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SPELLBOUND
JULIETTEBOUCHERY
DARKISS®estunemarquedéposéeparlegroupeHarlequin
©2011,CaraLynnShultz.
©2012,HarlequinS.A.
Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàla
jeunesse.
Lampadaire:©ROYALTYFREE/ISTOCK
Pont:©JONBOYES/ROYALTYFREE/GETTYIMAGES
978-2-280-26360-3
DARKISS
83-85boulevardVincent-Auriol,75646PARISCEDEX13.
ServiceLectrices—Tél.:0145824747
PourGrandma.Jet’aime
1
La pire épreuve que je connaisse, c’est de débarquer pour son premier jour dans un nouveau
lycée.C’estencoreplusdursiondoitsefaireaccompagner.Peuimporteparqui,sonpère,samère
ouunetanteenbigoudis,onseraforcémentmortdehonte.Moi,pourcommencermonannéede
junior1dansunlycéeprivéauxfraisd’inscriptionabsurdementélevésaucœurduquartierleplus
chicdeManhattan,jesuisarrivéeaccompagnéeparmapetitecousine.Unegamine,unefreshman
depremièreannée.
Heureusement,j’aimaisbeaucoupAshley.Nousnenousvoyionspassouventmaisnousrestions
en contact permanent par mail. Tout de même, si je me basais sur les codes de conduite de mon
lycéedeKeansburgdansleNewJersey(unlycéequin’étaitniprivé,nisituédansunquartierchic),
les juniors ne traînaient pas avec les êtres inférieurs des petites classes. C’était un peu comme
d’enfileruncollierdebaconpoursortiravecdesvégétariens:celafaisaitmauvaisgenre.
LeproblèmevenaitdematanteChristine,quitenaitbeaucoupàcequej’arriveenavancepour
monpremierjouretquicraignaitquejenemeperdeenroute.
Elle me pressait de venir vivre avec elle depuis que ma mère était morte un an plus tôt, me
laissant seule avec Henry, mon beau-père, chez qui le taux d’alcool oscillait entre « ravagé » et
«commentfait-ilpoursurvivre?»Aumoisdejuin,sonstylesipersonneldeconduiteavaitfailli
me coûter la vie, et je m’étais décidée à accepter l’invitation de tante Christine, mais pour l’été
seulement.
Sauf que finalement, ma rentrée à Keansburg s’était mal passée, et j’étais revenue vivre chez
tanteChristine.
PourallerdechezmatanteàlaVincentAcademy,c’esttoutsimple:ontourneàgauchesurPark
Avenue,laruelapluschèredelaplanèteaumètrecarré,etc’esttoutdroit.Jevoyaismalcomment
j’auraisréussiàmeperdre,maisjenemesentaispasledroitdeprotester.Matanteavaitétéplus
que cool : elle m’avait délivrée de Henry et accueillie chez elle en me disant « Viens me parler
chaquefoisquetuenressentiraslebesoin»aulieudem’étouffersouslepoidsdesacompassion.
Cematin-là,enpoussantlaportedubelappartementdenotretante,macousineAshleytrépignait
déjàd’excitation.
—Emma!Tuesprête?Tonpremierjour,c’esttropgénial.Tuaimestonuniforme?
Elleétaitadorableavecsesjouesrosesetsesbouclesroussesretenuesparunbandeaunoir.Une
poupéeminiature,1m50toutauplus—aveclesboucles.Jeluiairendusonsourire.Commentne
pas aimer Ashley ? Elle rayonnait d’optimisme, et je voulais bien parier qu’en quatorze années,
ellen’avaitpascommisuneseuleactionvraimentméchante.
Enmêmetemps,jem’étaissibienhabituéeàcequ’onmetienneàl’écartquesonenthousiasme
me bousculait un peu, je le trouvais presque louche. Et si personne au lycée n’aimait Ashley,
justement ? Cela expliquerait qu’elle soit si contente d’avoir une alliée. Mais si on ne savait pas
apprécier une adorable choupette comme Ashley, la Vincent Academy serait un lieu
cauchemardesque!Non,c’étaitridicule,jem’inventaisdesproblèmes,jecommençaisàpaniquer.
Avecunsourirehésitant,j’ailissémonchemisierblancetmonkiltbleu,vertetnoir:lefameux
uniforme,identiqueàceluid’Ashley.
—Atoidemedire:jesuiscomment?
—Tuessuperbe,gazouilla-t-elle,maispourquoilesmancheslongues?Ilfaitsuperchaud!Tu
n’aspasunchemisieràmanchescou…
Elles’arrêtanet,lesjouespivoinesoussescheveuxdefeu.
—Excuse-moi…J’avaisoubliélacicatrice.
Lalongueettrèsvisiblebalafresurmonbras,séquelledel’accidentdevoiture.Merciencore,
Henry!CommeAshleysemblaitréellementcatastrophée,jemesuishâtéedelarassurer.
Elle avait toujours eu de l’admiration pour moi. Parce que j’avais deux ans de plus qu’elle ?
C’étaitpourtantellequivivaitàManhattan,etmoiquasimentàlacampagne.Ehbien,aujourd’hui,
lasourisdesvillesprenaitsoussonailelasourisdeschamps.
Aumomentdudépart,tanteChristinem’aglisséunbilletdevingtdollars,«aucasoù».Surle
trottoirdevantl’immeuble,jemesuisrapprochéed’Ashleypourluidemanderenconfidence:
—Alors,lelycéeestcomment?Jesaiscequeditlabrochure,touslesélèvesoupresquesont
acceptés dans les meilleures universités et ainsi de suite, mais au quotidien, l’ambiance est
comment?
J’espéraisdetoutmoncœurqueceseraitcommedanscessériestéléviséessurlesadolescentsde
Manhattanquisonttousriches,viventdesconflitsdéchirantsetveulenttousdevenirdesstars.Dans
un tel milieu, je n’aurais aucune difficulté à passer inaperçue ! Mon unique ambition était de
survivreauxdeuxprochainesannées;ensuite,jepartiraisàl’université,leplusloinpossible.En
Sibériepeut-être.
—L’ambiance?«Select»,pouffamapetitecousine.C’estjusteunautremotpourdirequeles
étudesycoûtentunesommeastronomique.C’estl’écolemixtelaplusexclusivedeManhattan,nous
sommes comme un îlot coupé du monde réel, un univers parallèle. Les élèves de Vince A ont
tendanceàresterentreeux.
—Jevois.
Quelledéception!Jevoyaiss’envolermeschancesdemefondredansledécor.Bien,dansce
cas,ilmefallaitpréparerunehistoirepourexpliquermonarrivée.JeledisàAshley;commeelle
ne comprenait pas pourquoi je voulais cacher que j’étais de Keansburg, il fallut lui expliquer le
contexte,etsurtoutl’articledujournaldemonancienlycéesurlesdangersdel’alcoolauvolant,
article qui insistait tant sur mon accident et l’alcoolisme de Henry. Un article remarquable.
L’auteure visait l’école de journalisme de l’université Columbia et j’avais fait les frais de son
ambition:grâceàelle,lesélèvesquineconnaissaientpasdéjàtoutel’histoireavaientpulalireen
première page. Résultat, il suffisait de taper mon nom et celui de Keansburg sur Google pour
tomber sur « L’alcool : la terrible expérience de la lycéenne Emma Connor ». Non, merci ! Je
diraisàmesnouveauxcamaradesquejevenaisdePhiladelphie.
En chemin, Ashley me donna les infos de base. Position sociale des élèves à part, la Vincent
Academyressemblaitàn’importequelautrelycée.Laproviseureportaitdestailleurshorribles,les
uniformes étaient insupportables par temps chaud, les plats servis à la cafète repoussaient les
limitesdel’effroyable,maisjefusheureused’apprendrequelesjuniorsetseniorsavaientledroit
desortirdéjeuner.
Nous traversions la 86e Rue quand Ashley ouvrit les bras dans un grand geste théâtral en
s’écriant:
—Tremble,mortelle,endécouvranttoncachot!
Jedécouvrisunebelledemeurequin’avaitrienperdudesonélégancelorsdesaconversionen
lycée. Quatre étages seulement, mais tout de même un bâtiment plus massif et imposant que ses
voisins:unpeucommeunebruteaumilieud’ungroupedevieillesdames.Untracépouvantable
s’empara de moi, je regrettai tout à coup d’avoir quitté l’enfer que je connaissais pour un autre,
peut-êtrepire.Monpremiercoupd’œilàmonnouveaulycéevenaitderéussirletourdeforcede
mefaireregretterKeansburg.
Plantéessouslelustredusomptueuxhalld’entrée,nousressemblionsàdeuxpetitesfourmis.A
ma droite, la porte du secrétariat où j’allais devoir me présenter. Ici et là, quelques élèves qui
semblaientposerpourlabrochuredulycée:deuxoutroisfillesassisessurdessiègessortistout
droitd’unmuséeetpenchéessurdegroslivresdecours;quelquesgarçonsenuniforme(pantalon
noir,chemiseblanche,cravatedesserrée)affaléssurlebelescalierdeboissculptéoupoussantla
porteàdeuxbattantsquimenaitàunecourintérieure.
LaVincentAcademyétaitl’unedesraresécolesprivéesmixtesdeManhattan;àcestade,jeme
demandaissijedevaisconsidérercelacommeunechance.Cesfillescomplétaientleursuniformes
d’escarpins ou de bottes d’un luxe inouï ! A travers ma frange trop longue, j’abaissai un regard
atterré sur mon collant noir et mes vieux mocassins. J’allais me faire lyncher, c’était couru
d’avance.Cetteblondeaufauxbronzageorangéprèsdelaportedelacour:elleparvenaitàparer
d’uneauraglamourlesimplegested’ouvrirsonlivredemath.Elleportaitdesbouclesd’oreilles
endiamant,etmoitroisminusculesanneauxd’argentachetésàHotTopic.Ensolde.
Ehbien,positivons!Enfait,lamixitédulycéem’arrangeait:jenecherchaispasdepetitcopain
(ilsontlamauvaisehabitudedes’intéresseràvousetposerdesquestionspersonnelles);sitoutes
mes futures camarades ressemblaient à celle-ci, je ne serais même pas dans la course. Plus les
autresseraientspectaculaires,mieuxjeparviendraisàresterdansl’ombre.
Ashleym’entraînaverslesbureaux.Danssonregard,jevisqu’elleavaitsentimapaniqueetque
jeladécevaisunpeu.Jemeforçaidoncàluisourireenfaisantminedemetrancherlagorgedu
boutdel’index.Sonéclatderiremeréconfortaunpeu;têtehaute,j’entraidanslebureau.
—MademoiselleConnor?
Lafemmequitrônaitàl’accueilavaitleregardgrisacier,descheveuxgristirésenarrière,un
chandailgris…Lapetiteplaqueposéesurlebureaumefitouvrirdesyeuxronds:elles’appelait
MmeGray!Non,enregardantmieux,c’étaitMmeGarymaiscelarevenaitquasimentaumême.
Jusqu’oùpoussait-ellesonthème,dequellecouleurétaientsesdessous?
—Je…enfin,oui,jesuisEmmaConnor,commentlesaviez-vous?
— Vous êtes la seule élève qui me soit inconnue, et nous n’attendons qu’une nouvelle
aujourd’hui.Voicivotreemploidutemps.
Je réprimai une plainte. J’avais oublié que je débarquais dans un établissement minuscule. A
Keansburg,nousétionshuitcentcinquanteélèves;VincentAcademyn’encomptaitquedeuxcents,
jeneparviendraisjamaisàpasserinaperçue.
La brave dame se montrait de plus en plus gentille, mais je n’étais vraiment pas en état
d’apprécier.Ellemedonnaunefeuille,m’expliquaquemonpremiercoursdelajournéesetenait
autroisièmeétageetquejetrouveraismoncasierausous-sol.Elleregrettaitcedernierpoint,ces
casiers mal situés étaient toujours les derniers attribués : on les donnait aux nouveaux venus
commemoiouauxpetitsfreshman.
—Restezoùvousêtesetsouriez,m’ordonna-t-elletoutàcoup.
Je ne l’écoutais qu’à moitié, plongée dans l’étude de mon emploi du temps. Comme je ne
réagissaispas,elles’écriasèchement:
—MademoiselleConnor!
Je levai les yeux et vis qu’elle s’était retranchée derrière un gros appareil beige. Un flash
m’aveuglaetjel’entendisdire:
— Vous pourrez passer prendre votre carte d’élève après le déjeuner. Tenez, remplissez ces
formulaires.
Furieuse,jeprislespapiersqu’ellemetendait.Maphotoallaitêtregéniale,totalementsexy.La
Dame Grise me donna encore plusieurs petites cartes jaunes en m’expliquant que je devais en
remettre une à chacun de mes professeurs. C’est alors que je compris que je ne couperais pas à
l’effroyable rituel enduré par tout nouvel élève : le moment où le professeur souriant lance à la
classe:«Etmaintenant,accueillons…!»Non,jevousensupplie,nem’obligezpasàmeprésenter.
Nemefaitespaslecoupde«parlez-nousunpeudevous»!
Bonjour, je suis Emma. En gros, je suis orpheline et ma vie ressemble à une mauvaise série
télévisée.J’avaissixansquandmonpèreestpartisanslaisserd’adresse,quatorzeansquandmon
frèrejumeauestmort.Peuaprès,mamèreesttombéemaladeetelleestmorteàsontour…quand
j’avaisquinzeans.Tousceuxquej’aimemeurent,c’estunefatalité.Enjuin,monbeau-pèreajetésa
voiturecontreunpoteautélégraphique;naturellement,j’étaisàbord.Maintenant,j’habiteavecma
tante.Grâceàmoncrétindebeau-père,tousmesamisd’avantm’ontlâchée,jen’aiplusquema
petitecousine.Jetiensencoreunjournalintimeauqueljeconfiemesespoirsetmesangoisses,ma
couleurpréféréeestlevioletetj’adorelesbébéscarnivores.
Lesdentsserrées,j’aisignétoutcequ’onmedonnaitetjesuisalléeretrouverAshley,quim’a
toutdesuiteprismonemploidutempspourvoirlenomdemesprofesseurs.
—Dulundiaumercredi,tonprogrammeestquasimentidentique.Ah,tuasM’sieurD.enchimie,
toutlemondel’aimebien.Ilveutqu’onl’appellem’sieurD.parcequ’ilaunnomimprononçable.
Oh!mauvaisenouvelle,MmeDell!Tiens,regarde,onseradanslemêmecours!
Comment?Faitesexcuse,ilyaforcémentuneerreur,nousnesommespasdanslamêmeannée.
Jemepenchaipourvoirdequellematièreils’agissaitetlus«latin».Latin?Oui,onm’avaitbien
miseencoursdelatinfreshman.
Jusque-là,jenem’étaispaspréoccupéedesmatièresquej’allaisétudier,etj’avaisoubliéquele
cursusdelaVincentAcademycomprenaitdeuxannéesdelatin.Catastrophe!Ashleylevaitlesyeux
versmoi,rayonnante.Pournepasgâchersonplaisir,jemurmuraiavecgentillesse:
—Bon,danscecours-làaumoins,j’auraiunecopine.
Elle m’a offert son fabuleux sourire et entraînée au sous-sol découvrir mon casier, dans un
couloir étroit près du labo de chimie et de la chaufferie. Au donjon, avec les trolls ! Le casier
voisindevaitapparteniràFreddy,letueurdesrêves.Puisellem’aquittéeenlançant:
—Bon,jefile.Onseretrouveencoursdelatin,c’estledernierdelajournée.Quoi,ilyaun
problème?
Ilyenavaitun,effectivement.Jevenaisdepenseraudéjeuner.Ici,lacafétériaétaitsipetiteque
chaque année déjeunait séparément. Comment lui expliquer que sa grande cousine ultra-cool
mouraitdefrousseàl’idéedemangertouteseule?
—Oh!rien,ai-jelancéavecunsourirejoyeux.J’aicruavoiroubliéquelquechose.
—Bon,àtoutàl’heure.TuvasdétesterlelatinmaisMmeDellaunemoustache;quandelledit
lesmotsquiseterminenten«ibus»,çaclaqueauvent,çafaitunedistraction.
Je l’ai serrée sur mon cœur en soufflant « merci » dans ses boucles rousses. Sur la troisième
marche de l’escalier, elle s’est retournée et tout à coup, elle m’a semblé très mûre pour ses
quatorzeans.
—Toutvabiensepasser.
Elle a dit cela avec une conviction surprenante, puis elle a filé dans les étages en balançant sa
sacoche.Auboutducouloir,unpanneauindiquaitlasortiedesecours.Uninstant,j’aisérieusement
envisagélafuite.
—Nesoispasridicule,Emma,ai-jechuchoté,touthautpourmedonnerducourage.Çanepeut
pasêtrepirequelavieauprèsdeHenry.
J’aienfouimescahiersdansmoncasieretclaquélaportemétalliqueenm’écriant:
—Etc’estparti!
***
Tante Christine avait raison, finalement, c’était un bon calcul d’arriver en avance. Dans ma
premièresalledecours,jenetrouvaiqueleprofesseur,MmeUrbealis,àquijeremissoncarton
jaune. Son accueil fut parfait, chaleureux mais pas trop, elle me dit de m’asseoir où je voulais.
Commeellemesemblaitintelligente,j’osailuidemander:
—Sérieusement,oùest-cequejedevraismemettre?
A Keansburg, je prenais toujours la troisième place de la deuxième rangée. Mes camarades
inconnusavaientdéjàchoisileursplacesdanscettesalle,sansdoutedèsl’annéeprécédente,etils
n’apprécieraientpasdedevoirenchangerpourmoi.MmeUrbealismejetaunsouriresagace.
—Ehbien,sij’étaisvous,jemeplaceraisici.
Elledésignaitladernièreplacedeladernièrerangée;c’étaittoutàfaitmoi.Heureused’êtresi
biencomprise,jeluifisunsourirereconnaissantetm’assisendisposantmesaffairesdevantmoi.
Mme Urbealis s’était replongée dans ses notes, personne d’autre ne se montrait ; je me mis à
dessinerdistraitementsurlacouverturedemoncahier.JemedisaisqueNewYorkneseraitpeutêtre pas si épouvantable. Il devait bien y avoir une raison pour laquelle tant de gens du monde
entierrêvaientdes’installerici.CeneseraitpascommeKeansburgoùjeconnaissaistoutlemonde
etmesentaistoutdemêmeaffreusementseule.
Sauf que je retombai brutalement sur terre en voyant les yeux. Les yeux que je venais de
dessiner,àlaplacedescerclesetdesspiralesquejetraçaishabituellementquandjegriffonnaisau
hasard.Unegrapped’yeuxàvousdonnerlefrisson.Lecouloirs’étaitanimé,onentendaitdesvoix,
desbruitsdepas.Mespetitscamaradesarrivaient!Vite,jerabattislacouverturepourlacacheret,
discrètement,jelesregardaientrer.
Ils étaient tous… lisses et lustrés. Moi qui me demandais où ils se trouvaient juste avant la
cloche, tout devenait subitement très clair : aux toilettes, pour les derniers réglages. Les garçons
comme les filles semblaient sortir d’un salon de beauté avec leurs cheveux très lisses ou leurs
bouclessoigneusementdécoiffées;malgrémoi,jelevailamainpourtâtermonépi,soulagéedele
trouverrabattupourunefois.Bravepetit,ai-jepenséenletapotantavecapprobation.
Laclocheretentit,MmeUrbealislevalesyeuxetdemandalesilence.
—Bonjour,toutlemonde.NousenétionsrestésàTammanyHalletlesmanœuvrespolitiquesdu
mairedeNewYork.Page106.
J’ouvrismonlivred’histoiretropneufdansuncraquementassourdissant.Atraverslerideaude
mescheveux,jesentistouslesregardssebraquersurmoi.
—Oui,nousavonsunenouvelleélève,EmmaConnor,ajoutalaprofd’unevoixdétachée.
Jevousenprie,jevousenprie,nem’obligezpasàvenirautableaupourmeprésenter…
— Faisons en sorte qu’elle se sente bien ici. Montrons-lui comment nous accueillons les
nouveauxàlaVincentAcademy.
Comment,ilyavaituneformulespéciale?Unrituel?Unbizutage?Sonsourirechaleureuxne
merassuraguère,maispersonnenesautasursespiedspourm’imposerd’épreuveinitiatique.
Parchance,lecourssuivantsetenaitdanslamêmesalle,cequimepermitderesteràmaplace.
Quandlaclocheretentit,lafilleassisejustedevantmoineselevapasnonplus,maisseretourna
avecunlargesourire.
—Salut,moi,c’estJenn.Çava,tapremièrejournée?
Ellesemblaitagréable,toutàfaitlegenredefillequej’auraisappréciéàKeansburg.Mesamies
de là-bas m’avaient toutes lâchée, soit parce qu’elles avaient peur de Henry, soit parce qu’elles
craignaient pour leur image si elles traînaient avec un tel concentré de tragédie familiale. Sur la
fin,onnem’invitaitplusnullepart.Sijevenaistoutdemême,jerécoltaisautomatiquementlerôle
derabat-joiedeservice,autrementditlacapitainedesoirée.
—Jusqu’ici,toutvabien,ai-jeréponduenm’efforçantd’imiterl’insouciancedesonsourire.
—Tuviensdeloin?
—DePhiladelphie.
Jerespiraiàfondavantdemelancerdansmonnuméro.
—Mesparents,enfin,mamère…
Oui,siquelqu’undevaitêtremutéàl’étranger,pourquoipasmamère?Faisonsungestepourla
parité!
—Mamèreadûs’expatrier,ilsavaientbesoind’elleàl’agencedeTokyo.Jen’avaispasenvie
d’yalleralorsmaintenant,j’habitechezmatante.
CommeJennsemblaitprêteàtoutgober,j’enchaînaiavecbeaucoupd’assurance:
—Voilà,lafamilleestparties’installerlà-bas,maisjeneparlepasjaponais.Ilsontdeslycées
anglophones,biensûr,maisjen’avaisvraimentpasenvie…
Mavoixs’éteignit.Jennnem’écoutaitplus,sonregards’étaitfixésurmonpendentif.
—Oh!c’estquoi?
Instinctivement, ma main se referma sur le médaillon d’argent. Il portait un motif comme un
blasonmédiéval,etjel’adorais.
—Monfrèremel’aoffertilyadesannéesendisantqu’ilmeporteraitchance.Pourlachance,
jenesaispas,jetrouvejustequ’ilestcool.
—Oui,vraimentcool.Original.
Legestequ’ellefitpourrejeterenarrièreseslongscheveuxchâtainsrévélasonproprecollier
de brillants, probablement authentiques. Devinant qu’elle attendait un compliment, je
m’enthousiasmai et j’eus bien raison car elle me proposa aussitôt de déjeuner avec elle et ses
copines.
La cloche retentit, le prof de math entra et demanda le silence. Mme Urbealis m’avait laissée
tranquille ; M. Agneta ne cessa de m’interroger tout au long du cours. A quoi consacrait-on la
sommehallucinantequ’avaitpayéematantepourm’inscrireici?Sûrementpasauprogrammede
mathcarj’eusl’impressiondemeretrouverdansuncoursdel’annéeprécédente.Jenedonnaique
desbonnesréponses,c’estdire.Souslechoc,jemedemandaimêmesicedéménagementallaitse
révélerpositif,enfindecompte!
