelâchémonétreinteetjemesuis plantéedevantlui. —Tusaistrèsbiencequejeveuxdire.Pourtamère,ladernièrefois,j’étaisjusteunefilledeta classequetuasdéfendueparcequ’elleallaitsefaireassommer.Depuis,tuleurasdit…lereste? Brendanpoussaunbrefsoupir. —Ilssaventcequenouspensons,oui.Mongrand-pèreleuratéléphonéhiersoiretilleuratout dit. J’aienfouimonvisagedansmesmains. —Maispourquoi?Jeneveuxpasqu’ilsmevoientcommetonticketpourl’enfer! Uneidéesubitem’afrappée;j’airelevélatête. —Ilsétaientcommentavectesprécédentescopines? Ceregardnoir!Manifestement,jevenaisdelevexer. —Emma,sérieux,tucroisvraimentquej’aidéjàamenéunefilleàlamaisonpourlaprésenterà mesparents? Ben…oui,biensûrquejelecroyais!Brendanétaitlegarçonleplusdésirabledelaplanète.Il m’assurait que Kendall n’avait pas compté pour lui et je voulais bien le croire, mais un jour ou l’autre, une fille plus dégourdie que la moyenne avait bien dû réussir à se faire inviter chez les Salinger! —Ecoute,jeneleurprésenteraispasn’importequi.Lesfillesavanttoin’étaientque…Justedes filles. —Trèsbien,jetecrois. Nousavonsreprisnotrechemin.J’aicherchéunsujetdeconversationquiluiferaitoublierce projet;envain. —Emma,allez… Ilaattrapéauvollacapuchedemonblouson,m’agentimentattiréecontrelui.Evidemment,j’ai fondudèsquemajouearetrouvésaplacecontresapoitrine.Jel’aisentiposerunbaisersurmes cheveux;ilamurmuré: —Ilstetraiterontcommemapetiteamie,voilàtout.Mêmesinoussavonstouslesdeuxquetues beaucoupplus. Sesbrassesontresserrésautourdemoietilaajouté: —Etparlamêmeoccasion,jevoudraisrencontrertafamille.Tuvoisqu’ilm’arrivedevouloir faireleschosesdanslesformes.Onorganisequelquechose? J’aihochélatête.PuisquetanteChristinetenaitàlerevoir… —Jeviendraidéjàteprendrevendredisoirpourlebal,ettatantepourram’interrogersurma moralitéetmesintentions. Ilmefitunlargesourire;malgrémoi,jemesuismiseàrireenmedégageantdesesbras. —Onferaitbiend’yaller,lefilmcommencedansunedemi-heure. Lecinémasetrouvaitàvingtblocsaumoins.Biendécidéeànepasêtreenretardpourunefois, jemesuismiseàmarcherd’unpasvif.Lecarrefourétaittoutproche;endescendantdutrottoir, j’aitenduinstinctivementlamainpourprendrecelledeBrendan.Mongesten’arencontréquele vide.Surprise,jemesuisretournée;àlatraîned’unebonnedizainedemètres,ilconsultaitquelque chosesursonportable.Ilm’alancé: —Sinousleratons,ilyauneautreséancedansuneheureetdemie. —Maisviens!Disdonc,pourunsportif,quelfainéant!Onpeuttrèsbienarriveràtemps! Jetraversaisàreculons,toujourstournéeverslui.Ilarelevélatêteenmesouriant…puisson regardachangé.J’auraismêmejuréqu’ilchangeaitdecouleur. —Emma,attention! Ilacriémonnomunenouvellefoisenjetantsasacocheloindelui;ils’estprécipitéversmoià unevitessestupéfiante.D’instinct,j’aitendulesmains,jel’aisentisaisirmonbras,ilm’atiréeàlui d’unesecoussesibrusquequej’aicruquemonépaulesedisloquait.Monpiedaheurtéleborddu trottoir,l’espaceabasculéautourdemoietj’aipercutélepavé,lesmainsenavant. Un rugissement de moteur, un grand souffle, le bruit assourdissant d’un Klaxon… Le taxi qui fonçaitpourpasseràl’orangem’amanquéedequelquescentimètres.Souslechoc,jesuisrestée immobile,àplatventresurletrottoir,ensentantmespaumescommenceràmebrûler. Brendans’estaccroupiprèsdemoi,lebrasautourdemesépaules. —Emma,çava? —Oui…oui. Pourlapremièrefois,Brendansemblaitdépasséparlesévénements. —C’estgrave?Montre-moi. Avecautantdeprécautionsquesij’étaisunefigurinedeverrefilé,ilm’aaidéeàmerelever.J’ai regardémesmains;mespaumessemblaientêtrepasséessurunerâpe. —Jesuisdésolé,Em.Jet’aitiréetropfortet… —Dequoiest-cequetut’excuses?Sanstoi,jeseraisunebossesurlepavé. Untremblementnerveuxs’installaitdansmesjambes.Jecommençaisàprendreconscienceque jevenaisd’échapperàlamort,etdejustesse!Avoirsonvisage,Brendanpensaitlamêmechose quemoi.Toutpâle,ilestallécherchersasacoche,enatiréunebouteilled’eauet,avecprécaution, ils’estmisàverserunfiletsurmesmains.Çafaisaitunmaldechien.Instinctivement,j’aireculé… etunedouleurhorribleasurgidansmachevilledroite. —Jecroisquec’estfoulé! —Emma,jesuistellementdésolé… Complètementdésemparé,ilmeregardaitsautillersurmonpiedgaucheengrimaçant.About, j’aicrié: —Maisarrêtedet’excuser!Tuviensdemesauverlavie! —C’estunefaçondevoirleschoses,a-t-ilrépliqué.Uneautreseraitdedirequec’estàcausede moiqu’onenestlà. — On en est là parce que nous sommes à New York. Ce n’est pas moi qui vais t’apprendre commentconduisentlestaxisnew-yorkais. Jeprenaisunpetitairsupérieurenespérantlefairesourire,maisilasecouélatête,abattu.J’ai insisté: —Allez,Brendan! J’aiposélamainsursajoue…etfaitunenouvellegrimace.Iln’avaitpasdûserasercematin. D’untonsévère,j’ailancé: — Pas de grand trip de culpabilité, je te prie. Ce n’est pas ta faute. Il n’est pas question de la malédictiondesSalinger. Rienàfaire,ilfuyaitmonregard.Sesyeuxvertsrestaientfixéssurmespaumes,ilétaitlivideet semblaitcomplètementdésespéré. —Jesuiscommeunebombeàretardement… —Etpasdemélononplus.Siunpigeonmefaitsurlatête,tuprendrasçasurtoiaussi? —Çanetetueraitpas. —Cen’estpassûr.Tuasregardélespigeonsquevousavezici? Toujoursrien.Jecommençaissérieusementàm’énerver. —Ecoute,jetelerépète:tuviensdemesauver.Pourladeuxièmefois.Cetaxi,jenel’aimême pasvuvenir! Maproprephrasefitcommeunéchodansmatête:pasvuvenir…vousneverrezrienvenir… —Oh!Non… —Quoi?Emma? —Brendan…Tucroisque…c’étaitça? Je fis un geste vers l’asphalte où j’avais failli finir en ligne jaune. Brendan me dévisageait, perplexe. —Dequoiest-cequetuparles? —Maisécoute!Disonsquetuasraison,disonsquelamalédictionvientdefrapper.Etsic’était ça,legranddangerprédestiné?Etsituvenaisdelecourt-circuiter? Iln’eutaucuneréaction.Sonbeauvisageétaitcommefigédanslapierre. —Impossible.Çanepeutpasêtreaussifacile. Jemesuismordulalèvre. —Jedoistedirequelquechose,maisilnefaudrapasm’envouloirdenepast’enavoirparlé plustôt.Voilà:j’aifaitunautrerêve.Monfrèrem’aplusoumoinsprévenuequ’ilallaitsepasser quelquechose,etilajustementemployécesmots-là:Vousneverrezrienvenir. —NomdeDieu,Emma!Ilfallaitmelediretoutdesuite! —Onétaitsibien…C’étaittellementbondemesentirnormale… Je baissais les yeux, gênée et aussi très triste. Avec une douceur bouleversante, il a pris mon visageentresesmainsenmurmurant: —S’ilteplaît,nemecacherien.Ilyaeuautrechose? —Unechose,oui. Ilfermalesyeux,prituneinspirationetplongeadenouveausonregardtroublédanslemien. —Bon,vas-y.Dis-moitout. —Jecroisbienquejesuisunesorcière. Ilm’avaitfalluducouragepourl’avouer.Jenesaispasàquelleréactionjem’attendais.Pasàcet énorme éclat de rire, en tout cas. Que je n’ai pas apprécié. Même si ça faisait dix minutes que j’essayaisd’arracherunsourireaucoupable! —Emma,tutraînestropavecAngelique! Sanscesserderire,ilm’embrassagentimentlescheveux.Furieuse,jetapaidupied,etpiaillai aussitôt de douleur : dans le feu de l’action, j’avais oublié ma foulure. C’était tout de même horripilant!Lesamantsmaudits,iladmettaitsansproblème;maisl’idéequej’aiepuhériterd’un brindepouvoirsurnaturel,iltrouvaitçacomique? — Ecoute, reprit-il, nous avons découvert des choses stupéfiantes, il y a de quoi déstabiliser n’importe qui. Et les filles du lycée n’arrêtent pas de te persécuter, on se croirait au procès des sorcièresdeSalem,alors… —Pasdutout,cen’estpasça!Sijepensequejesuisunesorcière,c’estparceque…Ehbien, Angeliquel’avaitsenti.Elleaeuraisonpourtoutlereste!Etj’aifaitsoufflerleventenjetantun sortilègechezelle. Enquelquesmots,jeluiaidécritlascène.Ilsemblaittoujoursaussisceptique. — C’est arrivé quand Angelique était près de toi. Ça m’étonne qu’elle en soit capable, mais c’étaitprobablementelle,pastoi. Ilamêmefaitungestedésinvolte,commepourécarteruneidéeabsurde. —Si,c’étaitmoi! —Bon,onenparleraplustard.Tachevilletefaittrèsmal? Ilcherchaencoreàmeverserdel’eausurlesmains.Jelerepoussaiaveccolère. —Pourquoiest-cequetuveuxbiencroiretoutlereste,etpasça? —Jetrouvejusteplusurgent… Cetonraisonnable!Cettefois,jesuisvraimentsortiedemesgonds. —Nechangepasdesujet!C’esttoiquirépètestoujours:pasdesecrets. —Ehbien,tuavaisraisontoutàl’heure! Ilavaitcriéàsontour,horsdelui.Saisie,j’aieuunmouvementderecul.Jenel’avaisencore jamaisvudanscetétatderagecontremoi. —Moiaussi,j’aipeut-êtreenviedecroire,pendantuneseconde,qu’onestnormaux!J’aipassé une partie de mon week-end à faire des recherches sur cette malédiction, j’ai lu et relu la même histoire,encoreetencore… Sa voix tremblait ; il passait nerveusement la main dans sa tignasse. Bref, il avait perdu le contrôle. —J’ailulejournalintimedemonaïeul,jesaiscequ’ilaenduréquandilaperduConstance. J’ai entrevu ce que je pourrais souffrir, moi aussi ! Alors je voulais juste être heureux avec toi aujourd’hui,sansqu’ilsoitquestiondetecondamneràunemortprécoceoubienàdevenirlacible de toutes les petites garces du lycée. Sans devoir te tirer de sous les roues d’un taxi fou, ou découvrirquetuesunesorcièreetmoiun…Jenesaismêmepas!Undémonpeut-être.Pourquoi pas,puisquejenet’apportequedumalheur! J’aireculé,profondémentblessée. —Ettucroisquecen’estpasdurpourmoi? —Jen’aipasditça. —Jen’aipascherchécequinousarrive. Amèrement,j’aicroisélesbras;soudain,jenesentaisplusmesmains. —C’estmaviequiestenjeu,paslatienne! Acesmots,lacolèredeBrendanestretombéed’uncoup.Ilafaitungesteversmoi,contrit…et j’aireculéencore.Pourlapremièrefois,jerefusaisqu’ilmetouche. —Emma,non,pardonne-moi.Jen’auraispasdûcrieret… Je me suis détournée. J’aurais aimé le planter là et m’en aller, mais je n’ai pas pu. Et pas uniquement parce que je pouvais difficilement assumer une heure de marche sur une cheville foulée:quelquechoseenmoiaprotesté,jen’aipasréussiàfairelepasquim’éloigneraitdelui. —Jeregrette,Emma.Jeseraiplusfort,jetelepromets. J’avaistrèsenviedem’accrocheràmacolère.Dansunsens,j’auraistrouvéçaplusfacile,mais le regard vert de Brendan était si triste que je n’ai pas pu continuer à lui en vouloir. Cette fois, quandilm’aouvertlesbras,jemesuisblottiecontrelui. Toutencaressantmescheveux,ilamurmuré: — Je passe mon temps à te défendre ou à te faire des excuses. Il m’arrive de temps en temps d’êtrenormal,jetelejure!Ouentoutcaspasaussinul. — Tu n’es pas nul du tout… Rien n’est simple pour nous. Ce n’est pas comme s’il existait un moded’emploi! —C’estjusteques’ilt’arrivaitquelquechose,jenemelepardonneraisjamais. Ilm’aserréeplusétroitementcontrelui,j’aisentilaforce,l’énergiedesoncorpsélancé.Sije pressaisassezmonvisagecontresonblouson,j’allaisentendrebattresoncœur. —Emma,jet’aime.Jepeuxledire?Cen’estpastroptôt? Mon cœur en frissonna. Nous savions tous deux que ce qui nous arrivait — l’amour — mais, jusque-là,nousn’avionspasencoreprononcélemot.J’ailevélesyeuxversBrendan,j’aivuson visagetransfiguréparlatendresse.Commeunécho,j’aimurmuré: —Jet’aime… Ilaprononcémonnomtoutbasetils’estpenchépourm’embrasser,unbaiserlong,tendreet nostalgique.Etquandnousnoussommesécartésl’undel’autre,nousn’étionsplustoutàfaitles mêmes. —Ehbien…Jecroisquejevaisrencontrertatanteunpeuplustôtquejenem’yattendais. Commejeleregardaissanscomprendre,ilaprécisé: —Iln’estpasquestiondeterenvoyerchezelleaveclesmainsensangetunechevillefoulée.Je veuxluiexpliquercequis’estpassé. J’aifailliprotester;maisilavaitraison,biensûr. —Bon,allons-y,ai-jeadmisdansunsoupir.Oùestlemétroleplusproche? —Sionprenaitplutôtuntaxi?Tacheville. —Maisnon,jevaistrèsbien.Jesuiscool.Regardemadémarchedemaquerelle! Ils’estmisàrire,maisilatoutdemêmefaitsigneàuntaxietilm’asoulevéecommeunbébé pourmeposersurlabanquette.Letrajetétaitassezlong,j’aieutoutletempsd’évaluerlasituation et j’ai perdu toute envie de rire. Ça me gênait vraiment d’emmener Brendan chez tante Christine sans prévenir. Je la mettais devant le fait accompli, je profitais encore une fois de sa gentillesse. J’ai essayé de l’appeler, mais elle n’a pas répondu. Le pire scénario serait qu’elle soit sortie, et qu’elletrouveBrendanchezelleenrentrant.Qu’est-cequ’elleiraitpenser? Letempsd’arriveràl’appartement,machevillemefaisaitvraimentmal.Englissantmaclédans laserrure,j’aientendulatélé;matanteétaitdoncàlamaison!Nousl’avonstrouvéedanslesalon en train de regarder un montage des interventions policières les plus hallucinantes dans tous les paysdumonde.Maintenantqu’ellesavaitseservirdesonlecteur,matantesicultivéesepassionnait pourcequelatéléavaitdeplustrash.Allezcomprendre! C’estlàqueBrendanamontrétoutelavaleurd’uneexcellenteéducation.Toutenmesoutenant discrètement,ilatendulamaindroiteàmatanteetexpliqué: —Bonsoir,madame.JesuisBrendan.Pardondenepasnousêtreannoncés.Nousavonsessayé detéléphonerpourvousprévenirquenousarrivions.Jesuisdésolé,jevousrencontreencoreune foisdansdescirconstancesdésagréables…Emmaaeuunpetitaccident. Un peu lassée par tant de savoir-vivre (ma cheville me faisait vraiment un mal de chien), j’ai bougonné: —Tuparlescommesij’étaisincontinente.Jesuistombée,voilàtout. J’aimontrémespaumes.Matanteaposésurnousunregardmédusé,avantdebondirpourfiler àlasalledebains.Letempsquejelarejoigneàcloche-pied,l’eauoxygénéeétaitdéjàsortie,avec toutunjeudepansements. —Jetejure,cen’estpasgrave… Les lèvres serrées, elle s’est mise à presser délicatement sur mes paumes des compresses saturées d’eau oxygénée. Dans le but de la rassurer (et aussi parce que je n’avais pas l’habitude qu’onsoitauxpetitssoinspourmoi),j’aiprotesté: —Jepeuxlefaire!Sérieusement,tanteChristine,çaauraitpuêtrebienpire.Untaximefonçait dessus;sanslaprésenced’espritdeBrendan,ilm’auraitpercutéedepleinfouet. Sansunmot,ellem’atenduleflacond’eauoxygénée;j’enaiverséunpeusurmesplaies,en détournant la tête pour qu’ils ne me voient pas grimacer. Ma tante a recouvré ses couleurs et sa voixenmêmetemps. —Cestaxissontunecalamité!L’und’entreeuxafaillimerenverserdevantBarneys,justeavant Noël. J’ai jeté un regard appuyé à Brendan comme pour lui dire : « Tu vois ? Ça arrive à tout le monde!»