Jenn et moi, nous étions encore ensemble au cours suivant mais je la perdis de vue dans la
bousculade à la sortie. Comme je ne savais pas où aller, je m’aplatis contre une cloison pour
laisser passer la foule des élèves et sortis mon emploi du temps. Où était ce fichu numéro de
salle…
—Alors,lapetitenouvelle…Onabesoind’uncoupdemain?
Une voix masculine. En levant les yeux très, très haut, je croisai le regard bleu d’un très, très
grandblond.
—Euh,oui,merci…Lasalle201?
—J’yvaisaussi.Jet’accompagne.
D’ungesteavantageux,ilalissésacravaterougeenajoutant:
—Toujoursprêtàvolerausecoursd’unedemoiselleendétresse.
—Ah?Merci.
J’auraisaiméqu’onm’éclaire:c’étaitdelabêtiseouunhumourbizarreetdécalé?Gênée,jelui
aiemboîtélepaset,pourfairetoutdemêmeuneffort,j’aiajouté:
—Aufait,jem’appelleEmma.
—C’estunvraiplaisirdeterencontrer,Emma,a-t-ilréponduavecunsourireentendu.
D’accord, c’était de la bêtise. Il ressemblait au séducteur d’une série télévisée pour les
ménagères;ilmerappelaitaussilesdocumentairesanimaliers,c’étaitsonpetitairdefélinprêtà
bondirsursaproie.Jenem’étaisjamaisautantfaitl’effetd’uncaribou.
—Ettoi,tues…?ai-jehasardé.
Nousdescendionslentement,prisdanslacohuedesélèves;jedusmetordrelecoupourleverla
têteverslui.
—Attends,tumedemandesmonnom?
Monsieuravaitchangédesourire.Unpeudépassée,jerépondisbêtement:
—Jenedevraispas?
—Jesupposequetun’espasdeNewYork?
Cepetitairprotecteur,unpeuméprisant…Ensentantsamainseposersurmahanche,jefisun
telbondenarrièrequ’iln’osapasinsister.
—Non,jesuisdePhiladelphie.
—Jecomprendsmieux!SituétaisdeNewYork,tuteseraisforcémentarrangéepoursavoir.Et
moi,jet’auraisforcémentremarquée.
Le sourire n° 1 était de retour, et il s’adressait directement au troisième bouton de mon
chemisier. Oh ! génial : mon premier jour et je venais d’attirer l’attention du plus éhonté… Le
masculindunom«allumeuse»existe-t-il?Pourquoilaviem’envoulait-elleàcepoint?
Enfin, je vis la porte de la salle de cours et m’esquivai avec un merci rapide. Bien entendu, il
gardaitpourlafinlaplusminablesdesesrépliques:
—Toutleplaisirétaitpourmoi.
J’avais déjà entendu la phrase « déshabiller quelqu’un du regard », sans jamais assister au
processus;cetypeavaitunvéritablescanneràlaplacedesyeux.JerepéraiJennetfusenchantéede
voirqu’ellem’avaitgardéuneplaceàcôtéd’elle,toutaufonddelasalle.Jecourusm’yréfugieret
ellemeprésentasesamis,KristinThorn,lablondeàrefletsrepéréedèsmonarrivée,etFrancisco
Fernandez,unbrunausourireamical.Franciscomepluttoutdesuite,maisKristinmedétailladela
têteauxpiedscommesij’étaisenhaillonsetnonvêtued’ununiformeidentiqueausien.
—Alorsc’esttoi,lanouvelle.
Une accusation plutôt qu’une question. Puis elle rejeta ses longs cheveux en arrière en me
foudroyantduregard.Conciliante,jemesuisefforcéedesourire.
—Oui,salut,moic’estEmma.
—Alorsenfait,pourquoituespartiede…làoùtuétais?
Elle me sortait le grand jeu : reniflement impatient, nouvelle manœuvre des cheveux, nouveau
regard de dégoût. Instinctivement, j’ai levé la main pour m’assurer que mon épi ne s’était pas
relevé.
—Philadelphie.
Jennvenaitderépondreàmaplace,enjetantunregardunpeuinquietàsacopine.
—Quoi,tafamillet’amiseàlaporte?
Sourire insultant, encore les cheveux, croisement ostentatoire des pieds. Tiens, des semelles
rouges,oui,jenerêvaispas,elleportaitbiendesescarpinsChristianLouboutin.About,j’aidécidé
depasseràl’attaque.
— Dis-moi, tu as un trouble obsessionnel compulsif qui t’oblige à tripoter tes cheveux tout le
temps?
J’aiimitésongeste,soutenuleregardmeurtrierdesesyeuxbleudeglaceetenchaîné:
— Tu vas te mettre à compter les lames du parquet, ou à envoyer des messages codés aux
extraterrestres?Non,crois-moi,fais-toisoigner,ilestencoretemps.
Jeprenaisunevoixdouceetsincère,commesijem’inquiétaisvraimentpourcettefillequiavait,
pouruneraisonquim’échappait,décidédemedétester.Ilfautdirequ’aprèsmarencontreavecle
GrandBlondSansNeurones,j’étaisàboutdepatience.
Ungarçonvenaitdes’asseoirjustedevantmoi;ilriaitsouscape,cequisignifiaitquetousmes
voisins avaient pu entendre mon petit discours. Oh ! génial, moi qui voulais me fondre dans le
décor…Est-cequejepouvaisencoredemanderuntransfertàl’autreboutdupays?
—Jevaisbien.Net’avisemêmepasdepenseràmoi.
Kristin me montra une rangée de dents éblouissantes ; je suppose qu’elle souriait, mais l’effet
étaitassezinquiétantdanssonvisagetropbronzé.
— Je veux juste dire que ton arrivée fait un peu… bizarre, non ? Pourquoi débarquer fin
septembre?Pourquoinepasattendrelafindutrimestre?Çanetientpasdebout.Aufond,tuesici
pourquoi?
—ParcequemamèreaacceptéunposteàTokyoetmoi,jesuisrestéeauxEtats-Unisavecma
tanteChristine.ChristineConsidine,ai-jeprécisé.
Carmatanteétaitunpersonnageimportantdansl’établissement.SileGrandBlondpouvaitjouer
aujeude«Tudevraismeconnaître»,pourquoipasmoi?
J’avais marqué un point : elle sembla surprise, mais cela ne l’empêcha pas de remonter à
l’assaut.
—Maistuviensd’où,enfait?
—Jenntel’adit.Philadelphie.
Seslèvresàlabrillancevinyleesquissèrentunemoueméprisante.
—MonfrèreestinterneprèsdePhiladelphie.Tuétaisàquelleécole?
—Oh!cen’étaitpasuninternat,tuneconnaîtraispas.
Oh ! non, pitié, pourquoi ne m’étais-je pas mieux préparée ? J’aurais eu le temps de bétonner
monhistoire,mechoisirunlycée…maisavecmachance,jeseraisjustementtombéesurceluide
sonfrère
—Ehbien,Emma,dis-noustout!
Cettefaçondeprononcermonnom,commesiellerecrachaitdulaittourné…
—C’étaitDelbarton?Pingry?
Vite,jepassaienrevuelepeuquejesavaisdePhiladelphie.LaClochedelaliberté,l’équipedes
Phillies,lefromageàtartiner…Oui,bravo,Emma,lelycéeTartinéauPoivre,celapasseraittrès
bien.Puisunsouvenirdecoursd’histoiredeprimairemerevintetjelançai:
—CongressAcademy.
Philadelphie, siège du premier congrès des treize Colonies américaines en 1774… Quand
Kristinfronçalenez,lediamantdupiercingdesanarinegauchejetaunéclair.
—Jeneconnaispas,décréta-t-elled’untondéfinitif.
—C’estunpetitétablissement.Trèsexclusif.
—Etc’estoù?
—Toutprèsducentre.
Faisais-je le bon choix ? Dans certaines villes, le centre est le bastion de la haute et, dans
d’autres,c’estlequartierleplusdéshérité.J’étaisalléeunefoisàPhiladelphieenvoyagescolaire
maisjenemesouvenaisderien.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une Congress Academy dans le centre de Philadelphie. Il
faudraquejedemandeàmonfrère.Ilsaurasic’estunlycéecorrect.
Etellemeregardad’unairsatisfait,commesiellevenaitderemporterunevictoire.
—Aufond,Kristin,qu’est-cequetuenasàfaire?
La voix, décontractée, agréable, venait du garçon assis devant nous. Il se retourna vers nous,
accoudéaudossierdesonsiège;àmagrandesurprise,Kristinviraaurougepivoineetprotesta:
—Jen’enairienàfaire,je…
— Tu fais ta peste, comme d’habitude, repartit tranquillement mon voisin. Moi, je la connais,
cetteécole.Nousavonsjouécontreeux.
Unbrefinstant,sonregardplongeadanslemienetmonpoulss’emballaaussitôt.Quelchoc!
J’avaisdéjàcroisédesgarçonscraquantsmaislui…c’étaitunestar.Cesyeuxvertsauxlongscils
noirs,cesyeuxétincelantsbraquésdroitsurlesmiens…
—Jepeuxmêmetedire,précisa-t-ilavecunsourirebizarre,quelaCongressAcademyaune
trèsbonneéquipe.
Cefutplusfortquemoi,jeluirendissonsourire.Sonregarddescenditd’uncran;pendantune
fractiondeseconde,jecrusquec’étaitGrandBlond,leRetour,puisjevisquecen’étaitpasmon
décolletéquil’intéressaitmaismonpendentif.Sesyeuxrevinrentauxmiensavecuneexpression
indéfinissable, s’y attardèrent le temps d’un nouveau vertige, puis le garçon aux yeux de star se
détournabrusquementetrepritlapositionexactequ’ilvenaitdequitter,effondrésursachaise,les
jambesétenduesentraversdupassage.
1..Dansleslycéesaméricains,lesélèvessontdesfreshmanlapremièreannée,desjuniorsladeuxièmeetdesseniorslatroisième
année,quicorrespondàlaterminalefrançaise.
2
Lecoursd’anglaisétaitledernierdelamatinée,lemomenttantredoutédudéjeunerétaitarrivé.
Jennvoudrait-elleencores’asseoiravecmoiaprèsmonaccrochageavecsacopine?Ouserais-je
le plat principal, avec Kristin dans le rôle du vautour déchirant ma chair pantelante ? Ce fut
Franciscoquivolaàmonsecours:ausondelacloche,ils’écriaaussitôt:
—Hé,lanouvelle,tudéjeunesavecnous?
IlmesouriaitsanssepréoccuperduregardfurieuxdeKristin,etc’estenlaregardantbienen
facequejerépondis:
—D’accord,merci!
Moi qui comptais être la fille invisible, l’anonymat n’était déjà plus une option. Pour rester
discrète,ilauraitfalluaccepterdejouerlescarpettesetcela,iln’enétaitpasquestion.J’avaissu
tenirtêteàHenry,jen’allaispasmelaisserintimiderparunepetiteprincessedeManhattan!
Franciscoetmoi,nousnoussommesdirigésverslacafétériad’unpastranquille;devantnous,
KristinetJenndévalaientl’escalieràtouteallure,certainementpourpouvoirsedisputerentoute
intimité.Franciscoprenaitbiensontempsetmeposaitunefouledequestions,sansdoutepourles
laisserprendredel’avancecardèsqu’elleseurentdisparu,illançasuruntoutautreton:
—NelaissepasKristintegâcherlavie.
—C’estquoi,sonproblème?Jeneluiairienfait.
—Cen’estpasindispensabledeluifairequelquechose.Quandelleétaitbébé,elleatournédes
publicités pour les couches et bizarrement, ça lui a donné l’idée qu’elle était mieux que tout le
monde. A mon avis, elle est toujours en couche dans sa tête. Il y a des gens qui ne grandiront
jamais.
J’éclataiderire;avecbeaucoupd’entrain,Franciscoentrepritdem’exposerlasituation.
— Le fond du problème, c’est Anthony : ils n’arrêtent pas de se quitter et de se remettre
ensemble.Amonavis,ellet’apriseengrippedèsqu’ilt’asortilegrandjeusurleseuildelasalle
d’anglais.C’estbien,Emma,tuaffirmestonstyledèslepremierjour.
—Ils’appelaitAnthony?Ilavaitl’airvexéquejenesachepassonnom.
C’était sorti tout seul. L’instant d’après, je me serais donné des claques : si Anthony était le
meilleur copain de Francisco, je venais de me griller auprès de mon dernier allié. Je fus très
soulagéequandiléclataderireens’écriant:
— Oui, je vois ça d’ici ! Son Altesse ne s’épanouit pas dans l’anonymat. Tu l’as descendu en
pleinvol?
—Onpeutdireçacommeça…
Ilsemblaitenchanté.Enfin,quelqu’undenormal!
—Francisco,c’étaitqui,l’autregarçon?CeluiquiafaittaireKristin?
Legarçonauxyeuxverts,celuiquisavaitquejementaisausujetdePhiladelphie;j’avaistrès
envie d’en savoir davantage sur lui mais malheureusement, mon nouvel ami se contenta de
protester:
—Appelle-moiCisco,commetoutlemonde!
Jen’aipasrépétémaquestion:nousarrivionsàlacafétériasurlestalonsdeJennetKristin,et
j’entendaiscettedernièresiffler:
—Tucroisqu’illaconnaissaitdéjà?Elleachangédelycéepourleharceler?
Franciscolevalesyeuxaucielenmesoufflant:
—Ilfauttoujoursqu’elledramatisetout.Tiens,unavertissement:elleestlareineduclubd’art
dramatiquealorssituavaisl’intentiond’auditionnerpourlapiècedefind’année…
—Jenevoispaspourquoijemedonneraiscettepeine.Onnagedéjàenpleinthéâtre.
Les salles de cours m’avaient semblé tout à fait ordinaires mais la cafétéria me surprit. Quel
contraste avec celle de Keansburg ! Ici, pas de tables de Formica rayées mais de beaux meubles
massifsetdehautesfenêtres.Jemesouvinsquelelycéeétaitinstallédansuneanciennedemeurede
millionnaire. Le stress m’avait coupé l’appétit ; je saisis au hasard un thé glacé et un sandwich
emballé de Cellophane, fis la queue derrière Cisco et m’assis près de lui. Lorsque Jenn vint
s’installerenfacedemoi,jel’accueillisd’unsourire…qu’ellemerendit.Ouf!
—C’esttoi,Emma?Moi,c’estAustin.Alors,tespremièresimpressionsdeVinceA?
Laquestionvenaitd’unpetitrouxinstalléàmadroite.Quelquestachesderousseur,unsourire
cordial,bonneimpressionapriori.
—Oh!toutestcool,ai-jesoupiré.Lelycée,c’estunpeupareilpartout.
— Tu penses t’inscrire à un club ? Nous aurons besoin de volontaires pour la Nuit du film
d’épouvante,finoctobre.
En parlant, il tripotait sa cravate ; je fus un peu étonnée de voir que celle-ci portait un motif
copiésurleblasondel’établissement.Avecunsourired’excuse,jerépondis:
—Non,probablementpas.Jen’aipasdehobbyparticulier,j’aimecourirmaisc’estàpeuprès
tout.
Parchance,matantehabitaittoutprèsdeCentralPark.Quandjecourais,moncerveausevidait,
j’oubliaistoutcequin’étaitpasleventsurmafigureetlebitumesousmespieds…
Austinsaisitlaballeaubond.
—Nousn’avonspasunevraieéquipedecourse,justeungroupedefooting,maistudevraisles
rejoindre. Vince A n’est pas très axée sur le sport, nous sommes surtout branchés sur la réussite
académique,mais…
Sonpetitdiscoursseseraitsansdouteprolongéassezlongtempssideséclatsdevoixn’étaient
pasvenusdétournernotreattention.Avecunensembleparfait,touslesélèvessetournèrentversla
table du fond, au moment où le garçon mystère de mon cours d’anglais sautait sur ses pieds en
repoussantsonplateauvide.Leplateauglissaentraversdelatableettombasurleplancherdansun
horriblefracas.Quandilrabattitsachaisecontrelatable,lechocrésonnadanslesilencesubitqui
s’étaitabattusurlasalle;sansregarderpersonne,ilsaisitunesacochegriseposéeàsespiedset
sortitàgrandspas.Uninstantplustard,sachaisebasculaàsontoursurlesol.
Desmurmuress’élevèrentdetouteslestables.Legarçoncontrequiils’étaiténervéseretourna,
fou de rage ; son regard se heurta au mien, je reconnus Anthony et sans savoir pourquoi, je me
sentisaffreusementgênée.Jen’étaispourtantpaslaseuleàledévisager!
—Oui,lesportn’estpastrèsvaloriséicimaisnoséquipesprogressent.Jesiègeauconseildes
élèvesetunedeschosesquej’essaied’obtenir…
C’étaitAustin,pasdutoutdéconcertéparlascèneàlaquellenousvenionsd’assister.Autourde
nous,lesconversationsreprenaientpeuàpeuleurniveaunormal;abasourdie,j’aisoufflé:
—Attendsuneseconde!Qu’est-cequivientdesepasser?
—Comment?a-t-ildemandé,l’airsincèrementsurpris.
—Maisenfin…!
J’agitailamainverslatabledesgarçonssanstrouverlesmotspourexprimerl’évidence.
—Oh!ça!C’estl’équipedebasket,ilssontunpeuprimaires.Ilyaplusieursbonséléments,si
seulementilsnesefaisaientpassuspendreàtoutboutdechamp.Celui-là,surtout.Uncaractèrede
chien.
Il fit un geste vague vers la porte par laquelle le mystérieux garçon aux yeux verts s’était
engouffré.
—Quiest-ce?
—Brendan.BrendanSalinger.
Il lâcha ce nom avec une petite moue. Bien, je savais déjà son nom, c’était un début. Je
recommençaisàdisséquermonsandwich(pouletmayonnaise…Révoltant)quandjem’aperçusque
notrepetitéchangeavaitattirél’attentiondeKristin.Ami-voix,ellelâcha:
— Autrement dit, elle se jette à la tête d’Anthony et Brendan en même temps ? Quelle
pouffiasse!
Que dire ? Je me suis contentée de lever les yeux au ciel. Anthony, c’était le degré zéro de la
séductionmaisBrendan…Brendanm’intriguait.JemesuisdoncretournéeversAustinavecmon
plusbeausourire.
—Alors,raconte!C’estquoi,sonproblème?Tun’aspasl’airdel’aimerbeaucoup.
—IlestO.K.Bon,ilm’agaceparcequ’ilpeuttoutsepermettre.Sic’estSalinger,c’estautorisé.
Ilpoussaunbrefsoupiretrevintàsonidéefixe:maintenant,ilcherchaitdesvolontairespourle
grandbaldeThanksgiving.Macuriositén’étaitpassatisfaite,loindelà,maisjemesuisplongée
danslesdiscussionsdemesvoisinsenfaisantdemonmieuxpourparticiperintelligemment.Sije
perdaismaplacedanscegroupe,l’alternativeétaitdedéjeunerseule,oudedevoirmereplierau
CDI. C’est ce que j’avais dû faire pendant les dernières semaines à Keansburg : j’avalais mon
sandwich debout entre les rayons poussiéreux des sciences appliquées, là où personne n’allait
jamais.C’étaithorriblemaistoutdemêmepréférableauxquestionsperpétuellesdescurieux.Ton
beau-père va aller en prison ? Il a toujours été alcoolique ? Pourquoi tu as ce pansement sur le
bras?Tuneterminespastesfrites?Mieuxvalaitencoremettremesécouteursetresterseuledans
moncoin.
Je me concentrai si bien sur mon réseau social que j’en oubliai d’aller chercher ma carte
d’élève.Jen’avaisplusvraimentletemps,jedevaisfoncerencoursdechimiemaislànonplus,je
nevoulaispascommettredefauxpas;jel’aidoncpriseauvol,sansmêmelaregarder.Parchance,
lelabosetrouvaitjusteàcôtédemoncasierdegremlin;jemesuisprécipitée,enmettantlesfreins
au moment de paraître sur le seuil. Cette matière me posait un problème épineux parce que les
expériencesdechimieseconduisententandem.Commentallais-jemetrouverunéquipier?
Assiseàl’écartdesautres,j’airepéréunefilleauxcheveuxtricolores:longueurstrèsnoires,
racines blondes et pointes fuchsia. Retranchée dans un coin, elle était plongée dans une liasse de
papiers mal cachée par son livre de cours. Le tulle noir qui dépassait de son kilt d’uniforme le
faisaitbouffercommeuntutu.Ellem’aplutoutdesuite.
Quand je me suis approchée d’elle, elle a semblé surprise, puis son regard gris (souligné au
crayon rouge) a scruté le mien avec beaucoup de sérieux. Gravement, elle a tendu son index à
l’onglevernidenoircommepourtesterlatempératuredel’airquinousséparait.
—Tuasuneénergiepositive.
Je haussais les épaules en souriant quand j’ai remarqué les breloques occultes à son cou, ses
doigtsetsesoreilles.C’étaitlasorcièredulycée,ilyenatoujoursune.Aumêmeinstant,ellea
remarqué mon pendentif et, oubliant momentanément son rôle, elle s’est écriée avec un grand
sourire:
—Ça,c’estvraimentcool.Jepeuxvoir?
Spontanément,elleatendulamainpoureffleurerleblason.
—Ilestbeau.J’aitoujoursaimécedessin.Aufait,jesuisAngelique.AngeliqueTedt.
Très intéressée, j’allais lui demander où elle avait déjà vu mon pendentif quand une voix
familièrenousainterrompues.CelledeKristin,quisecrutobligéedesiffler:
—Enfait,cen’estpasAngelique,c’estAngela.
Elle était assise deux rangs derrière moi. J’eus envie de demander à Angelique de lire mon
avenir:cettefilleinsupportablefinirait-elleparavoirmapeau?Pourl’heure,jeluiaitournéle
dosenlançant,àhauteetintelligiblevoix:
—Contentedeterencontrer,Angelique.
En insistant bien sur le nom de guerre de ma nouvelle équipière de labo. Elle aurait pu me
demanderdel’appelerChamallow,jen’auraispashésité.
Angeliquemesouritetsereplongeadanssespapiers.Maintenantquej’étaisinstalléeprèsd’elle,
je voyais qu’il s’agissait de sortilèges imprimés à partir d’un site Internet wicca. Cela ne me
dérangeaitpas:tantqu’ellenemedemandaitpasdepiquerdesproduitschimiquesaulabopourses
potions,ellepouvaitexprimersonstyleàsafaçon.
Le cours commença. Moi, je pensais surtout au moment où je pourrais retrouver Ashley et
l’interrogersurBrendan!Enfin,parsimplecuriosité.Jeletrouvaisintéressant,sansplus.
Le moment tant attendu arriva. Le temps de me laisser tomber sur le siège qu’elle m’avait
réservéensalledelatin,macousinemebombardaitdéjàdequestions.
—Alors,çasepassecomment?Lescourssontdifficiles?Tuasvudesgarçonsquiteplaisent?
Etlelycée,ilteplaît?Etlesgarçons?