—regardqu’ilachoisidenepasrelever.J’aiajouté: —Vraiment,j’aieudelachancequeBrendanaitdesibonsréflexes. Pourlapremièrefois,tanteChristines’esttournéeverslui.Restédanslecouloir,ilsedévissait lecoupoursuivreledéroulementdessoinspar-dessussonépaule. — Mais oui ! Brendan, dit-elle en lui tendant la main. Heureuse de te revoir dans un contexte, disons,différent.Jeteremercied’avoirprissoindemanièce. —Jevousenprie.Jevousremercied’avoirpermisàEmmadepasserlajournéeavecmoi.Et aussidel’autoriseràveniràlasoiréedulycée. Brendan devenait carrément charismatique, quand il était sur le mode séduction. Dès qu’il se tournaversmoi,enrevanche,sonsourires’effaça:jevenaisderetirermabotteetmachaussette, etmachevilletraumatiséeressemblaitàunPicassopériodebleue. —Oh!Em,çadoittefairesouffrir! D’une enjambée, il est venu s’agenouiller près de moi pour tâter ma cheville avec précaution. Parchance,jem’étaisoffertunepédicurelaveilleausoir. —Essaiedebougertonpied… Jefiscequ’ilmedemandait.Ensuite,ilvoulutquejeremuelesorteils.Soulagé,ilconclut: —Jenecroispasqu’ilyaitdefracture. Touchée par son inquiétude, je lui souris… et basculai tout au fond de ses yeux verts hypnotiques…Unlonginstantplustard,nousavonsprisconscienced’unautreregard:celuique matanteposaitsurnous.Aussitôt,Brendanarepriscontenance. —Jenesuispasmédecin,biensûr,a-t-ilditaprèss’êtreéclaircilagorge,maisjemesuiscassé lachevilleaufootetj’aivupleindeblessuresaubasket;ilmesemblequelecasd’Emman’estpas tropgrave.Unpeudeglace,peut-être?Bien,jevaisvouslaisserenfamille.Jesuiscontentdevous avoirrencontrée,madameConsidine. Avecunsouriretoutsimplementangélique,ilaserréunedernièrefoislamaindematante,m’a lancé un clin d’œil, et s’est éclipsé. Le déclic de la porte d’entrée m’a semblé très bruyant, vu l’épaisseur du silence. Les bras croisés, ma tante me dévisageait par-dessus ses verres à double foyer. —Tantderavagesrienqu’ent’écartantdelarouted’untaxiemballé? —Maisoui,jet’assure!JesuisdescenduedutrottoirenmeretournantpourparleràBrendan; le taxi est passé à l’orange, à toute allure. Brendan m’a attrapée et tirée en arrière, mon pied a cognéletrottoir.Regarde! Pourappuyermesdires,j’exhibaimabottebarréed’uneprofondeéraflureauniveaudesorteils. —D’accord,machérie,d’accord.Jevoulaisjusteêtresûre…Tucomprends,jemefaisdusouci pourtoi.Onnepeutpasdirequetuaieseulesmeilleursmodèlesmasculins. —Justement,j’aiunradartrèsaiguisépourdétecterleslosers.S’ilyaunechosequinedoitpas t’inquiéter… Apparemment rassurée, elle s’est mise à coller de petits pansements un peu partout sur mes paumesensoupirant: —C’esttoutdemêmeinsensé:depuisquetuconnaiscegarçon,descatastrophesseproduisent. —Hé!Cen’estjamaislui,lacatastrophe! Voyantquej’étaisprêteàmefâcher,matantes’esthâtéedefairemachinearrière. —Non,tuasraison.Jetrouvejustequ’ilsepassebeaucoupdechoses,cesdernierstemps. —Beaucoup?Deuxfois,seulement.Cen’estqu’une…coïncidence. Jemebraquais,surladéfensive;c’étaitinjusteenversellemaisjen’ypouvaisrien.Elleahésité, puiss’esttoutdemêmedécidéeàdirecequ’elleavaitsurlecœur. —Franchement,vousm’inquiétez,touslesdeux.Entrevous,çaal’airbiensérieuxpourdeux adolescentsquisortentensembledepuis,quoi,unesemaine? J’ai pensé : deux adolescents qui s’attendent depuis près de mille ans. En espérant la faire sourire,j’ailancé: —Nousnousconnaissonsdepuisdesannées,c’esttoiquimel’asdit. —Çanecomptepas,a-t-ellerépliquétrèsfermement.Tul’asrencontréàtonarrivéeàVinceA. Jetrouvequec’estunpeurapidepourdonnersoncœur. —Tunedoispasnonplustefairedesoucipourça.Jemaîtrisemesémotions,jet’assure. J’essayais de parler aussi fermement qu’elle, sauf qu’elle avait raison : c’est tout juste si je n’avaispasoffertmoncœuràBrendansurunplateau. Ellem’atoiséeavecméfiance. —Tunevaspasteretrouverenceinte,oufuguer,outemarierencachette,ou…? —Jet’enprie!Fais-moiunpeuconfiance! Horriblementgênée,jemesuiscachélevisagedanslesmains;résultat,undemesmorceauxde sparadraps’estcolléàmonmenton.Enfin,enfin,matanteabienvouluparlerd’autrechose. —Bon,voyonscettechevilledeplusprès,àprésent.Avecunpeudechance,iltesuffiradela banderettupourrasporterdestalonsvendredisoir. L’orage était passé. Lasse, tout à coup, j’ai contemplé mes paumes et leur quadrillage de pansements. —Etpuisj’auraidesgants.Merci,tanteChristine. Maladroitement,jemesuishisséeenm’accrochantauporte-serviettes,etmesuisdistraitement dirigéeversmachambreenboitant. *** Bienplustarddanslasoirée,aprèsunéchangeserrédemessagesavecAngelique(toujoursaux prisesavecsagrippe),jemesuismiseaulitpourétudierlesitedumagazinePeopleàlarecherche d’idéesdecoiffurespourvendredi.Commemonoutillageserésumaitàunebrosse,unferetun séchoir,mesoptionsétaientassezlimitées. J’aiajustélesacdeglacesurmacheville(heureusementdéjàmoinsenflée),etj’aioubliémes cheveuxpourpasserenrevuemajournéeavecBrendan.Unejournéesévèrementabrégéeparles événements,maisunejournéeproductivetoutdemême.Nousnousaimions,voilà,c’étaitdit.J’ai revécu, encore et encore, cet instant magique des aveux. Nous venions pourtant d’avoir notre premièredispute,maisquelleimportance?Brendanavaitjusteperdulespédalesunpetitmoment. Ilm’avaitjuréd’êtreplusfortàl’avenir. Fort?Jemesuisredresséebrusquement. Non! Je suis descendue du lit, j’ai sautillé le temps de tirer mon journal des rêves de dessous le matelas.Parunréflexequejen’aimêmepascherchéàanalyser,j’aiéteintmalampeetouvertle petitcarnettoutcontremonordinateurpourpouvoirlelireàlalueurdel’écran.Là,griffonnéde monécrituredésordonnéedumatin,ilyavaitl’avertissementd’Ethan.Ilestassezfort? J’ai levé lesyeux,contemplélevideetchuchoté: —Jet’enprie,jet’enprie,soisassezfort. Et,toutàcoup,jemesuismiseàavoirvraimentpeur. 19 Lelendemainmatin,machevilleétaitpasséedePicassoàSeurat,avecdestachesnoiresetbleues encerclant une articulation en forme d’œuf. J’ai mis une bande, et je me suis de nouveau sentie coupablequandmatantem’atendudel’argentpourprendreuntaxi.Marchernem’emballaitpas plusqueçamaistoutdemême… Je terminais à peine mon petit déjeuner quand on s’est mis à tambouriner à la porte. Puis une voixétouffées’estélevéedederrièrelebattant.C’étaitAshley. —Maisouvre! —Cettepetitevitintensément,aobservématanteenquittantlacuisine. Agacée, j’ai pris mon blouson pour suivre Christine à cloche-pied. Je n’étais même pas en retard,inutilede…Mespenséessesontarrêtéesnetendécouvrantletableauquim’attendaitdansle salon. Ashley et Brendan se tenaient sur le seuil. Ma pauvre tante ne semblait pas savoir si elle devait sourire ou s’énerver ; quant à ma petite cousine, elle vibrait d’excitation. Brendan… était irrésistible,commetoujours. —Regardequij’aitrouvédevantl’immeuble,pouffaAshley. —J’aipenséquetuauraispeut-êtrebesoind’uncoupdemaincematin.J’auraisdûmedouter quetacousineseraitsurlabrèche,ditBrendan. Ashleysepâma,enextase. —Onmarcheensemblejusqu’aulycée?ai-jedemandé,perplexe. —Pasexactement.Ilyaunevoitureenbas.ComplimentsdelacorporationSalinger! Il me fit un sourire rayonnant tandis qu’Ashley articulait, en exagérant bien, le mot «limousine». —Voilàquiestgentil,aobservématanteavecunecertaineraideur.Unpeuexcessif,peut-être, maisgentil.Passeunebonnejournée,machérie,etfaisbienattentionàtacheville. Dès que la porte s’est fermée derrière nous, Brendan m’a débarrassée de ma sacoche. Un peu dépasséeparlesévénements,j’aidit: —Ecoute,j’apprécie,biensûr,mais… Ashleys’étaitprécipitéepourappelerl’ascenseur.Ellenepouvaitpasnousentendre;j’aitoutde mêmebaissélavoixpourdemander: —…est-cequetujoueslesbaby-sittersàcausede…enfin,ça? J’aifaitungesteversmonpendentif. —Tesseins?Jenetementiraipas:surtoi,mêmelechemisierd’uniformemedonnedesidées. Celadit,non;jem’inquiètesurtoutpourtacheville. Ilsouriaitgentiment,trèspince-sans-rire.Troublée,jel’aisecouéparlamanche. —Allez,réponds-moivraiment. —Alorsc’estnon. Ilm’atenulaportedel’ascenseur,noussommesdescendus;unelimousinenoirenousattendait effectivement devant l’immeuble. Ashley s’est jetée à l’intérieur avec l’enthousiasme d’un chiot qu’onemmèneenpromenade;moi,jel’aisuivieplusposément,enobjectant: —Mercibeaucoup.Dis…tunetrouvespasqu’unelimousine,c’estunpeutoomuch? —Pourquoi?Jevoulaisquetupuissesétendretajambe. Ilestmontéàsontour,enajoutanttoutnaturellement: —Aufait,jeteraccompagneaussiaprèslescours. —Enfin,c’estjusteunefoulure! — La dernière fois que je me suis foulé la cheville, ça a duré des mois parce que je voulais absolumentmarcheravantd’êtreguéri.Emma,j’aienfintrouvéunechosequejepeuxfairepour toi,alors,jet’enprie…laisse-moifaire! Brendan me suppliait ? J’ai dit oui, et j’ai eu droit matin et soir à une voiture avec chauffeur, porte à porte, gracieusement offerte par Salinger Industries. Le vendredi, je suis arrivée à la conclusionquej’avaisbienfaitderangermafiertédansmapoche.Sijem’étaisobstinéeàfaireles trajetsàpied,jen’auraiseuaucunechancedeporterlesescarpinsd’Ashley. Ilyavaitunautrepetitbonus;levendredisoir,lechauffeuralaissésoncharendoublefilesur la68eRuepourallerboireuncafé,etnousnoussommesretrouvésseulsàl’arrière,Brendanet moi. —Jedevraismonter,ai-jemurmuré. Cen’étaitpaslapremièrefoisquejeledisaismaisnousétionssibien,blottisdanslesbrasl’un del’autresurl’immensebanquettedelalimousine!J’aipourtantprécisé: —Jedoismepréparer.Fairequelquechosedemescheveux. —Tescheveuxsonttrèsbeauxcommeilssont. LesdoigtsdeBrendandansmescheveux,sonsouffledansmoncou,sabouchequimetaquinait, douceetpassionnée.Quelquesminutesplustard,j’aiencorechuchoté: —Ilfautvraimentquej’aillem’habiller… Mais je me suis contredite aussitôt en faisant courir mes ongles sur sa nuque. J’avais vite découvertquec’étaitl’undesespointslesplussensibles;avecunsoupir,ilapresséseslèvressur lesmiennes,etsapassionm’aemportée. —Ilfaut…Jedevraismonter… Jen’arrivaisplusàpenserclairement.LevisagedeBrendanpressédansmoncou,sescheveux contremajoue…Quoi?Comment?Monteroù?Pourquoifaire?Jenevoyaisplusaucuneraison d’êtreailleursqu’ici,danssesbras. —Nousavonsencoredesheuresdevantnous,murmura-t-ildansmoncoutandisquesamain remontaitlelongdemacuisse. Je me suis dégagée à contrecœur. Me préparer, c’était juste un prétexte. Nous arrivions à un degréd’intimitétropélevépourmoi;sijenemettaispaslesfreinstoutdesuite,jen’auraispeutêtrepluslaforcedelefaire.Etiln’étaitpasquestionpourmoideperdremavirginitéàl’arrière d’unelimousine! Brendans’estaffalécontreledossier: —Tuasraison.Et,enfait,nousn’avonspasvraimentdesheuresdevantnous:j’aioubliéma platineàlamaison,jen’aipasputoutinstalleravantlescourscematin. Avecunsourired’excuse,ilrejetasescheveuxenarrière. — Ça t’ennuie beaucoup si nous arrivons avec une petite demi-heure d’avance ? Le temps d’installermonmatériel. —Danscecas,ilfautvraimentquej’aillemepréparer! JemepenchaispourprendremasacocheàmespiedsquandBrendanm’asaisilamain.Surprise, jel’aivusortirquelquechosedesapoche. —Tiens.Tuvasenavoirbesoin. Ilposaunbaiserrapidesurmajoue,etunepetiteboîteaucreuxdemamain.Unepetiteboîtede bijoutierhabilléedevelours.Comment?Quesepassait-il? —J’aienviequetuportesquelquechosequiterappellecequetureprésentespourmoi.Enfin, enplusde… Avecunepetitegrimace,ilaposéledoigtsurmonpendentif.J’aiouvertlaboîte…etj’aieudu malàreprendremonsoufflecar,resplendissantedanssonniddeveloursnoir,ilyavaitunebague Claddaghd’orblanc,avecunsaphirenformedecœur. —Brendan,c’esttropbeau… J’osaisàpeinelatoucherdepeurdeternirlemétalprécieux.Deuxmainsserraientlecœurde saphircoifféd’uneminusculecouronnedediamants. —Ilfautlaporteraveclecœurdanscesens…,dit-ilenlasortantdesonécrinpourlaglisserà mondoigt. Iltapotalapointeducœur,tournéeversmoi. —…pourmontrerquetuesprise. J’aicontemplélabagueavecunsourireémuenmurmurant: —Jesais…MamèreavaituneCladdagh. Uneidéesubitem’afrappéeetj’aidétournémonregarddelabaguepourdemander: —Maispourquoiunsaphir?Jel’adore,jen’aijamaisrieneud’aussibeaumais…pourquoi? UneexpressionindéfinissablepassasurlebeauvisagedeBrendan,maisilsecontentadedire: —Ilm’ajustesembléqu’elleteplairait. —Ellemeplaît!Merci,vraiment.Etmoiquin’airienpourtoi… Ilritetembrassameslèvres,puismamain. —Situsavaistoutcequetum’asdonné! Jenel’avaisencorejamaisvuaussiheureux.Taquin,ilatiréunemèchedemescheveux. —Ilfautquejetelaissepartir! J’airegardél’horlogedutableaudebordfuturistedelalimousine,etglissélamainautourde soncou. — Il nous reste tout de même le temps pour ça, ai-je murmuré en l’attirant vers moi pour un dernierbaiser. *** Une demi-heure plus tard, j’ai enfin franchi le seuil de l’appartement. Le temps d’échanger quelquesmotsavecmatante(enluilaissantentendre,honteàmoi,quenousavionsétéretardéspar lesembouteillages),j’aibondisousladouche,histoiredecommenceràopérermamétamorphose enMyFairLady. J’ai séché mes cheveux en un temps record, en me faisant un look wavy qui changeait de ma coiffure habituelle. J’avais entendu les autres filles parler de se faire maquiller par un professionnel ; moi, j’entendais bien me contenter de mon propre talent ! Et quand je me suis regardéedansmonmiroir,àlafin,jemesuissentieassezsatisfaitedurésultat.Apartmesfauxcils quin’arrêtaientpasdesedécoller…Jelesairetirés,j’aicorrigémonombreàpaupièressmokyet complétéletableauavecunglossàlèvresnude. —Pasmal!ai-jeestiméenlançantunemoueàmonreflet. TanteChristinevenaittoutjustedem’aideràzippermarobequandonasonnéàlaporte.Ilétait en avance ! Vite, j’ai enfilé les escarpins Ferragamo d’Ashley, saisi mes gants, fait un pas pour testermacheville…elleavaitl’airdetenir.Pourplusdesécurité,j’aiglisséunepairedepetites ballerinesdesatindansmonsacavecmesclés,monportableetmongloss.Puisj’aijetél’étolede tanteJesssurmesépaulesetjemesuispréparéeàfairemonentrée. J’entendaislesvoixdeBrendanettanteChristinedanslesalon.Têtebiendroite,épaulesjetées enarrière,jemesuisavancéeenespérantéblouirBrendan,lemettreàgenoux…maisc’estmoi quisuisrestéebouchebée.Jemesouvenaisencoretrèsbiendubouleversementquis’étaitopéréen moi quand je l’avais vu pour la première fois ; je retrouvais le même vertige. Beau, séduisant, renversant…O.K.,pourdécrireBrendan,j’auraistrouvéunmilliarddemotsvalablespourpasser le SAT Reasoning Test ; mais, honnêtement, le seul terme qui le définisse pour de bon, là, maintenant,c’étaitsexy.Oui,ilétait—pince-moi,jerêve—incroyablementsexy. Sesyeuxvertsétincelaient,sesjouesétaientcoloréesparlefroid.Soussonmanteaudéboutonné, ilétaitentièrementvêtudenoir,desachemiseaucolouvertàsoncostumecraquant;ilportaitun borsalino,etonl’auraitdittoutdroitsortid’unfilmsurdesstarsdurockquisefontpasserpour des gangsters. Les stars du rock tiennent-elles des petits bouquets à la main ? Je fondis délicieusementquandilvintversmoipourm’offrirunpomponderosesminusculesenmeglissant toutbas: —Tuesabsolumentsuperbe. TanteChristinevoulaitprendreunephoto,etmêmeplusieurs.Nousavonstoutdemêmefinipar nouséchapper.CommeBrendanmecouvraitdecompliments,j’aiosédire: —C’esttoiquiesstupéfiant. Enpassantlamainsurlereversdesonveston,j’aipenséque,surtoutelacôteEst,pasunseul hommeneluiarrivaitàlachevillecesoir.Ils’estinclinéàdemienrépliquant: —C’étaitunvraichallenge:ilfallaitquejesoisàtahauteur. J’aisecouélatête.S’ilvoulaitquenousfassionslapaire,ilallaitdevoirsérieusements’enlaidir! En m’ouvrant galamment la portière, il m’a pris mes gants et les a lancés négligemment sur la banquette. —Non,attends,j’enaibesoin! Fébrile,jemesuisprécipitéepourlesrécupérer.Ilascrutémonvisage,sonregardestallése posersurlesgants;lentement,avecdouceuretsansdétachersesyeuxdesmiens,ils’estpenché pourembrassermonpoignet,àlanaissancedelacicatrice.J’aidétournélatête;jenevoulaispas voirsondégoûtaumomentoùildécouvriraitmabalafredanstoutesalaideur.Desamainlibre,il aamenémonvisageverslesien.Unefoisprisedanssonregard,jenepouvaisplusm’endégager. —Tuveuxbienfairequelquechosepourmoicesoir,Emma?C’esttrèsimportant. Seslèvrestièdessepromenaientsurmonbras.J’aiapprouvédelatête,étourdieparl’intensitéde sesyeux. —Voilà:souviens-toiquetuestoutcequicomptepourmoi. Ilembrassadenouveaumonpoignet,ramassamesgantssurlesiègeetmelesrendit. Lagorgeserréed’émotion,j’aiprissonvisageentremespaumesetjel’aiembrassédetoutmon cœur et de toute mon âme. A chaque frôlement de ses lèvres sur les miennes, je me suis sentie tomber plus profondément amoureuse de cet être parfait qui, pour une raison inexplicable, avait décidédemechoisir,moi,etdem’aimer. Cecliquetis?Lechauffeurtapotaitdiscrètementsurlavitredeséparation.Brendanlevalatête. —Alerte!Nousysommes.Tuesprête? Nous avons quitté le confort douillet de la limousine ; la nuit était très froide, un vent glacé balayaitl’avenue.Pendantquejefrissonnaissurletrottoir,Brendanasortiducoffreunegrosse valise noire — sa platine. Puis il a saisi ma main gantée dans la sienne et nous avons gravi les marches. Nousarrivionsavantlafête,leslumièresétaientéteintes,lehalldulycéesombreetcaverneux.Je ne sais pas pourquoi cette atmosphère bizarre m’a fait penser à mon rêve, celui où je me tenais devant la maison en flammes. J’ai fermé les yeux en secouant la tête pour déloger ces idées sinistres.J’arrivaisàunesoirée,pasaujugementdernier! Le bal se tenait dans la salle de gym, dans l’annexe au fond de la cour. Tout était si classe, à VinceA,quejem’attendaisàundécordignedelasérieMySuperSweet16;maisc’étaitcomme touteslessoiréesdetousleslycéesdupays:desballonsargentés,unbuffetsurdelonguestablesà tréteauxdécoréesdepetitesbougies,beaucoupdechaisespliantes.Lecomitéorganisateurn’avait pastoutàfaitterminésespréparatifs,lepauvreAustincouraitpartoutcommeundératéetKristin supervisait,plantéeaumilieudelapistededanse. —Non,j’aiditdemettrelatabledutirageausortici! Lapremièrechosequenousavonsentendueenentrant,c’estsavoixquilançaitdesordres.Une rousse minuscule (il m’a fallu une seconde pour reconnaître Vanessa) s’est mise à traîner une grandetablepliantesurtoutelalongueurdelasalle;elleavaitl’airfurieuse.Letirageausort? Oui,ilyavaittoutdemêmequelquespetitesdifférencesaveclessoiréeslycéenneshabituelles:le grand prix du tirage au sort était un abonnement de saison pour les Yankees. A Keansburg, on gagnaitaugrandmaximumuniPodShuffle. —Non,j’aichangéd’avis,remets-laoùelleétait,décrétaKristinuninstantplustardenbalayant unepoussièreimaginairedesarobe(rouge,trèsdécolletée). Elletournaledosàsamalheureuseassistante.LacoiffuredelapauvreVanessacommençaitàlui tombersurlesoreilles;jemesuisdemandécombiendefoisKristinl’avaitobligéeàdéplacercette table. Sanslâchermamain,BrendanamarchétoutdroitverssonpostedeDJ.Jel’airegardéinstaller