—Cen’estpasmal,ai-jeréponduavecprudence.Ils’estpasséunechoseassezbizarre…
JeluiairacontécommentBrendanétaitintervenupourmesortird’affairealorsquej’étaisen
difficultéavecKristin.Toutenjetantunregardfurtifàlarondepourm’assurerquepersonnene
nousécoutait,j’aisoufflé:
—Ilsaittrèsbienquejeraconten’importequoi,pourPhiladelphie.
Jecrusquelesmirettesbleuesd’Ashleyallaientjaillirdeleursorbites.
—Non!Etilt’adéfendue!a-t-ellehurléenmelançantunegrandeclaquesurlebras.
La classe entière s’est retournée pour nous regarder, j’aurais voulu fondre sur place et
m’écoulerparlesrainuresduplancher.Avecunregardfurtifverslaprof,j’aichuchoté:
—Oui,etmaintenant,tutetais.
MmeDellnesemblaitrienentendre.Ashleybaissatoutdemêmeunpeulavoix.
— C’est dingue ! Brendan est trop, trop cool. Il dégage cette aura de loup solitaire, un peu
voyou.Tusaisqu’ilnetraînejamaisaveclesautres?L’annéecommenceàpeinemaisiladéjàété
suspendudel’équipedebasketàcaused’unebagarre.Iljouetoutdemêmepourleplaisiraprèsles
cours,etlaisse-moitedirequec’estlemeilleur.
Ashley me jeta ces infos à la tête en vrac, à toute vitesse. Elle avait donc suivi un cours sur
Brendan?Jepouvaiscopiersesnotes?Ilyavaitunesessionderattrapage?
— Il fait le DJ dans des soirées, un peu partout. Sa mère est au conseil d’administration avec
tanteChristine,alorsc’estluiquianimelessoiréesdulycée.Samèrel’obligeàlefaire,c’estsa
punitionquandilfaitdessiennes.Etsijecomprendsbien,ilenfaitsouvent!
Jeréussisenfinàplacerunmot.
—Commentsais-tutoutcela?Tun’esaulycéequedepuistroissemaines.
— Oh ! il a été suspendu pendant le premier match de l’année et comme ça a fait toute une
histoire, tout le monde parlait de lui. C’est le joueur de l’autre équipe qui a commencé mais
Brendanl’amisK.-O.d’unseulcoupdepoing.Maismêmesansça,tul’asvu?Ilestirrésistible!
Elleréussitàsetaireaumoinsdixsecondes,puisrevintchuchoteràmonoreille:
—Ettunesaispaslameilleure?L’annéedernière,Kristinluiaproposédesortiravecelleetil
arefusétoutnet.Ilnelasupportepas.
Monadorablecousinericanaitdesatisfaction.
—Ilparaîtqu’illuiariaunez,luiafaitlesigne«peace»aveclesdoigtsetl’aplantéelàsans
unmot.
—Oh!trèsfroid.Glacial.
Je voyais tout à fait le tableau : cette fille si satisfaite d’elle-même, mon ennemie jurée dès la
première seconde, dans cet instant d’humiliation totale. Cela me fit un bien fou. Tout bas, je
confiai:
—Sijepouvaisavoirlaphotodelascène,j’enferaismonfondd’écran.
— On ira les regarder s’entraîner dans la cour, ils font un basket juste après les cours. Il est
incroyable,tuvasl’adorer.
Moi,traîneraprèslescourspourregarderlesgarçonss’entraîneraubasket?Çayest,Austin,
j’aitrouvéuneactivitéextrascolairedanslaquellejepourraism’investir.
Alacloche,jesautaissurmespiedspoursortirquandAshleymeretint.
—Euh,jenevoudraispastevexermaisilfaudraitrevoirunpeutonlook.
Ellemeregardasouslenez,pouffajoyeusementetreprit:
—Enfin,siBrendanSalingert’aremarquéedèslepremierjour…
—Ilnem’apasremarquée,enfin,pascommetupenses.
Etpuis,sij’allaisdanslacour,c’étaitpourregarder,riendeplus.Fairelesvitrinessansentrer
danslemagasin.Vuleniveaudesophisticationdesfillesdecelycée,jen’étaistoutsimplementpas
danslacourseetungarçoncommeBrendannemejetteraitpasunsecondregard.Jesoupirai:
— J’étais juste un prétexte. Comme il trouve Kristin odieuse, il a eu envie d’aider la petite
nouvelleàluitenirtête.Ilnesesouvientdéjàplusdemoi,etcelameconvienttrèsbien!
L’air déterminé, Ashley secoua la tête, sortit de sa sacoche un petit échantillon couvert de
pailletteset,sansprévenir,m’inondad’unparfumsucréàvomir.
—Ashley!Ondiraitdespetsdelicorne!
Sans tenir compte de mes protestations, elle me traîna vers les toilettes en sortant un gloss à
lèvresdesonsac.Jemisdixbonnesminutesàm’échapper,etjeparvinsàm’entireravecjusteun
soupçondemascara;enfin,noussommesdescenduesdanslagrandecourintérieurequiséparaitle
bâtimentprincipaldel’annexe.Ashleyavaitvujuste,unebandedegarçonsjouaitaubasket;une
formedebasketassezparticulièreoùtouslescoupssemblaientpermis.Bousculades,chutes…et
c’étaitKristinquicomptaitlespoints.
—Onzeàhuit,lançait-elled’unpetittonsupérieuraumomentoùnousarrivions.
Elle avait roulé sa jupe d’uniforme pour montrer ses cuisses, son regard brillait, braqué sur
Anthony et Brendan ; j’eus tout de suite envie de lui lancer ma sacoche à la figure. Cisco avait
raison,ilyadesgensqui,quoiqu’ilsfassent,sonttoutsimplementinsupportables.
Brendan, en revanche… Brendan dribblait le ballon d’une main en repoussant de l’autre ses
cheveuxnoirsdesonfront;pivotait,passaitcommeparmagieentredeuxadversaires.Ilneportait
plussonuniformemaisunT-shirtblancetunshort;chaquefoisqu’ilfaisaitunepasseoutentaitun
panier,sonT-shirtsesoulevait.Ledévorerdesyeux,moi?Biensûr,commentfaireautrement?
Sescheveuxretombaientperpétuellementdanssesyeuxmaisilsemblaittoutvoir.Cerné,ilbondit
trèshaut,passaleballonàAnthony.Tiens?Ilsavaientdûseréconcilier.
Dèsqu’ilnefutplusaucœurdel’action,sesincroyablesyeuxvertsseposèrentsurmoi.Ashley
futlasecondeàs’enapercevoiretmalgrésonexubérancenaturelle,elleréussitàgardersoncalme
cinqbonnessecondes.Toutbas,enessayantdeparlersansbougerleslèvres(unéchectotal),elle
articula:
—Non,pitié,Brendanteregarde…
—Jesais…
Surtout,restercool,netrahiraucuntrouble.Sesyeuxcommedeuxémeraudesbraquéssurmoi
derrièresatignassenoire…pourmoi,letempss’arrêta;paspourluicarquandleballonarrivade
nulle part, il l’attrapa d’instinct, pivota sur lui-même et marqua un panier. Puis, avec beaucoup
d’aisance,ilcueillitleballonauvoletsetournadenouveauversmoi.J’eusdroitàunpetitsourire,
uncoupdementonenguisedesalut;jeluisourisaussi,unesensationtrèsinhabituelleaucreuxde
l’estomac,etjedétournailesyeuxenfaisantminedechercherquelquechosedansmonsac.
—Ashley,viens,ons’enva!
—Surtoutpas!Attendslafin,oniraluiparler!
A voir sa tête, elle vivait la plus belle aventure de sa jeune existence. Je sentis la panique me
gagner.
—Non!Ons’envatoutdesuite.
Jeluisaisislebras.Quelquesinstantsplustard,nousnousretrouvionssurletrottoirdevantle
lycée.Jememisàmarchertrèsvite;inquiète,Ashleytrottaitprèsdemoi.
—Ecoute,Emma…Jenepeuxpasmemettreàtaplace,avectoutcequetuasencaissé…
—Tais-toi!
Je m’en voulus tout de suite. Ashley n’y était pour rien et, sans elle, cette journée aurait été
beaucoupplusdifficile.C’étaitjustequejenesupportaispasdeparlerdecertaineschoses,avecqui
quecesoit.
—Quoi,qu’est-cequej’aidit?
Cepetitairblessé…J’aifondu.
—Cen’estpastoi,c’estmoi!Ilyadesmomentsoùjenesuispastrèsàl’aise…Enfait,pour
touttedire,jesuismalquasimenttoutletemps.
Commentexpliquercequejeressentais?Majoliepetitecousinen’avaitpasencoreétéeffleurée
par l’ombre d’un vrai malheur. De nervosité, je me mis à gratter mon vernis à ongles, déjà
passablementécaillé.Bien,j’allaisfaireuneffortpourm’expliquer,jeluidevaisbiencela.
—Voilà:jenepensepasquecesoitunebonneidéedecraquerpourungarçonauprèsdequije
n’ai pas la moindre chance. Je ne sais même pas encore comment je vais m’en sortir question
copines : Kristin me déteste pour une raison que je n’ai même pas envie de comprendre, elle
réussirapeut-êtreàbraquerlesautrescontremoi.Levraiproblème,c’estque…çanes’estpastrès
bienpassé,chaquefoisquej’aiétévraimentprochedequelqu’un.
Dans le regard d’Ashley, je lus une compassion et une sagesse surprenantes pour une fille de
quatorzeans.
— Emma, bien sûr que tu te sens mal ! Mais si, par moments, tu recommences à te sentir
normale,siquelquechoset’apporteunpeudebonheur,çanevoudrapasdirequetuasoubliéta
mère ou Ethan. Ou que ces dernières années épouvantables n’ont pas eu lieu. Mais rends-toi
compte:ici,tuvapouvoirêtrejusteEmma.PasEmma-qui-a-un-beau-père-horrible,Emma-à-quiil-n’arrive-que-des-malheurs,celledonttoutlemondeparledanssondos:justeEmma!Tamère
voudraitquetusoisheureuse,tonfrèreaussi.
—Tuasraison.
Jefisungroseffortpourravalerlechagrinquimeprenaitàlagorgechaquefoisquejepensais
à ma mère ou à mon frère, morts à moins d’un an l’un de l’autre. Pour dire quelque chose, je
lançai:
— Je ne comprendrai jamais pourquoi ma mère a décidé d’épouser Henry quand elle a su
qu’elleétaitmalade.Ill’avaitdemandéeenmariageaumoinsdixfoismaisc’estlediagnosticdu
cancerquiluiafaitdireoui.
Ashleymesurpritunefoisdeplusenrépondantaussitôt:
—Ellevoulaits’assurerqu’ilyauraitquelqu’unpours’occuperdetoi.Ellenevoulaitpasquetu
teretrouvestouteseule.
J’ai failli hurler : mais je suis toute seule ! Les dents serrées, je me suis mise à courir sur ce
fichutrottoirdeManhattan.Aulieudemesuivre,Ashley,monadorableAshley,s’estarrêtéeneten
s’écriant:
—Sérieux!Donne-toiunpeud’air.Situnelefaispaspourtoi,fais-lepoureux!
Jesuisrevenuesurmespas,unpeupenaude.
—Jesaisquetuasraison,Ash.Jelesaisdansmatête,maisc’estplusdifficiledemeconvaincre
ici.
—Auniveaudusoutien-gorge?
Cepetitaircoquin!Jemesurprismoi-mêmeenéclatantderire.Aussitôt,elleenchaîna:
—Tunem’aspasmontrétacarte.Faisvoir!
Tropcontentedeparlerd’autrechose,j’ouvrismasacocheetluitendislapetitecarteplastifiée.
—Aïe!Sérieusement,Emma,çacraint!
—Acepoint?Faisvoir.
La catastrophe. Je ressemblais à la candidate d’une émission de relooking… avant. La photo
m’avait saisie au moment où je levais les yeux, mâchoire pendante. Grâce au flash trop brillant,
j’étais livide, appelez-moi Zombie Girl. Bon, c’était tout de même une excellente photo de mon
pendentif,ondistinguaittrèsbienleblason.
Trèsennuyée,Ashleyamurmuré:
—Désoléepourcettecartehorrible.
—C’esttoi,lacartehorrible!
Ellealevélesyeuxaucielenriantmalgréelle.
—Tufaistoujoursça?
C’étaitunemaniestupidequidataitdel’écoleprimaire,Siparexemplemamandisait«Atable!
Eteignezlatélé!»,Ethanetmoi,nousrépondionsàl’unisson:«C’esttoi,latélé!»Etelleriaiten
secouant la tête, comme pour dire qu’avec les jumeaux, il ne fallait pas chercher à comprendre.
Commejesouriaisàcesouvenir,Ashleym’aregardéed’unairsagace.
—Toi,tuvast’ensortir.Ademain!
Nousétionsdevantl’immeubledematante.Unejournéedepassée,plusque168àtenir.
3
Deux semaines s’écoulèrent, deux semaines et demie… Je pris l’habitude de cocher les jours
dansmonagendacommeunbagnard.Letempsnepassapasplusvitepourautant.
Je ne savais jamais sur quel pied danser avec Jenn : certains jours, elle me parlait
chaleureusement,d’autresfois,elleserecroquevillaitàsaplace,têtebasse,enfaisantcommesije
n’existaispas.Sansdouteredoutait-elledesemettreKristinàdos.
Cisco,lui,étaittoujoursprésentettoujoursagréable.Nousdevenionsdevraisamisetgrâceà
lui,j’avaistoujoursquelqu’unàquiparleràlacafétéria.Oui,biensûr,Austinmeparlaitaussimais
lui,ilcherchaitjusteàmerecruterpourjenesaisquelcomitédebénévoles.
Angelique, ma partenaire de chimie, refusait de déjeuner au lycée ; quand il faisait beau, nous
sortionsquelquefoistouteslesdeuxprendrequelquechosedanslequartieretnouspromenerune
petite heure. Nous nous entendions vraiment très bien, ce que certains de nos petits camarades
admettaient mal : ils ne supportaient pas son côté original (un jour, elle avait expliqué à un
professeurqu’ellenepouvaitpasrendreundevoiràcausedelaphasedelalune).
Ellem’avaitgénéreusementproposéderecopiertoutessesnotes,unformidablebonuscarelle
étaitl’unedesmeilleuresdelaclasse.Etboursière;résultat,lessnobsdulycéelatraitaientcomme
siellearrivaittoutdroitd’uneléproserieetnond’unimmeubledelaXeAvenue.Personnellement,
plus je la côtoyais, plus elle me plaisait, et comme certains de ses détracteurs ne m’avaient pas
encore adressé la parole, mon choix était vite fait. Pour couronner le tout, elle m’avoua un jour
qu’elleexagéraitsescroyancespourlesimpleplaisirdeprovoquerlesautres.
— Ils ne connaissent rien à rien, je peux leur raconter les bobards les plus énormes et ils
marchentàtouslescoups.Tuverraisleurtête!
Cejour-là,nousmangionsdesknishsurunbancdeCentralPark.Elleenchaîna:
—Jesuisvraimentunesorcière,etmamèreaussi,maiscen’estpasdutoutcommecequ’on
voitdanslesfilms.D’accord,ilexistevraimentdessorcièresquicherchentàfairelemal,mamère
en a croisé quelques-unes, mais la plupart sont tout à fait positives ! Moi, je vois les auras et je
perçoislesénergies,maisjenevaispastementir,j’adoremettrelesmoutonsdulycéemalàl’aise.
Quelquefois,j’inventedeshistoiresrienquepourlesfaireflipper.
Lemêmeaprès-midi,aulabo,elleréussithautlamainsonexpérienceetexpliquaavecleplus
grandsérieuxqu’elleentendaitlavoixdesproduitschimiques.Puisellemelançaunclind’œilen
douce.
Grâce à elle, j’ai vite rattrapé mon retard. Les cours n’étaient pas particulièrement difficiles à
Vince A, juste très compétitifs. Je me donnais tout de même à fond pour mes études car j’avais
décidé que je voulais figurer sur la liste des meilleurs élèves, et aussi pour faire plaisir à ma
tante…n’importequoipouroubliermonobsessionpourBrendan.
Devinez qui figurait régulièrement au tableau d’honneur ? Brendan Alexander Salinger. Et
Austinquileconsidéraitcommeuncrétinprimaire…
Mondeuxièmejour,enlevoyantentreràgrandspasencoursd’anglais,moncerveauavaittout
simplementcessédefonctionner.Ilétaitincroyable,irrésistibleavecsescheveuxnoirsenpétard,
sachemiseàmoitiésortiedesonpantalon,sacravatemalnouée.Surunautre,celookauraitfait
négligé,surlui…onauraitditqu’ilétaittombédulitdirectementsurleplateaud’unepubpourles
jeans.
Sesyeuxvertslumineuxs’étaientrivésauxmiens,cequej’avaisinterprétécommeuneinvitation
àdire«Salut».Enretour,j’avaiseudroitàunbrefcoupdementonetils’étaitlaissétomberàsa
placesansunmot.Laclaque!Parlasuite,quandilentreraitencours(généralementenretardmais
sans jamais écoper de la moindre réprimande), une sorte de fatalité était à l’œuvre : j’allais
systématiquement lever les yeux au mauvais moment, croiser son regard… et baisser la tête sur
monShakespeare,tiraillantmonpendentifetlisantetrelisantlemêmeversunebonnedizainede
fois.Jeneparvenaisàmedétendrequ’unefoisqu’ils’installaitenmetournantledos.
Ce scénario se rejouait chaque jour, comme un cercle de l’enfer oublié de Dante. Je ne
comprenais même pas pourquoi il me faisait autant d’effet ! Heureusement, en dehors du cours
d’anglais,c’étaitfaciledel’éviter.Jen’allaisplusregarderlesgarçonsjoueraubasketaprèsles
cours,j’avaisexpliquéàAshleyquejen’avaispasletemps:j’envisageaisderejoindrel’équipede
courseàpiedetjedevaistravaillermonenduranceenfaisantdujoggingdansleparc.Elletrouvait
cetteidéeridicule.
—Cen’estpasuneéquipe,ilsnefontaucunecompétition.C’estunclub.LeRunningClub,çane
s’inventepas.Ilsnefontriend’autrequ’allerauparcetcourirenrond.
—Tuplaisantes?
Incrédule,jemereprésentailesfillesdulycéetrottantdanslesalléesduparcentalonsaiguilles.
Amoncoupdesifflet!IlyaunsacVuittoncachédanslepérimètre.Ilserapourlapremièrequile
trouvera!Etelless’éparpilleraientausignal,leurlouloudePoméraniesouslebras…
Jeformaisdoncuneéquipedecourseàpiedàunepersonne.Chaquejour,jequittaislelycéepar
la porte du gymnase, stratégie qui me permettait d’éviter à la fois Brendan et Anthony. Je tenais
beaucoupàlesévitertousdeuxmaispourdesraisonstrèsdifférentes:jeredoutaisdemejeteràla
têtedeBrendanetdevomirsurAnthony.
Aprèsdeuxsemainesetdemiede«Disdonc,elleestàcroquer,lanouvelle!»et«Quandest-ce
quetumedonnestonnuméro?»Anthonyfinitparmecoincersurleseuilducoursd’anglais.
— Qu’est-ce qu’une fille chaude bouillante comme toi fait à traîner avec une folle comme
Angela?
Ses yeux bleus très froids me détaillaient de la tête aux pieds, il s’appuyait au montant de la
porte,lebrasentraversdupassage.
—Elles’appelleAngelique,corrigeai-jefroidement.Etellen’estpasfolle.
—Attends,Emily,jesaisquiesttatante!Neperdspastontempsaveccettepaumée,jepeuxte
présenterceuxqu’ilfautconnaître.
—Jepréfèrelaconnaître,elle.Aumoins,ellesaitcommentjem’appelle.
—Oh!allez,tunevaspasratertachancedeprofiterdetoutça.
Stupéfiant:ilpassaitsespaumessursapoitrinemusclée.Ensuite,ilvoulutécartermafrangede
mesyeux;furieuse,jerabattissagrossemaind’uneclaqueetlà,sonsouriredevinttrèsméchant.
—Jeteconseilledefairegaffe.Cen’estpasmoiquemesparentsontabandonnéechezmatante
pourpouvoirvivreleurvie.Jenesaispassitumesurestachancequejet’adresselaparole.
C’estlàqu’ilm’afaitunimmondeclind’œilenajoutanttoutbas:
—Quandtuteserasdécidée…préviens-moi.
Avantquejenepuisseréagir,ilestpartis’asseoiràsaplace.Mêmesadémarcheétaitarrogante.
J’entendaisM.Emersondansl’escalierderrièremoi.Vite,jesuisentréeàmontourenlançant
unemoueéloquenteàCiscoetenm’efforçantd’éviterleregarddeBrendan.Génial:pourunefois
qu’ilarrivaitencoursàl’heure,ilassistaitàmadisputeavecsoncopain.
—Qu’est-cequ’iltevoulait?meglissaCisco.
Je me penchais pour lui répondre quand M. Emerson entra, traînant les pieds et toussant
lamentablement. Voilà au moins dix jours qu’il traînait un mauvais rhume. Condition qui
s’accordaitmalaveclessonnetsdeShakespeare!Ilvoulutlirequelquesversmaiss’étouffadans
unenouvellequinte.J’avaisunpeupitiédeluimaisfranchement,ilétaitassezrépugnant.Ilfinitpar
reprendresonsouffle,maisdécidadenousfairelireàsaplace.
—Vous,dit-ilentendantledoigtversAustinavantdesemoucherdenouveau.Pagetinquantegatre.
Austin eut l’air très content d’être choisi. Lui, du moment qu’on lui demandait de participer !
Avecunenthousiasmeunpeuinquiétant,ils’estpenchésurledeuxièmesonnet.
—Lorsquequarantehiversferontsiègeàtonfront…
Il déclamait avec une emphase ridicule. J’ai réprimé un soupir, jeté un regard à la ronde… et
croisé le regard fixe d’Anthony, qui se lécha langoureusement les lèvres. Révoltant. Je me suis
hâtée de détourner les yeux ; pour éviter toute mauvaise surprise, le plus sûr était encore de
regarderparlafenêtre.Pourunefois,ilfaisaitgrandsoleil.J’aieuuneenvieterribledesécherle
restedescours.Ilfaisaituntempsidéalpourcouriretj’avaisbesoind’échapperquelquesheuresau
lycée.
Surunnouveausoupir,jemesuisperduedanslacontemplationdemesfourches.Voilàdesmois
que j’aurais dû aller chez le coiffeur. Pourquoi, mais pourquoi Anthony s’intéressait-il à moi ?
J’étaismillefoismoinsprésentablequelespetitesprincessesdelaclasse.
Austinavaitterminédemassacrersonsonnet.M.Emersondemandaunvolontairepourlirele
suivantetKristinlevaaussitôtlamain.Elleavaitunetelleenviedesefairemousserqu’elles’étirait
commeunefolleversleplafond,uneseulefessesursachaise.LorsqueM.Emersonagitaunemain
molle dans sa direction, elle lui offrit un petit sourire modeste, se leva (Austin était resté à sa
place), rejeta ses cheveux en arrière et se lança. En déclamant comme une tragédienne du
XIXe siècle, et en mettant une émotion dingue dans chaque mot. A côté de la sienne, la lecture
d’Austinavaitétéunmodèledesobriété.Atterrée,morted’ennui,jemesuiseffondréesurmatable.