rapidement et efficacement son matériel ; intérieurement, je comptais les secondes avant que Kristinetsacohortedelemmingsnedécidentdes’intéresserànotreprésence.Parchance,Kristin avaitquittélasalledèsnotrearrivée.Sansdoutepourretapersonmaquillage… —Emma,jetedébarrasse? J’étaissicrispéedansl’attentedupremiercoupdesemoncequejenem’étaismêmepasaperçue queBrendanm’avaitrejointe. —Comment? —Tesaffaires.Jepeuxlesmettresurl’étagère. Ilmemontraitunpetitcasier,souslebureaudécoréparlecomitépourressembleràunecabine deDJ. —Ah,oui,merci. Quand la petite cape glissa de mes épaules, je me sentis très nue… et c’est à cet instant, bien entendu, que j’ai croisé le regard de Kristin. De retour à sa place, les lèvres re-glossées en rose bébé,ellesouriaitd’unairauto-satisfait.J’avaisenviededétournerlesyeuxmaisj’étaisfascinée, aussi:jen’avaisencorejamaisvuunvisageàlafoisaussisatisfaitetaussifielleux.C’étaitcomme siellevenaitd’inventeruneexpressiontotalementnouvelle,rienquepourillustreràquelpointelle avaitenviedem’écrasersouslesrouesdesavoiture.Asedemandersic’étaitellequiconduisaitle fameuxtaxi? Son regard me balaya de la tête aux pieds, fit le voyage retour des pieds à la tête, puis elle se tournaversAmandaetluichuchotaquelquechoseàl’oreille,surquoiellessemirentàrire,les yeuxbraquéssurmoi.Onabeausedirequ’onestau-dessusdecegenredemanœuvres,comment nepassesentirvisée!Unpeudécontenancée,j’ailissémajupeenglissantàBrendan: —Tuessûrquej’ail’airO.K.? Surpris, il se retourna, ouvrit la bouche pour répondre… Son regard se posa sur Kristin, qui venaitdeprendrelebrasd’untypequejeneconnaissaispas,avecunepetitebarbiche.Ilapoussé unsoupir. —Emma,tunetecomparestoutdemêmepasàelles?Onnecomparepasundiamantavec…je nesaispas,unepeluredepatate. Jemesuissurprisemoi-mêmeenéclatantderire.Monmalaise,lasensationsifamilièred’être uneintruse,s’évanouit…disons,àquatre-vingtspourcent. —Excuse-moi,jedoismeconcentrerpendanttroisminutes… Il mit son casque et se mit à bricoler sur son ordinateur. Assise sur une chaise pliante au plus prèsdelacabine,j’aifaitsemblantdemeconcentrer,moiaussi,surmontéléphone.Lamusiquea éclatésubitementdanslasalle.J’ailevélesyeux;Brendanajustaitlesniveauxenseréférantàson écrand’ordinateur.Celam’asembléprendreuneéternité;mais,enfin,ilaretirésoncasqueetil estvenus’asseoirprèsdemoi. —Tuveuxdanser? J’aijetéunregardrapideàlaronde;iln’yavaitpasencorebeaucoupdemonde. —Pastoutdesuite,merci. D’unmouvementdumenton,ilm’amontrésacabine. —Ilyaquelquechosequetuvoudraisentendre? De l’autre côté de la salle, Kristin écoutait attentivement ce que lui disait le blond à barbiche. Avecespoir,j’aidemandé: —TuasduSlayer? Vingt minutes plus tard, la salle était bondée. Je ne sais pas combien de mes petits camarades étaientarrivésseulsouaccompagnésmaisBrendanavaitraison:cettesoiréeétaitunevitrine,ils venaient pour se montrer. Je n’avais jamais vu autant de diamants au mètre carré. Moi, je contemplaisavecbonheurmabaguedesaphir.Etait-elledéjàentraind’amplifiermespouvoirs? Désœuvrée,j’aivoulutestermonhypothèse.J’aifixéunedesbougiesdubuffetencherchantà l’éteindreàdistance.Laflammeavacillé,s’estévanouie;j’aieuunhoquetdesurprise…avantde remarquerlapetitebruneplantéetoutprèsetquivenaitd’éternuer.Uncouppourrien!Finalement, c’étaitpeut-êtrebienAngelique,quiavaitfaitleverleventdanssachambre. Jemesuisobstinéetoutdemême,choisissantdesobjetsauhasardetm’efforçantdelesdéplacer parlaseuleforcedemavolonté.Bizarrement,monregardtombaitsouventsurKristinet,presque chaquefois,jetrouvaissesyeuxbraquéssurmoi.Commesiellemesurveillait. J’aiattenduqu’ellesorte(sansdoutepoursepasserunenouvellecouched’enduitsurlafaçade) pour proposer d’aller nous chercher à boire. Je ne voulais pas risquer de la croiser ! Au retour, chargée de deux cocktails sans alcool agrémentés de bulles, je me suis immobilisée quelques instantspouradmirerBrendanenpleineaction.Quelleclasse!Ilchauffaitcettesalletropgrandeet trophautecommeunmaître,sesmainssemblaientdouéesd’uneviepropre,ilpassaitduMP3au vinyleavecuneaisanceincroyableetlamusiquenes’arrêtaitjamais.Quandjel’airejoint,ils’est penchéhorsdesonperchoirpourm’embrasserlajoue,aprissonverreavecreconnaissanceetl’a vidéd’untrait. —Merci!Ilcommenceàfairechaud! Ilaretirésavesteetfaitpulserleschansonssuivantesd’unemain:l’autreétaitposéesurmon dos.Moi,quinesavaispascequ’onéprouvaitquandonétaitreinedesapromo,encetinstant,je medisaisqu’onnedevaitpassesentirmieuxquemoi.PuisBrendanalâchésaplatinepourcliquer quelquechosesursonordinateur,etilm’aprisedanssesbras. —Tuvois?Finalement,onn’estpassimal! Il m’a bercée contre lui, je me suis abandonnée en lui souriant. J’aurais dû me douter que ce bonheurnedureraitpas! —Brendan,tudevraisteconcentrersurtontravailaulieudetelaisserdistraire. Inutiledemeretourner,jesavaisdéjàquivenaitdegâchercedélicieuxmomentd’intimité. —Ilyaquelqu’un?Jevousparle!ainsistéKristin,encoreplussèchement.Enfin,Brendan,tu esicipourfournirdelamusiqueettunet’enoccupespasdutout! Jemesuisretournée,incrédule. —C’estcurieux,aobservéBrendan,pensif,j’auraisjuréqu’ilyavaitdelamusique. J’ai failli me mettre à rire : il la contemplait du haut de sa cabine comme un insecte curieux. Plantéelà,latêtelevéeversnous,ellelouchaitpresquedecolère.Enespérantmarquerunpoint, elleaprécisé: —N’oubliepasquetun’espasuninvitémaisunesortededomestique. D’untonléger,ilaconclu: —Jen’aientendupersonneseplaindre. —Ehbien,moi,jemeplains! Elleacroisélesbrassoussapoitrine,aussirembourréequesiellesortaitd’uneBuild-a-Bear Workshop1.J’ainotéqu’ellesoulevaitlégèrementlesbraspouraugmenterencorelevolumedeses seinscopieusementenduitsd’huilepailletée.Ellenerenonçaitdoncjamais? —Plaintenotée. Sansmelâcher,Brendanapressésoncasqueàsonoreilleetlancéunepistesurundisquevinyle. Mais Kristin n’en avait pas encore terminé. Elle me faisait penser aux anciennes épidémies de peste:onn’envoyaitjamaislebout. —Jesuisresponsabledel’organisationdecettesoiréeetjenesuispassatisfaite! Commeilnes’occupaitplusd’elle,elleasaisisonpoignetpourécarterlecasquedesonoreille. Ellevoulaitjustel’obligeràl’écouter,maisquandjemesuisrenducomptequ’ellesepermettaitde letoucher…j’aivurouge.Brendanadûliredansmespensées:j’aisentiunepressionapaisante autourdemataille,etiladégagésonpoignet,tranquillement,enobservant: — Tu as de la chance d’être une fille. Enfin, une fille… je verrais bien d’autres mots pour te décrire… Elle a accusé le coup, furieuse et humiliée, puis son regard s’est braqué sur moi et, à ma stupéfactiontotale,ellem’afaitunsignedel’indexcommesielleappelaitsonchien. —Toi.Avecmoi. Deplusenplusincrédule,j’aiarticulé: —Pardon? —Oh!Çanesepardonnepas,a-t-ellelâchéavecunineffablesouriredemépris.Viens,tuvaste rendreutile. —Jenefaispaspartiedetonmisérablepetitcomité. —Effectivement.Tun’asstrictementcontribuéàriendepuistonarrivée,àpartàfairechuterla qualitédulycée. Cettefois,c’estBrendanquiacraqué.Sapaumes’estabattuesursaconsole,siviolemmentque lamusiqueabégayé;savoixétaitréellementmenaçantequandilaordonné: —Dégaged’icitoutdesuite. Jemesuishâtéed’intervenir. —Kristin,gardetesinsultespourtoietdisjustecequetuveux. — Un travail très simple, je pense que tu pourras t’en sortir. Il s’agit juste d’aller au sous-sol chercherunautrecartondebilletsdeloterie.Nousavonspresqueterminélepremier.Mesamies n’ontpasenviedesalirleurrobemais,toi,tunerisquesrien. Avecuneretenueremarquable,Brendans’estcontentédeleverlesyeuxauciel. — File, tu me déconcentres. Demande à une de tes petites crétines de t’apporter ce dont tu as besoinetlaissemacopinetranquille. Elle n’a pas du tout apprécié ! Cette rage dans ses yeux quand Brendan m’a appelée « sa copine»!D’untonfaussementconciliant,ellearépliqué: —Commetuvoudras!Moi,lundi,j’iraijustetrouverlaproviseurepourluidirequetun’asfait quejoueruneplaylistminable,etquetuaspassélasoiréeàpeloter…ça.Etj’avoueraiquejesuis encorebouleverséeparlafaçondonttunousasmenacés,moncavalieretmoi,quandjesuisallée tedemanderdeteremuerunpeu! Puis,battantdescilsavecunsourireangélique,elleaprécisé: —Jenepensequ’àlabonnetenuedelasoirée! —Racontecequetuveux,agrincéBrendan.Netegênepaspourmoi. Passivite!Kristinbluffaitpeut-être,maisBrendanavaitdéjàeudeuxavertissements;undeplus etilseraitàlaporte.Résignée,j’aisoupiré. —Trèsbien,oùesttafichueboîte? —Emma,non!Tun’aspasd’ordresàrecevoird’elle. — Je vous donne une minute pour reconnaître où est votre intérêt. Prends bien ton temps, Brendan,etexplique-lui…très…lentement,situveuxqu’ellecomprenne. Underniersourire,aussifauxquelesprécédents,etelles’estéloignéeenondulantdeshanches. Le dos tourné à la piste et parlant bas (comme si on pouvait m’entendre avec la musique !), j’ai soufflé: — Tu as déjà eu suffisamment de problèmes cette année. Tu n’as pas besoin d’une autre convocationchezlaproviseure. —Attends,situcèdesmaintenant,c’estfini!Ellesauraqu’ellepeutnousfairechanter,quand ellevoudraetpourtoutcequ’ellevoudra. —Brendan,ils’agitjusted’apporteruncarton.Cen’estpasunetellehistoire. —Si.C’ests’écraserdevantKristin.Jepréfèreyallermoi-mêmeplutôtquetelaisserfaireça. D’untonpersuasif,j’aiinsisté: —Ecoute,elleveutjustedonnerdesordresetsesentirsupérieure.Nous,onsaitquec’estune tache.Iln’estpasquestionquetutecréesdenouveauxennuispourmoi. —Jen’auraipasd’ennuis. —Biensûrquesi.Situteretrouvesseulavecelle,elletepousseraàboutouellet’accuseradeje nesaisquellehorreur.Etcommentcrois-tuquejem’ensortiraiicisituesrenvoyé? Jecroisailesbrasetletoisai,sûredemonargument.Ilvoulutencoreprotester,biensûr;sans l’écouter, je me suis tournée vers la piste. Kristin revenait, le visage illuminé d’une odieuse satisfaction.Ellesavaitqu’elleavaitgagné! —Bon,luiai-jeditavectoutleméprisdontj’étaiscapable,oùesttapetiteboîte? —Ausous-sol,prèsdescasiers.Jetemontre.Tun’asqu’àallerlachercheretlarapporteràla loterie. J’aiprismonsacsurl’étagèresouslebureau.Puisquejem’éloignaisdelamusique,autanten profiterpourappelerAshley!Jenecomprenaispascequ’ellefichait,elledevaitvenircesoirmais jenel’avaispasencoreaperçue.LamaindeBrendans’estposéesurmanuque,ilm’achuchoté: —Emma,tun’aspasàmeprotéger. —Laisse-moifaireçapourtoi. Je me suis haussée sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Comme ça énervait visiblement Kristin,j’aipristoutmontemps. —Jesaisoùestlesous-sol,ai-jelâchéenlarejoignant.Tun’espasobligéedem’accompagner. —Oh!C’estunvraiplaisir. Elleatraversélapisteparlemilieuenfendantlafouledesdanseurs;j’aimarchéprèsd’elleen faisantsemblantdenepasvoirlesregardsabasourdisdenoscamaradesdeclasse.Enmevoyant avecmonennemiejurée,Jennestrestéebouchebée.Jemesuiscontentéedehausserlesépaules.Je luidonneraistouslesdétailslundi…etdesoncôté,ellepourraitm’expliquerpourquoielletenait lamaind’Austin! Enlongeantlatabledelaloterie,j’airemarquélaboîtedeticketsauxpiedsdeKendall,encore auxtroisquartspleine.Ennousvoyant,Kendallasautésursespieds,l’airinquiet. —Kristin,jenecroispas… Kristin l’a rembarrée sur un ton ! C’était donc bien un jeu de pouvoir : Kendall n’avait pas besoindetickets,Kristinvoulaituniquementjouerlespetitschefs. Mêmedansuncouloirdésert,macamarademarchaitencorelatêtehauteetondulaitdeshanches commesielleétaitlepointdemiredetouslesregards.Elleadéverrouillélaportedel’escalierdu sous-soletl’apousséedutalon(vertigineux)desonescarpinenmelançant: —Aprèstoi! —Laboîteestprèsdescasiers? —Jetel’aidéjàdit:touslestrucsinutilesdontpersonneneveutvontausous-sol. Sansrelevercetteréférencesiéléganteàl’emplacementdemoncasier,jemesuisengagéedans l’escalierglacial.Lasurprisem’afaitdiretouthaut: —Quoi,ilscoupentlechauffagependantlanuit? Jesuisdescenduetrèsviteenmefrottantlesbras.Lamusiqueserépercutaitdansl’escalierde béton,réduiteàunepulsationinforme.Monsoufflesetransformaitenbuée,l’endroitétaitsinistre et je voulais en finir avec cette histoire le plus vite possible. Sur la dernière marche, je me suis tournéeverslescasiers…pasdeboîte.J’aifaitvolte-face;enhautdel’escalier,hilare,Kristinse penchaitpar-dessuslarampe.Ellem’ahurléunmotordurier,abondienarrière…Uninstantplus tard,j’aientendulaporteclaquer. Jesuisremontéeautriplegalop(machevillen’apasapprécié!),j’aitournélapoignée,jel’ai secouée, en vain. Elle m’avait enfermée, j’étais coincée au sous-sol ! Furieuse, j’ai tambouriné contrel’épaisseportemétalliqueencriantsonnom. —Trèsbien,tuasmarquéunpoint!Maintenantlaisse-moisortir! Pasderéponse.Sachantquejenefaisaisqu’ajouteràsajubilation,j’aiencorefrappéenhurlant: —Ilgèleici,ouvre! Jen’entendaisrienderrièrelaporte,seulementlesvibrationsquisedéversaientdesbafflesde Brendan ; la porte vibrait littéralement sous mes doigts. Hors de moi, grelottante, j’ai croisé les brasenpressantmonsacdusoirsurmoncœur. Etmonsacm’aapportélasolution. —Emma,quellecrétine:tuasunportable! Je suis redescendue pour m’éloigner du bruit et j’ai retiré mes gants pour envoyer un texto à AshleyetBrendan: «SOSenferméeausous-sol,STPviensm’ouvrir!!!» Machevillemefaisaitunmaldechien.Aregret,j’airetirélesescarpinsetjelesairangésdans mon casier. Les petits chaussons souples devraient me suffire pour le reste de la soirée. Pas de réponseàmonmessage;j’aiappeléAshley…etaboutidirectementàsaboîtevocale. —Hé,Ash,c’estEmma.Tuesarrivéeàlafête?Ecoute,c’estidiot:Kristinm’aenferméeau sous-sol!Tuveuxbienvenirmechercher? Frustrée,j’aiclaquélaportedemoncasierenaccrochantlecadenasàl’anneausanslefermer. Puis,adosséeaumurpourreposermacheville,j’aitentédejoindreBrendan.Ilauraitpeut-êtremis son portable sur vibreur ? Cette situation était vraiment trop débile ; plus le numéro de Brendan sonnaitdanslevide,plusjem’énervais.Bienentendu,j’aiaussifiniparavoirsamessagerie. —Brendan,c’estEmma.Kristinm’aenferméeausous-sol,tuviensm’ouvrir?Jenepeuxpas sortiretilgèle,jesuistouteseule… Moninstinctm’afaittournerlatête…etj’aienfincomprispourquoiilfaisaitsifroid.Justeà côté de l’entrée du labo de chimie, la sortie de secours était entrouverte, un objet que je ne distinguais pas l’empêchait de se verrouiller. Une voix familière, partagée entre la rage et l’hilarité,aclamé: —Non,tun’espastouteseule! Jemesuisretournéed’unbondmaisjen’airienpufaire.Deuxmainssesontplaquéessurmon couetm’ontprécipitéecontrelescasiersavecuneviolencefolle. 1..Uneidéeoriginalequipermetd’assembleretcustomisersoi-mêmesapeluche.Leconceptagénérédesmillionsdedollars. 