—Tepuis-jecompareràunbeaujourd’été?
Elle insistait sur les mots à tort et à travers. Cisco a fait semblant de se tirer une balle dans la
tête;j’aipouffépuis,découragée,jemesuisdenouveauintéresséeàmescheveux.
—EmmaConnor.
Je me suis redressée d’un bond. M. Emerson avait les yeux braqués sur moi, je venais de me
fairesurprendreauxabonnésabsents.
—Hein?Jeveuxdire,oui,m’sieur?
—JevousdemandedelirelesonnetXXIX.Etlevez-vous,jevousprie.
Ilpartitdansuneaffreusequintedetoux.Vitejetournailespages…Oh!non,pascelui-là!Jene
savaispascequelethèmeavaitpusignifierpourShakespeare,maiscepoèmemeparlaitauniveau
leplusintime.Ilnefaudraitsurtoutpaslaissermavoixsefêlersurlemot«solitaire».
J’ai respiré à fond et me suis levée en tenant mon livre devant moi comme un bouclier.
Négligemment,j’aimislepoingdevantmeslèvrespourm’éclaircirlagorge,enexagérantjustece
qu’ilfallait—unepetitemanœuvrequimevalutunrirediscretdelapartdemescamarades.Puis
jemesuismiseàlired’unevoixferme:
—Lorsque,endisgrâceauxyeuxduSortetdeshumains
Jemeprendsàpleurermonexilsolitaire
Harcelantlecielsourddegémissementsvains
Maudissantmondestinquandjemeconsidère…
Devant moi, Brendan a changé de position : il s’est tourné de côté, la joue posée sur ses bras
croisés, et m’a fixée à travers ses longs cils noirs. Des cils qui devaient être doux comme du
velours.Mavoixs’estéteinte,jesuisrestéeprisedanssonregardvert…uninstantseulement,puis
unesortedepaniqueintérieurem’asaisie.Troublée,lesmainscrispéessurmonlivre,jemesuis
replongéedansmontexte;jesentaistoujoursleregardémeraudedeBrendansurmoi,maisjeme
concentrais de toutes mes forces sur les vers imprimés. Pourtant, vers la fin du sonnet, une
impulsion bizarre m’a poussée à chercher de nouveau ce regard et je lui ai adressé les deux
derniersvers.
—Tonamourrappelém’apportetelstrésors
Quepourceluidesroisneveuxchangermonsort.
Voilà,c’étaitfini.Jemesuisrassiseenlissantmajupeplissée.Brendanrestaittournéversmoi,il
mefixaittoujours.Lebonheur?Ehbien,non:ilm’avaittraitéecommeunepestiféréeetceregard
m’étaittoutàfaitinsupportable.Lesyeuxrivésàmapage,j’aiattenduqu’ilsedétourne.Enfin,ce
fut plus fort que moi : j’ai relevé la tête, plongé dans son regard. Il a cligné des paupières,
lentement, comme un chat. Son visage, qui depuis deux semaines et demie se figeait comme du
bétonchaquefoisqu’ilmevoyait,s’estadouci.J’auraismêmejuréquejel’avaisvuébaucherun
sourire.
M.Emersontoussaàfendrel’âmeetdésignaunautrelecteur.Jedétournailesyeux,etBrendan
seremitfaceautableau.
***
Cetaprès-midi-là,àCentralPark,CarouseldeBlink-182étaitentêtedemaplaylist.Jecourais
vite,enrespirantàpleinspoumonsl’airpiquantdel’automne.Jecommençaisàm’habitueràsentir,
enplusdesodeursdefeuillesmortesetdeterreau,leseffluvesdesstandsdehotdogsetdebretzels
quisesuccédaientdanslesalléesduparc.
Toutencourant,jefredonnaisenpensantàCiscoetAngelique,mesnouveauxamis.Jennaussi
étaitcool,mêmes’ilyavaitdesjoursoùellen’adressaitlaparoleàpersonne.J’imaginaisaussi
des tableaux plaisants, par exemple Kristin faisant une réaction allergique à ses séances d’UV, se
transformantdéfinitivementenorange…
Puisj’aifermélesyeuxuninstantenpensantaucoursd’anglaisetàcesonnetauqueljem’étais
identifiée.Pendantmalecture,quelquessecondes,j’avaisréellementétécetteproscriteréconfortée
dans sa solitude par le souvenir d’un grand amour. Comme j’aurais aimé savoir ce que l’on
ressentaitquandonavaitprèsdesoiquelqu’und’unique,capabledevousfaireoubliertoutesles
épreuves!Capabledevousouvrirlaportedubonheur…
A bout de souffle, je m’arrêtai court. Emportée par mes pensées, j’étais allée très loin : je me
retrouvaisàBethesdaFountain,undemescoinspréférésduparc.Aujourd’huipourtant,lafontaine
somptueusemelaissaitindifférente,jenevoyaisqu’unvisage,desyeuxverts.Desyeuxquineme
détestaientpas,malgrél’attitudedistantedeleurpropriétaire.
— Mais pourquoi est-ce que je pense à toi tout le temps, ai-je murmuré. Brendan, à quoi tu
joues?
Adosséeàunlampadaire,jecherchaisàmaîtrisermonsouffleetmespenséesquand,au-dessus
dematête,lalumièreavacillé.Tiens…?J’ailevélesyeuxversleglobeincandescent;pendant
quelquessecondes,ilabrûléavecuneintensitéinouïe,puisilyaeuuncrépitementbrutal.Unpeu
effrayée, j’ai reculé, à l’instant précis où l’ampoule éclatait. Des fragments ont claqué contre le
verreplusépaisducache,uneodeurâcrem’aarrachéunegrimace.Commelecrépusculesemblait
sombretoutàcoup!Lanuittombait,ilétaitl’heurederentrer.
4
—Emma,jepeuxtedemanderquelquechose?
C’étaitlelendemain,àlacafétéria;Ciscosepenchaitversmoienparlanttrèsbas,surletonde
laconfidence.Cegarçonétaitvraimentadorable:aussirichequelesautres,iln’avaitpasuneonce
desnobisme.J’airépondusurlemêmeton:
— Oui, bien sûr. Oh ! regarde… Même les sandwichs sont cauchemardesques, regarde cette
laitue,jepréféreraismangermaserviette.
Frémissanted’horreur,jeluiaimontrélafeuillelividequejevenaisd’extrairedemonsandwich
maisilarefusédeselaisserdistraire.
—Rejoins-moidanslacourquandtuaurasfinidemanger.
Désabusée,j’aicontemplél’amasdeconfettispâteuxémiettésurmonplateau.
—Jecroisbienquej’aiterminé.
Nous sommes sortis ensemble, mais il n’a rien dit de plus tant qu’il a cru qu’on pouvait nous
entendre.Sonmanègecommençaitsérieusementàm’intriguer!Quandilaestiméquenousétions
suffisammentisolés,ils’estplantédevantmoi,ledosunpeuvoûtéetlesmainsenfoncéesdansles
pochesdesonpantalon.
—Tufaisquoi,demainsoir?
Ah.C’étaitpeut-êtreidiotdemapartmaisjenem’yattendaispasdutout.PasdelapartdeCisco
entoutcas!Demavoixlaplusdésinvolte,j’airépondu:
—Vendredi?Oh!pasgrand-chose.J’iraipeut-êtrevoirunfilmavecmacousine,pourquoi?
—Ehbien…
Sonattitudeétaitbizarre,ilsemblaitàlafoistrèsinquietettrèsdéterminé.
—Voilà:legroupedemoncopainGabe…monpetitcopainGabejouedemaindansunbar.Tu
veuxvenir?Moi,j’yvaisavecmacousineetquelquescopains.Viens,ceseracool.
—Oh!tu…C’étaitdoncça!
Quelsoulagement!Ciscoétaitunecrème,ettrèsséduisantavecsesépaischeveuxbrunsetses
yeux chocolat si chaleureux mais moi… Eh bien, même si ça me dérangeait de me l’avouer, je
m’intéressaisàunautre.
—Tuasl’airsoulagée,a-t-ilglisséavecunsourire.
—Pourêtretoutàfaitfranche,j’aicruquetuallaismedemanderdesortiravectoiet…jesuis
envacances.Jeveuxdire,envacancesdesgarçons.
Jeparlaistrop,tropvite,c’étaitnerveux.
— Après tout, on s’entend bien, tu sais que je t’apprécie énormément, et tu faisais tous ces
mystèresenvoulantmeparlerloindesautres…
—Machérie,tuesadorablemaispasdutoutmongenre!
J’aifaitsemblantd’êtrevexée,nousavonséclatéderireetjemesuisécriéespontanément:
—C’estgénialquandonpeutseparlerfranchementettoutsedire!
Ilaapprouvédelatête,uneréelleaffectiondansleregard.Sérieuxtoutàcoup,ilalancé:
—C’estjustequejeneveuxpasquelesautress’intéressentàmesaffaires.Maviesentimentale
neregardequemoiet…jenesaispassituconnaislevocabulaireduvestiairedesgarçons?Ondit
«c’esttellementgay»pourdirequec’estnul,ou«pashomo»pourdire«pasquestion».Cen’est
pasdutoutl’ambiancedanslaquelletupeuxfairetoncoming-out!
—C’esthorrible,ai-jecompati.
Commejelecomprenais!Etcommej’étaistouchéequ’ilaitsentiqu’ilpouvaitseconfieràmoi.
—Ecoute,jevaisdemanderàmatantemaisjesuisàpeuprèssûrequejepourraivenir.
—C’estcool!
L’air tout content, il m’a donné une adresse et son numéro de portable. Nous devions nous
retrouveràl’angledelaIIIeAvenueetdela91eRue.
***
EnrentrantavecAshleycesoir-là,jeluiaiannoncéquejesortaislelendemainavecCiscoetses
copains.J’avaisunpeupeurdelavexer:depuismonarrivée,nousnousretrouvionstouslesweekends pour voir un film ou jouer au billard. Si elle avait prévu quelque chose avec ses propres
copines, elle m’invitait toujours à les rejoindre et là, je ne pouvais pas lui rendre la pareille.
D’ailleurs,quandellesavaientprévuquelquechosedeleurcôté,jeleslaissaisgénéralemententre
elles.Jetrouvaissesamiestellementplusgaminesqu’elle!
Monadorablecousineajusteeul’airtristeunefractiondeseconde,puiselles’estressaisie.
—Cool!C’estbonpourtoidesortir,etFranciscon’estpasmaldutout.
—Attends,non,cen’estpas…
—Pourquoipas,ilestcraquant!Beaugosse,unebellecarruredesportifetenplus,ilestsuper
gentil.Lagentillesse,çacompte!
—Jesuistoutàfaitd’accordavectoimaisonestamis,sansplus.
Ashleyseficheraitdesavoirqu’ilpréféraitlesgarçons,maisjenepouvaispasmepermettrede
leluidire.L’infonem’appartenaitpas,etelleauraitputoutrévéler,sanspenseràmal.
—Bref,tucroisquetanteChristineserad’accord?
Jenem’attendaispasàsaréponse:uneénormecrisederire.Celadurasilongtempsquejefinis
parperdrepatience.
—Maisquoi,explique!
—Tuplaisantes?s’est-elleécriéeàtraversleslarmesquilaissaientdestraînéesiridescentesde
maquillagesursesjoues.TanteChristineserafolledejoiedetevoirsortiravecquelqu’und’autre
quemoi.Tuterendscompte?Tuvascarrémenttecoucheraprès21heurespourunefois!Jet’en
prie,Emma,tuviscommeunevieilledame!Bientôt,tut’inscrirasauxtournoisdebingo.
—Bon,d’accord,j’aicompris…
—Encoreunpeuettutemettaisàchiperlessachetsdesucredanslesrestaurants…
Trop contente de me taquiner, elle a continué sur le même registre jusqu’à la porte de
l’immeubledesesparents,surla62eRue.
Ce soir-là, pendant que je débarrassais la table (ma tante avait commandé un repas indien à
emporter),jemesuisdécidéeàaborderlesujet.
—TanteChristine?Ungarçondemaclassem’ainvitéedemainsoir…
—Quelgarçon?
Ellemeposalaquestiondistraitement,sanscesserdesonderlesprofondeursducocktailqu’elle
faisaittournerdanssonverre.Autrefois,mononcleGeorgeetellebuvaientchaquesoiruncocktail
àlasantél’undel’autre;maintenantqu’elleétaitveuve,ellemaintenaitlatradition.Ellepréparait
toujoursdeuxverresetn’enbuvaitqu’unseul.
—Cisco,répondis-je.JeveuxdireFranciscoFernandez.
—Jeconnaislafamille,biensûr.
D’ungestedistrait,ellelissasesbouclesbrunes.
— Sa mère est absolument charmante. Sa sœur et sa cousine sont aussi passées par la Vincent
Academy.LejeuneFrancisco?Aucunproblème.
Puisellem’aregardée,etdemandé:
—Jesuiscenséetedireàquelleheuretudoisrentrer?
—Euh…jenesaispas.
Etpourcause.J’étaisencoresipetiteàlamortdemamère;onnefaitpaslatournéedesboîtes
denuitàquinzeans.AvecHenry,c’étaittoutl’unoutoutl’autre,soitilnemefixaitaucuncouvrefeu, soit j’avais ordre de rentrer à la maison immédiatement après les cours. Si bien que je ne
tenaisaucuncomptedesesinstructions.
TanteChristineetmoi,nousnoussommedévisagées,puiselleadécidé:
— Voilà ce qu’on va faire. Si l’un des autres te dit à quelle heure ils doivent rentrer, tu
répondras:«Mêmechosepourmoi.»
—Merci,tanteChristine,ai-jedit,toutétonnée.
Elleahaussélesépaulesetditgaiement:
—Jusque-là,tun’asrienfaitpourperdremaconfiance!Jetelaisseraidel’argentsurlemeuble
del’entrée.Tut’achèterasunchemisieroucequetuvoudras.
Jemesuisprécipitéepourl’embrasser.
—Merci!
Ellesentaitmerveilleusementbon.J’aireconnuBeautiful,deEstéeLauder.
***
Lelendemain,encoursdelatin,jefixaissiattentivementlesaiguillesdel’horlogequejen’ai
pas raté une seule étape de leur tour du cadran. 2:51. 2:52. 2:53. 2;52. Quoi ? 2:52 ? L’aiguille
reculait?Jemesuisfrottélesyeux.Non,letempsnes’étaitpasmisàpasseràrebours,plusquesix
minutesetjepourraissortir.Ashleyetmoi,nousirionsm’acheterunchemisierneuf.Celatombait
vraimentbien,jen’avaispasgrand-choseàmemettre.Unefoismadécisionprisedevenirchez
tante Christine, j’avais fait mes bagages très vite et je n’étais jamais retournée chercher ce que
j’avaislaisséàKeansburg.Jesupposaisqu’entre-temps,Henryavaitvendutoutesmesaffaires,et
fourrétousmessouvenirsdansdessacs-poubelle.Detempsentemps,jecherchaisunchemisierou
unsweatetjem’apercevaisquejel’avaisoubliéaulingesale,oudansmapenderie.
Alacloche,j’aijaillidemonsiègepourmeprécipiterverslesous-soletmoncasier.Jedevais
metrouversurlaIIIeAvenueà20heuresprécises;sijerataislecoche,commejen’avaispasde
portable,lesautresnepourraientpasmejoindrepourmedireoùlesretrouver.
J’avaiseuunportable,commetoutlemonde.Untrèsjoliportableviolet,chargéàblocdemes
sonneriespréférées,maisjel’avaisoubliéàKeansburg,luiaussi.Danssonchargeur,surlatable
denuit.Surlemoment,jel’avaisàpeineregretté.Depuisletempsqu’ilnesonnaitplus!
Le shopping avec Ashley, c’était fun, même si elle fit tout pour me dissuader d’acheter le
chemisiernoirtoutsimplequejevoulais,avecdesmancheslonguesetundécolletécarré.Moi,je
trouvaisqu’ilseraitparfaitavecunjean.Jen’avaisencorejamaisvulesautresencivil,jeveuxdire
sans leur uniforme, et ce serait la première fois qu’eux-mêmes me verraient habillée autrement.
C’étaitdélicatetjepréféraisnepasprendrederisques.
—Oh!allez,celui-ciiraittellementbienavectesyeux!
Elleeutbeaumesupplier,etmemettresousleneztoutessortesdecouleursvives,cefutlenoir.
Nous sommes rentrées d’un pas tranquille, en admirant les vitrines des boutiques de luxe de
MadisonAvenue.Sanssavoirpourquoi,j’aipenséàBrendanenmedemandantcequ’ilfaisaitde
sesvendredissoir.Ilavaitforcémentunepetiteamie…oumêmeplusieurs.Ashleydisaitqu’ilétait
DJàsesmomentsperdus;ilpasseraitprobablementlasoiréeàfairepulserunclubselectoùl’on
n’entrait que sur invitation, tandis que des filles au look de mannequin se bousculaient pour
effleurersamanche.Commejelescomprenais!
Cette situation était… détestable, je n’avais jamais éprouvé cela, pas même pour mon premier
petitcopain,quandj’étaisfreshman.Jenefantasmaispassurlefaitdesortiraveclui,oudeglisser
lesmainsdanssescheveuxendésordre(enfin,pasbeaucoup);j’étaisjusteavided’ensavoirplusà
son sujet. Je voulais tout connaître de lui, ses groupes et ses films préférés, sa façon de voir le
monde.Savoirsisespenséesdérivaientquelquefoisversmoi,commelesmiennesdérivaientvers
lui. Il était présent en moi en permanence. Si présent que je venais d’oublier pendant plusieurs
minutesl’existencedemapetitecousine.
—Ilm’afaitunclind’œil.Jet’assure!gazouillait-elledesapetitevoixhautperchée.
Mon subconscient avait dû suivre un peu mieux que moi : j’ai compris qu’elle parlait d’un
garçonplusâgéqu’ellevoyaitdeuxfoisparsemaineàl’étude.
—EtsurFacebook,iln’arrêtepasdem’envoyerdesbaisers,cegenredetrucs.C’estridicule,
personnenefaitça!Ilesttellement…craquant.
Letempsd’arrivercheztanteChristine,ellem’avaitdonnétouslesdétails…etl’hommedeses
rêvesn’étaitautrequeleGrandBlond,laTacheuniverselle,l’horribleAnthony.Asesyeux,ilétait
leplusgrandtriomphedel’humanitédepuisl’inventiondessoutiens-gorgepush-up.
—Ash,jenevoudraispastefairedelapeine,maispasplustardqu’hier,il…
Commentluidirecelasansluidonnerl’impressionquejeluifaisaisdel’ombre?
—…ilfaisaitduplatàunefilledemaclasse.Ilatrèsmalréagiquandellel’aenvoyépaître.
Hargneux.Pascool.
—Oh!non,iln’estpasméchant,soupira-t-elle,rêveuse.
Ellesortitdel’ascenseurentourbillonnantsurelle-même.Deplusenplusinquiète,j’insistai:
—Jecroisquesi,justement.Pasnetentoutcas.
Ashleyposasurmoiunregardgrave,presquefroid.
—Ilmeplaît,d’accord?J’aiencoreledroit?EtpuisonseparlesurFacebook,cen’estpasla
findumonde!
Jeconnaissaiscetonbuté,c’étaitdefamille.Mamanmel’avaitlégué,etAshleyl’avaithéritéde
sonpère,quiétaitlefrèredemamère.Tempêteenvue!Avecunsoupir,j’aiglissémaclédansla
serrure.J’allaisdevoirouvrirl’œiletpareràlacasse.
—Jepensejustequetunedevraispas…
Jen’aimêmepaseuletempsdeterminermaphrase.Avecundeceshurlementsdontelleavaitle
secret,Ashleys’estprécipitéeverslatabledelacuisine.
—Enfin!
Elles’étaitemparéed’unobjetposéàcôtédelasalièreWaterford.J’aipiailléàmontour:
—Unportable?
UnpetitPost-itétaitglissésouslasalière.
«J’aipenséqu’ilt’enfaudraitun.Lejeunehommedumagasinl’aprogrammépourmoi.N’appellepaslaChineet
amuse-toibiencesoir.Baisers,tanteChristine»
— Elle est géniale, je l’adore, ai-je murmuré en retournant le petit appareil brillant entre mes
mains.
—Ilétaittempsquetuaiesunportable!s’estexclaméeAshleyenfeuilletantlemoded’emploi.
Vite,appelle-moipourquej’aietonnuméro.Ettumeferasuntextocesoirpourmedires’ils’est
passéquelquechoseavecCisco.
Pourlacentièmefois,j’aivoululuiexpliquerquejenesortaispasavecCisco.Sansm’écouter,
ellem’apousséeverslaportedemachambre.
—Maisqu’est-cequetuattends,ilfauttepréparer!
Ilm’afalluprèsdedeuxheures.J’aiterminéenlissantmescheveuxaufer.Çan’apasétéfacile,
maisj’aifiniparobtenirunrideauparfaitementhomogène.Restaitleproblèmedemafrangedix
fois trop longue… qui avait tout de même un avantage puisque son poids aplatissait mon épi
rebelle.J’aitentéuneraiesurlecôtéenépinglantlescheveuxsurmatempe.
Ashleymeregardaitfaireavecbeaucoupdeplaisir.Pasétonnantqu’ellecroiequejesortaisavec
Cisco:jemedonnaisbeaucoupdemal,exactementcommesic’étaitunrendez-vous.Allezsavoir
pourquoi?Ilmesemblaitquejedevaisabsolumentêtrejoliecesoir.Sansdouteparcequej’avais
letrac,jevoulaisqu’onm’accepte,qu’onm’apprécie;jevoulaisfairepartiedelabande.
—Moinsdenoirauxyeux,adécrétéAshley.
Assise par terre au pied de mon lit, mon maquillage éparpillé autour de moi, je travaillais
penchéeverslemiroirenpiedfixéàmaporte.Lementonsurmonépaule,Ashleyarepris:
—Tudevraisoserunpeudecouleur,unvertouunrosevifpouravivertonregard.C’estton
meilleuratout.
—Tuparles,ai-jegrognéenajoutantencoredunoiretenfrottantpourobtenirunlooksmoky.
Toutelafamillealesyeuxbleussaufmoi.Moi,jen’aiquedesyeuxmarronbienordinaires.
—Non,ilssontbeaux,jet’assure.
Sesyeuxcristallinsbrillantdejoie,elles’estjetéesurmonlitenlançantsesjambesenl’air.
—Ilsnesontpasmarron,ilssontplusclairs.Pasnoisettenonplus,attends,jevaistrouverun
nompourcettecouleur.Vison!Oui,c’estça,ilssontcouleurvison.
Elleriaitcommeunefolle.Jemesuismiseàrireaussiencriant:
—C’esttoi,levison!
Ellem’ajetéuncoussinàlatête,puissonregards’estposésurleréveil,àmonchevet,etelle
s’estredresséed’unedétente,affolée.
—Maisdépêche-toi!Ilestdéjà7h20,iltefaudraaumoinstrente-cinqminutespourallerlà-bas
àpied.