20 Griffer ses mains, les arracher, respirer ! La paroi métallique vibrait dans mon dos. Un claquementsec:monportable,tombéausol.Anthonygrondait: —Ilestoù,tonsauveur,maintenant? Sesyeuxbleusinjectésdesang;l’alcooldesonhaleine,écœurante. —Hein,tutecroyaisintouchable?Jet’aiposéunequestion! Nouveauchoccontrelescasiers,nouvelleréverbération.Sesdoigtscrispéssurmagorge;une douleursourdederrièrematête,làoùj’avaisheurtéunangledemétal.Uncriétranglé,c’étaitma voix?J’étouffaissouslesmainsénormesquiserraientmoncou. Seslèvressèchesquifondentsurlesmiennes,mabouche,envahieparsalangue.Uneexplosion derefus,serrerleslèvres,tousser,grogner,chercheràhurler.Cetteodeurrance,fétide,d’alcoolet desueur.J’aisecouélatêtedetoutesmesforces,lancédescoupsdepiedfrénétiques,grifféson visage.Arrh,mesonglessesontenfoncésdanssajoue.Jen’avaisplusqu’uneseuleidée:luifaire dumal,pourqu’ilmelâche.Uneragefollemedonnaitdesforces,jen’yvoyaisplusrienmaisj’ai cherché ses yeux, réussi à le faire saigner. Oui ! Un sursaut du grand corps qui m’écrasait, un mouvementderecul,ilpressaitlamainsursonvisageensang.D’instinct,j’ailevébrutalementle genou,ils’estpliéendeuxavecungrognement,j’airéussiàlerepousser. Il gémissait des insultes. Etourdie, les jambes flageolantes, j’ai voulu courir vers la sortie. Sa mainajailli,troprapide,ilm’asaisieauxcheveux,matêteestpartiebrutalementenarrière,ma chevilleacédéetjemesuisécrouléeàterre. Jemeretrouvaisàsespieds,àhoqueterencherchantàreprendremonsouffle.Ilmedominaitde toutesahauteur,bloquaittoutlepassage,sesbrastouchaientlescasiersd’uncôté,lemurdel’autre. J’aivuunetracedesang,monsang,surlemétalprèsdesonpouce,etunenauséem’aenvahie.Il hurlait: —Tuasgâchémavie! —Tul’asgâchéetoutseul. Mavoixn’étaitqu’uncoassementmaislaconsciencedudangermedonnaituneluciditéaiguë: jepercevaisabsolumenttout,chaquedétail,chaqueson.Prudemment,j’aitâtél’arrièredematêteet sentimescheveuxpoisseux.Presquerien,jetiendraislecoup.Maintenant,oùtrouverunearme? Moncadenas?Sijeparvenaisàledécrocher…? —Anthony!Qu’est-cequetufais? Une voix aiguë, terrifiée, qui vrillait les oreilles dans ce couloir de béton ; Anthony s’est redressé. Avec un sourire imbécile, il a regardé sa main, qui serrait encore une mèche de mes cheveux. Au ralenti, j’ai vu cette mèche emmêlée flotter jusqu’au sol et Anthony se tourner vers Kristinenriant.Ils’estcarrémentmisàrire! —Jefaiscequejeveux,Krissy. Son regard menaçant pesait sur elle qui me contemplait, les yeux écarquillés d’horreur. Je me suismiseàreculer,centimètreparcentimètre,verslasortiedesecours. — Ce n’est pas ce qu’on avait dit ! a-t-elle crié en tapant sur le sol de son pied chaussé d’un soulierdevair.Tudevaisjusteluifairepeur,etl’obligeràallervoirlaproviseurepourqu’onte laisserevenir. —Çan’auraitpasmarché.Aucunechance. —Maisc’estcequetum’asdit!C’étaittonidée,tonplan! Avecuneconcentrationextrême,jerampaienarrièresansbruit.Dressésl’unenfacedel’autre, ilsnepensaientplusqu’àlascènegrotesquequ’ilssejouaient.Cettefillepaniquéequigrimaçaiten agitantlesmains,c’étaitvraimentMissAutosatisfaction,notreKristin?Ellesemblaitfaireungros caprice,letableauauraitpresqueétécomiquesiellen’avaitpaseusipeur.Ellevenaitseulementde comprendrequ’elleavaitconcluunpacteaveclediable. —Lesplanschangent. Il la contemplait, hostile. Subitement, j’ai senti que j’allais tousser, j’ai réussi à me retenir par miracle. Avec des précautions infinies, je me suis remise debout. Maintenant, est-ce que j’allais pouvoirmarcher? —Non,Anthony,suppliaitKristin.Jevaisavoirdesennuis.Tuvasmefairerenvoyer! Ellesejetasurlui,tambourinadesespetitspoingssursonpoitrail.Ilneréagitmêmepas.Ellene pensaitqu’auxretombéespossiblespourelle,selamentait,cherchaitencoreàexiger,àdonnerdes ordres. —Jen’étaispasd’accordpourça.Oublietout,maintenant,c’estterminé,onarrête. —Jetediraiquandc’estterminé! Ilaponctuécetteréponsed’uneclaque,rapidemaispuissante.Lesangainstantanémentjaillidu nezdeKristin,degrossesgouttesontéclaboussésondécolleté,tachésarobe.Abasourdie,ellea dévisagé Anthony un instant, puis, d’un geste de petite fille, elle s’est couvert le visage de ses mains.Déjà,illapoussait,tousmusclesbandéssoussachemisenoire.D’unevoixeffrayante,ila articulé: —Nemedisplusjamaiscequejedoisfaire. Terrifiée, elle a sangloté plus fort ; les larmes se mêlaient au sang sur son visage. Anthony a lâché: —C’estça,pleure.C’esttoutcequetusaisfaire. Ilrefaisaitcegestequejeconnaissaisbien,appuyédesdeuxmainsdepartetd’autredesatête pourlapiégerentresesbrasmassifs.Ellem’ajetéunregardaffolé,suppliant.Non!Nepensepasà moi, ne lui rappelle pas ma présence. Tout se passait si vite, je cherchais encore mon équilibre quandj’aivumonportableàterre,justedevantmoi.Lesmainstremblantes,lesyeuxrivésaudos d’Anthony, je me suis penchée, mes doigts se sont refermés sur le petit boîtier argenté. Pas un bruit,filedehors,appellelesflics,appelleBrendan. Jemeprécipitaisverslaportequandmonportableasonné. Anthonys’estretournéd’unbond.Dansunéclair,j’aivusesyeuxdémentset,sansréfléchir,j’ai saisi mon cadenas et le lui ai jeté de toutes mes forces au visage. Un impact, un grognement sourd…Jepoussaisdéjàlalourdeporte,gravissaislesmarchescommeunefusée.Letrottoir,la rue.Laportelatéraledel’école—verrouillée.Lespetitesfenêtresilluminées,beaucouptrophaut; l’accèsextérieurdugymnase—verrouillé!LamusiquedeBrendansecouaitlesmurs,ilyavait une foule d’élèves juste de l’autre côté du battant, des professeurs ! Je pourrais hurler, ils ne m’entendraientpas. L’entrée principale, alors ? Mais si Anthony s’y était posté pour m’attendre ? Il n’avait pas encore jailli de l’escalier… Non, il fallait filer le plus loin possible. Courir n’importe où, me cacher,appeleràl’aide. J’essayaisderesterlepluslucidepossible:jesavaisquejejouaismavie.Trouverdesadultes qui me protégeraient. Prendre la Ve Avenue. Aller au Met ! Il y avait toujours des gens sur les marches,àcetteheure;Anthonyn’oseraitpasm’attaquerdevantdestémoins. Je débouchai sur l’avenue. D’un côté, le long mur de pierre de Central Park, de l’autre, les demeures cossues ; au loin, le Met, tout blanc sous ses projecteurs. Personne en vue, un silence irréeluniquementmeubléparletonnerredemoncœuremballéetlesfouléespresquesilencieuses demesballerinesdesatin.J’aicourusansmêmeoserjeterunregardenarrière. Unelongueminutes’étaitécouléequandj’aicaptéuntroisièmeson:delégerschocsrythmiques surlepavé.Cettefois,jemesuistournéeàdemietmonsangs’estglacé—loinderrièremoi,une silhouettemassive.Quicouraitdetoutesavitesse.Anthony. —Tufaisbiendecourir!Allez,plusvite! Savoixféroceétaitencorelointainemaissonavertissementm’adonnédesailes.Depuisunbon moment, je ne sentais même plus la douleur. Appeler à l’aide ! Téléphoner ! Ma main s’était engourdieàforcedesecrispersurmonportable,etj’avaistroppeurdelelâcher,oudeperdrede lavitesse.Uneseuledéfaillanceetilmerattraperait.Etpasuntaxi,pasunevoiture,c’étaitça,la ville-qui-ne-dort-jamais?C’estalorsqueletéléphones’estremisàsonner.Jel’aiouvertàdeux mains,sansralentir,etj’aientendulavoixaffoléedeBrendan. —Oùes-tu!J’aieutonmessage.Em,tuvasbien? —Anthonyvametuer! Jehurlais,àboutdesouffle. —Oùes-tu?a-t-ilhurléenretour. J’aihoqueté: —LeMet.Ilyaura…dumonde. —J’appellelesflics.J’arrive. Ilacoupé.J’aiferméleportableenleserrantdetoutesmesforcesetjemesuisforcéeàaller encoreplusvite.Insensiblement,àchaquefoulée,lemuséeblancserapprochait.Nepasregarder derrièremoi,tenirbon,nepasperdreuneseconde.Jevolaispresquesurletrottoirdésertetvoilà quelesréverbèresdevantmois’éteignirentunàun;leurlumièrevacilla,mourut.Jemeprécipitais dansuntunneldeténèbres. Enfin,leMet!J’aigraviletalus,tournéàl’angleencherchantfébrilementdesyeuxlesgroupes quidevaients’ytrouver.N’importequi,ceuxdulycée,desfêtardsinconnus,desSDF,même.Ilme fallaituntémoin,quelqu’undevaitmevoir! Personne.Lanuitétaittropfroide,leshabituéss’étaientmisàl’abri.Quantàmoi,cen’étaitpas latempératurequimefaisaittrembler.Jemesuisretournée.Ilavaitperduduterrainmaisfonçait toujourssurmoietj’aisuqu’ilnes’arrêteraitjamais. Soudain, mes muscles se sont tétanisés. Impossible de bouger, je ne savais plus que faire. ContinuerdefuirlelongdelaVeAvenue?C’étaittoutdroit,jeseraisuneproiefacileentrelemur et les maisons. Feinter, rebrousser chemin, retourner à Vince A ? D’elle-même, ma tête s’est tournée vers les profondeurs du parc. Les bosquets sombres et silencieux. Je pourrais le semer souslesarbres.Jeconnaissaisbiencesecteur. J’ai pris ma décision et filé en diagonale à travers la pelouse ; je me suis enfoncée dans les buissons. Voilà, j’étais invisible. Je pouvais rester sur les arrières du musée, attendre le passage d’un gardien, d’un promeneur noctambule. Frissonnante, je me suis adossée au bâtiment en essayant de respirer moins fort et en guettant le pas lourd de mon prédateur. Mais je n’ai rien entendud’autrequeleventquifaisaitcrisserlesfeuillesmortes. Monportableasonnédenouveau,lesons’estrépercutésurlaparoidepierre.Unevraiefanfare. Vite,jel’aiouvertetj’aichuchoté. —Brendan,iln’yapersonneici.LeMetestdésert.J’aipeur.Jenesaispassijel’aisemé. —Jenesuispasloin.Oùes-tu? Ilrespiraitfort,ildevaitcourirpourmerejoindre.Oh!Parpitié,viensvite…J’aichevroté: —DerrièreleMet.Iladûentendre…Jevaislesemerdansleparc. Anthonyavaitforcémententendulasonnerie,ilmecherchait.Jemesuisfaufiléeentrelesarbres encherchantàmeperdredanslanuit. —Emma,jet’enprie,sorsduparc.Jeterejoinstoutdesuite. Il parlait avec douceur, pour ne pas m’effrayer davantage, mais je percevais très bien son angoisse.Lestailliss’épaississaient,jefroissaisdesbranchesaupassage,ilallaitm’entendre;très prudemment, je suis revenue sur le sentier et j’ai dépassé l’obélisque en regardant derrière moi. Rien. —Jecroisquejel’aisemé! —Oùes-tu,exactement? —PasloindeBelvedereCastle. Jemarchaisàreculonsensurveillantl’alléedéserteetsinueuse. —Jeteretrouvelà-bas.Neraccrochepas.Tunevoispersonne,pasdegardiens? —Non.Attends,jevoisjuste… Je plissai les yeux en essayant de mieux distinguer… une ombre… quelqu’un ? Impossible à dire.Puislasilhouetteabougé.Oui,ellecourait,ellefonçaitdroitsurmoi.D’unevoixétranglée, j’aiconclu: —Ilestlà. Je fuyais de nouveau comme un lièvre. Sur l’allée, puisque c’était plus facile. De nouveau, je sentaisladouleur.Achaquepas.Jem’injuriaisensilence,mesurantbienmonsouffle.Fillestupide, cliché stupide, filer dans un parc désert avec une cheville foulée ! Maintenant, vite, trouver quelqu’un,n’importequi.BelvedereCastle:masortieavecBrendan,legardienquinousavaitmis dehors!Lechâteauétaittoutproche,dressésursonpromontoire,éclairéparsesprojecteurs.J’ai changédecap. Enmoinsd’uneminute,serrantlesdents,jemontaiquatreàquatrecesmarchesquenousavions graviessitranquillementavecBrendan,deuxsemainesauparavant.Nousétionssiheureux,cesoirlà, et voilà que je fonçais dans ce même escalier comme une folle, les poumons en feu, le ciel m’étaittombésurlatête,monuniverss’effondrait… J’ai débouché sur l’esplanade de pierre et je me suis jetée contre la porte de l’observatoire, tordant la poignée, tambourinant sur la grille Arts déco, sanglotant et suppliant qu’on m’aide. Je cognais si fort que mes paumes éraflées se sont remises à saigner. Et enfin, enfin, quelqu’un est venu.Unhommemoustachu,d’uncertainâge,atournéàl’angledubâtiment,unelampetorcheàla main. Il portait l’uniforme des gardiens du parc ; à mes yeux, il était le plus beau des anges gardiens. —C’estfermé,mademoiselle,a-t-ilditd’unevoixsévère. Puisilm’amieuxregardéeetils’estapproché,anxieux. —Vousêtesendifficulté?Onvousafaitdumal? —Oui,jevousenprie,aidez-moi. Cette voix rauque, c’était la mienne ? Je n’arrivais plus à respirer, j’agitais les mains sans parveniràm’expliquer. —Ilmesuit.Ilm’aattaquée,j’aicouru… —C’estfini.Toutvabien,maintenant. Il parlait d’une voix douce ; je devais vraiment avoir l’air d’une folle. Il m’a fait un sourire rassurant,etilapresséunboutonsurlaradiofixéeàsonbaudrier. —Dites,c’estYanekàBelvedere… Et,soudain,sesyeuxdebravehommesesontretournésdansleursorbites. Samâchoires’estaffaisséed’unefaçonabsolumenthorrible. Jel’airegardés’effondrersurlesolcommeunpantindésarticuléetj’ailevélesyeuxversson agresseur. —Tuessiprévisible,Emma. Ilsemoquaitdemoienprenantunevoixaiguë,enagitantlesbraspourmimerlapanique.Ila enjambé le corps inerte du gardien et jeté négligemment de côté la pierre tachée de sang qu’il serraitdanssamain.Horrifiée,j’aihurlé: —Tuescomplètementfou! J’aireculé,maisilfaisaitdeuxpasenavantpourchacundemespasenarrière.D’untonpresque raisonnable,ilacorrigé: —Non,jesuisdésespéré.C’estdifférent. Puis son visage a changé, j’ai vu ses dents luire à la lumière vacillante des lampadaires. Il grondaitcommeunanimal. —Acausedetoi,jesuisobligédetoutquitter. —Non!Jepeuxtoutarranger.Jepeuxallervoirlaproviseure. Gagner du temps. La police n’était pas loin, Brendan allait me trouver. Je reculais toujours, trébuchant sur les marches qui menaient aux rochers, et j’essayais de toutes mes forces de le convaincre.Amer,ilalâché: —C’estunpeutardpourça.Jesuisfoutu. Ilavoulusejetersurmoimaisj’aieudelachance:ilabutésurunemarcheetmanqués’étaler. Trèsvite,enm’efforçantdeparlerleplussincèrementpossible,j’aiprotesté: — Mais non, bien sûr que non. Ma tante fait partie du conseil d’administration, la mère de Brendanaussi.Onteferaréintégrer.Onferatoutcequ’ilfaudra. —Commesijepouvaisencoreyretourner…Non,toutça,c’estfini. J’aijetéunregardrapideàlarondeenévaluantmesoptions.Lepauvregardiennebougeaitpas maissaradioclignotaitenémettantdessonsconfus;quelqu’unfiniraitforcémentparveniràsa recherche. Brendan était en route, la police aussi. Que faire ? Rester ici et encaisser les coups jusqu’àl’arrivéedessecours?Essayerdegagnerdutemps? —Toutpeutencoreredevenircommeavant! Négocier,inventer.C’estfoulacréativitéqu’onsedécouvrequandunpsychopatheestentrainde franchirlesderniersmètresquivousséparentdelui. —Ecoute,ceseratoilehéros.Toutlemondetedonneraraison.Moi,jechangeraidelycée,je retourneraid’oùjeviens.Tupourrastoutexpliqueràtafaçon. —Toutlemondeestdéjàaucourant. Il était si près que je voyais en gros plan chaque détail de son visage. Il avait une coupure encrassée de sang au-dessus du sourcil ; j’avais dû mieux viser que je ne l’avais cru avec mon cadenas!J’aifaitunenouvelletentative: —Moi,jecroisjustequ’ilsserontimpressionnés,parcequetunet’espaslaissémarchersurles pieds.Moientoutcas,çam’impressionne. J’auraisaimémettredelacoquetteriedansmavoixmaiselleétaittropaiguë,jenelamaîtrisais plus.Buté,ilarépété: —Tuastoutgâché,jesuisfoutu.C’esttafaute. Son visage avait repris cette expression… Comme l’autre fois, juste avant l’arrivée de Brendan…mais,cesoir,Brendann’arrivaitpas.Jepleurais;jen’avaispluslaforcedemeretenir. —Jepeuxtoutarranger.Jetejure.Laisse-moi. Personneneviendraitdoncmesauver? J’ai levé les bras pour me protéger ; trop tard, tout a viré au noir. Un instant seulement de ténèbresintégrales,apaisantes,puisladouleuraexplosédansmajoue,j’aivudestachesbrillantes, sentilegoûtdusangdansmabouche. Et voilà que ses mains se refermaient de nouveau sur mon cou. Les maillons d’argent de ma chaîne s’incrustaient dans ma peau, m’étranglaient bien plus efficacement que les gros doigts maladroitsd’Anthony. Mon souffle, un raclement aigu, mes doigts sans forces qui palpaient ma gorge. Mes yeux exorbités,plusdesensationsurmapeau. Puis un soulagement subit, une immense inspiration ! La chaîne venait de céder. Avec un petit tintement,lemédaillonesttombésurlespierresetilarouléauloin. Je me suis effondrée en inspirant désespérément l’air froid qui brûlait ma gorge meurtrie. Angeliqueavaitditquenoussaurionsreconnaîtrelemomentduplusgranddanger:celuioù,d’une façon ou d’une autre, je perdrais mon pendentif. Et mon pendentif venait de me quitter, pour attendrelemomentderetrouvermonâmedansunnouveaucorps.J’allaisvraimentmourir. De ma voix rauque, j’ai hurlé pour appeler à l’aide. J’ai tenté de me relever ; Anthony m’a cueillie comme une poupée de chiffon et jetée sans le moindre effort contre la balustrade de fer forgé.Monépauleaencaissélechoc,toutdesuiteéclipséparuneboulededouleurnauséeuseau ventre:uncoupdepoing. Aveuglée, j’ai frappé de toutes mes forces, en visant d’instinct sa pomme d’Adam. Je me suis battuedemonmieux,cognantdespoingsetdespieds,tirantsescheveux,griffantsonvisage—ça neservaitàrien,jenefaisaisqu’attisersarage.Unnouveauchoc.Cettefois,toutaéténoirunpeu plus longtemps, et l’explosion plus aiguë, plus douloureuse. L’onde de choc a résonné plus longtempsdansmatête. —Emma! Lavoixm’estparvenueàtraversleslumièresquiéclataientdevantmesyeux.Lefeud’artifice s’estéteint,jemesuisaccrochéeàlabalustrade;j’avaisréussiànepastomber. Uneffortdevolonté:ilfallaitvoir!Quandleflous’estéclairci,AnthonyetBrendansetordaient devantmoisurlesdalles,BrendansurAnthony.Ill’immobilisaitcommeill’avaitfaitdanslacour maiscettefois,ilneretenaitpassescoups:sonpoings’estécrasésurlevisaged’Anthonyavec uneforcebrute,j’aientenduuncraquementetuncriaigu,horrible. Fou de douleur, fou tout court, Anthony a eu un sursaut si brutal que Brendan a perdu l’équilibre;lepoingdumonstreajailliverssonmenton,ilabasculéenavant.Jen’encroyaispas mesyeux,Brendanétaitforcémentleplusfort,maisvoilàqu’Anthonybondissaitsursespieds,lui lançaitungrandcoupdepieddansleventre.Non,jenevoulaispas,pasBrendanàterreàlamerci d’Anthony qui levait le pied pour lui écraser la tête sous son talon ! J’ouvrais la bouche pour hurler, malade d’horreur, quand le pied de Brendan l’a cueilli derrière le genou. Anthony s’est abattucommeunemasse. Brendanétaitdebout!MaisAnthonyaussi.Fébrile,j’aiessuyélesangquicoulaitdansmesyeux et cherché une arme, n’importe laquelle. Anthony ne devait pas faire du mal à Brendan. Je ne le permettraispas. Quelque chose brillait sur les dalles. Mon