Pourtoutcequitouchaitautiming,jefaisaisentièrementconfianceàAshley,laNew-Yorkaise
detoujours.Moi,jenem’ensortaispas:commej’allaispartoutàpied,jecroyaistoujoursêtreà
cinqminutesdel’endroitoùjedevaismerendre.Jemetrompais,bienentendu,etjepassaismon
tempsàcourir.C’étaittoutdemêmeuncomble:aumomentoùjevenaisenfindedécrochermon
pré-permisdeconduire,jemeretrouvaisparachutéeàManhattan,oùpersonneneconduisait.Tante
Christinen’avaitmêmepaslepermis.
Jemesuisprécipitéesurleplacard,j’aisortimesbottesnoiresd’uncartonnonencoredéballé,
jelesaienfiléespar-dessusmonjeanetjemesuistournéeversmacousine.
—Jesuiscomment?
Ashleymedétaillaavecbeaucoupd’attention.
—Retiretonpendentif.Ilgâchelalignedetondécolleté.
Jemesuistournéeverslemiroir.Ellen’avaitpastort,maisjeneretiraisjamaismonpendentif.
C’étaituncadeaudemonfrère,etàpeuprèstoutcequimerestaitdelui.Enguisedecompromis,
j’aicachélemédaillonsousmonchemisier;onnevoyaitplusquelefinechaîned’argent.
—C’estmieux?
—Beaucoupmieux.Nebougepas.
Samainplongeaitdéjàdanssasacoche,enressortaitavecunpetitflacon.
—Ah,non!ai-jehurléenreculant.
Jemesouvenaisencoreduparfumsucrévomitifdontellem’avaitaspergéeladernièrefois.
—C’estpaslemême,a-t-ellesoupiréenmetendantleflacon.
Prudemment,j’aireniflé.D’accord,celui-ciétaitbeaucoupmieux.Ilsentaitmêmetrèsbon,une
fragrance légère, presque ensoleillée. Je hochai la tête, approbatrice, et la laissai actionner le
piston.
—Maintenant,tusensbon,déclaraAshley,satisfaite.Parcequ’avant…ouh,là,là!
Jecourusl’embrasseretprisunegranderespirationenlissantmonchemisierneuf.
—Bon,jeferaisbiend’yaller.
5
Il faisait froid. Serrée dans mon blouson de cuir, je remontais la IIIe Avenue d’un pas vif en
regrettantden’avoirpasprisuneécharpe.Oumêmeunmanteaubienchaud!Jeneconnaissaispas
encorelescapricesdelamétéonew-yorkaise,oùonpeutbouillirunjouretgrelotterlelendemain.
Enarrivantenvuedela91eRue,j’aisortimonportableneufpourvérifierl’heure.Huitminutes
de retard, autant dire que j’étais en avance et pourtant, le trottoir était désert. Me faisait-on une
mauvaise blague ? Cisco était-il caché quelque part, mort de rire de voir la loseuse de service
plantéelààattendredescopainsquineviendraientjamais?Etmoiquivenaisdepasseruneheure
surmescheveux!Jecroisbienquecefurentlesminuteslespluslonguesdemonexistence.
—Hé,chica!
Ouf!Franciscoarrivait,flanquédetroisamis.Rougedesoulagement,jebrandismonnouveau
portable.
—Regarde!
—Çayest,tuasdécouvertlatechnologie?
Ilmepritl’appareildesmainsenriantetappelasonproprenuméropourlemettreàlamémoire.
—JeteprésentemacousineSamantha,ajouta-t-ilaussitôt,etsonpetitcopainOmar.Ilssesont
échappésdeVinceAl’andernier.EtvoilàDerek,uncopain.Lui,ilestàSainte-Agnès,unlycéede
garçons.
Désinvolte,ilmedésignaitsescompagnons,unefilleminuscule,unpeuplusplusâgéequenous,
et deux garçons, un brun et un blond. Quand je leur dis « salut », mon souffle fit un petit nuage
blanc.
—Nousattendonsencorequelqu’un,enchaînaCiscoenmedonnantunpetitcoupdecoudedans
lescôtes.Tiens,j’aipenséàtoi.
Ilasortidesapocheunepetitecarteplastifiéeetmel’atendue,trèscontentdelui.
—Unpermisdeconduire?
— Plus exactement le permis de ma sœur, celle qui a l’âge de commander des boissons
alcoolisées. Tu as là son permis d’apprentissage, elle a eu le permis définitif depuis. Tu lui
ressemblesunpeualorscesoir,tuserasAngieMarieFernandez.J’avaisoubliédetedemandersi
tuavaisunefaussecarted’identité.
—Bon,d’accord,jesuisAngieMarie.Tiens,çatombebien,jesuistoujoursPoissons.
Jesouriaisunpeujauneenétudiantlaphotodupermis.Angieétaitbruneaussimaisàpartcela,
nousnenousressemblionspasdutout.Levraiproblème,c’étaitquejepaniquaisunpeuàl’idée
d’allerdansunbar.Préoccupéeparcespensées,jen’aipastoutdesuiteréaliséqueleretardataire
étaitarrivé.Quandj’airepérélasilhouettequitraversaittranquillementlaruepournousrejoindre,
mesyeuxsesontarrondiscommedesFrisbee.Parchance,personnenemeregardaitàcetinstant
précis,touslesregardsétaientbraquéssur…
Je fus subitement très contente d’avoir soigné mon look. A la Vincent Academy, en uniforme,
Brendan était le garçon le plus irrésistible du lycée. Dans la rue et dans ses propres fringues, il
devenaitlegarçonleplusirrésistibledeManhattan.DetouslesEtats-Unis!Ilétaitabsolumentet
radicalementmongenre,cequin’arrangeaitpasdutoutmesaffaires!IlportaitunT-shirtsombre
par-dessusunautreT-shirtgrisàmancheslongues,avecunbraceletdecuir;sonsweatnoirétait
jetésursonépaulecommes’ilfaisaituntempsnormald’automneetpasunfroidpolaire.Comme
toujours,sescheveuxpartaientdanstouslessens:undésordreréel,paslelookregardez-ce-quej’arrive-à-faire-avec-du-gel.Jevoulaisbienparierqu’ilnepossédaitpasunseulproduitendehors
de son shampooing. Il a salué Cisco d’une de ces étreintes à un bras qui semblent avoir cours à
Manhattanentrelescopainsvraimentproches.Desamisvraimentproches,CiscoetBrendan?
Quand il s’est penché pour embrasser Samantha sur la joue, j’ai instantanément bouilli de
jalousie. (Bon, il la connaissait forcément du lycée puisqu’elle était encore à Vince A l’année
précédente.)Etenfin,sesyeuxvertssesontbraquéssurmoietj’aientendu,detrèsloin,lavoixde
Ciscos’écrier:
—Brendan!Est-cequetuasseulementrencontréEmma?
Sansmequitterdesyeux,ilarépondu:
—Pasofficiellement,non.
—Salut…
J’aivoululajouerdésinvolte,maismavoixs’estfêléeaumilieudumot.Sonregardétaittrès
grave,maisilsouriaitaussi,unpetitsourireauxlèvres.
—Salut,Emma.
Cisconousarassemblésetentraînésunpeuplusloin,versunpetitbarquinepayaitpasdemine
avecsonenseignedenéonrougeclignotante.Les«grands»sontpasséssansencombre;montour
venu,jemesuisplantéedevantlevideurenbrandissantmonfauxpermisdeconduire.Ilalevéles
yeuxaucielenmefaisantsignedepasser.Jemesuisretrouvéedansunesallesombreetbruyante,
pleinedelycéensquividaientdespichetsdebièrebonmarchéetdevieuxquijouaientauxcartes
autourd’unebouteilledewhisky.LasonopassaitunvieuxtubedesGreenDay,lesolétaitcouvert
depeluresdecacahuètes;j’aiglissésurcetapismouvantetmanquém’affalerdevanttoutlemonde
et mourir d’humiliation. Discrètement, j’ai gratté les coquilles collées à mon talon avant de
rejoindremongroupe,déjàalignélelongdubar.Ciscosaluaitungarçonbrun,craquantàsouhait,
quidevaitêtresonamiGabe.
—Merci,c’estsuperd’êtrevenus,disaitcedernieravecchaleur.Jevouspréviens,onn’estpas
géniaux mais tant qu’on ne se fait pas huer, tout devrait bien se passer. C’est toi, Emma ? Cisco
parlebeaucoupdetoi,maisenbien.
Ilétaitabsolumentcharmantetsemblaitenproieàuntracmonstre.Jeluiaisourienripostant:
—Cesontdesmensonges.Jel’aipayépourfairemacom’.
Il a éclaté d’un grand rire, mais son angoisse a vite repris le dessus. Le visage soucieux, il a
répété:
—J’espèreseulementquevousn’attendezpasdesmerveilles.Onn’estpasdesvraispros.
L’accueildeGabem’avaitmiseàl’aise,maisquandjemesuistournéeverslebar,j’aivuquele
seultabouretlibreétaittoutaubout,justeàcôtédeBrendan.Pourgagnerdutemps,j’aidemandé:
—Tujouesquoi,danslegroupe?
— Je suis batteur. Tu sais, ce groupe, c’est juste pour le fun, on est plutôt mauvais. Bon, j’ai
besoindemedonnerducourage,c’estmatournée.Tequilapourtoutlemonde!
Toutlemondeétaitpartant,biensûr.Danslebrouhahaapprobateur,personnen’aremarquémon
silence. Ce n’était pas que je ne buvais jamais ; j’avais avalé mon quota de bière tiède dans les
soiréesdeKeansburg.Seulement,depuisl’accident,çanepassaitplus.Danslesfêtes,jetenaisun
verreàlamain,histoiredemontrerquej’étaisencorefréquentable,maisjenelevidaispas.Etje
n’étais jamais, au grand jamais, entrée dans un bar. Keansburg était un petit bourg, les barmen
connaissaienttouslesmineursparleurprénom.
Ce barman-ci alignait déjà les shots, en les remplissant avec brio ; je me suis perchée sur le
tabouretvideprèsdeBrendanavecunregardfurtifàlarondeet,commepersonnenemeregardait,
j’aisaisimonverre,jetésoncontenupar-dessusmonépaule,etmordudanslarondelledecitron
comme le faisaient les autres. Discrètement, je me suis retournée pour voir si j’avais inondé
quelquechose(ouquelqu’un);uneétoileliquidebrillaitsurleplâtreclairdumur.
— Bon, je vais faire la balance. A tout à l’heure ! a lancé Gabe avec son fabuleux sourire.
Sérieusement,onestnuls,maisnepartezpasavantlafin!
Dèsqu’ils’estéloigné,jemesuispenchéedevantBrendanetSamanthapourdemanderàCisco:
—Ilssontvraimentnulsàcepointouc’estleprochainBlink-182?
—Ilssontmauvais.Gabeestgénialmaislegroupe…
—Tuexagères!protestaSamantha.
Puis,commeCiscobraquaitsurelleunregardsévère,elleaconcédé:
—Enfin,si,ilssontassezépouvantables,àpartGabe.Emma,prépare-toiàsaignerdesoreilles.
Lesdoigtscrochus,elleaimitéungrincementd’onglessurletableaunoir;j’aifaitlagrimace
enriant.Prèsdemoi,Brendanappelaitlebarmandugesteenluitendantunecartedecréditnoire.
—Laprochainetournéeestpourmoi.
Le barman accepta la carte avec respect. Sans paraître remarquer sa réaction, Brendan
commanda:
—Tequila,oucequ’ilsveulent.
Puisilmejetaunregardpar-dessussonépaule.
—Qu’est-cequetuprends?
Toi, torse nu, ai-je pensé. C’était insupportable : dès qu’il m’adressait la parole, j’avais
l’impression que ma tête explosait. Que venait-il de me demander ? Ah, oui, ce que je voulais
boire.
—Oh!jenesaispas,unebière,n’importequoi.
Mon petit air nonchalant n’était pas très réussi : mes mains trahissaient ma nervosité, elles
tiraillaientmonpendentif,lefaisaientcoulissersursachaîne.Gênée,jelefisdenouveauglisser
sousmonchemisier.
—Qu’est-cequec’est?a-t-ildemandéenmontrantsapropregorge.
—Oh!rien,justeunmédaillon.
Sijeluidonnaisunevraieréponse,ilallaitm’interrogersurmonfrère,mafamille…Ilsavait
déjà que je mentais, pas question qu’il découvre pourquoi ! Quand il s’est penché vers moi, j’ai
sentisonshampooing,trèsfrais,unparfumdepluiedeprintemps.Ilm’aglissétoutbas:
—Riennet’obligeàboire.Jemefiche…enfin,personnenetetrouverabizarre.
M’avait-il vue jeter ma tequila ? Il ne semblait pas me trouver nulle pour autant. Le barman
revenait justement avec un nouveau plateau de petits verres ; Brendan a pris le mien et l’a placé
devantluienmurmurantavecunsourireencoin:
—Ilnefautpasgâcherdubonalcool.Ouplutôtunetequilaassezmédiocre.
Sansmequitterdesyeux,ilavidélepetitverred’untrait.Ehbien,jeboiraisunebièrecesoir,
histoire de me refaire une image. Cela servirait au moins à me calmer les nerfs. D’un commun
accord,nousavonspivotésurnostabouretspoursuivrelespréparatifssurlascène.Ledosappuyé
aubar,j’aicherchéunmoyenderelancerlaconversation.
—Donc,tuconnaisbienCisco?
—Noussommesaulycéeensemble,a-t-ilrépondu,trèspince-sans-rire.AlaVincentAcademy.
Tuconnais?
Ilmesouriait,àboutportant.J’aidûperdreunpeulatêtecarjemesuisécriée:
—C’esttoi,laVincentAcademy!
Ilaéclatéd’ungrandrire.
—Qu’est-cequeçaveutdire,ça?
—Jen’enaipaslamoindreidée!
Est-cequejevenaisvraimentdesortircettevieilleblagueaubeauBrendan?Moiquivoulaisme
fairebienvoir!Sanscesserdesourire,ilm’ademandé:
—LegroupedeGabe,c’esttongenredemusique?
—Jenesaismêmepascequ’ilsjouent.Gaben’arrêtepasderépéterqu’ilssontmauvais,alors
jediraisquenon.Jesuiscommeça,jen’écoutequedelabonnemusique.
Ilétaitpeut-êtretempsdemetaire?Avantdemegrillercomplètement?
—Tun’étaispassiloinducompteenparlantdeBlink-182.
D’un geste machinal, il a repoussé ses cheveux en arrière ; les mèches noires sont retombées
dansunstylequ’unautrequeluiauraitpassétroisheuresàréaliser.Lesouffleunpeucourt,j’ai
répondu:
—Danscecas,ilsvontpeut-êtremeplaire.J’adoreBlink.
—Moiaussi.Tuconnaisleursvieuxtubes?
—CommeDudeRanch,oudesmorceauxencoreplusanciens?
Sesyeuxvertsontjetéunéclair.
—Aha!Jevoisquenoussommesmusicologue?
—Oh!non.Jeneconnaispastout,etjesuisincapabledejouerd’uninstrument,maisBuddha,
c’est l’un de mes CD préférés. J’y reviens toujours et chaque fois, je craque pour une chanson
différenteetjelapasseenboucle.
—C’estquoi,tapréférée,encemoment?
—Carousel.
J’allaisendiredavantagequandjemesuisravisée.J’étaisentraindeluilivrerdesinformations
trèsintimes!Auboutdedixminutesdeconversation,jevenaisdeluiavouerqu’unechansonsurla
solitude et l’amour non payé de retour se trouvait en tête de ma playlist. Il allait me trouver
pathétique.
J’aiavaléunegorgéedebièreet,enleregardantdroitdanslesyeux,j’ailancéd’unevoixcalme
etferme:
—Lalignedebasseestgénialemaislesparoles…
Ilsemblasurlepointderépliquer,seravisaàsontouretlâcha:
—Regarde,ilsvontcommencer.
Lesmusiciensfaisaientleurentrée.Lechanteur-guitaristedugroupe,ungrandmaigreavecdes
bouclesmalteintesenrouge,ahurlédanslemicro:
—IciBrokenEcho,vousvoulezdurock’nroll?
La salle n’a guère manifesté d’enthousiasme, les seules acclamations se sont élevées de notre
petitgroupe.Gabesemblaitassezgêné,etsesjouesontviréaurougepivoinequandl’autregarçon
s’estlancédansunriffdeguitareaffreusementfaux.Lefaisait-ilexprès,ouétait-cedel’humourau
seconddegré?Non,levisagetragiquedupauvrebatteurdisaitassezqueleurpetitconcertvenait
deprendreuntrèsmauvaisdépart.
La suite n’a fait que confirmer cette première impression. Gabe avait un réel talent mais le
guitariste gâchait tout. Il prenait des poses grotesques, tirait la langue, faisait les cornes avec ses
doigtsàlamoindreoccasion.Lepremiermorceaun’étaitpasterminéqu’onavaitdéjàenviequ’il
setaise.
Aumilieudeladeuxièmechanson(untubecomplètementmassacrédeMyChemicalRomance),
Brendans’estpenchéversmoiens’accoudantaubar.Lesoufflecoupé,j’ailevélatêteverslui.Ila
articuléàmonoreille:
—Enchimietoutàl’heure,Ciscom’aditqueGabemeurtd’enviedecréersonpropregroupe
maisKenny—c’estleclownquinouscasselesoreilles—comptesurluipourBrokenEchoet
Gabehésiteàlelaissertomber.
Jemesuismiseàrire,parcequeleguitaristeressemblaitvraimentàunclownavecsescheveux
ridicules.Enmêmetemps,lesouffletièdedeBrendaneffleuraitmonoreilleetjefondaissurplace.
Incapable d’articuler un pensée cohérente, je me suis contentée de hocher la tête. Son bras était
toujoursdansmondos,etjemetenaistouteraidesansoserm’appuyercontrelui.
J’ai fini par trouver le courage de me laisser aller en arrière — un petit peu. Il a retiré son
bras…maisseulementpourseretournerletempsdepasserunecommande.Sansunmot,ilm’a
tenduuneautrebière.Attendez,sepréoccupait-ildemoiaupointderemarquerquej’avaisterminé
lapremière?SachantquejenepourraispasmefaireentendredanslaclameurdeBrokenEcho,
j’ai articulé « Merci » et bu la première gorgée. Et Brendan s’est de nouveau appuyé au bar en
étirantsonbrasderrièremoi.
J’ai risqué un regard vers lui, et manqué imploser en découvrant qu’il me regardait aussi.
Timidement,jeluiaisouri,ils’estencorerapproché,sonbrasétaitmaintenant,incontestablement,
serré autour de mes épaules. Chers téléspectateurs, ma période de relâche des garçons est
officiellementterminée.
Deuxmorceauxplustard,Brendantapotaitlerythmesurmonbrasetj’avaisl’impressionque
mon cœur était relié directement à la ligne de basse. Chaque fois qu’il se penchait pour me dire
quelquechoseouriredemescommentaires,lalignedebassedansmoncœurviraitauhardcore.
Lesets’estterminésurunsoloassourdissantdeKenny,laguitaremaudite.Recroquevilléesur
montabouret,j’aigrimacédedouleuretBrendanm’acouvertlesoreillesdesesmains.Leconcert
enfin terminé, nous avons hurlé le nom de Gabe, en plein délire — à la grande déconfiture de
Kenny.Puislesprojecteursdelapetitescènesesontéteints,lejuke-boxaredémarré;Brendanet
moi,nousnoussommestournésverslesautres.
—Onfaitquoimaintenant?demandaSamanthaencriantpoursefaireentendre.Sionallaitau
Met?Jeveuxvoirquiestlàcesoir.Allez,viens,Omar,ceserabien.
Sonpetitcopainafaitsemblantdes’étrangler.
—Jen’ysuisjamaisalléquandj’étaisencoreàVinceA,jenevaispascommencermaintenant!
— Moi, je veux bien, a lancé Cisco en regardant sa montre. J’ai le temps, Gabe doit tout
remballeretrapportersabatteriechezlui.Jeleretrouveraiplustard.
Unpeuhésitante,j’aiosédemander:
—C’estquoi,leMet?
—Enfin,leMet,quoi!abeugléDereksurletondel’évidence.LeMetropolitanMuseumofArt.
—C’estlàquevoustraînez?C’estouvertàuneheurepareille?
L’écran de mon portable neuf affichait 22 h 30. Cisco a secoué la tête en me toisant avec
compassion.
— On traîne à côté. Il y a une grande paroi vitrée, on peut voir à l’intérieur, les sarcophages
égyptiens,lessculptures.C’estméga-cool.
—D’accord,jesuispartante.
AKeansburg,ontraînaitderrièrelegymnase;lesélèvesdeVinceApréféraientlevoisinagedes
œuvresd’artinestimables.Etleurpiècedefind’année,elleétaitréaliséeparMartinScorsese?
Nous sommes sortis dans le froid, et Cisco s’est rangé à côté de moi en laissant les autres
prendreunpeud’avance.Devant,j’entendaisBrendaninterrogerSamanthasurColumbia,oùelle
faisaitsesétudesdecommerce.Unventglacials’étaitlevé,j’aiserrémonblousondecuirautour
demoienm’efforçantdenepasgrelotterdefaçontropvoyante.
—Alors,mademoiselleConnor,onsefaitdenouveauxamis?ademandéCiscoavecunlarge
sourire.
Commesouventquandjenesuispastrèsàl’aise,j’aipréférépasseràl’attaque.
—Etvous,monsieurFernandez?Commentsefait-ilquejen’aiejamaissuquevousétiezamis,
touslesdeux?
— On est amis, oui, mais plutôt en dehors du lycée. A Vince, il reste dans son coin, tu l’as
sûrement remarqué. On était ensemble dans tous les cours l’an dernier et il a été le premier à
découvrirquejesuisgay.
—C’estarrivécomment?
Unenouvellerafaleatraversémonblouson.Autantchercheràseréchaufferavecunefeuillede
papier!
—Tun’espasavecmoienchimie,tuauraissuqu’onfaitéquipe.L’andernier,Brendanm’avu
avec Gabe au Warped Tour. Je lui ai demandé de garder ça pour lui et il l’a fait. Il n’y a pas eu
d’avantetaprèslagranderévélation,rienn’achangé.
—Bravo.C’estunmecbien.
—Jeconfirme.Ettusaisquoi?Ilm’aposépleindequestionssurtoi.Jesuissûrques’ilest
venucesoir,c’estuniquementparcequetuseraislà.Jenesaispassituterendscomptequetuesla
seulefilledulycéeàn’avoirpastentésachanceauprèsdelui?
Desaisissement,j’aipiaillé:
—Ilestvenupourmoi?Tumefaismarcher!Maispourquoitunem’aspasditqu’ilvenait?
Qu’est-cequ’iladitexactement?
Trèssatisfaitdemaréaction,ils’estexclaméenriant:
—Commentvoulais-tuquejeteprévienne?C’étaitjustecetaprès-midi,enchimie,ettun’avais
pasdeportable.Jeluiaiditquetusortaisavecnouscesoiretqu’iln’avaitqu’àvenirteposerses
questions en personne. Enfin, Emma, tu le couves des yeux, il fallait bien que je fasse quelque
chose!
Horrifiée,jemesuiscachélevisage…enregardantCiscoentremesdoigtsgelés.
—Jesuistransparenteàcepoint?
—Sincèrement,non.J’aijusteremarquéparcequejesuisàcôtédetoienanglais.Cen’estpas
commesituallaiscouperunemèchedesescheveuxpourluiconstruireunautel.
Mortderire,lesmainsjointes,ils’estinclinéenpsalmodiantd’unevoixhautperchée:
—Brendan,monhéros.Brendan,monrêve!Jet’aime,jeveuxportertesbébés!Nousauronsau
moinsdouzeenfantsetnousleshabilleronschezNatalia.
Je lui ai lancé une grande claque sur le bras. Pas du tout démonté, il m’a demandé d’un air
entendu:
—Alors,ças’estpassécomment?Vousaviezl’airtrèsdétendus,touslesdeux,auboutdubar.
J’ai cherché comment formuler ce que j’avais ressenti. Tant que je ne regardais pas Brendan,
j’avaislesentimentdediscuteravecunamidetoujours;dèsquejecroisaissesyeuxincroyables,
ilmesemblaitévidentquenousn’avionsrienàfaireensemble.
— Je me sens… très à l’aise avec lui. Et c’est bizarre parce que… enfin, regarde-le ! Il est
spectaculaire,etmoi…
—Toi,entoutcas,tuleregardes.Toutletemps!
Puisilacessédemetaquinerpoursouffler:
—Gaffe!Ilarrive.
Brendanrevenaitversnous;leventfaisaittourbillonnersescheveux.
—JevousretrouveauMet.Jevaism’arrêterprendredel’eau,quelquesbières.Emma,tuveux
quelquechose?
—Moi?Oh!unthéglacé,merci.
J’avaisdéjàavalédeuxbières,c’étaitplusquemadose.Jenevoulaispasrentrerdéchiréechez
tanteChristine.
Brendanmetoisa;j’étaisplantéelà,toutefrissonnantedansmonblousontropléger.Ilretirason
sweatnoiretmeletendit.
—Tiens.
—Mais…tuaurasfroid,dis-je,médusée.
—Non,çavapourmoi.Atoutdesuite.
Lesmainsdanslespoches,ils’estéloignéàgrandesenjambéestranquillesversunpetitmagasin
encoreouvertaucoindelarue.Moi,j’aiviteenfilélesweatpar-dessusmonblouson.Mesmains
disparaissaiententièrementdanslesmanches,etjemesuistoutdesuitesentiemieux.
Nous avons traversé la Ve Avenue et nous sommes entrés dans Central Park. Une imposante
structure blanche se dressait devant nous : le Met. Nous l’avons contourné en gravissant un long
talusherbeux;ilyavaitdel’animationsurleflancdubâtiment,ungroupes’agitaitàl’oréed’un
bosquetetjenetardaipasàreconnaîtrecertainesdessilhouettes.EnpremierlieucelledeJennqui
vint vers nous en titubant, les bras grands ouverts, une bouteille de deux litres de soda au citron
vertàlamain.
—Emma?Tueslà?Maistunesorsjamais!
Ellearticulaitmal,ilyavaitdestachessursonpullblancaudécolletéplongeant.Ellememitsa
bouteillesouslenez;l’odeurdevodkaétaitsipuissantequ’ellemefittournerlatête.
—Oh!Non,merci.
Jen’avaispassumaîtrisermonmouvementderecul.Surprise,assezvexée,Jennretournavers
lesautres.Jeplissailesyeuxpouressayerdedistinguer,souslesarbres,d’autresvisages—Kristin
était là et… elle me souriait. Comme je la dévisageais, bouche bée, elle agita la main, le visage
rayonnant.Instinctivement,j’allaisluifairesigneàmontourquandj’airéaliséquesonregardétait
dirigé sur un point derrière moi. Elle ne m’avait même pas vue ; c’est uniquement quand celui
qu’elleaccueillaitavectantdechaleurs’estplacéprèsdemoiqu’elles’estaperçuedemaprésence.
Etsonregardestdevenuglacial.
Brendanajetéunbrasautourdemesépaules,l’autreautourdecellesdeCisco.Iltenaitàlamain
une petite bouteille de thé glacé qu’il tapotait contre ma joue ; le contact du verre, assorti à une
nouvellerafale,m’afaitfrissonner.
—Merci!mesuis-jeécriéeensaisissantlabouteille.Jetedoiscombien?
—Tuplaisantes?
Il prit une bouteille d’eau minérale dans le sachet de plastique posé à ses pieds et la fit tinter
contre mon thé glacé. A l’intérieur du sac, je vis un gros pack de bière. Les yeux dans les yeux,
Brendanmedit:
—Alatienne.
PuisildonnalesbièresàCisco,quis’éloignaenlevantlepouceavecunclind’œil.J’espéraide
toutmoncœurqueBrendann’avaitrienremarqué!J’aidemandé:
—Pasdebièrepourtoi?
—Pourtoinonplus.
—Oui,jen’avaispasenvie…
Qu’allait-ilpenserdemoi?Quandonadesdoutes,leplussûrestdeposerdesquestions.
—Maistoi,pourquoi…?
—Pourrien,lâcha-t-ilenhaussantlesépaules.C’estjustequetuallaistesentirbizarresituétais
laseuleànepasboire.
Quel choc, et que c’était attendrissant ! Il venait de régler mon plus gros problème en société
avecunesimplebouteilledePolandSpring.Intimidée,j’aimurmuré:
—Merci…C’estvraimentgentilàtoi.
—Pasdesouci.
D’ungesteamical,ilarabattulacapuchedemonsweat.
—Tuaspluschaudmaintenant?
—Beaucoupplus!
Lacapuchemetombaitsurlenez,jenevoyaisplusrien.Jel’airelevéeenriant,demesmains
entièrementenfouiesdanslesmanches,et,d’untondésinvolte,j’ailancé:
—Alors,c’estquoi,cettesoiréedefilmsdeHalloween,lasemaineprochaine?
En fait, je savais déjà tout sur la question : Austin avait tout organisé et il m’en rebattait les
oreilles depuis des semaines. Je voulais surtout savoir si Brendan y serait ; dans ce cas, cela
vaudraitpeut-êtrelecoupdem’yrendre?
Iln’eutpasletempsdemerépondre.Ilyavaituneagitationsubiteducôtédubosquet;Kristin
riaitcommeunefolle,lesyeuxbraquéssurBrendantandisqueAnthonyléchaitdanssoncoudusel
mouilléàlatequila.
—Lebarestouvert!cria-t-elleentendantlabouteilleversnous,etenrépandantencoredusel
sursoncou…etmêmeunpeuplusbas.
L’invitations’adressaitmanifestementàunepersonnebienprécise,etleregardpossessifqu’elle
posaitsurBrendanmemithorsdemoi.
— A cinquante pas des plus grandes œuvres d’art de l’histoire, entourée d’une foule de gens,
notreKristinfaitunbodyshot.
Je me mordis la lèvre en redoutant de m’être montrée trop garce. A mon grand soulagement,
Brendansecontentaderire.
—Elleestnulle,lâcha-t-ilavecuneindifférenceparfaite.Dis-moi:oùallais-tutraîner,avant?
PrèsdelaClochedelaliberté?
Ils’étaitdétournédeKristinpourmedévisageravecgravité.Prisedecourt,j’aibredouillé:
—Non,c’estunmonumenthistorique,onnepeutpas…
—Où,alors?Atonlycéemagiqueàl’angledelaruedesContesetdel’avenueFiction?
Ilmescrutaitensouriant.Quedire?Ilsavaitpertinemmentquemonhistoireétaitaussifausse
qu’unerencontredecatch…
Jecherchaiuneexplicationcrédible.
—Tun’espasobligéedemelediretoutdesuite,lança-t-ilalors,maisjeseraiscontentquetu
m’expliquesunjour.
—Pourquoiest-cequetuytienstant?
D’accord,ilm’avaitsoutenuelepremierjour,etd’accord,ilsemontraitadorablecesoirmais,
entrelesdeux,ilyavaitcesdeuxsemainesoùilm’avaitignoréedelafaçonlaplusinsultante.Et
moi,toutàcoup,jedevaisluifairelerécitdemavie?
—Pourquoinepasmeparlerdetoi?insista-t-il.Tunemefaispasconfiance?
Quefaire,luidirelavérité?«Oui,justement,faireconfiancemeposeunénormeproblème?»
Jem’étaisdéjàbeaucouplivréeàluicesoir.Sanslesavoir,Ciscometirad’affaire:ilchoisitce
momentstratégiquepournousappelerenfaisantdegrandssignes.Quandnousl’avonsrejointprès
de la paroi de verre du Met, il se penchait sur Austin, effondré dans l’herbe et complètement
comateux.
—Jecroisqu’onferaitbiendelemettredansuntaxi.
Letableaum’impressionnaitunpeumaisCiscosouriait,donccelanedevaitpasêtretrèsgrave.
Toutdemême,iln’étaitpasbeauàvoir,notredéléguédeclasse,celuiquipassaitsesdéjeunersà
tenter de me convaincre de rejoindre un club, n’importe quel club, y compris le SADD, ce
programmed’éducationcontrelesdangersdel’alcool.Encoreàmidi!Saufquelà,ilétaitplutôt
danslerôledel’adosurl’affiche.
—Jetedonneuncoupdemain,proposaBrendan.
Sanseffortapparent,ilasoulevénotrepetitcamarade.Sagentillessem’asurprise:luietAustin
n’étaientpasprécisémentamis,jemesouvenaisencoredelafaçondontcedernieravaitparléde
luilepremierjour.
—Maman?C’estl’heure?a-t-ilbredouillé.
—Oui,monpote,c’estl’heured’allerencours,réponditCiscoavecunsourire.Atoutdesuite,
Emma.
IlsnégociaientladescentedutalusquandJennreparut,complètementeuphorique,enagitantsa
bouteillequasivide.
—Qu’est-cequevous…Attends,ilss’envont?
Elleaavaléladernièrelampée,jetéunregardégaréautourd’elle.L’absenced’Austinasemblé
lafrapperenpleincœur,maiselleaviteretrouvélesourire.
—Detoutefaçon,jelerevoisdemain.NousallonspatinerensembleauWollmanRink!
Elle croyait sans doute chuchoter sa confidence ; en fait, elle était si soûle qu’on l’entendait à
vingtmètresàlaronde.
Ennuyéepourelle,jeluiaiprislebras.
—C’estcoolquevousalliezpatiner.
J’étaispersuadéequ’elleneparviendraitpasàsortirdesonlit.Accrochéeàmoi,elleanégocié
undemi-tourdifficileenproposant:
—Viens,onvaalleravec…Ah,non,attendsuneminute.
Même dans son état, elle avait noté le regard meurtrier de Kristin. Un peu plus près de nous,
Anthony était en grande discussion avec un garçon beaucoup plus petit que lui appelé Frank, qui
étaitenmathavecmoi.Laconversationsemblaitvireràladispute.
—Jecroisbienqu’AnthonyvatabasserFrank,m’aconfiéJennavectristesse.Ilsn’ontpasarrêté
deselancerdespiques.C’estdommage,Frankestcraquant.
Inquiète,jecherchaiCiscoetBrendandesyeux.Jenevoulaispasresterseuleaveccesgens!Où
étaientmesamis?CarjepouvaiscompterBrendanparmimesamis,n’est-cepas?Ilétaittempsde
préparermasortie:j’aiprismontéléphone,regardél’heureetdemandéàJenn:
—Tudoisêtrerentréeàquelleheure?
Jennahaussélesépaulesetdévaléletalusàtouteallureenhurlant:
—Cisco!
Incapabledes’arrêteràtemps,elleafauchénotreamienpleinvoletilsontroulédansl’herbe,
enchevêtrés.Aumêmeinstant,Anthonyacriéquelquechosequejen’aipascompris,maisleson
desavoixm’asuffi.Sansinstructionsconscientesdemapart,mespiedssesontmisàreculer,etla
douleurs’estréveilléedansmabalafreaubras,pourtantcicatriséedepuislongtemps.Henryavaitla
gifle facile quand il avait bu ; face à ses brusques colères, j’avais développé un radar infaillible
pour sentir quand les choses se gâtaient. J’ai dévalé le talus à mon tour pour aider Cisco à se
relever.
—TuvasbientôtpartirretrouverGabe?
Ducoindel’œil,jesurveillaisl’évolutiondeladispute.Anthonycriaitdesinsultessouslenez
de Frank ; Kristin et sa bande s’étaient écartés pour leur laisser le champ libre mais je l’ai vue
sortirsonportablepourlesenregistrer.Ellericanait.
—Oui,pourquoi?medemandaCisco.
—J’aijuste…enviedemetirerd’iciavantqueçanetournevraimentmal,ai-jeavouéavecun
gesteverslebosquet.
—Anthonyfaitdeshistoires?Celui-là,c’estunemanie.
Jem’endoutais!Bon,c’étaitdécidé,iln’étaitpasquestionqu’ils’approched’Ashleyàmoins
d’unkilomètre.Quantàmoi,jedevaism’échapperd’iciauplusvite.Jemesuisretournéeversles
lumièresdel’avenueendemandant:
—OùestBrendan?
—Nousn’avonspastrouvédetaxi,ilenaappeléunetilm’arenvoyéicipourm’assurerque
toutallaitbienpourtoi.
Sonsourirem’afaitrougir.QuantàBrendan…j’enoubliaispresquemonenviedepartirauplus
vite.Quelgarçonadorable…
Un véritable rugissement m’a arrachée à mon attendrissement. Le visage déformé par la rage,
AnthonypoussaviolemmentFrankquipartitenarrière,heurtaunarbreetglissaàterre—pourse
releveraussitôtetsejetersursonagresseurenlepoussantàsontourdetoutessesforces.Ilaurait
aussibienpupousserunmurcarAnthonyn’apasreculéd’unpouce.C’estlàqueleGrandBlond
auxHumeursNoiresalancélepremiercoupdepoing.Frankluiarrivaitàl’oreille,ilétaitdeux
fois moins large, mais il l’a frappé en plein ventre, de toute sa puissance, et le malheureux s’est
pliéendeux,laboucheouvertesuruncrimuet.EtAnthonynes’estpascontentédesipeu:d’un
grandcoupderanger,ill’afaitbasculeràterreets’estjetésurluienluiassenantunnouveaucoup
depoing—enpleinefigure.Lesonécœurantduchocm’afaitreculerenréprimantuncri.
Quefaire,quiappeler?Personnen’allaitdoncarrêterlemassacre?Si,justement,quelqu’unse
décidait à intervenir : une silhouette est passée en flèche devant moi et s’est jetée droit dans la
mêlée.Ilm’afalludeuxbonnessecondespourreconnaîtreBrendan.Vivement,ilatiréAnthonyen
arrière ; puis, le tenant par le col (autant pour le maîtriser que pour l’aider à tenir debout car
l’imbécileétaitivre),illuiacrié:
—Arrête!C’estquoi,tonproblème?
Ce fut un grand soulagement de voir Frank se redresser. Son nez était en sang, et je me suis
demandécommentilallaitexpliquercecocardspectaculaire,aulycée.
—Mêle-toidetesaffaires,grondaitAnthonyd’unevoixpâteuse.
La poussée d’adrénaline de la bagarre semblait avoir usé toutes ses réserves. Il a réussi à se
dégager,maisilesttombébrutalementsurlederrièredansl’herbehumide.Brendanluiatournéle
dosetilestalléaiderFrankàserelever.
—Çavaaller?
Al’inversed’Anthony,labagarresemblaitavoirdessoûléFrank.Ilatâtésonnez,faittomberles
feuillesmortesdesonblouson,etjetéunregardnoiràAnthony.
—Oui,dit-ild’unevoixbrève.Ontermineraçauneautrefois.
Brendan m’a surprise, une fois de plus : cette manifestation de machisme l’a mis hors de lui.
D’unevoixd’instituteurdematernelle,unjourparticulièrementéprouvant,ilaclamé:
—Maisquelsgamins!C’estcomplètementstupide!
Furieux,Franks’estéloignéàgrandspas,Anthonylesuivaitd’unregardhaineux;Brendanest
allésepencherversluiets’estmisàluichuchoteràl’oreille.Illuidisaitsansdoutesafaçonde
pensercarAnthonyl’aécoutéquelquesinstantsd’unairmorose,etluiasubitementjetéunebordée
d’insultes.Surquoiilaenfinréussiàseremettresursespiedsetilestpartientitubantrejoindre
Kristinqui,pourlapremièrefois,avaitl’airinquiète.
Voilà, c’était terminé. Je me suis aperçue que je tremblais. Je détestais la violence, et cette
révélationdelavéritablenatured’Anthonymemettaittrès,trèsmalàl’aise.Quelcontrasteavecle
charmeur qui plaisait tant à ma petite cousine ! A bout, je me suis tournée vers Cisco pour lui
glisser:
—Jerentre.Disaurevoiràtoutlemondepourmoi.
—Toutlemonde,ouseulementlui?
Sansmelaisserletempsderépondre,ilaajouté:
—Levoilà,tupourrasleluidiretoi-même.
J’ai suivi son regard : Brendan revenait vers nous d’un pas nettement plus rapide que sa
démarchenonchalantehabituelle.
— Bon, fin de l’histoire. Anthony et Frank se sont disputés à l’entraînement, et ils sont assez
crétinspoursegarderrancune.AnthonyadituntrucsurlamèredeFrank;normal,venantdelui.
Bref,ilnesepasserariendepluscesoir.
Ilavaitrésumélasituationennousregardanttouràtour.Ils’esttuetsesyeuxémeraudesesont
braquéssurmoi.
—Tut’envas?
—Oui,jedoisrentrer,c’estl’heure.
Cela m’ennuyait de lui mentir mais le moment semblait mal choisi pour me lancer dans de
grandesexplications.J’aiterminémonthéglacéd’untrait,enfrissonnant.Brendans’estcontenté
dehocherlatête.
—Jet’accompagnejusqu’autaxi.
Noussommesretournésdanslarue.Ilnedisaitplusrien.SurletrottoirdelaVeAvenue,comme
ilcherchaituntaxidesyeux,j’aidit,pourdirequelquechose:
—C’étaitgentilderaccompagnerAustin.
Lecharmeétaitrompu,laconnivenceenvolée.Toutàcoup,jenesavaisplusquoiluidireetma
petite phrase était sortie avec une courtoisie assez distante. Sur le ton de l’évidence, il m’a
répondu:
—C’étaitlamoindredeschoses.C’esttonami,non?
—Jesuppose.
—Ilesttoujoursàcôtédetoiàlacafète.
Attendez,onarrêtetoutuneseconde.SiBrendanavaitportéAustinjusqu’autaxi…c’étaitpour
moi ? Il s’intéressait suffisamment à moi pour remarquer qui s’asseyait près de moi à table ? Et
surtout… Croyait-il que je sortais avec Austin ? Non, sûrement pas, mais avant que je ne puisse
éclaircirlaquestion,ilm’ademandé,unpeubrusquement:
—Anthonyt’afaitpeur?
—Non.
Unmensongeévident.J’aitentédesauverlaface.
—Enfin,si,unpeu.Jenesupportepas…
—Jenelelaisseraispastefairedemal.
Il chuchotait presque. Abasourdie, je me suis tournée vers lui… et j’ai trouvé son visage à
quelquescentimètresdumien.Eblouie,j’aibasculédanslesprofondeursdeceregardstupéfiant.
La lumière dorée du réverbère dansait dans ses prunelles ; j’avais vaguement conscience d’un
crépitement, le réverbère sifflait, s’éteignait par saccades. Puis l’ampoule a claqué, et dans la
pénombre,leregarddeBrendanm’asembléencoreplusintense.Ils’estpenchéencoreplusprès;
moi,j’aifaitcequejemouraisd’enviedefairedepuisledébutdelasoirée:j’ailevélesmainset
effleurésonT-shirt.
Jefrissonnaisdenouveaumaiscen’étaitpasdefroidoud’angoisse.Ilallaitm’embrasser,cette
foisilallaitvraimentm’embrasser.Encontrepointdelapuanteursoufréeduréverbèregrillé,j’ai
retrouvélafragrancedesonshampooing…
Puistouts’estarrêté.Sansraisonapparente,sansexplication,ils’estredresséenfaisantsigneà
untaxiquiremontaitlentementl’avenue.Affreusementgênée,jemesuisécartéedelui.
—Je…merci,tiens,jeterends…
Jemedébattaispourretirersonsweat.
—Garde-le,ilfaitfroid.
Il avait parlé d’un ton impersonnel. La voiture s’est arrêtée devant nous, il m’a ouvert la
portière,m’asouri.Puisilatournélestalonsetilestreparti.
6
J’ai dormi tard le samedi matin, mais j’étais tout de même épuisée au réveil. J’avais fait des
rêvestroublants,d’uneclartéhallucinante.Desrêvesincompréhensibles,unkaléidoscoped’images
demoi,commesijetournaislespagesd’unalbumquiauraitenglobéplusieurssiècles.Jem’étais
vuedansunesuccessioninvraisemblabledecostumesdifférents,avecunseulélémentcommun:je
portaistoujoursmonpendentif.
Le défilé s’était arrêté net sur un tableau dans lequel je portais une robe longue, d’une étoffe
assez fruste. Je soignais un rosier splendide qui grimpait à la façade de pierre d’un cottage
pittoresque.Puisl’images’étaitanimée;toutàcoup,j’yétais,jesentaislepoidsdelarobeetle
parfum des roses. Sous mes doigts, je percevais la fraîcheur lisse de la fleur rouge à laquelle je
retirais ses pétales fanés. Quand une épine a percé ma paume, la douleur a été bien réelle. J’ai
sursauté,pressélapiqûre…etlavisionaviréaucauchemarcarlesangjaillissaitlittéralement,une
flaqueaffreuses’étendaitàmespieds.J’aisentiunechaleurbizarresurmapoitrine,baissélesyeux
etvuunetacheécarlates’élargirsurmarobe,imprégnerl’étofferude…
Affolée, je palpais mon corps mais je ne trouvais pas la blessure ! Une voix familière
m’appelait;saisie,j’aifaitvolte-faceettrouvémonfrèreEthan,deboutparmilesroses.Iln’était
pas comme moi en costume médiéval, il portait ses vêtements habituels, jean, T-shirt et vieilles
Converse.Tristement,ilm’adit:
—Emma,çacommence.Gardetesdistances,nevapasverslui.
Commesouslecoupd’unesecousseélectrique,jemesuisredresséedansmonlit.Jesentaisla
présence d’Ethan, toute proche, sa voix résonnait encore à mes oreilles, aussi réelle que le
bourdonnementdelacirculationquatreétagesplusbas.
Voilàdessemainesquejen’avaisplusrêvédelui.Quandcelam’arrivait,jecherchaistoujoursà
meraccrocheràmesrêves,pourprolongerunpeul’illusiondel’avoirprèsdemoi.J’airepoussé
cet effroyable cauchemar de toutes mes forces, sans parvenir à m’en défaire. D’où sortaient ces
imageshorribles?Est-cequejemesentaiscoupable,inconsciemment?Coupabled’avoirrefusé
deparlerdemonfrèreàBrendan?
Avecunénormesoupir,jemesuislaisséeretombersurl’oreillerenmefrottantlesyeux.Mes
bottesgisaientsurleflanc,unechaussetteémergeaitdemonjeanrouléenbouleaupieddulit…
mais le sweat de Brendan était soigneusement plié sur le dossier de mon siège de bureau. Des
images de la soirée me revenaient en désordre, entre le bonheur et l’angoisse. Mais… pourquoi
avais-jelesmainstoutesnoires?