portable ! Je me suis précipitée à genoux pour composerle911. — Au secours, nous sommes à Belvedere Castle, il nous agresse ! Il a assommé le gardien, venezvite! J’ai crié tout ça d’un trait et j’ai laissé tomber le téléphone sans couper la communication : je venaisdevoirunebranchearrachéeàunarbre,sonextrémitééclatéedansunbouquetd’esquilles aiguës.Jel’aisaisiecommeuncouteauetjemesuisapprochéed’Anthonypar-derrière.Ilportait une épaisse chemise polaire ; de toutes mes forces, j’ai enfoncé le bout le plus aiguisé entre ses omoplates. Le bois a déchiré le tissu, sa peau, sa chair avant de se briser dans ma main. Il s’est abattusurlesgenouxavecungrandmugissement,samainbattantl’airderrièreluipourtenterde m’arrachermonarmeimprovisée. Enfin,auloin,dessirènes!LeregardvertdeBrendanatrouvélemien;pendantuneseconde, nousavonscruquec’étaitterminé. Anthonyavaitentendulamêmechosequenous.Satêtes’estdresséecommecelled’unanimal auxabois;ils’estrelevéentitubant,s’estruéenavantcommeuntaureauenpoussantBrendande côté.Desesbrasmassifs,ils’esthissépar-dessuslemurdepierre,puislaclôture;etilaprispied surlesrochers. —Emma,éloigne-toi,mets-toiensécurité,aordonnéBrendan.Jem’occupedelui.Iln’estpas questionqu’ils’échappe. Etilafilésurlestracesd’Anthony.J’aicrié,jel’aisuppliéderevenir;j’aiessayédelesuivre. Jenepouvaispasfranchirlesobstacles.Ilssetrouvaientàdeuxmètresdemoimaisleurcombat aurait aussi bien pu se dérouler sur une autre planète. Accrochée aux barreaux, j’ai assisté, horrifiée,àunaffreuxpugilatàpoingsnussurcesurplomb,quarantemètresau-dessusdel’étang. Brendan était rapide, mais Anthony n’avait plus rien à perdre. Il était moins précis mais terriblementfort,uneforcedefauve.Unesortedefolieestvenuedécuplermesforces.J’aisautéde nouveau et, cette fois, j’ai réussi à me hisser à mon tour par-dessus le mur. Je suis retombée lourdement sur ma cheville foulée, la douleur m’a arraché un cri ; j’ai vu la tête de Brendan pivoterversmoi,vuAnthonyprofiterdel’aubaine:sonpoingapercutélementondeBrendanqui aperdul’équilibre…quiesttombéàtroispasduvide. Letableaus’estfigé. Lespoingsserrés,haletant,Anthonyétaitunesilhouettesombre,voûtée,démoniaque;d’uncoup depied,ilpouvaitprécipiterBrendanaubasdesroches. Je n’avais qu’une seconde pour réagir : je me suis précipitée derrière lui, plus loin sur le surplomb.Commeaimantée,latêted’Anthonys’esttournéeversmoi. Aussitôt,Brendans’estrelevéencriant: —Emma,non! Pourcouvrirsavoix,j’aihurlé: —Parici!Anthony,pauvrecrétin,parici! Ilmeregardaitsansbouger.Sapoitrinesesoulevaitcommeuneforge,sagrossemainessuyait sonnezensang.Asontour,Brendanacherchéàdétournersonattention. —Anthony,c’estmoiquetuveux,paselle.Quoi,tunepeuxpastebattrecontreunhomme?Ilte fautunefille? Lemonstrenel’écoutaitpas,ilmarchaitversmoi,ens’arrangeantpournousgardertousdeuxà l’œil. Et voilà que, dans sa démence, il s’est mis à jouer avec nous, faisant semblant de charger, puis de changer d’avis. De foncer sur l’un pour jouir de la terreur de l’autre. Il avait oublié sa propre situation, les sirènes de la police ; il n’y avait plus en lui qu’un désir démoniaque de vengeance. J’étaisàunboutdusurplomb,Brendanàl’autre.Illuisuffisaitdecourirversl’undenous,de nouspousser…Etilfaisaitminedeseprécipiter,puisseredressaitavecunsouriremoqueur.Nous étionsprisaupiège.Derrièrelui,jevoyaislevisagedeBrendancrispéderageetd’impuissance. Les réverbères, les rêves, la conviction que je serais celle qui romprait la malédiction… tout s’était effondré. Nos beaux espoirs n’étaient qu’un mensonge, une tromperie de plus. J’avais eu droitàtouslesavertissementsmaisjem’étaistoutdemêmeprécipitéeau-devantdudanger,etla partieétaitperdue. Unerafaledeventafaitclaquerlescheveuxblondstachésdesangd’Anthony.Lesyeuxluisants, ilachoisisacible:moi.J’aivoulum’écarterdesaroutemaismesjambesnerépondaientpas; c’étaitcommeunrêve,quandtoutsepasseauralentietqu’onestimpuissant. Une poussée violente m’a lancée sur le côté, ma cheville a cédé, je me suis effondrée sur la roche. Mes oreilles se sont débouchées, le temps s’est de nouveau accéléré ; j’ai vu une masse indistincteroulerdevantmoietbasculerdanslesténèbresetlevide.Ilyaeuuncriguttural,une éclaboussure…etpuislesilence.Unsilencesurlequelsurfaientlessirènes,unsilencerythmépar monsoufflerauquecontrelerocher.J’étaisseulesurlesurplomb. 21 J’ai senti mon cœur se déchirer, fibre à fibre. Je n’arrivais pas à admettre… Brendan m’avait écartéedelatrajectoired’Anthony.Etmaintenantiln’étaitpluslà.Ilvenaitdebasculerdanslevide àmaplace. Avantqueladernièrefibrenelâche,j’aientenduunerespirationexplosive.Unerespirationqui grinçaitcommesouslecoupd’uneffortviolent.Jemesuistraînéejusqu’auvideetj’aivu…une mainauxjointuresensanglantéesagrippéeàunesailliedurocher.J’aimurmurélenomdeBrendan enluioffrantmesbras.Mais,enfait,jenesavaismêmepassijem’apprêtaisàaiderBrendan,mon amour,oubienAnthony,lemonstre. —Prendsmamain! Un corps suspendu, une main qui griffe la paroi, qui réussit à trouver une prise ; sa tête s’est renversée en arrière et j’ai vu… des yeux verts lumineux, levés vers moi, sous un nuage de cheveuxnoirs. —Brendan… Unenouvelleexpirationrauque;sespiedsraclaienttoujourslaparoimaislessemelleslissesde sessouliersdevilledérapaientsurlaroche.J’aisaisisonpoignetettiré,uneffortd’uneviolence inouïe,lesmusclesbrûlants,l’impressiondem’arracherlesbras,maisjen’avaispaslaforcedele hisserjusqu’àmoi.Jen’avaispasassezdeforce!J’aicherchéàm’arc-boutersurlerocher;hélas, machevillemefaisaittropmal,ellecédaitchaquefoisquej’essayaisdem’yappuyer. J’aiditentremesdentsserrées: —Tiensbon.Lessecoursarrivent,tiensjuste…Tiensbon. LamaindeBrendanaglissé,trèslégèrement,desmiennes. —Emma… Ilnesemblaitplusycroire.Iln’allaitpasrenoncer?J’aihurlé: —Non!Brendan!Jeneteperdraipas.Aidez-moi,quelqu’un! C’étaitlafin,nousallionstombertouslesdeux.AulieudetirerBrendanàmoi,j’étaisentraînée inexorablementverslevide. —Çaservaitàquoidem’avertir!Ethan,faisquelquechose!Oùes-tu?Vite! LamaindeBrendanglissaittoujours,elleallaitm’échapper. —Jevoustiens!alancéunevoix. Unevoixjeune,masculine.Lapolice!Jenelesavaismêmepasentendusarriver.Toutetendue versBrendan,j’aicependantsentiunechaleurprèsdemoi,vuunemainsefermersurlepoignet quejenetenaispas.Nousavonstiréensemble…ethisséBrendansurlesurplomb. Enfin. Ils’estabattucontrelaroche.Sesjambesdépassaientencoredanslevide,jel’aiempoigné,aidé àramper.Là,ilaroulésurledos,épuisé,etjemesuiseffondréecontreluienriantetpleurantàla fois. Plusriennecomptaitquelui,saprésence,soncorpstuméfiémaisvivant,bienvivant.Ilétaitlà, prèsdemoi,je pressais mon visage dans son cou et son col était humide de mes larmes. Il s’est redresséàdemipourmeserrerdanssesbrasetj’aientendusavoix,rauque,méconnaissable: —Merci… Il dévisageait notre sauveur par-dessus mon épaule ; j’ai perçu son mouvement de recul. Surprise,j’airelevélatête;ilsemblaitabasourdi. —Vous…vousêtes…Jevousconnais? Lepoliciers’étaitrelevé,luiaussi.Ilaposélamainsurmonépauleetl’aserréeavecgentillesse. —Jesuiscontentd’avoirétélà. Je me suis tournée vers lui mais je n’ai vu qu’une silhouette noire qui se découpait sur les lumières de l’esplanade et le ballet des lampes torches près du mur. Tiens, les renforts étaient arrivés. Tournéverslesnouveauxvenus,Brendanacrié: —Noussommesici! Péniblement,ils’estrelevépourleurfairesigne,puisilm’aaidéeàmeredresseràmontour. Nousnoussommesavancés,lentement;jetenaisàpeinedeboutet,pourlapremièrefois,ilpeinait àmesoutenir. Derrièrelalumièreéblouissante,unevoixtenduealancé: —Approchez-vous.Lesmainsbienenvue. —Ilyaunpoliciericiavecnous! Toujourstournéverslesofficiersembusquésderrièrelemur,Brendanafaitungesteversnotre compagnon.J’aitournélatête…Oùétait-il?Troublée,j’aiappelé: —Monsieur?Vousêteslà? Brendan aussi jetait des regards interdits tout autour de nous. Impatienté, le porte-parole des policiersacrié: —J’aidit,avancez!Quejevoievosmains! —Monamieaunefoulure.Ellenepeutpasmarcher,réponditBrendan. —Lesmainsenl’air,toutdesuite! Unbaiserrapidesurmatempe,etBrendanaobtempéré.J’aifaitdemême,enm’appuyantcontre lui. Notre attitude dut rassurer le responsable, car sa voix se radoucit et plusieurs silhouettes s’avancèrentversnous. —Çava,mademoiselle? J’aihochélatête,incapabled’articulerunmot.Magorgemefaisaittropmal,tropd’émotionsse bousculaientenmoi.Jen’enpouvaisplus,jevoulaismecoucher,meroulerenboule,oublier… Commedansunrêve,j’airéaliséquelechefdel’escouadeavaitsortisonarmeetqu’illabraquait surBrendan.Dansunsursautquidutbrûlermesdernièresréserves,jemesuisjetéedevantlui. —Cen’estpaslui!L’autre…Anthony,jecroisqu’il…Ilesttombédelafalaise. L’armes’estabaissée,maisl’hommenel’apasrengainéepourautant.Desmainssolidesm’ont soulevée par-dessus le mur. L’esplanade, si désespérément déserte tout à l’heure, était pleine de monde;j’aivudesbrassards,desmallettesetdescivières…etunesilhouetteassise,têtebasse.Le gardien,M.Yanek,étaitconscient,unhommeenblouseblanchesepenchaitsurlui. —Ils’ensortira? Oui. J’en aurais pleuré de soulagement. L’officier qui me soutenait (il était trapu, moustachu, rassurantaupossible;d’aprèssonbadge,ils’appelaitLynett)m’afaitunbonsourire. —Ilauraunsacrémaldetêteetquelquespointsdesuture,maisilvas’ensortir. Puisilafaitlagrimaceennousdévisageanttouslesdeux. —Quantàvous…Onvavousexamineraussi.Ondiraitquelasoiréeaétérude? —Assezrude,oui… Dèsquejeparlais,unedouleurhorribleéclataitdansmamâchoireetmontaitjusqu’àmesyeux. UnautrepolicierentraînaBrendanverslescivières,lepersonnelparamédicalnousexaminasous toutes les coutures, les policiers nous interrogèrent, cela prit un temps interminable. Entourée d’uniformes de toutes parts, je répondais de mon mieux ; de son côté, j’entendais Brendan demander(exiger,plutôt)demevoirpours’assurerquej’allaisbien. Jeracontaisl’agressionpourlatroisièmefoisquandjevisl’officierLynettrevenirversmoi. —Vousavezunesacréepoigne,dites!Votrepetitcopainditquevousavezréussiàlesoulever, quandilétaitaccrochéauxrochers. —Non,ilyavaitunautrepolicier,c’estluiquiafaitremonterBrendan. Instinctivement,jevenaisdesecouerlatête;grossièreerreur:unétauhorribleemprisonnames tempesetmavoixsonnabizarrementàmesoreilles,commesijem’entendaisparlerdetrèsloin. —Jen’aipascomprisoùilestparti,jen’aimêmepaspuleremercier… —Mademoiselle,iln’yavaitpasdepolicierprèsdevous… Ilétaitsigentil,etpourtantsonattitudem’amisehorsdemoi. —Maissi!Jen’aipasvusonvisagemais… Brendan m’a rejointe, se faufilant entre deux policiers. Il boitait, il avait les traits tirés et sa chemisenoireportaitencorelatracedelasemelled’Anthony,maisilétaitlà.J’enaioubliéceque jecherchaisàdire.Diplomate,ils’estinterposéenexpliquant: —Emmaareçuplusieurschocsàlatête.Jecroisqu’ellenesaitplustrèsbienoùelleenest. —Maisilétaitlà!Tusaisbien,toi,qu’ilétaitlà. Il ne semblait pas m’entendre. Accroupi près de moi, il me dévisageait attentivement et son expression s’assombrissait d’instant en instant. Quand il a écarté mes cheveux emmêlés de mon cou,sesyeuxsesontécarquillésd’horreur. —Vousavezvuça?a-t-ilcriéàl’infirmier.Vousallezl’emmeneràl’hôpital,dites?Vousêtes sûrqu’ellevabien?Vouspouvezregarderdenouveau? —Nousl’emmenonsàl’hôpital,oui.Vousyalleztouslesdeux. Par pure gentillesse, car il m’avait déjà examinée de pied en cap, l’homme a pris la peine d’étudierdenouveaulesmarquesautourdemoncou. —Jenepensepasquecesoitgrave,maisonferadenouveauxexamenssurplace.Vous,vous aurezdroitàuneradio,jesuisquasimentsûrquevousavezunecôtecassée.Pourlademoiselle,ce sontdesecchymoses,descoupures.Peut-êtreunecommotioncérébrale. —Etça? Unpoliciervenaitderemarquerlabalafredemonbras.J’aisoupiré. —Unaccidentdevoiture,ilyaquelquesmois. Mesémotionséchappaientcomplètementàmoncontrôle:subitement,jepleuraisparcequema robe,lapremièrerobequej’aiejamaisaimée,étaittoutedéchirée. —MademoiselleConnor,vousavezautantdeviesqu’unchat. J’entendis l’officier Lynett affirmer ça avec une conviction étonnante. Je voulus hausser les épaules…maiscelafaisaittropmal.Assiselà,surmacivière,lecauchemarterminé,l’adrénaline quim’avaitdopéesediluaitdansmesveineset,denouveau,jesentaistout.Chaquecoupure,chaque bleu, chaque douleur résonnait en moi comme dans une grande caisse vide. Les échos s’amplifiaient,deplusenplusdouloureux,ettoutecettesouffrancesemblaitseconcentrerdansma tête. —Mademoiselle,c’estàvous?J’aivubrillerquelquechoseprèsdesmarches… Unejeunepolicières’approchaitaupetittrot,elletenaitàlamainunobjetquejenedistinguais pas.Unegriffedeglaces’estplantéedansmoncœur.Non.Pasmonpendentif.Jevoulaisqueçase termine.Quelamalédictionnerevienneplusjamais,jamaismechercher.Qu’elleneréussissepasà m’arracher la vie ! Qu’elle ne me poursuive pas jusqu’à ce que, Brendan et moi, nous soyons mortstouslesdeux! —C’estàvous?répétalajeunepolicière. J’aibaissélesyeuxverssamain;elletenaitmonportable. Seulementmonportable.Toutpoussiéreuxetéraflé. —Oh…Oui. Je grelottais de nouveau. De soulagement autant que du froid qui m’engourdissait, malgré la couverture qu’on m’avait posée sur les épaules. L’infirmier voulut me faire m’allonger, me couvrirmieux.Lalutteétaitfiniemaisjenepouvaispasencorem’abandonner,jecontinuaisàme débattre d’instinct ; et puis, il fallait tirer au clair cette histoire de policier disparu dans la nuit. Celui qui m’avait aidée à sauver Brendan. Je me suis redressée d’un élan… et suis retombée aussitôt,sûrequematêteallaitéclater. Vaguement, je m’entendais gémir ; j’éprouvais une sensation de mouvement. Peut-être simplementlevertige.Non,c’étaitréel,onemportaitmacivièrelelongdel’alléeenspirale,tout étaitmouvant,incertain,maisjegardaisunrepère:Brendanquirefusaitdeselaisserporterpour pouvoirmarcherprèsdemoienmetenantlamain.Brendanquitenaitabsolumentàmonterdans monambulance. Pendantqu’onm’installait,jel’entendisdemander: —EtAnthony,vousaveztrouvé… —Nousavonslancéunavisderecherchefondésurvotredescriptionmais…c’estunesacrée chute.Jenepensepasqu’ilaitsurvécu. J’aiserrélespaupièresensecouantlatêtepourneplusrienentendre. —Nousallonsvousdonnerunanalgésique,aditunevoix. J’aifaitouisansouvrirlesyeux;lalumièremefaisaittropmal,ellem’éclataitlatête.J’aisenti unepiqûredansmonbrasetenfin,enfin,touts’esteffacé. *** Une bande étroite de lumière, une pulsation douloureuse derrière mon front ; quand j’ouvris davantage les yeux, la douleur m’aveugla. Une main serrait la mienne. Je la serrai en retour, la pressionmefitmalmaislecontactmerassura.Jefisunnouveleffortpoursouleverlespaupières. —Lalumière…faitmal. Jedusmefairecomprendrecarlamainmelâchaet,uninstantplustard,lalumières’évanouit. —C’estmieux? Unevoixépuisée,rauque,quejereconnusinstantanément.Cettefois,cefutplusfaciled’ouvrir lesyeux. —Brendan? Brendan.Sonbeauvisage,unpeuflou,sonexpressionanxieuse,vulnérable.J’aisoufflé: —Çava,toi? J’ailevélamainmaiselleestretombée,sansforces,avantdetouchersonvisage.Plusmavision se précisait, mieux je mesurais les dégâts. Une lèvre fendue, un cocard, des coupures à la pommette, au menton, au front. Il a tourné la tête pour embrasser ma paume à vif et je me suis entenduesoupirer: —Tuesamoché… —Moi? Ilsemblaittrouvercetteidéeabsurde.Tendrement,ilaécartémafrangedemesyeux.Legeste m’afaitdubien,c’étaitungestesidoux,si…normal.Finalement,toutétaitnormal!J’aieuunpetit rire. —Jevoisquetuaseulesproduitsquimettentdebonnehumeur? —Mmm…Sérieusement,tuvasbien? —Oui,Em,çava.J’aiunecôtefêlée,descoupuresetdesbleus,maisriendegrave. —Çaal’air…douloureux. —Jen’ensuispasàmapremièrebagarre.C’esttoiquim’inquiètes. —Qu’est-cequej’ai? Jemesouvenaisvaguementd’unexamen,unscannerpeut-être,quelquesheuresauparavant.Je nesavaisplus,jeconfondaisavecmonprécédentséjouràl’hôpital,quandj’avaislepoignetcassé etdespointsdesuturetoutlelongdubras. —Unecommotioncérébrale,unechevillecassée,etunetonned’ecchymoses. —Commotion…?ai-jereprisenréfléchissant.