Quelle horreur, j’avais oublié de me démaquiller en rentrant hier soir ! Bouleversée par le
presque baiser de Brendan, j’avais longuement écrit dans mon journal, puis j’étais tombée tout
droitsurmonoreiller.Vite,del’eau,quejereprennefigurehumaine!
La vue de mon reflet m’arrêta net sur le seuil de la salle de bains. Avec mon épi fièrement
dressé,mescheveuxemmêlésetmesyeuxderagondin,jeressemblaisàunmannequingothique.Je
mesuismiseàrirepuis,encreusantlesjoues,j’aitentéuneexpressiontourmentée.J’étaisdetrop
bonnehumeurcematin!LaradioétancherosedetanteChristineétaitsuspendueaurobinet,j’ai
trouvé un tube de Paramore et l’ai fredonné sous la douche. Puis, enroulée dans mon peignoir
préféré, mes cheveux mouillés tirés en arrière par une grande pince, j’ai ouvert la porte pour
retournerdansmachambre…etjemesuistrouvéenezànezavecAshley.
Sesyeuxétincelaientd’excitation;commeelleétaitdéjàsurlesnerfs,monapparitionsubitelui
aarrachéuncri.Desaisissement,j’aimanquéhurleraussiet,outrée,jemesuisaffaisséecontrele
montantdelaporte.
—Qu’est-cequetu…Nemefaisplusjamaisunefrayeurpareille!
—Excuse-moi!J’aioubliéquetuavaisunportablemaintenant,etquejepouvaisjustet’appeler.
Jenevoulaispastéléphonersurlefixe,j’avaispeurquetanteChristinenemefassesubirtoutun
interrogatoiresurCiscoettoi…
—Ashley,pourladernièrefois,Ciscoetmoi,cen’estpas…
—Bon,commetuvoudras.Detoutefaçon,jevoulaist’apprendrelabonnenouvellefaceàface.
Unvéritablepetittsunamideparoles,riennepouvaitl’arrêterouladétournerdesonidéefixe.
Fatiguée d’avance, je suis retournée dans ma chambre et elle m’a accompagnée en sautillant, sa
queue-de-chevalrougeperchéetrèshautsursatête,commeungénie.Matantesavouraitsoncafé
dumatindanslacuisine;j’aiglisséàAshleydem’attendreunesecondeetj’aicourul’embrasser
enm’écriant:
—Mercipourmonportable!
Ellem’arendumonétreinteavectendresse,enreprenantaussitôtsonattitudehabituelle,cordiale
maisunpeuraide.
— Tu ne pouvais tout de même pas être la seule lycéenne des Etats-Unis à n’avoir pas de
téléphone portable. Bien. Je suis contente qu’il t’ait plu. Va vite voir ce que veut ta cousine, cette
petiteestincroyablementobstinéequandelleauneidéeentête.
Elleriait.J’aifiléretrouverAshleyquis’estécriée,commes’iln’yavaiteuaucuneinterruption:
—Bon,jeveuxtoutsavoirdetasoiréemaisd’abord…tunedevinerasjamais,jesuisfolle:tute
souviensdecequejet’aiditàproposd’Anthony?
Jen’euspasletempsdeprotesterqu’elleenchaînait:
—Ilm’aencorecontactéesurFacebook!Ilveutmonnuméro!
Elleserraitsonportabledanssapetitemain,pourêtreprêteàrépondredèslapremièreseconde
delapremièresonnerie.Enrassemblanttoutmoncourage,j’aientreprisdedémolirsonjolirêve.
—Ash,jedoistedirequelquechose.
Commentluiprésentercela?Depuislepremierjour,ellemesoutenaitàcentpourcent,etmoije
m’apprêtaisàrasersonchâteauenEspagne.Avectouteladouceurpossible,j’aidécritlascèneà
laquelle j’avais assisté la veille au soir. Elle m’a écoutée jusqu’au bout, abasourdie. En guise de
conclusion,j’aimurmuré:
—Cen’estpasquelqu’undebien.Amonavis,tunedevraismêmeplusluiadresserlaparole.
—Cen’estpaspossible,déclara-t-elle.TudoispenseràunautreAnthony.
—Iln’yenapasdouzeàVinceA.TuvoisunautreAnthonyquisoitblond,unjunior,etquijoue
aubasket?
—C’estpeut-êtreFrankquiacommencé,a-t-ellesuggéré,pleined’espoir.
—Non,clairementpas.Etmêmes’ill’avaitinsulté,c’estAnthonyquiacognélepremier.Ash,
jesuisabsolumentdésoléemaistunedoispasluifaireconfiance.
Cequejeredoutaisarriva:jel’aivuereleverlementond’unairdedéfi.
—Etmoi,jecroisquetuexagères.Bon,tuasbienassistéàunedispute,maistuentirestropde
conclusions.Çasecomprend,avec…enfin,avectoutcequit’estarrivé.
J’aisérieusementenvisagécetteéventualité.L’effetHenrycolorait-ilmaréaction?Anthonyétait
ungarçonarrogant,quiavaitlecoupdepoingfacile,maisméritait-ilvraimentd’êtrerangédansla
mêmecatégoriequ’unalcooliquequinesecontrôlaitplusdèsqu’ilavaitunverredanslenez?Qui
mecollaitdesclaquesquandjeluitenaistête?Avecprudence,j’aiconcédé:
—Jevoiscequetuveuxdiremaistoi,tudoiscomprendrequej’aiunecertaineexpériencedes
gensviolents.Amonavis,avecAnthony,tudoisfairetrès,trèsattention.
—Bon,onparled’autrechose?
Elleboudait,touteeuphorieenvolée,sabellesurprisegâchée.C’étaithorrible,desonpointde
vue.Elleavaitcruqu’illuiarrivaituneaventureextraordinaire,qu’ungarçonirrésistible,unestar
de l’équipe de basket et l’un des êtres les plus cool de Vince A, l’avait remarquée, elle, une
«petite»,unefreshman—etilavaitfalluquemoi,jeviennetoutficheenl’air.
—Allez,soupira-t-elle,parle-moidetasoirée.
Elleselaissatombersurmonsiègedebureau,samaincaressamachinalementmonordinateur
portable (encore un cadeau de tante Christine) ; je voyais bien qu’elle avait une envie folle de
retourner sur Facebook voir si un nouveau message l’attendait. Dans un effort visible pour
s’intéresseràmesamours,ellealancé:
—Ettoi,avecCisco?
—Jenesaispassurqueltonjedoisteledire,noussommesjusteamis.Maiscesweatderrière
toi…appartientàBrendanSalinger!
L’infoainstantanémentbalayésamauvaisehumeur.
—Quoi?
J’aifaitouidelatête,enmemordantlalèvrepourmodérerunpeumonsourire.Electrisée,elle
asautésursespieds,prislesweatavecbeaucoupderespectetl’aplaquécontreelle.Illuitombait
plusbasquelesgenoux.
—C’estunehoussepoursonscooter?Ilestgéant!
—Pasvraiment,c’esttoiquin’esqu’unecrevette.
J’aiéclatéderire,ellem’ajetélesweatàlatête.Puis,lesyeuxronds,elles’estpenchéeversmoi
enarticulant:
—Maintenant,tumeracontestout!
***
Leresteduweek-endm’afaitl’effetd’unocéanàtraverser,d’undésertàpertedevue.Toutmon
êtresetendaitverslemomentoùjeretourneraisaulycéeetreverraisBrendan.J’aipasséleplus
clairdemonsamediàm’avancerdansmontravailscolaire,j’aimêmerenduundevoird’histoire
(par mail) une bonne semaine avant la date prévue. Décidément, les lacunes de ma vie privée
allaientm’assurerdesnotesexcellentes.
GrâceàtanteChristine,jen’aipaseuàmechercherd’autresdistractions.Mesdevoirsterminés,
jemesuisaventuréedanslacuisineetjel’aitrouvéeàtable,plongéedansunepiledemenusde
platsàemporter,lemartinidel’oncleGeorgeàlamain.Lesamedi,ellebuvaitlesdeuxcocktails.
— Tu as besoin d’une coupe, a-t-elle observé en levant les yeux vers moi. Tu commences à
ressembleràlafilledanscefilmquetum’asobligéeàregarder.
Jesuisrestéeperplexeuninstant,puismesyeuxsesontélargisd’horreur.
—Tuneveuxpasdire…TheRing?
Incrédule, j’ai palpé mes cheveux. D’accord, ils étaient un peu longs et fourchus mais… à ce
point?
—Oui,c’estcela.TuressemblesàlafilledansTheRing.Paslablonde,cellequiestmouillée.Je
refusedetelaissertepromenerpluslongtempscommesituallaisramperhorsdemontéléviseur.
Passe-moiletéléphone,jevaisvoirsiMelissapeutteprendredemainaprès-midi.Illuiarrivede
voirdesclientesledimanche,c’estunefaveurspéciale,maisvulemondequejeluienvoiedepuis
desannées,jepensequ’elletrouveraunpetitmomentpourtoi.
J’aidécidéd’attribuersesréférencescinématographiquesauxmartinis,etdejubilerenpensant
que,quandjereverraisBrendan,j’auraisunenouvellecoiffure!TanteChristineavaitbeaucoupde
goût, j’étais sûre que son amie coiffeuse aurait la classe. Et ce rendez-vous occuperait encore
quelquesheuresdemonweek-end.
Lelundimatin,enarrivantaulycée,j’aisuspendusolennellementlesweatdeBrendandansmon
casier.Ilgardaitencoreunetracedesonodeur,mêléeaucharmantparfumdontm’avaitaspergée
ma cousine. J’ai posé la main sur la manche avec un soupir… et je l’ai laissée retomber en
pouffant.Monattitudeétaitvraimentduplushautcomique,jenevoulaismêmepassavoirquelle
têtejefaisais,plantéelàdevantmoncasiermoisidegremlin!
—Monprécieuuuux…,ai-jesiffléd’unevoixétranglée,àlamanièredeGollum.
Detoutelamatinée,j’aiétéincapabledemeconcentrerplusdedeuxminutesd’affilée.Encours
demath,jefaisaismachinalementcourirmonstylosurlesanneauxdemoncahieràspirale(sans
même chercher à suivre ce que racontait M. Agneta) quand Jenn s’est retournée d’un bond en
plaquant brusquement sa main sur la mienne. Comme je la dévisageais, stupéfaite, elle a articulé
d’unevoixrauque:
—Trop.De.Bruit!
Elleavaitlesyeuxrouges,leteintcireux.Inquiète,j’aichuchoté:
—Çava,toi?
—Lanuitaétélongue.
Elleafaitlagrimaceetajoutétoutbas:
—Jet’aivueceweek-end,non?
—Oui,Jenn,vendredisoirauMet.
—Ah?Jenemesouviensderien.
Troublée,elles’estretournéefaceautableau…uninstantplustard,ellepivotaitdenouveauvers
moi.
—Attends,est-cequej’aifaitdesbêtises?
—Jenesuispasrestéetrèslongtemps…
Avoirsonexpression,cen’étaitpascequ’elleespéraitentendre.J’aifaitunenouvelletentative:
— Enfin, pendant que j’étais là, tu étais très bien. Enfin, assez bien. Tu t’amusais mais sans te
ridiculiser.Touslesautresétaientplusoumoinssoûls.
—Bon,j’aimemieuxça.Jedétestequandjenemesouviensderien.
Elles’estreplongéedanssonexercice.Quelquesminutesplustard,ellem’ajetéencoreuncoup
d’œilpar-dessussonépaule.
—Hé,tacoupe!Elleestsuper.
—Oui,ilyaquelquechosequevoussouhaitezpartageraveclerestedelaclasse?ademandé
M.Agnetadesavoixlaplusacide.
Ilnoustoisaitentapotantsacraiecontreletableau.
—Non,m’sieur,avons-nousréponduenchœur.
—Ehbien,puisquevousavezterminévotretravail,mademoiselleConnor,vouspourriezpeutêtrenousrésoudrecetteéquation?
J’aicontempléunfouillisdexetyetlancéavecespoir:
—Euh…pi?
Je ne sais pas pourquoi il a semblé si en colère. Clairement, il valait mieux remettre notre
discussionàplustard.
Enfin,lecoursd’anglais!Toutefrémissanted’anticipation,jemesuisglisséeàmaplace.Cisco
m’afaitunaccueilchaleureuxmaisj’aivuqueJennétaitdevenueverdâtre.Ducoup,j’aieuune
illumination:voilàpourquoiellerestaitsisouventtêtebasse,sansparleràpersonne!Lagueulede
bois.Detrèsfréquentesgueulesdebois!
— Dites, j’ai vraiment besoin de prendre l’air, a-t-elle murmuré en se frottant les tempes. On
sortdéjeuner?
Jen’aipaseuletempsdeluirépondre:Brendanarrivait,décontractécommetoujours,cheveux
auvent,chemisependante,cravatedéfaite.J’airessentilefrissonhabituel,puissancedix;dansun
univers où je ne maîtrisais presque rien, je tenais enfin une certitude : il me plaisait vraiment
beaucoup.Lemotn’étaitmêmepasassezfortpourdécrirecequej’éprouvais.Cebesoinardent,
cette…fringale,beaucoupplusintensequel’intérêtqu’onporteordinairementàungarçon.
Tiens, finalement, je n’avais pas su, pour la Nuit du film d’épouvante. Brendan y serait-il,
pourrions-nousyallerensemble?EtlebaldeThanksgiving…
Mon pied tapotait nerveusement le plancher, je mourais d’impatience de lui parler, et lui qui
s’approchaittranquillement,sanssepresser.Jemesuisredressée,prêteàluidirebonjour;sansun
regard pour moi, il s’est laissé tomber sur son siège en étendant ses longues jambes devant lui
commes’ilseprélassaitsurlecanapédesonsalon.
J’ai ravalé mon bonjour. Autour de moi, plusieurs personnes avaient capté l’événement. Cisco
s’est contenté de hausser les épaules, mais j’ai noté le regard satisfait de Kristin. De rage, j’ai
ouvertmoncahiersibrusquementqu’unepages’estdéchirée.
L’heure qui suivit fut une véritable torture. J’aurais donné n’importe quoi, je me serais même
proposéepournettoyerlemétrodeNewYorkavecunebrosseàdents,pourpouvoiréchapperà
cettesalledecours.JemesuissurpriseàfixerlanuquedeBrendan,commesijepouvaispercer
son cerveau pour y trouver la raison de son comportement. Chaque fois qu’il fourrageait
distraitement dans ses cheveux, chaque fois qu’il se penchait en avant ou tripotait le petit anneau
d’orqu’ilportaitàl’oreille,jeréprimaisuneenviefurieusedeluijetermonstyloàlatête.
A la cloche, il s’est penché pour ramasser sa sacoche. Sans l’avoir décidé, je me suis penchée
aussipourluiglisser:
—Brendan?
Cette voix hésitante… je ne me reconnaissais plus, j’avais honte de moi. Il s’est figé, à demi
tournéversmoimaissansmeregarder,etjemesuisentendueluisouffler,dumêmetonpiteux:
—J’aitonsweatdansmoncasier.Jel’auraisapportéencoursmaisiln’entraitpasdansmonsac.
Alorsjel’ailaissédansmoncasier.Alors,bon,dis-moicequetuveuxquejefasse,parceque…
Plaintive,insupportable…Faites-moitaire,quelqu’un!Ilapivotéencoreunpeuversmoimais
sesyeuxvertssemblaientàpeinemevoir.
— Ah, oui, j’avais oublié. Mon casier est ouvert, tu n’as qu’à l’y laisser. Enfin, si tu as un
moment.C’estlenuméro445.Merci.
Surcesmots,ilahissésasacochesursonépauleetils’enestallésansseretourner.
« Ah, oui, j’avais oublié » ! Je me suis sentie virer au rouge pivoine. En passant devant moi,
Kristinselivraitàuneimitationmerveilleusementspirituelle:
—Parceque,enfin,ilestdansmoncasieret,commeilestdansmoncasier,jemedemandais…
AmandaetKendall,sesesclaves,lasuivaientengloussant.Mortedehonte,jeleuraitournéle
dos.Ciscom’alancéunpetitsouriretristetandisqueJenn,abasourdie,medemandait:
—Pourquoiest-cequetuassonsweat?Jel’aivuvendredi,moi?
Tropcontentedechangerdesujet,j’ailancé:
—Disdonc,tunet’espasremisedetasoirée,ouquoi?Tuaspourtanteutoutleweek-endpour
ça.
—Biensûr,répliqua-t-elle,vexée,maisjesuissortiepourunbrunchavecmasœurdimanche,et
onafiniparfairelatournéedespubs.Nosfauxpapierssonttropgéniaux.
—Austinétaitlà?
Commeellesemblaitperplexe,j’aiprécisé:
—Tum’asditquetufaisaisdupatinavecluiceweek-end.
—Voilàpourquoiilm’alaissécemessagebizarre!
Samainpétrissaitvaguementsonventre;avecunsoupird’angoisse,elles’estécriée:
—Ilfautquejesorted’ici!Ons’enva?
Je ne demandais pas mieux. L’option la plus détestable à cet instant précis aurait été de me
retrouverenferméeàlacafétériaaveclui.Jem’envoulaistroppourmastupidité.Direquej’avais
réellement cru qu’il se passait quelque chose entre nous, quelque chose de tout à fait
extraordinaire!Commeledisaitsibienmacousine,jetiraistropdeconclusions.Jemeracontais
deshistoires,parcequej’avaistropfaimdenormalité,tropbesoindemesentiracceptée.
Je me fis tout ce raisonnement sur le chemin du McDo, préconisé par Cisco comme remède
souveraincontrelagueuledebois.Dèsnotrearrivée,Jenns’estprécipitéeauxtoilettes;aussitôt,
Ciscos’estpenchéversmoi.
—Dites-moi,mademoiselleConnor,pensez-vousqu’ilaitsaisiquesonsweatsetrouvaitdans
votrecasier?
Sesyeuxbrillaientd’humour.Vexée,j’aifroissémaserviettedepapieretlaluiailancéeàlatête.
Ill’aesquivéesanslamoindredifficultéavantdedemanderenriant:
—Sérieusement,qu’est-cequit’apris?
— Je ne sais pas ! me suis-je lamentée en me prenant la tête à deux mains. Je suis morte de
honte!J’aivoululuidirebonjour,ilafaitcommesijen’existaispasetj’aiperdulespédales.Quel
crétin!
—Oui,ilauraitpusemontrerunpeupluschaleureux.Vousaviezl’airdebienvousentendre,
vendredisoir.
— Mais oui ! Il a failli m’embrasser. Enfin, je ne sais plus, je me suis probablement fait des
idées.
— Je suis pourtant sûr que tu lui plais. Il ne sort jamais avec personne du lycée, il participe
seulement aux soirées où il fait le DJ, je reste convaincu que tu étais son unique raison de venir
vendredisoir.Ecoute,ilapeut-êtreunproblèmequin’arienàvoiravectoi.
ToutelagentillessedeCisconesuffitpasàmeconsoler.Querépondre?Jemesuiscontentéede
hausserlesépaulesendéchiquetantmesfrites.LesimplefaitdeparlerdeBrendanmedonnaitmal
àlatête.J’aisoupiré:
—Onferaitbiend’allerchercherJenn.C’estbientôtl’heurederetourneraulycée.
Lapauvreavaitpassépresquetoutel’heuredurepasdanslestoilettes.Enretournantencours,
j’aidécidédetournerlapage.L’attitudedeBrendanétaitgrossière,inacceptable.Jenevoulaistout
simplement plus penser à lui. J’ai fait en sorte d’arriver en cours de latin au dernier moment,
histoired’échapperauxquestionsd’Ashley,etdèslafinducours,jemesuisprécipitéeversmon
donjonpourchercherlefichusweatetl’apporteraufichucasierdeBrendantoutenhautdufichu
quatrièmeétage.Toutenouvrantmoncadenas,jemarmottaistoutbastoutcequej’auraisaimélui
jeterauvisage;sonsweatsemblaitmetoiserd’unairmoqueur.Combledel’ironie,onavaitglissé
parlafentedemoncasierunflyerpourlaNuitdufilmd’épouvanteMoiquiavaistantrêvéd’y
alleraveclui!
Méthodiquement,j’aifroissélepetitpapierorange,j’aisaisilesweatd’ungesteméprisantetje
suis montée au quatrième étage. Le cadenas de Brendan pendait, ouvert, à l’anneau de la porte
métallique ; j’ai ouvert cette porte si brutalement qu’elle a rebondi sur le casier voisin et s’est
referméeaussitôt.Ilyadesjourscommecela.Avecplusdeménagement,j’aiouvertuneseconde
fois et accroché le sweat. Un instant, j’ai eu envie de laisser un petit mot incendiaire, pour qu’il
sache bien ce que je pensais de son attitude. Je me suis ravisée en décidant que mon attitude au
moins serait irréprochable. Je me suis donc contentée de griffonner « Merci. Emma. » sur une
feuilledecarnetquej’aiposéesurl’étagère.
Voilà.GameOver.Avecunregardfurtifàlarondepourm’assurerquepersonnenemevoyait,
j’ai fait un inventaire rapide des photos collées dans le casier. Brendan avec un garçon inconnu
devantunetabledemixage,deuxphotosdegroupedansCentralPark,aucunedeluiseulavecune
fille. Cela me consolait un peu. Et tout au fond… j’ai senti mes yeux s’élargir démesurément en
découvrantunpetitcroquis.
Unblason.
—Paspossible!
C’était sorti tout seul. Instinctivement, j’ai détaché mon pendentif pour mieux le comparer au
dessin,maisj’étaisdéjàsûredurésultat.Ilsétaientidentiques.
J’avais cherché plusieurs fois à découvrir à quoi correspondait ce motif, mais les sites
spécialisés ne m’avaient rien appris. « Je ne sais pas du tout ce qu’il représente, Coccinelle »,
m’avaitditEthan,monfrèrejumeau,enmel’offrant.«Maisilestbeau,non?»Oui,ilétaitbeau.
Etj’avaisleslarmesauxyeuxrienqu’enpensantàcepetitnomde«Coccinelle»,lesobriquetde
nos onze ans, quand nous nous étions tous deux retrouvés couverts de boutons de varicelle. Il
m’avaittraitéedeFacedeCoccinelle,jel’avaisbaptiséTache;celaavaitunpeuévoluéparlasuite.
Quelquessemainesseulementavantsamort,Ethanétaitalléàunvide-grenierpourchercherdes
jeuxvidéovintage,etilétaitrevenuaveccependentif.
—Ilteressemble.J’espèrequ’ilteporterachance,Coccinelle.
Cependentifavaitbeaucoupcomptépourmoi;jecroyaisposséderunobjetunique,uniquement
connudemoietd’Ethan,monfrère,monhéros.CetimbéciledeBrendanvenaitdetoutgâcher.Il
avaitprobablementcopiécedessindansunebandedessinée,ousuruntagaucentrecommercialle
plusproche.
Les larmes me piquaient les yeux. J’ai claqué la porte du casier de Brendan et je suis partie
commeuneflèche.Loindececasier,celycée,loindetoutcequimefaisaitpenseràlui.
7
Ilferaitbientôttropfroidpourcourirdansleparc,maisjetenaisàm’offrirunedernièresortie
avantderaccrochermesbasketspourl’hiver.Jevoulaismeviderlatête.