Çapourraitexpliquerquej’aieimaginéqu’ily avaitunpolicier?Jenecomprendspas… Mavoixs’estéteinte.L’expressiondeBrendanétaitsiétrange!Saisie,j’aichuchoté: —Tuasvulepolicier,n’est-cepas? Ils’estdécidéàacquiescer,maisàcontrecœur.Alors,j’airépété: —Jenecomprendspas.Oùest-ilpassé?Cen’étaitpeut-êtrepasunpolicier,justequelqu’un,un passant? —Emma,madouce,cen’estpasimportant.Onenparleraquandtutesentirasmieux. Ilaembrassémamain;c’estlàquejemesuisaperçuequejen’avaisplusmabague. —Oh!Brendan! Lecriaréveilléladouleurdansmatête,unedouleursiviolentequ’ellem’aarrachéuneplainte. —Toutvabien,mabelle,toutvabien…C’estlacommotioncérébrale,ilsdisentqueçapassera trèsvite. —Mabague… Cette fois, je chuchotais, pour éviter de faire exploser mon crâne. Brendan s’est hâté de me rassurer. —Jel’ai.L’infirmièremel’adonnée.Ilstel’ontjusteretiréepourlescanner.Tabaguen’estpas perdue. Ilaritoutbasenmurmurant: —Cettebague… Malgrél’euphorieprovoquéeparlesanalgésiques,j’aiperçudanssavoixunenoteinsolite.Il savaitquelquechosequ’ilnemedisaitpaset,moi,jevoulaistoutsavoir,toutdesuite.Péniblement, j’aidemandé: —Pourquoiest-cequetuesbizarre? —Quoi?a-t-ilprotestéavecunpetitriregêné.Jenesuispasbizarre. —Tunesaispasmentir.Tuesbeletbienbizarre. —Franchement,c’estpaslemoment.Ilfautquetutereposes. Il prenait une voix apaisante, caressait doucement mon front. Encore un peu et il allait m’endormircomplètement,lemanipulateur.Mespenséessesontunpeuéclairciesetj’ailancé: —Plusdesecrets! C’étaitdevenunotrecode.Brendanapousséunénormesoupirexaspéré,maisilacapitulétout demême. —Tutesouviens?Tum’asdemandépourquoijet’avaisprisunsaphir?Ehbien,jenem’en suispasrenducomptetoutdesuitemaistonfrère… Monfrère…Commesavoixs’estadouciesurcemot! —C’esttonfrèrequim’aguidépourchoisirtabague. Ilaréfléchiquelquesinstants,leregardlointain.Sonpoucecaressaitdoucementmonbras.Puis ilarepris,presqueàvoixbasse: —Aprèsnotre…Jeneveuxpasappelerçaunedisputealorsjedirai«désaccord»,dimanche dernier,jem’ensuisvoulud’avoirrefuséd’entendrecequetudisaissurlessorcières.Alorsj’aieu envie de te faire un cadeau, juste une petite chose que tu pourrais porter et qui te rappellerait combientucomptespourmoi. —Unebague,c’estunepetitechose? — Oui, c’est une petite bague, répondit-il sur le ton de l’évidence. J’allais te prendre une améthyste,tapierredenaissance,maislanuitavantmavisitechezlebijoutier,j’aifaitunrêve.Un garçonmedisaitdechoisirunsaphir,parcequetuenauraisbesoinpourt’aideràdéveloppertes pouvoirs. — Angelique me l’avait dit aussi. Les saphirs amplifient les pouvoirs des sorcières. Nous en avionsunlejouroùj’aifaitsoufflerlevent. Ilaapprouvégravement. —Lelendemain,sansquejeluidemanderien,lebijoutierm’aspontanémentmontrédesbagues ornéesd’unsaphir.Jemesuisditqueçafaisaitbeaucoupdemessagesquiallaientdanslemême sens,etquejeferaisbiend’entenircompte. Ilsetutuninstant,etrepritavecuneffort: —Emma,legarçon,dansmonrêve…ilressemblaitexactementà…Non,ilétaitlepolicierqui t’aaidéeàmefaireremontersurlesrochers.Jesaisqueçaparaîtfou,complètementdémentmais, Emma…jesuissûrquec’étaitlui.Jel’aireconnuparceque…Enfin,parcequ’ilteressemblaitde manièretroublante. Jel’aidévisagésanscomprendrepuis,soudain,ledéclic,ladernièrepiècedupuzzlequisemet enplace.D’unetoutepetitevoix,j’aidemandé: —Ethan? —Jecroisqueoui.Jecroisque,quandnousétionslà-haut,surlafalaise,endangerdemort,le saphirt’aaidéeàpuiserdansjenesaisquelspouvoirs.Ou,aumoins,ilt’aaidéeàpenserquetu pouvaisagir.Ettul’asfaitvenir. — Il a cherché tant de fois à me mettre en garde… Et quand j’ai eu besoin d’un vrai coup de main… Mes yeux se mouillaient de nouveau… J’ai essayé de maîtriser mes larmes mais ça m’a fait horriblementmalàlatête.Jenecontrôlaisplusrien,jepleuraissansmêmepouvoircachermon visagecrispé,jen’avaispaslaforce.Brendanasaisiunmouchoirenpapier,ilavoulum’essuyer lenezetjemesuissentiemourirdehonte.Çanesuffisaitpasqu’ilmevoietoutecabossée,ilfallait encorequ’ilmemouchecommeunbébé? —Donne-moiça,ai-jesanglotéenluiprenantlemouchoir. Ilaeul’élégancedechangerdesujet. —Tatanteestlàaussi,elleestjustesortiepasseruncoupdefil.Ontegardeenobservationpour l’instantmaistupourrasrentrercheztoid’iciàquelquesheures. —Elleestlà?Elleestencolère? Ilhaussalessourcils,surprisetamusé. —Encolère?Maisnon,espècedefolle,elleesttrèsinquiètepourtoi!Jecroisqu’ellen’arrive pasàdécidersiellemedétesteparcequejesuistoujoursdanslevoisinagequandilt’arriveune catastrophe,ousiellem’apprécieparcequejefaistoujourscequejepeuxpourt’aider. —Ellet’apprécie,c’estobligé! Cecriducœurm’afaittousser,avecunehorriblegrimaceparcequej’avaisvraimenttrèsmalà lagorge.Dèsquej’aieurecouvrémavoix,j’aidemandé: —Ettoi?Tafamilleestarrivée? —Pasencore.Mesparentssontenroute.Jen’aipasgrand-chosemais,commejesuismineur,je doislesattendrepoursortird’ici. Ilembrassaleboutdemesdoigtsetconclutd’untondésabusé: — Ils ont dû affréter un hélicoptère parce qu’ils étaient à une soirée au Smithsonian, à Washington.Jenesaispascombiendetempsilnousresteavantleurarrivée. J’aisaisisamainetjel’aiserréedetoutesmesforces. —Quandjepensequej’aifailliteperdre… J’ai de nouveau cherché à toucher son visage ; gentiment, il s’est penché pour que je puisse l’atteindre. Comme je pleurais de nouveau, il m’a séché les joues, très doucement, avant de me donnerunmouchoirneuf. —Dis,tucroisquenousavonsrompu… Je n’osais pas le dire de peur de nous porter malheur. Dans ses yeux, j’ai vu briller la même émotion,lemêmeespoir. —N’ypensepluspourl’instant. —Si,dis-moi!Tucroisquenousavonsrompulesort,vainculamalédiction? —Jel’espère,a-t-ilmurmuré.Emma,quandjesuisarrivélà-haut,ils’acharnaitsurtoi…J’ai sentimoncœuréclater.Jecroyaisquec’étaitfini. —C’estlàqueçadevaitseterminer.Maistum’assauvée. Je m’étais transformée en fontaine, il me semblait que mes larmes ne se tariraient jamais. Brendann’osaitplusmeregarderenface. —Sansmoi,tun’auraisjamaisétéendanger.Toutestmafaute.J’aimanquétefairetuer. —Non!Non,tum’assauvélavie. Ilportadenouveaumamainàseslèvres. —C’esttoiquim’assauvé.Detouteslesfaçonspossibles.Tuaschangémavie. Il s’est levé péniblement, en plaquant la main sur ses côtes. Puis il a posé, très doucement, ses lèvressurlesmiennes. —Jet’aime,Emma.Pourl’éternité. 22 Avec une commotion cérébrale et une fracture, je ne suis guère sortie de mon lit de toute la semaine.Auboutdequelquesjours,j’enavaisvraimentmarredemachambre. —J’ail’impressiond’êtreenprison! Brendanm’ajusteréponduqu’onm’avaitenferméeparcequej’étais«dangereusementsexy». J’ai levé les yeux au ciel (un mouvement déconseillé quand on a des maux de tête), mais je dois avouerquec’étaitagréabledem’entendredécriredecettefaçon.Surtoutalorsquej’avaisl’airde sortird’unringdeboxe.Bref,cen’étaitpaslemomentd’affronterlacirculationnew-yorkaise,pas avecmonplâtreetmavuequisebrouillaitcomplètementparmoments.Etaussiensachantqueles recherchesaufonddeTurtlePondn’avaientramené…quedestortues.Anthonyétaittoujoursporté disparu. Cette pensée me terrifiait car Brendan avait déjà repris les cours. Il y a des gens qui font tout avecunefacilitéinsolente,mêmeguérir!Autéléphone,laveilledesarentrée,jen’avaiscesséde répéter: —J’aipeurqu’ilt’agressedanslemétro,ouqu’ilt’attendeaucoindelarue… —Emma,toutvabien! Ilriaitcommesimoninquiétudeétaitabsurde,ettrèsattendrissante.J’avaisinsisté: —Maisonnesaitpasoùilest! — Bon, je ne voulais pas te le dire pour ne pas t’inquiéter, mais mon père a engagé des professionnels.Desgardesducorps.C’estjustepourquelquetemps,jenelesvoismêmepas;ils sontcensésnoussurveillerpours’assurerqu’Anthonynes’approcherapasdenous. —Nous?Touslesdeux? —Oui,ilsdoiventtecouvriraussi.Ettusaisquoi?Tuplaisàmonpère.Ilditquetuasducran. J’avais rencontré les parents de Brendan à l’hôpital. Un couple surprenant, l’illustration de l’attraction des pôles opposés ! La mère de Brendan était si froide et convenable que je ne m’attendaispasdutoutàcepèrechaleureux,sympathique…etmêmeunpeupaillard.Legenrequi racontedesblagueslourdes. —Bon,nousavonsdesgardesducorps,ai-jesoupiré.J’aimeraispouvoirdirequeçam’ennuie maisenfait,jemesensmieux.Tuserasensécurité,aumoinsjusqu’àcequ’onretrouveAnthony. Brendan affirmait que sa réapparition au lycée n’avait pas fait de vagues. J’ai compris à quel point il minimisait les choses quand Cisco m’a décrit le séisme déclenché par son retour. Bien entendu,Brendans’estcontentéderépéterquetoutsepassait«bien»,etdem’apportersesnoteset mesdevoirspourquejepuissemeteniràjour:lapériodedescontrôlesapprochait.Perspective démoralisante!Avantlacommotioncérébrale,lelatinmedonnaitdéjà l’impression que ma tête éclatait. Puis, un jour, entre les pages de mon livre, j’ai trouvé un petit cadeau : l’examen du premier trimestre,passéhautlamainparBrendanl’annéeprécédente.Tricher,moi?Unefilleaucerveau endommagéabienledroitdeprendredesraccourcis! Toujours aussi charmeur, Brendan apportait un petit quelque chose, café ou pâtisserie, à tante Christinechaquejourenvenantmevoiraprèslescours.Ill’appréciaitsincèrement,maisilfaisait aussicampagnepournousassurersonsoutien.Etilprogressaitdanssonestime,ellecommençaità admettrequecesoitsisérieuxentrenous;lefaitqueBrendanaitétéprêtàplongerduhautd’une falaisepourmesauveravaitconsidérablementaplanilechemin.Jen’auraisjamaisimaginéqu’elle seraitsidifficileàconvaincre;lepetitcopaind’Ashleyseraitsansdouteobligéderéglerladette dutiers-mondeavantdepouvoirposerunpiedcheznous. Pour commencer, j’avais si mal partout que je me fichais de tout le reste, mais dès que mes douleurs se sont apaisées, j’ai découvert une foule de sujets de contrariété. Notre histoire avait beaucoup plu aux médias new-yorkais. Du moment que le nom des Salinger était lié à un événement!Unaprès-midi,Ashleym’atéléphonépourm’annoncerdesavoixlaplusaiguëque nousavionsleshonneursdelacélèbrepagesixduNewYorkPost. Incrédule,j’aiallumémonordinateurpourchercherl’article.Etj’aitrouvélegrostitre:Lefils dumilliardairerisquesaviepourunedemoiselleendétresse. —Ohnon… Ilss’étaientservisdesphotosdenoscartesd’élèves.Avecsonsourireinsouciantetsescheveux en pétard, Brendan n’aurait pas déparé dans une revue de mode… et moi, dans le bulletin d’un institut pour débiles légers. J’ai survolé l’article ; en résumé, il expliquait qu’un ancien élève, mentalement instable, m’avait agressée, et que Brendan m’avait tirée d’affaire. Puis j’ai vu la conclusion:Lesautoritéspensentqu’AnthonyCarusoaquittélepays.Sonpère,lecélèbreavocat Ron«Piranha»Caruso,estactuellementquestionnéparlapolice. Lesémotionssebousculaientdansmatête.Souhaiterlamortd’Anthony?Çamemettaitmalà l’aise. Mais, pour être tout à fait franche, j’avais un peu espéré que la police le retrouverait. Anthonyenliberté,c’étaitunemenaceàvie!Quisaits’iln’allaitpasrefairesurface?Etquand, personnenepouvaitledire.Dansdeuxsemaines?Deuxans?Est-cequ’ilallaitseprésenteràma portelejourdemestrenteans,aprèsavoircouvésahaine? Les médias ont fini par se décider à parler d’autre chose. Tant mieux, car j’en étais arrivée à attendre avec impatience qu’une people arrêtée pour délit de « conduite sous l’état d’un empire alcoolique » détourne l’attention de mon affaire. Je suis retournée en cours, moi aussi, et j’ai affronté,sansplaisir,lesregardsbraquéssurmoietlescommentairesfaitsderrièremondos.Juste histoired’alimenterlesragots,j’avaisencoredestracesdecoupsbienvisiblessurlafigure. Bref, ma vie n’était pas idéale… Mais, au moins, il ne se produisait plus rien de désastreux. L’événement le plus traumatisant de mes journées, c’était peut-être de casser les lacets de mes Converse.Unbonheur.Onnesedoutepasàquelpointc’estmerveilleux,laroutine,tantqu’onn’a pasconnulaterreuràl’étatpur. Puis,unsamedi,unevingtainedejoursaprèslaCastagneontheRocks(pourciterungrostitre), Angeliquevintmerendrevisite. Jetraînaissurmonlitpourreposermachevilleencorefragile,etjefaisaissemblantderéviser monlatin(enfait,jelisaisPinkIsTheNewBlog)quandj’aientendusavoixdanslesalon.Tante Christine adorait Angelique ; pour elle, le look de mon amie (très sorcière quand elle n’avait ni l’uniformedulycée,nilagrippe),étaitjustethéâtral.Matanteadoraitlethéâtre. Angelique a passé la tête par la porte de ma chambre. Elle venait de faire refaire ses racines blondesetd’ajouterquelquesmèchesblanchesetbleumarineàsescheveuxnoircorbeau.Surelle, c’étaitgénial. —Salut,Em,çavapourtoi? Ce sourire, ce visage rayonnant… Que lui arrivait-il ? D’habitude, elle n’était pas le genre de filleraviedelacrèchequisautilleendescendantlarue.Jerefermaimonordinateuretmeredressai dansmonniddecoussins. —Encoredesmauxdetêtedetempsentempsmais,engros,çava. — Bon, je n’ai pas eu l’occasion de te le demander à ton retour : toi et Brendan, vous avez reparlédelamalédiction? Et,hop,danslevifdusujet! —Unpetitpeu,àl’hôpital,maispasdepuis.Lependentifs’estenvolé,jen’aiplusfaitderêves ou vu de signes… Et je dois t’avouer que, quelque part, j’ai l’impression de perdre Ethan une secondefois. J’aidétournélatêtepourcacherleslarmesquipiquaientmespaupières.Angeliquen’appréciait guère l’émotivité et, depuis le drame, la mienne était à fleur de peau. Le pauvre Brendan devait affronteraumoinsunecriseparaprès-midi. — Donc, il n’y a rien eu pour indiquer que la malédiction serait encore active ? insista Angelique. —Non,riendutout.Maisjevaistedirecequim’inquièteleplus:lemédaillon,justement. J’ailevélesmainsauplafond,frustrée,enclamant: — Il m’a quittée et je ne sais pas si je dois être soulagée ou me préparer au combat. C’était Anthony,notregranddanger? Elleasortiquelquechosedesonsac:j’aireconnulegroslivrerougevif:Sortilèges pour la nouvellesorcière.Trèsgrave,ellem’adit: —Jevaisterépondremaisd’abord,jure-moiquetuferastoutcequ’ilfautpourdéveloppertes pouvoirs. —Ecoute,finalement,jenecroispasquejesoisunevraiesorcière.Cequis’estpassécheztoi… çanes’estjamaisreproduit.Voilàdessemainesquej’essaiededéplacerdesobjetsavecmonesprit etjen’arriveàrien. —Tuessorcière,pastélékinésiste! Dansungrandtintementdebracelets,ellearejetéenarrièresescheveuxTechnicolor.Perplexe, j’aidemandé: —C’estquoi,ladifférence? —Ladifférence,Emma,c’estquetunepeuxpasdéplacerlesobjetsparlapensée. —Attends,cen’estpasvrai!Jel’aibienfaitdanstachambre! —Non,tuasfaitunsortilègedansmachambre.Tuasexigétespouvoirsetensuite,tuasexigé unsigne.Etd’aprèscequetum’asraconté,tuasinvoquél’espritdetonfrèredelamêmefaçon. Quandtul’asappeléàtonsecours,tuaslancéunsortilège.Lesaphirt’asûrementaidée,maisc’est partidufondducœur,etc’étaitbienuneffetdetespouvoirs. —Alors…jenepeuxpasdéplacerlesobjets? — Mais enfin, ce n’est pas une fin en soi ! Quel intérêt… Emma, sérieusement, tu dois t’appliqueràdéveloppertontalent. D’ungesteassezsolennel,elledéposalelivrerougesurmonordinateurportableetcroisales bras,levisagegrave. —Jure-moiquetuleliras. —Jelejure. Ellesedétendit,retrouvasonsourire.Intéressée,j’aidemandé: —Ilyadunouveau?Qu’est-cequetuvoulaisme… —Oh!c’estunenouvelleextraordinaire,fantastique. Dansuntourbillondejupenoire,elles’estprécipitéesursongrossacets’estlaisséetombersur leborddulit,enrepoussantmespiedspourfairedelaplace. —Tuesdebonnehumeur,ai-jenotéd’unevoixneutre. —Jecroisquetuvasl’êtreaussi.Regarde! Les yeux étincelants, elle a plongé la main dans son sac et en a sorti… un exemplaire des LégendesmédiévalesdeHadrian.Avecsafaçondebrandirlegroslivreàdeuxmainseninclinant la tête, je m’attendais presque à voir des rayons éblouissants jaillir de la couverture. Je me suis écriée: —Paspossible!Ilyalafindelalégende?Dis-moiqu’onnerisqueplusrien! —Laisse-moijustetelirelafindel’histoire. —Angelique,jevaiscraquer!Jet’enprie,justeunouiouunnon. —Ilvautmieuxquejelise. C’étaitàdevenirfollemaisjemesuisrésignée,enmedisantqu’elleferaituneautretêtesiles nouvellesn’étaientpasbonnes!J’étaispresquesûrequecequej’allaisentendremeplairait.Mais ellen’enfinissaitplusdetournerlespagesàlarecherchedubonchapitre! —Aufait,a-t-elleajouté,uneamiedemamèreditqueHadrianaundescendant,unexpertde l’occulte,quivitàNewYork.J’aienviedelecontacter.Jemedemandecombiendeceslégendes sont fondées sur une réalité. Il faut être logique ! Si ton histoire y est, on doit se demander que penserdesautrescontes.JeveuxbienparierqueHadrianétaitunsorcieretquec’étaitsonlivredes ombres. MonAngeliqueétaitsurvoltée.J’aidemandé: —Qu’est-cequec’estqu’unlivredesombres? —Unesortedecroisemententreunjournalintimeetunmanueldeformationpourlessorcières. Nousentenonstousun,ilcontienttoutesnosdécouvertes,nosexpériences… Ellesetut,pensive,etmurmura: —Jemedemande…Ilauraitjustechoisiuneformetrèslittéraire,trèspoétique… Ellecreusaitsonidée,leregarddanslevague.Aboutdenerfs,jel’aipousséedupied. — On s’en fiche, des ombres ! Je meurs, moi. Et peut-être même littéralement ; alors, je t’en prie,dis-moicequ’ilyaàlafindecepoème! —Désolée.Voilà,c’estlà. Elle s’est éclairci la gorge. J’ai subitement eu l’impression qu’on me versait un seau d’eau glacéesurlatête.J’étaisterrifiéedecequej’allaisentendre.Elleareprislepoèmeaudébut. — Si ton amour porte l’emblème de ta Maison, Prends garde car ce lien sera rompu de force. Ensorceléd’amouràperdrelaraison,Letempsvousestcomptédèslapremièreamorce.Situveux dumalheurunjourvouslibérer,Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.Cettemalédictionnecède pas aux souhaits, Ton égoïsme alors condamna l’amoureuse. Es-tu maintenant prêt à payer la gabelle Pour sauver sa vie ? Prends pour toi le fardeau du destin de ta belle Et te sacrifie. Il te faudralaforceducorpsetducœur,Devienssonarmureetbriselemalheur,Appelleàtoilaforce, prendsbiengardeàcesvers,Lechemindusalutteseradécouvert. *** Voilà,c’étaitterminéetmoncerveaurestaitparalysé.Commejelacontemplaissansréagir,elle abondisurplaceens’exclamant: —Tunecomprendspas?C’étaitBrendanlaclé,depuisledébut!Ildevaitfairecequ’Archern’a pas su faire : penser à toi plutôt qu’à lui. Faire ce qui était mieux pour toi. Il devait risquer sa peau…etill’afait! Suruntontrèsdifférent,elleaajouté: —Jedoist’avouerque,depuis,jeletrouveunpeuplussupportable. —Donclamalédictionest…levée. Jenereconnaissaispasmavoix.Angeliqueahochélatêteavecénergie. —Jesuissûrequeoui.Mais,attends,cen’estquelecommencement.Celivreestcomplètement dément!D’aprèslui,vousdeux,c’estl’amourvéritable,letrucquin’arrivequ’unefoistousles cent ans. C’est tellement rare que ça en devient magique. Il y a une histoire, attends que je la retrouve… Elleparlaittoutenfeuilletantfébrilementlevieuxlivre.Jemesuisdresséesurlesgenoux. —Attends,attendsuneseconde.Metsenpause!La…malédiction…est…levée. J’ai pris soin de bien articuler chaque mot… le ciel ne m’est pas tombé sur la tête. Est-ce que j’allais oser y croire ? Je me souvenais encore de cet instant où nous nous étions crus sauvés, à BelvedereCastle…Justeavantqu’Anthonynechercheàs’enfuir,justeavant…lachute.Cettefois encore,lesalutpouvaitm’êtrerefuséauderniermoment. —Oui,Emma,aconfirméAngeliqueavecunsouriredetriomphe.Demonavisd’experte,eten tantquesorcièrelaplusintelligentequetuconnaisses,tun’esplusmaudite. J’aifondusurelle,jel’aiserréesurmoncœurdetoutesmesforces. —Merci… —Emma,magrande…Lesembrassades,cen’estpasmontruc. Ellemetapotaitledos,touteraide.Jel’airelâchéeentendantdesmainssuppliantes. —Jepeuxt’emprunterlelivre?Jet’enprie,ilfautquej’aillevoirBrendan. —Jecroyaisquevousaviezrendez-vousdanslasoirée? —Normalement,oui,maisçanepeutpasattendre. — Hé, a-t-elle protesté, outrée, nous avons énormément de travail ! Nous devons commencer aveclessortilègesdebase,lesplantes… —Angelique,c’estsonhistoireaussi.Jedoisluidirequenousnerisquonsplusrien. —Bon!Trèsbien! Elle a capitulé dans un grand geste théâtral ; de son air le plus sévère, elle m’a remis les Légendesmédiévales…etaussilelivrerougedesortilèges. —Jetelaisseaussicelui-ci.Onsevoitlundi. Elle s’est levée en jetant son sac vide sur son épaule. Moi, je me dépêchais d’enfiler mes Converse, les seules chaussures que je puisse porter avec ma chevillière. A la porte, Angelique s’estretournéepourlancernégligemment: —Tumeliraslesdeuxpremierschapitrespourlundi.Nousendiscuteronsaudéjeuner. —Tumedonnesdesdevoirs?ai-jedemandé,incrédule. Elleaacquiescéavecbeaucoupd’aplombetm’aquittéeenmesaluantdignementdelamain;à travers la porte, je l’ai entendue souhaiter une bonne soirée à tante Christine. Hystérique, j’ai composélenumérodeBrendan,toutencherchantunsacassezgrandpouremporterlelivrechez lui. Savoixgraveetsexyarépondutrèsvite. —Bonjour,monamour. — Il faut que je te voie tout de suite. ! Tout va bien, et même mieux que bien, mais je dois te voir!Çanepeutpasattendre! —Viens.J’allaist’appelerdèsquejeseraispassésousladouche.Mesparentssontsortisplustôt queprévu,jesuistoutseul.Jet’envoieunevoiture. —Pasletemps,jeprendraiuntaxi.J’arrive! Pourallerencoreplusvite,j’aidéversélecontenudemasacochedecourssurleplancheretj’y aireligieusementrangélesLégendesdeHadrian.Maintenant,ils’agissaitd’avoir l’air tout à fait naturel.Jesuisalléesortirmavested’hiverduplacarddel’entréeenlançant: —Dis,tanteChristine? —Oui,machérie? Elleregardaitencorelatélé.J’allaisfinirparmefairedusoucipourelle! —Tusorsdéjà? — Oui. Angelique m’a rappelé un travail à faire, et Brendan est super bon en latin. Moi, pas tellement. —D’accord.Jesupposequetuasencorebeaucoupdecoursàrattraper. Ellen’imaginaitpascequej’allaisrattraper!Jel’aiembrasséesurlajoue,jesuissortietrèsvite et j’ai fait signe au premier taxi. Le métro aurait été plus rapide et moins cher mais (sans même parlerdemacheville)j’avaispeurdemefairepiquercelivresiprécieux.Assisetoutedroitesurla banquettedemontaxi,masacocheserréecontremoncœur,j’aisubitementprisconsciencedemon apparence.Monpantalondejogging…etmeschaussuresauxlacetsdépareillés!J’auraistoutde mêmepufaireuneffort,enfilerquelquechosed’unpeuplusprésentable… Brendanm’attendaitdevantchezlui;jen’aimêmepaseuletempsdeprotesterqu’ilpayaitdéjà lechauffeur.Sescheveuxencorehumidesluitombaientsurlesyeux;ilsouriait,trèsintrigué. —Alors?Ilsepassequelquechose? —Jetelediraiquandnousseronslà-haut. Ilaabsolumenttenuàmeporterjusqu’àsonétage.J’auraisparfaitementpumontertouteseule mais je n’ai pas beaucoup protesté. Je n’étais pas revenue chez lui depuis ma première et mémorable visite, et sa chambre m’a surprise : c’était un capharnaüm complet. Assez gêné, il a avoué: —Ouais.J’allaisrangerunpeumais… Avecunbaiserrapide,ilm’aposéesurlelit,enpoussantdiscrètementdupieddeuxmanettesde console. —Cen’estpasgrave! Jesouriaisencontemplantlapagaille;jevenaisseulementdecomprendreque,lejourdema premièrevisite,ilavaittoutrangépourmefaireunebonneimpression. —Alors,c’estquoi,letrucsiurgent?Cen’estpasqueçam’ennuied’avoirplusdetempsavec toi,mais… Sesgrandesmainsontentourémataille,ils’estpenchésurmoi.J’aidûfaireuneffortpourle repousser. —Non,attends. Aujourd’hui,ilyavaitplusimportantquelesbaisers!J’aibalayéquelquesrevuesdulit,déposé ma sacoche sur l’espace ainsi libéré, et j’en ai sorti les Légendes médiévales. Impressionné, il a demandé: —C’estLElivre? Ilcomprenaitsivite!J’aifaitouidelatête. —Jeveuxtelirequelquechose. J’aitrouvélapageetjemesuislancée.Commeunmétronome,moncœurbattaitaurythmedu poème.Alafinduderniervers,j’ailevéunregardtriomphantversmonamour. —Onpeutycroire?a-t-ildemandétoutbas. —Ilaeuraisonpourtoutlereste! Sans répondre, il m’a pris le livre des mains pour relire la conclusion. Puis ses yeux verts se sontlevésversmoi,inexpressifs.Prêteàéclaterdebonheur,j’aiposémesmainssurlessiennesen m’écriant: —Tunecomprendspas?C’étaittoi,laclé!Tum’assauvée;tut’essacrifiépourmesauver. Ilsecouaittoujourslatête,incrédule. —Çanepeutpasêtreaussisimple… —Simple!Maissi,c’estvraimenttoutsimple:ilm’asuffid’êtrepoursuivieparunpsychopathe àmestrousses,demebattreavecluietdemanquermefaireétrangler;ensuitetuasdûtebagarrer àtontour,tuasfaillimouriràtontouret,oh,n’oublionspasquej’aiaussidûinvoquerunesprit pournousvenirenaide.Non,tuasraison,c’estvraimenttropsimple.Etenplus,j’aidûalleraubal dulycée. Unpetitsourirenaquitsurseslèvresetilluminapeuàpeusonvisage. —Alors,toutvabien?Tuesensécurité? Ilaposélelivrepourmereprendredanssesbraset,cettefois,jen’aipasrésisté.Blottiecontre lui,j’aisoupiré: —Jecroisquec’estuncombatquenouspouvonslaisserderrièrenous.Tantquetun’oublies pasdemefairepasserenpremier! —Petitesorcière,a-t-ilditavectendresse. Ilaréfléchiuninstantetobservé: —Çanemeposeaucunproblèmedetefairepasseravanttoutlereste.Cen’estpascherpayési çamepermetdeteprotégerettegardertoujoursavecmoi. —Toujours.Voilàunmotquimeplaît. J’aisoupiréenmeperdantdanslesprofondeursdesonregardémeraude.Letempsnenousétait plus compté ! Délicatement, comme s’il explorait notre nouvelle liberté, Brendan m’a caressé la joue, a pris mon visage entre ses mains. Puis mon âme sœur, mon cher amour prédestiné, mon éternelamoureux,aposéseslèvressurlesmiennes.Ilm’aserréetrèsfortetjemesuisaccrochéeà luienécoutantbattresoncœuràmonoreille. —Brendan?Çaveutdirequ’onvavivreheureuxpourl’éternité? Ilm’asourienposantunbaisersurmonfront. —Pourl’éternité.Enfin,aussiheureuxqu’onpeutl’êtretantqu’onestencoreaulycée. Etilm’adenouveauembrassée. Lesamies,c’estcompliqué(Angeliquealederniermot) Enrepartantdechezlatanted’Emma(jel’adore),j’aieuenviederentrerchezmoiàpied.Pour rejoindremonquartierduWestSide,jen’avaisqueCentralParkàtraverser.Aveclafinepoussière deneigequilerecouvrait,leparcfinissaitparêtreassezjoli.Pittoresque.Etcommeilfaisaittrès froid, je savais que je ne croiserais pas grand monde. J’avais besoin de réfléchir, et j’en étais arrivéeaupointoùjenesupportaisplusdeprendrelemétro.Tropdemonde,tropd’émotions! J’ai toujours eu une sensibilité assez fine. Depuis toujours, je vois les auras, cette lueur chatoyantequigainelesgensdelumière.Lapremièredontjemesouviensétaitverte:c’étaitcelle de ma mère, j’étais toute petite et elle me consolait parce que ma grand-mère venait de mourir. Seulement voilà, depuis quelque temps, c’était bien plus que de simples auras : je m’étais mise à ressentirlesémotionsdesautrescommesic’étaientlesmiennes. Le seul fait de côtoyer une sorcière comme Emma, avec un potentiel aussi stupéfiant (bien qu’encore inexploité), boostait mes capacités. Je ne comprenais pas pourquoi, je ne pouvais que constaterlephénomène.J’envenaisàmedemandersijenedéveloppaispasundond’empathie : capterlesémotionsdesautres,jeconnaissais,maisjusqu’ici,ellesnemesautaientpasàlafigure! Untrajetenmétrofinissaitparmefairel’effetd’unesériedecoupsdemasseenpleincœur;la dernièrefois,j’avaispristoutelaculpabilitéd’untypequivenaitdetrompersafemme.C’étaitsi fortquej’aidûdescendreavantmonarrêt,enlarmes.Etjenepleurejamais! Je me suis dirigée vers la Ve Avenue, assez contrariée, en me répétant qu’il était normal qu’EmmachoisissedefoncerchezBrendanplutôtquedes’exerceràmaîtrisersespouvoirsavec moi.J’avaisunpeudemalàmeconvaincre.Bon,jeneluiavaispasencoreparlédemonéventuel dond’empathie:elleavaiteusuffisammentdenouveautésàencaissercesdernierstemps. La première fois que j’ai vu Emma face à Brendan, sa réaction ne m’a pas surprise. Tout le monde avait la même (enfin, tout le monde sauf moi). Je voyais bien ce qu’il avait d’attirant, je n’étais pas aveugle. Il se tenait à l’écart du troupeau, il était plus riche que Midas, et plutôt beau gosse dans un style assez évident, un peu voyou. Oui, je comprenais parfaitement mais je n’approuvaispaspourautant. Enentrantdansleparcparlagrilledela67eRue,jepensaisauxmilliersdefoisoùj’avaisvu des filles de notre classe se traîner aux pieds de Brendan. Celles qui avaient la « chance » de l’intéresser ne le voyaient qu’une fois ; le plus souvent, elles étaient complètement effondrées quandillesrenvoyait.Jel’avaisrangédanslacatégoriedesdonjuanàlamanque,douésdetoute laprofondeuraffectived’undéàcoudre.Disonsqu’iln’étaitpasmongenre:jesuisplutôtlegenre quis’intéresseàl’éclairagistependantquetouteslesautresfilleshurlentpourattirerl’attentiondu chanteurdugroupe. Bref, je l’ai eue vraiment mauvaise quand ma meilleure amie à Vince Academy, la seule personneendehorsdemafamilleàquijepuisseparlerdesorcellerieetd’occultisme,esttombée sous le charme à son tour. Pire encore : pour lui, elle n’était pas la distraction d’un soir comme touteslesautres,ilétaitabsolumentfoud’elle!Reliésdansl’au-delà,leursdestinsinextricablement noués,deuxâmessœursdanslesenslepluslittéralduterme.Cequisignifiait,queçameplaiseou non,queBrendan,lesymboledetoutcequejedétestaisàVinceA,faisaitdésormaispartiedema vie.Catastrophe! Ehbien,jeferaisuneffort,pourEmma.Décidément,j’avaisbienfaitdemarcher:lecalmeetle silencedecettejournéed’hiverm’apaisaient.Bon,c’étaitjuré:jeseraispatiente,mêmequandelle prendraitcepetitairrêveurquivoulaitdirequ’ellepensaitàlui.Illuiavaittoutdemêmesauvéla vie, ce qui posait une grosse croix dans la colonne des plus. Et je ne doutais pas un instant qu’il recommencerait, si le besoin se faisait sentir. Mille fois s’il le fallait ! Il l’aimait, c’était évident maistoutdemême,queldommage!Detouslesgarçonssurcetteterre,sonâmesœurn’auraitpas puêtreunpeuplus…geek?Avoiruncopainquej’auraisaumoinsenviederencontrer? Bon, de la patience, donc. Mais c’était dur. Je venais de laisser Emma en tête à tête avec un exemplaireenparfaitétatdesLégendesmédiévalesdeHadrian.Ilyavaitdanscelivredescentaines decontes:vuqu’onytrouvaitlaracinedesespropresdébutsdansl’occulte,jevoulaisbienparier quelaplupartdecesrécits(etpeut-êtretous!)avaientunfonddevérité.Maisbiensûr,aulieude tenterdelesperceràjour,oumêmeseulementdefeuilleterlesSortilègespourlanouvellesorcière, ilavaitfalluqu’ellefilechezBrendan. Oui,d’accord,jecomprenais.Enfin,jefaisaisdemonmieuxpourcomprendre.Jesavaisqu’ils s’attendaientdepuisneufsiècles,qu’ilyavaitentreeuxceliendément,intense…Jedevinaisqueça devenait plus énorme à chaque réincarnation (et bien sûr, cette fois, ils étaient revenus dans des corps en proie aux passions de l’adolescence). C’était tout de même dingue : comment peut-on supporter de passer tous ses loisirs à se regarder tout chavirés dans le blanc des yeux ? Franchement,ilyavaitdequoirendrejalouxn’importequi!Remarquez,dansunsens,c’étaitassez comique de voir le grand méchant Brendan transformé en agneau. Si seulement ce n’était pas tombésurmonamie! JefaisaisdeseffortssurhumainspournepasreprochersonbonheuràEmma.Jevoulaisjuste qu’elleprenneausérieuxsesobligationsdesorcière!Etsijem’inquiétais,cen’étaitpasjustedela façon dont ses pouvoirs m’affectaient, moi ! Il y avait des histoires réellement inquiétantes dans Hadrian;avecl’énergieoccultequedégageaitEmma,elleavaitintérêtàbiencernerlaquestion.Et çavalaitaussipourBrendan!Simessouvenirsétaientbons(etavecmamémoirephotographique, çanefaisaitpasunpli),sarichesse,saforce,etmêmesabellepetitegueuleétaientlerésultatdirect delamalédictiond’unesorcière.Lorsdesaréincarnation,Archervoulaitêtrebeau!Brendanavait doncquelquesétincellesdemagie,luiaussi;autourdelui,lessortilègesfonctionnaientpuissance dix.Lestourtereauxseraientbienavisésdesedocumenterunpeuaulieudesefairedesbisoustout l’après-midi. Tout en marchant dans les vallons blanchis de Central Park, j’ai vu un couple s’arrêter pour s’embrasser sous un arbre nu. Ça m’a rappelé un conte qui m’avait profondément secouée dans Hadrian,dequoivousgraverauferrougedanslatêtel’importancevitale,pourunesorcière,dese montrerresponsableetdebienpesersesmots.SilesLégendesmédiévalesétaientvraimentunlivre desombres,nousnesavionspasencoreàquelpointlamagiepeutêtreredoutable. *** «—L’amour?Maisqu’est-cequec’est,l’amour?demandaAvelina. Elleinterrogeaitdanssonmiroirlerefletd’Elizabeth,samère,quisetenaitdeboutderrièreelle. La mère et la fille s’aimaient tendrement ; chaque soir, elles devisaient ainsi tandis qu’Elizabeth brossaitlonguementleslongscheveuxd’Avelina. —Chèrefille,pourquoicettequestion?Aurais-tuuneraisondetecroireamoureuse? Elizabeths’efforçaitdecachersoninquiétudecarellen’étaitpointstupideetvoyaitbien,depuis quelquetemps,lesregardsavidesouadmiratifsdeshommesseposersursafille.Poursapart,elle avait toujours espéré qu’Avelina choisirait pour époux Colin, le fils doux et charmant de leur voisin.MaisElias,lepèredelajeunefille,nemanquaitaucuneoccasiondelafaireparaderdevant Gilbert,uncommerçantdelavilledevenufortricheaprèsl’incendiequiavaitdétruitlemagasinde sonprincipalconcurrent. —Jesaisseulement,réponditlajeunefille,quej’aipassédesheuresàparleravecColinetque celanem’apassuffi. Troublée,ellebaissalatêteendemandant: —C’estcela,l’amour?Jepenseàluisisouvent! Elizabethsentitsoncœurgonflerdejoiecarsafillesemblaitinsensibleàl’attraitdesrichesses. SielleépousaitColin,ungarçonsigentil,sitravailleur,celui-cilachériraittoujours.Prudente,elle demanda: —EtGilbert? — Il est comme les rats dans notre cave ! Je crois bien qu’il ne mange que le fromage et les restestombésdelatable! Avelinaavaituncœurd’ormaisellemontraitsouventuneindépendance,uneimpudencemême, surprenantes chez une si jeune fille. Elizabeth faillit la gronder puis elle se ravisa, car sa fille n’avaitditquelavérité.Elledutmêmesepencherpourcachersonvisagecarelleétaitprised’une grandeenviederire! —Chèreenfant,nerépètejamaiscelaàtonpère.Gilbertestsonami. —Gilbertvoleraitsonœufàunepoule!s’écriaAvelina. La mère et la fille éclatèrent de rire. Elizabeth reprit son sérieux la première ; elle croisa le regarddesafilledanslemiroir.Commeellesseressemblaient!Illuisemblaitserevoiraumême âge. —Etqu’enest-ildeColin?demanda-t-elle. —J’espèrequ’ilviendramevoirdemain,chuchotalabelleAvelinaensetordantlesmains.Il m’avaitditqu’ilviendraitdèssonretourdelaville.Jecroisquejemettraimarobebleue,ilnel’a pasencorevue.Nousironspeut-êtrenouspromenerlelongdutorrent. Un doux sourire éclaira le visage patient de sa mère. Elizabeth n’avait jamais connu l’amour. Elle avait épousé Elias sans grande tendresse, pour ne pas rester vieille fille, et parce qu’il lui offraitleconfortetlasécurité.Sanslavenued’Avelina,elleauraitregrettécetteunionchaquejour desavie.Voilàpourquoielleespéraittantqu’Avelinachoisiraitl’amourplutôtquelarichesse!La mèredeColin,sonamie,neluiavait-ellepasconfiéquesonfilsrêvaitdedemanderlamaindela jeunefille? Danslecouloiroùilsetenaitl’oreillepresséecontrelaportedelachambre,Eliasréprimaune exclamation de fureur et s’éloigna sans bruit. Il avait bien fait de chercher à surprendre leurs propos!Non,c’étaitimpossible!Labeautédesafillereprésentaitsonuniqueespoirdedevenir riche,plusieursdeshommesimportantsdelavillelavoulaientpourépouse.Etsafemme,danssa stupidité,l’encourageaitàsejeterdanslesbrasd’unpetitfermiercommeColin! «Aquoibonavoirunefilleaussifraîchesijenepuisentirerprofit?»rageait-il. LerichecommerçantGilbertluiavaitoffertunbonprix,maisAvelinapersistaitàrepousserses avances. Quand il venait la courtiser, elle conversait poliment avec lui mais restait résolument froideetdistante.MaisquandColinseprésentait…!CebalourddeColin,quiavaitmisdesjoursà retrouver son cheval, échappé lors de sa dernière visite à la ville, Colin le simplet, incapable d’attachercorrectementsamonture! Cesoir-là,Eliastentaunefoisencoredefaireentendreraisonàsafille. —MachèreAvelina,avecGilbert,tuvivrasdansl’aisanceetlafélicité.Sais-tubiencequec’est d’êtrepauvreetd’avoirfroidl’hiver? —Sij’aifroid,jepréfèreavoiràmescôtésunmariquimeplaira,pourqu’ilmeréchauffe. Une fois de plus, son impudence lui valut une gifle sonore. Elias était fort habile à punir l’impertinence car il s’était exercé tout au long de la jeune vie d’Avelina. Les larmes aux yeux, celle-ci quitta la pièce. Ce que voyant, Elizabeth se jeta aux genoux de son mari pour plaider sa cause. —Moncherépoux,pourquoiforcervotrefille?Colinestungarçonbonetaimable,elleserait heureuseauprèsdelui. —Sonbonheuralourdira-t-ilmabourse?semoquaEliasenlarepoussant. Elizabethétaitsoumise,denatureautantqueparhabitude,mais,cettefois,cefutplusqu’ellen’en putendurer.Sesyeuxbleusjetèrentunéclair,etelles’écria: —Vousnepourrezl’obligeràépouserGilbert. Ellereçutpourtouterécompenseunemarquesurlajoueidentiqueàcellequeportaitdéjàsafille etElias,horsdelui,quittalamaison.S’ilétaitsifurieux,c’étaitquesafemmeavaitditvrai:ilne pouvaitpasforcerAvelinaàépouserGilbert,pasplusqu’ilnepouvaitjeterlalunedanslesbrasdu soleil.Pourtant,Gilbertavaitparléunjourd’unstratagèmepourdétournerlecœurd’Avelinadu jeunefermier. — Quand on s’y connaît, on trouve le moyen, avait-il glissé au père de la jeune fille. Des moyenssombresetsecrets,pourlesquelsvousserezamplementrécompensé. Eh bien, le moment était venu de tenter ces tactiques, pensa Elias en prenant le chemin de la maisonducommerçant. Celui-cihabitaitunpeuendehorsduvillage,commeungentilhommedontilcherchaitàsinger lesmanières.Eliasarrivaàsaporteàlanuitnoire,maisiln’hésitapasàsouleverleheurtoircaril savaitquel’hommeluiseraitreconnaissantdel’avoirinforméàtempsdesintentionsdesonrival. Sireconnaissantqu’illuioffriraitpeut-êtreunchevaldesesécuriespourleretour…etpourquoi paspourdebon! Ledomestiqueensommeillésefittirerl’oreillepourlelaisserentrer,maisEliasargumentasi bien qu’il se retrouva bientôt en présence du maître de maison, qui se tenait en bonnet de nuit devantsonfeupresqueéteint. — Que venez-vous me déranger à une heure pareille ? Avez-vous perdu l’esprit ? demanda Gilbert,enfronçantsonlongnezetsapetitemoustacheclairsemée. —Moncher,jeviensvousmettreengarde.SivousdésirezréellementépousermonAvelina,le tempsvousestcompté.Sinousn’agissonspascesoir,lefermierColinlademanderademainen mariage,etellenelerefuserapas. Gilbertbraquasurluisesyeuxmyopes,fronçantlenezetfrottantsesmainsroses. — Elias, cher Elias, entrez donc. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Sachez que je souhaite de tout mon cœur qu’Avelina soit ma femme. Je vous montrerai de la façon la plus concrètecombienj’appréciecetavertissement. Les deux rusés complices tisonnèrent le feu et s’installèrent pour comploter à la lueur des flammesquidansaientsurlesrichesétoffesetlebeaumobilierdelasalle.«Moiaussi,jepourrais avoir tout cela », pensait Elias en promenant avidement les mains sur le coussin de satin de son siège.Gilberts’étaitlevépourouvriruncoffre,d’oùilsortitunecassetteauxcoinsdecuivre.Elias suivaitchacundesesgestesavecunintérêtpassionné.Quandlecommerçantouvritlacassetteavec une petite clé qu’il sortit de sa poche, il fut déçu de voir qu’il n’en tirait que le tronçon d’une lanièredecuiretuneboursedevelours.Desavoixstridente,Gilbertreprit: —Jemedoutaisquenousaurionsenfinrecoursàceci. Excitépartantdemystères,Eliasdemanda: —Queferons-nous?Allons-nousmenacerColin?L’enleveretl’envoyerauloin? — Cher Elias, repartit Gilbert avec mépris, pensez-vous que je m’abaisserais à des méthodes aussibrutales? —Danscecas,engageonsunmercenaire! Gilbert se contenta de rire et, s’agenouillant devant une table basse, il sortit du petit sac de veloursunebougienoirequ’ilalluma.Desflammesjumellessereflétèrentdanssesyeuxnoirs,et seslèvresmincess’étirèrentdansunsourireinquiétant. —Vousêtes-vousparfoisinterrogésurmabonnefortune?demanda-t-ilàmi-voix. —Vousêtesunhommeavisé,réponditEliassanscomprendre. — Sans doute, sans doute, souffla l’autre, mais Fitzpatrick a dû fermer boutique quand son magasinabrûlé,ettoussesclientssesonttournésversmoi. Eliasouvritlesmainsdansungesteexpansif. —Lafortunevousasouri! —Lafortune!crachaGilbertensortantdesonsacunecoupenoire,ainsiqu’unpetitmorceau deparchemin.J’aidécouvertqu’onpeutasservirlafortune.J’aidésirésesclientscommejedésire votrefille,etj’aifaitlenécessairepourlesavoir. Lafrayeurs’emparad’Elias.Leslèvresengourdies,ilarticula: —Avez-vouspriélecieldefrapperlemagasindeFitzpatrickdesafoudre?Caronditbienque c’estlafoudrequiafaitpartirlefeu. —Pasleciel! Un petit rire haut perché échappa à Gilbert. Avec une application extrême, il traça le nom de Colinsurlepetitparcheminqu’ilplaçadanslacoupeaveclefragmentdecuir. Deplusenplusinquiet,Eliasdemanda: —Quefaites-vouslà,Gilbert? —Mafortune,àmamanière. Délicatement,ilpoussadudoigtlemorceaudelanièrepourlemontreraupèred’Avelina. —VoiciunmorceaudelabridedeColinl’imbécile.Jel’aicoupée,etsonchevals’estenfui!Je pressentaisquej’auraisbesoind’unobjetluiappartenant,pourprouveràAvelinaquejesuiscelui qu’elleattend. Le commerçant baissa la tête et, tout en regardant Elias de sous ses sourcils trop clairs, il articula: — Demain, Avelina ne souhaitera jamais revoir Colin. Quant à vous, vous ne manquerez d’aucundesplaisirsdecemonde. Commeilluitendaitsamain,Eliass’enemparaavecavidité. —Maintenant,répétezaprèsmoi,ordonnaGilbertentendantsamainlibreverslacoupe. Eliassehâtadeprendrelamêmeposeetlecommerçants’écria: —Devienscequetoncœurredoute Sèmel’angoisseoùtuaimais Donne-luisouffranceetdoute Devienscequ’elleredoutait. Une odeur âcre jaillit aux narines d’Elias. Interdit, il vit une fumée s’élever du parchemin au fonddelacoupenoire.Laflammedelabougies’allongeabizarrement,enfouettantl’aircomme unserpent. —Parmoituverrasdanssoncœur Dequoiromprevotrebonheur Changersonamourenrancœur Froideellesera,parsortmoqueur. Laflammesetordit,s’enroulasurelle-mêmedansuneexplosiondefumée,etbondittoutàcoup auplafondcommeuneflècheéblouissante.Commeuneréponse,lacoupes’emplitàsontourde feu. Gilbertlâchalamaind’Eliasetouvritgrandlesbras,latêterenverséeenarrière;ilriaitcomme undémon. — Quoi, qu’est-ce ? balbutia le père d’Avelina en se hâtant de reculer devant ce spectacle effrayant. Lesflammesprirentuneteintenoirebleutéeets’éteignirent,commeaspiréesparlescendresau fonddelacoupe.Iln’yavaitplustracenidumorceaudebride,niduparchemin. —Qu’est-ce?C’estmoiquidécidedemonsort!criaGilbert. Ilretournaverssoncoffreetensortitunpetitsacquisonnaitd’unefaçonfortmusicale.D’un gestedésinvolte,illejetaàElias. —Enguised’acompte,pourlabelleAvelina.Demain,avantmidi,iln’yauraplusdanssoncœur lamoindretendressepourColin.Amène-moiicimajeuneépouseetturecevrasencoredel’or. Puis,sefrottantlesmains,ilinsinua: —J’aihâted’entamermalunedemiel! Eliasempochalesacetsalual’autrehomme,assezemprunté.Ilavaitobtenucequ’ilespéraitet plus encore, mais il avait grand hâte de quitter la maison. Gilbert le rappela, ses yeux perçants brillantcommelesbraisesdesacheminée. — Elias ! Tu es venu sur tes deux pieds, n’est-ce pas ? Prends donc un de mes chevaux pour rentrercheztoi…cherbeau-père… Elias le remercia et descendit aux écuries. La terreur ressentie en découvrant que Gilbert s’adonnait à la magie noire était déjà oubliée, il ne pensait plus qu’à profiter de l’aubaine en choisissant la meilleure de toutes les montures. Il rentra chez lui au galop, enivré de visions de bonsrepas,debeauxvêtementsetdevoyagesàlacapitale. Lelendemainmatin,Avelinas’assitàlafenêtre,lissantàchaqueinstantlesplisdesarobebleue, la plus belle qu’elle possédât. Elle pensait à Colin, se demandait si aujourd’hui peut-être… Elle rêvaitqu’unjour,elleseraitassisecommecelaàlafenêtredelapetitefermeàattendresonépoux. «Ellenesemblepashostileaupetitfermier»,s’inquiétaEliasquilasurveillait. Illavitinspectersajoueencorerougiedansunpetitmiroir,puisluijeterunregardderancune. «Ellemesembleplutôthostileàmoi!» LesmanœuvresdeGilberts’étaient-ellesretournéescontreeux? PuisColinseprésenta,vêtudesonmeilleurhabit.Eliaslesaluaàpeine,etregardaavecmépris l’étoffe rude de sa veste en pensant qu’il n’en couvrirait pas son nouveau cheval. Résolu à aller jusqu’au bout de l’expérience, il autorisa pourtant Avelina à sortir se promener avec le jeune homme. — J’espère que vous n’avez pas rencontré de difficulté, cette fois, au retour de la ville ? demandaAvelina. Ils étaient arrivés près du torrent, l’eau culbutait en contrebas en chantant, les feuillages se penchaientsurlepetitravinsipittoresque,desrochesrondess’alignaientsurlariveetcrevaientla surfaceblanched’écume.Longtemps,ilscontemplèrentlejeudel’eaubrillanteentrelesrochers; Avelinasouriaitdevoirlesyeuxsichaleureuxdujeunefermierprendreausoleilunecouleurde miel. — Ma chère Avelina, j’ai rencontré un seul désagrément : un homme détestable que j’aurais aimévousmontrerpourentendreensuitevoscommentaires. Colinsouriaitenlaregardantavectendresse. —Machère,matrèschère,jepourraisendurertouslesvoyagessijesavaisqueleretourme ramèneprèsdevous. Avelinasentitsoncœursegonfler.Enfin,Colinsedéclarait!Ilpritsesmainsentrelessiennes, etellefutbouleverséeparlatendresseetlachaleurdesespaumescalleusesdetravailleur.Colin étaitsidifférentdesonpère,sidifférentdeGilbert!Unhommebon,justeetsincère.Quandellese montraitimpudente,ilnelarabrouaitpasmaisriait,enchantéparsestraitsd’esprit.Ill’aimaittelle qu’elleétaitetpourtoutcequ’elleétait.«C’estdonccela,l’amour,pensaAvelina,émue.Voilàà quoionpeutlereconnaître.» —Avelina,situleveux… Il s’interrompit subitement. Une expression étrange passa sur son visage, son corps se mit à trembler,puisàsetordrecommeunefeuilleauvent;uninstantplustard,iltombadansl’herbe commeunarbreabattu. —Colin!criaAvelina,épouvantée. Elle se jeta à genoux près de lui, chercha à le rappeler à lui-même. Inconscient, il grimaçait encorededouleur. Toutàcoup,ils’apaisa.Ilyeutunlongsilence…puisilouvritlesyeuxetAvelinaeutunhautle-cœur:c’étaitcommesilapupillenoireengloutissaitl’iriscouleurdemieletmêmeleblancde son œil. Comme un chat, il bondit alors sur ses pieds et saisit férocement le menton de la jeune fille. —Colin!Quefaites-vous? —Tum’obéiras,ordonna-t-il. Ilparlaitd’unevoixterrible,unevoixd’unautremonde. —Tusurveillerastesparoles!Tuteplierasàmonmoindredésir! Elle protesta comme elle le put tandis qu’il la malmenait ; les larmes qui ruisselaient sur ses jouesbaignèrentbientôtlamainquilabrutalisait.Ilgronda: —Tuosessouillermapeaudeteslarmes? Terrifiée,elleréussitàsedégageretrecula. —Colin,degrâce… —Oui!Tumesupplieras!Tuplaiderastacause. Ilétaitsieffrayantqu’ellereculaencore. —Tutesoumettras!tonna-t-il. Il eut un élan vers elle. Affolée, elle voulut lui échapper. Le bord du sentier était boueux, elle glissa,trébucha…ettombaavecuncridedésespoiràtraversl’arc-en-cielposésurletorrent.» *** Unemémoirephotographique,çaadubonetdumoinsbon.Côtéplus,lesétudesnemeposaient aucun problème ; côté moins… je n’allais jamais oublier cette histoire, et notamment la façon affreusement réaliste dont Hadrian décrivait la chute d’Avelina. Comment elle s’était écrasée sur lesrochers,commentletorrentl’avaitemportée…CommentColin,revenuàluiàl’instantmême oùellemourait,s’étaittuéparcequ’ilsesentaitresponsabledudésastre… Et je n’oublierais surtout jamais la bêtise de Gilbert et sa totale irresponsabilité en matière de magie ! Rien n’est plus dangereux qu’un sortilège mal formulé ; Avelina était effectivement devenuefroideenversColin,froideàtoutjamaisetenverstoutlemonde.Rayéedelacarte! JesuisressortieduparcdemoncôtédeManhattan.J’étaischezmoidansleWestSide,Emma s’accordait beaucoup mieux aux quartiers chic du Upper East Side. Je me suis retournée pour contemplerl’étendueenneigéeduparcetlesombrestrèsallongéesdesquelquespromeneurs.Ilya seulementquelquessemaines,lapauvreEmmaavaitdûfuirici,pourchasséeparunfou,aupérilde savie.Touthaut,j’aidécidé: —Bon,elleenavudetouteslescouleurs.Laisse-luiunpeuderépit,Angelique.Donne-luiun petitweek-endentêteàtêteavec(soupir!)Brendan! Maisjemesuisjuréque,lundi,nouscommencerionssonapprentissage;c’étaitindispensable, pourellecommepourmoi.Ellem’avaitpeut-êtretransforméeenempathique,elleavaitconjuréun espritsansmêmel’avoircherché…quisaitdequoielleseraitunjourcapable! Remerciements Merci à Dave Ciancio, mon mari, mon soutien inconditionnel, pour son amour et sa compréhensionlorsquejedisparaispendantdesheures,enferméedansmonpetitmondeàmoi. Merci à mon merveilleux agent, Lynn Seligman, pour sa patience et ses suggestions avisées, ainsi qu’au Dr Elizabeth Stone pour les inestimables conseils qu’elle me prodigue depuis des années. Merci à mon éditrice, Tara Gavin, pour son enthousiasme et son soutien, ainsi qu’à toute l’équipedeHarlequinTEENquim’aaidéeàconcrétisermonrêve. Un grand merci à mes premières lectrices, Cyndi Lynott, Catharine McNelly, Dawn Yanek, MaggieMaeMell,JenniferUrbealis,AngelaNigroetSandraTedt—ellesontlulespremiersjets, parfoisépouvantables,etm’ontdonnéleuravisprécieux. Merci à Jonathan Berstein, Trent Vanegas, Jason Pettigrew, Rachel Hawkins, Lynn Messina et NancyHolderpourleurinappréciablesoutiendepuisledébut! Unénormemerciàmamèrepourtoussesencouragementsetlafoiqu’elleaenmoiannéeaprès année. Je t’aime, maman. Et enfin, merci pour tout à toute ma formidable famille — Evelyn, George,Auntie,Connie,AnnMaris,matanteBabe,Jessica,Jodi,KarenetlesCiancio.