Le vent piquait mes joues, mouillées par les larmes. Je courais de toute ma vitesse dans les
feuillesmortes,etmespenséesressemblaientàunerondeinfernale,unebouclesansfin.
Alorsenfindecompte,j’avaistoutimaginé?Maispourtant,pourtant,jesentaisencorelebras
deBrendansurmesépaulesquandnousétionsassiscôteàcôteaubar,j’entendaisencoresavoix
me dire qu’il ne laisserait personne me faire du mal. Et cette connivence si simple entre nous !
Quandils’étaitpenchéversmoiaumomentdenousquitter…
Danslesromans,onparledeliredesémotionsdanslesyeuxdel’autre;j’avaistoujourstrouvé
cetteidéeinvraisemblablemais,surlemoment,j’étaissûred’avoirluuneémotionréelledansles
yeuxémeraudedeBrendan.Pourquoiétait-ilvenuversmoisic’étaitpourmetournerledosdèsle
lendemain ? Je n’y comprenais rien, je savais seulement que je me sentais affreusement seule
maintenant que le lien était brisé. Plus seule encore que pendant mes dernières semaines à
Keansburg.
Lanuittombaittrèstôtàcetteépoquedel’année;auboutd’unepetiteheure,jedusprendrele
cheminduretour.Enmedirigeantverslasortiedela86eRue,j’airalentisubitementenréalisant
quej’allaispassertoutprèsduMet.Etquandj’aivulebâtimentblancsiimposant,j’aisentitout
monchagrin,toutemaragem’étoufferdenouveau.
Cefutinsupportable.Jen’avaisrienpurgé.Ilmefallaitcourirencore.Jesuisdoncrepartiede
plus belle. Ce paroxysme d’émotion aurait au moins un avantage : à ce rythme, je réussirais
probablementàrentrerchezmatanteàl’heurepourledîner!J’aifiléverslapromenadequilonge
l’EastRiver,maisdèsquej’aivubrillerl’eaunoiredufleuve,j’aisentilafatiguecroulersurmoi.
Enquelquesfoulées,jemesuisretrouvéeautrot,puisàl’arrêt.Aboutdeforces,j’aiposélepied
surlesocled’unlampadairepourrenouermeslacets.Etlesténèbressesontabattuessurmoi.
—Qu’est-ceque…
Jemesuisredresséed’unbondenlevantlatête.Lelampadaireétaitd’unnoirdesuie,comme
s’ilvenaitd’imploser.ExactementcommeceluideBethesdaFountain,unesemaineauparavant!Et
maintenant que j’y pensais, un autre réverbère avait grillé vendredi soir, au moment où Brendan
m’appelait un taxi. Il devenait urgent que la ville de New York change de prestataire pour son
éclairagepublic!
Remisedemasurprise,j’aiterminédenouermonlacet,retirélecasquedemoniPod,etrangé
soigneusement l’appareil au fond de ma poche en écoutant le vent frapper les vagues du fleuve.
Puisjemesuisremiseenmarcheenguettantd’éventuelsbruitsdepas.Lanuitétaittombée,j’étais
seuleetmatantem’avaitrépétéunbonmilliondefoisquejenedevaisjamaismelaisserapprocher
par des inconnus. La promenade s’étirait devant moi, déserte sous l’éclairage jaune cru des
réverbères;mesbasketsécrasaientsansbruitlesfeuillesmouilléesdel’allée.
Untelsilence,celadevaitêtreunedenréerareàManhattan!Jemefaisaiscetteréflexionquand
j’aiprisconscienced’unson,unesortedecrépitementmêléàunchuintementbizarre.Lebruita
vite augmenté d’intensité, puis une explosion étouffée m’a fait sursauter, si violemment que mes
pieds ont quitté le sol. Je n’avais pas réalisé à quel point mes nerfs étaient tendus ! Je ne voyais
toujours rien ni personne mais une odeur amère, presque soufrée, agressait mes narines.
Lentement, j’ai levé les yeux. Un autre réverbère venait de claquer. Cela devenait réellement…
étrange.
Sans réfléchir, j’ai repris ma course, mais le chuintement bizarre me poursuivait. Un nouveau
claquement m’a stoppée net, aussi brusquement que si je venais d’emboutir un mur. Une terreur
sans nom et sans logique s’emparait de moi ; de très loin, comme s’il s’agissait d’une autre
personne,jem’aperçusquejetremblais.Etmaintenant,quatrelampadaireséteintsmenarguaientde
leursglobesternesetnoircis.Derrièremoi,lapromenades’enfonçaitdansunenuitnoire,malgré
lerefletdeslumièresduQueensdel’autrecôtédufleuve.Prudemment,commesijemarchaissur
unecorderaide,jememisàreculer.
Le crépitement-chuintement-sifflement reprit… derrière moi. Je me retournai d’un élan : le
réverbèresuivant,celuisouslequeljedevaispasserpourrentrerchezmoi,s’étaitmisàfumer.Il
émettait un ronronnement rauque, guttural, avec une épaisse fumée noire, comme s’il brûlait de
l’intérieur.Lesifflementgrimpaverslesaigus;instinctivement,jem’accroupisenmecouvrantla
tête de mes bras, à l’instant où le globe de verre dépoli explosait littéralement. Un bouquet de
flammes, une pluie d’éclats de verre et de filaments ; un instant plus tard, le halo sur ma rétine
s’évanouit,etlesbraisess’éteignirentensifflantdansletapisdefeuilleshumides.
Jen’entendaisplusrienqu’unsanglotetunsouffle…monsouffle.Sansl’avoirdécidé,jeme
relevai et partis comme une fusée. Ma poitrine me brûlait, les sons me poursuivaient en sautant
d’un lampadaire à l’autre, des sons invraisemblables, tout droit sortis d’un cauchemar.
Craquements, chuintements, grondements, sifflements… j’étais cernée, des griffes invisibles
cherchaient à me saisir ; je courais le long de l’East River comme si j’avais un démon à mes
trousses, et chaque lampadaire explosait sur mon passage. J’étais comme une rafale de vent qui
souffleunerangéedebougies.
J’atteignis l’extrémité de la promenade et débouchai dans la rue comme une comète. Dans un
coup de Klaxon strident, un taxi pila juste devant moi. A cet instant, je préférais nettement être
renverséeparunevoitureplutôtquerattrapéeparlesténèbres!
Mes paumes claquèrent sur le capot jaune du taxi. Un bref instant, je croisai le regard du
chauffeur;envoyantmonvisage,ileutunmouvementderecul.Aboutdeforces,hoquetanteet
sanssouffle,j’achevaidetraverser,mejetaidanslaruelatéraleetm’adossaiàlapierrefroidedu
bâtimentd’angle.
Ilmefallutdelonguessecondespourtrouverlecouragenécessaire,maisjefinispartendrele
coupourrevoirlapromenadesinistrelelongdufleuve,letunnelnoiretfumantquiavaitfaillise
refermersurmoi.Cequejevismefitencorepluspeur,sic’étaitpossible,quetoutcequim’était
arrivé jusque-là : avec un ensemble parfait, tous les lampadaires se rallumèrent, et je ne vis plus
rienqueletableauparfaitementbanaldelapittoresquepromenadedel’EastRiverbynight.
***
Eh bien, j’avais trouvé de quoi détourner mes pensées de Brendan ! Le lendemain, en cours
d’anglais, c’est à peine si j’ai remarqué sa présence (enfin, tout de même un peu). Et bien sûr,
j’étais parfaitement incapable de travailler. Au déjeuner, j’ai menti à Cisco et Jenn qui me
demandaientpourquoijenedisaisrien.
—Jenemesenspasbien.JecroisquejecouvelerhumedeM.Emerson.
Mavoixn’étaitpasenrouée,jen’avaispaslagoutteaunez,maisilsn’ontpasrelevé.Moi,jene
pensaisqu’àlasoiréequejecomptaispassersurGoogle.Laveille,enrentrant,j’étaisdansuntel
étatdenerfsquejen’avaisrienpufairemaiscesoir,j’étaisdéterminéeàtrouveruneexplication,à
tordrelecouàcetteénigme.Leslampadairesn’étaientpeut-êtrepasauxnormes,ouilyavaitdes
retardsdanslamaintenance?Amoinsquejenesoisentraindeperdrelatête;danscecas,lelien
quej’avaiscrudécelerentreBrendanetmoiétaitlepremiersymptôme.
J’arrivailapremièreencoursdechimie;j’avaishâtederetrouverAngelique.Quandelleentraà
son tour, au lieu de répondre à mon sourire, elle s’arrêta net avec une expression horrifiée.
SupposantqueKristinpréparaitunmauvaiscoup,jemesuisviteretournéemaispourunefois,la
pestenes’occupaitpasdenous.Etleregardd’Angeliqueétaitbraquésurmoi.
J’ai vu sa main se refermer sur l’un de ses pendentifs, elle a murmuré quelques mots, et s’est
glisséeàsaplaceprèsdemoiavecprudence.Troublée,j’ailâchéunpetit«salut»désinvolte.Sans
répondre,elleaarrachéunepagedesoncahieretgriffonné«Appelle-moicesoir».Puisellea
retirél’unedesesbagues,unanneaud’argentgravédesymboles,etmel’atendueavecunetelle
gravitéquejemesuishâtéedelapasseràmondoigt.
***
Jen’aiputéléphoneràAngeliquequevers17heures.Ashleyétaitmontéeavecmoi;toujoursen
modetoquade,elletenaitabsolumentàmedétaillerseséchangesdemailsavecAnthony,sansme
faire grâce d’un seul mot tendre et sans tenir compte de mes protestations. Elle voulait que je
viennedînerchezelle,maisleprétextedurhumemetiradenouveaud’affaire.
Enfinseule,jem’assissurmonlitpourappelerAngelique,quidécrochaàlapremièresonnerie.
—Angelique?C’estEmma.
—Jesais,oui.
Impressionnée,jem’écriai:
—C’estdingue,tuestélépathe,enplus?
—Non,tonnoms’estaffiché.
Jememordislalèvre,contrariéed’avoirétésinaïve.
—Alors,reprit-elleaussitôt,quet’est-ilarrivé?
—Comment?
Jen’étaispasencoreprêteàjouercartessurtable,maisàl’autreboutdufil,onneplaisantait
plus!
—Quandjesuisentréeencourstoutàl’heure,c’étaitcommes’ilyavaituntrounoiràtaplace.
Oucommesitoi,tuétaisdanslenoir.
Un horrible frisson m’a traversé le cœur. Renonçant à jouer au plus fin, je lui ai raconté mes
démêlésaveclesréverbères,etmonsentimentd’avoirdéclenchélesexplosions.
—Danscecas,j’aibienfaitdetedonnermabague.Tulaportes?
—Oui.
—Surtout,nelaretirepas,elleteprotégera.Enfin,disonsquec’estuneprécaution.Tuasvules
ampoulesexploserau-dessusdetatêtemais,àmonavis,tun’étaispasréellementendanger.
—Ilyavaittoutdemêmeleséclatsdeverre!Etaussi…
—Cen’estpassûr.Lesglobesn’ontpeut-êtrepasréellementéclaté.
Elles’interrompitunbrefinstant,pensive.
—Commentt’expliquer…Amonavis,c’estcommesilemondedesespritstedisait«Jenet’ai
mêmepastouchée»enagitantlesdoigtssoustonnez,commeleferaitunsalemôme.Enbeaucoup
pluseffrayant,biensûr.
—Tupeuxm’expliquerpourquoilemondedesespritschercheraitàmefaireenrager?
Sansm’écouter,elleaenchaîné:
— Techniquement, les esprits ne sont pas plus actifs à l’approche de Halloween mais nous
pensonsdavantageàeux,cequileurdonneuneplusgrandeinfluencesurnotremonde.
—Maisjenecroispasauxfantômes!
—Situcroisqueçachangequelquechose!
Ah?Bon.Elleprécisa:
—Etpuis,cenesontpasforcémentdesfantômes.Ilexistetoutessortesd’énergies,d’espritset
deforcesquepersonnenecomprendréellement.Tun’aspasvandaliséunlieusacré?
— Moi ? Nous sommes à Manhattan, Angelique ! Le lieu le plus sacré, c’est le magasin
Bergdorf.Lepirequejepuissefaireseraitdeporterdublancaprèsle31août!
— Ou le vernis à ongles qui était in l’année dernière ! Mais je ne comprends pas pourquoi le
mondedesespritstemontredudoigtdecettefaçon.
—Moi?ai-jepiaillé,horrifiée.Maispourquoi?
— C’est ce que je viens de dire. Bon, il pourrait y avoir une foule de raisons, tu es peut-être
médium,ouonchercheàtemettreengarde…
— Je préfère ma propre explication : les services techniques de la ville ont laissé l’éclairage
publicsedégrader.Aprèstout,cen’estpaslapremièrefoisquejevoisdeslampadairess’éteindre
au-dessusdematête.
Unsilencesubitàl’autreboutdufil!Puislavoixd’Angelique,basseettroublée:
—Qu’est-cequetuviensdedire?
Unpeuagacéepartantdedrame,j’airépondu:
—Quecen’estpaslapremièrefois!Depuislarentrée,celam’arrivetoutletempsettoujours
delamêmefaçon:lesampoulesclaquentetilyauneodeurdesoufre.
— L’odeur de soufre indique généralement une influence négative. A première vue, je dirais
qu’ils’agitd’unavertissement,etquec’estassezgrave.L’êtrequitentedet’avertirestobligéde
générerbeaucoupd’effetsspéciauxpourattirertonattentionparceque,manifestement,turefuses
del’entendre.
Jem’accrochaiàmahoussedecouette.
—Çanemeplaîtpasdutout,cequetudis…
— Pas de panique, je ferai un sort de protection pour toi vendredi. Le plus puissant possible ;
aprèstout,c’estleweek-enddeHalloween.Sicetespritestmaléfique,lesortteprotégera;s’ilne
l’estpas,s’ilcherchejusteàtemettreengarde…Enfin,ilmesemblequetudevraistenircompte
de son message. Apporte-moi un objet personnel et, surtout, dis-moi tout de suite s’il y a du
nouveau.C’estvraimentpassionnant,cequit’arrive!
—Jem’enpasseraisbien!Jen’aiaucuneenviedemeretrouverpossédée,oucoincéedansla
quatrièmedimension.
—Nesoispasridicule,a-t-ellerépliqué,agacée.
Commesilaphrase«lemondedesespritstemontredudoigt»étaitmoinsridicule!
—Ecoute,voilàmoninterprétation:jecroisqu’unesprit,ouuneforce,tented’entrerencontact
avec toi. A première vue, il ne semble pas très bénéfique, mais dis-toi bien que les esprits
s’expriment souvent de façon assez théâtrale, et rien ne prouve que celui-ci a de mauvaises
intentions.Celadit,faistoutdemêmeattentionàtoi.Portelabague.
Ellesetutquelquesinstantsetajouta,avecbeaucoupmoinsd’assurance:
— Je suis surprise que tu ne croies pas aux fantômes, ou à l’occulte et la spiritualité. Je
supposais…
—Non,jet’assure.Pourquoias-tucruça?
—Ehbien,déjà,tonpendentif…
—Uncadeaudemonfrère.C’estjusteunmotifcommeunautre.
Maiscedessin,danslecasierdeBrendan?
—Commeunautre?murmuraAngelique.Maispasdutout!Ilaunsensbienparticulier.Jel’ai
déjàcroisédansplusieurslivres.Jesuispasséesurlestextesqu’ilillustrait,parcequejesuiscontre
lessortilègesd’amour,maisjecroisbienl’avoirvudansundeslivresdecoursdemamère.Elle
est professeur d’études médiévales à Fordham. Et il figure aussi sur des sites Web. Des sites de
magienoire,situveuxtoutsavoir.
Elles’interrompitpourprendreunegrandeinspiration,etassenaavecbeaucoupdeconviction:
—Tonpendentifn’estpasanodin,mêmesinousnesavonspasencorecequ’ilsignifie.
—Ecoute,situasdeslivresquienparlent,j’aimeraisbienlesemprunter.Cecollier…j’ytiens
beaucoup,j’aimeraisconnaîtresonhistoire.
—Biensûr,jevaisvoircequejepeuxt’apporter.
Ilyaeuunnouveausilence,puisellearepris,avecunpeudegêne:
— Pour ce qu’on disait tout à l’heure… Tu as été si gentille avec moi, j’ai cru que tu étais
branchéesurl’occulte.Sensibiliséeauxpréjugésactuelscontrelessorcières.
—C’esttoiquiasétégentilleavecmoi.Aufond,jenemepréoccupaispasdetescroyances…
jusqu’àcequ’ellesviennentmerendreservice!
Elles’estmiseàrire.Nousavonsencorediscutélongtemps.Aumomentdenousquitter,ellem’a
rappelédeluiapporterunobjetquimesoittrèspersonnel…etrecommandédefairemonfooting
suruntapisroulant.
Cefutunsoulagementdeconstater,lesjourssuivants,qu’aucunvoldesauterellesnes’abattait
surmoisurlechemindulycée.Pasuneseulepluiedegrenouilles.Quandjetournaislerobinetdes
toilettesdesfilles,ilnecoulaitquedel’eau.C’étaitmêmeréconfortant,dansunsens,queBrendan
continueàm’ignorer:s’ilavaitchangédecomportement,jemeseraisditquelemondedesesprits
jouaitavecmesnerfs.
Dès le lendemain, en cours de chimie, j’ai donné à Angelique la clé de la maison où nous
vivions avec maman et Ethan, avant l’arrivée de Henry. Je l’avais accrochée à un ruban violet et
ellemeservaitdemarque-pagepourmonjournalintime.Unpeuinquiète,j’aidemandé:
—J’ytiensbeaucoup.Lesortnevapasl’abîmer?
—Pasdutout.L’idéalseraitdenousservirdetonpendentifmaisnousferonsaveclaclé.Sinous
avonsbesoindesortirlagrosseartillerie,nouspourronstoujoursreveniraumédaillon.
Surquoiellem’arrachaplusieurscheveux.Jedusplaquerlamainsurmabouchepournepas
crier.
—Désolée,souffla-t-elle,contrite.J’auraisdûteprévenir.C’estjustequetoutçaestsiexcitant!
—Jepouvaislesarrachermoi-même,ai-jeronchonnéenmefrottantlatête.
Tout en se confondant en excuses, elle a glissé mes cheveux dans une enveloppe qu’elle a
referméeavecsoin,enmejurantqu’àminuitlelendemain,jeseraistotalementprotégée.Outout
au moins que je ne risquerais plus de voir exploser des lampadaires sur mon passage. J’avais
toujours un peu de mal à admettre ses théories mais c’était bon de sentir qu’elle se penchait
sérieusementsurmesdifficultés.
EnrentrantavecAshleycesoir-là,jeluiaitoutraconté.Ilmesemblaitqu’elleapprécieraitmes
démêlésaveclesurnaturel.Entoutcas,moi,j’aiappréciésaréaction!
— C’est flippant ! J’ai déjà vu un réverbère s’éteindre au moment où je passais, mais jamais
touteunerangée.Ilsétaientpeut-êtresurlemêmeréseauetilyaeuuncourt-circuit?
Sonexplicationmeplaisaitdécidémentbeaucoup.Nousdiscutionsdescomplexitésdescircuits
électriques,sujetauquelnousneconnaissionsstrictementrien,quandj’airemarquésesmainsqui
sepressaientl’unecontrel’autre,commeellelefaisaittoujoursquandquelquechosel’angoissait.
—Ashley,qu’est-cequisepasse?
—Tuvastemettreencolère.
—Maisnon!Jesuispeut-êtreentraindeperdrelatêtemaisjeteprometsquejenememettrai
pasencolère.Dis-moitout.
—Bon…
Etcelajaillit,dansuntorrentexubérant:
—JevoisAnthonycesoir!Jet’avaisditquenousdiscutionssurFacebookmaisilestaussivenu
meparlerauCDI.Ilm’aproposéunesortie!Jenevoulaispasteledireparcequetuledétestes,
maisilestsupergentil,jet’assure,ettellementcraquant!Tunem’enveuxpas?
Elle s’interrompit, mais seulement parce qu’elle était à bout de souffle. Avec toute la douceur
dontj’étaiscapable,j’aiprotesté:
—Ashley,jel’aidéjàvusemontrerodieux,plusd’unefois.Cen’estpasungarçonbien,ilne
méritepasquetut’intéressesàlui.
—Oh!jeluiaiparlédelabagarreàCentralPark,etilm’aexpliquéqueFrankavaitinsultésa
mère.
Elletriomphait.
—S’ildéfendaitsamère,c’étaitO.K.desebattre,non?
—Cen’estpascequ’onm’adit.Etmêmesic’étaitlecas,iln’avaitpasàdémolirFrankcomme
ill’afait.
—Emma,jesuisheureuse!Tunepeuxpasêtreheureusepourmoi?
Ellemeregardaitdesonairleplusattendrissant.Biendécidéeànepascéder,j’aiinsisté:
—Jeneluifaispasconfiance.Jevoudraisjustequeturéfléchissesunpeu.
— J’ai réfléchi. Il me plaît. Je vais sortir avec lui ce soir alors tu peux être contente et je te
raconteraitout,oupas.
Ennuyée (est-ce que je venais d’aggraver la situation en braquant ma petite cousine ?), j’ai
demandésansm’engager:
—OncleDanettanteJesssontaucourant?Ilesttoutdemêmebienplusâgéquetoi.
—Deuxansseulement,Em’!J’aiditauxparentsquejesortaisavecdesamis.Cen’estpasfaux:
jevaischezlui,ilfaitunefêtepourHalloweenaprèslasoiréedesfilmsd’épouvante.Ilyauraplein
d’autresjuniorsdetaclasse,siçasetrouve,tuyserasaussi!
—Jenesuispasinvitée,ai-jegrogné.
Ellearougienmurmurantunmotd’excuse.
—Cen’estpasunproblème,jet’assure,ai-jesoupiré.
Une idée venait de me pincer le cœur. Brendan serait peut-être là, ce soir, chez Anthony ? Il
s’amuserait peut-être avec tous nos camarades pendant que moi, je resterais à la maison comme
uneloseuse?Jemesentaisdenouveauisoléeaupossible,lasoiréeavecCiscoetlesautresaurait
pu se dérouler dans une autre vie. C’était étrange : la froideur de Brendan me faisait mal,
physiquement,commedesmilliersdepetitesaiguillestransperçantmapoitrine.Cefutuneffortde
m’arracheràmessombrespenséespourmeconcentrersurleprésent.
—Tuessûrequeçaira?IlsedonnedesairsdedonJuan…
—Emma!aprotestéAshleyenlevantlesyeuxauciel.Jesuisdéjàalléeàdesfêtes!Ilnevarien
sepasser!
—C’estcequ’ondittoujours…
***
Aminuitpassé,tanteChristinecouchée,jemesuisinstalléedanslesalondanssongrandfauteuil
fleuri. Angelique m’avait téléphoné pour me prévenir que son sortilège était en place, et que je
sentirais peut-être une modification de mon énergie. J’étais de plus en plus convaincue que les
fichus réverbères tombaient tout simplement en panne, mais curieusement, j’ai ressenti un net
soulagementquandellem’aordonnédegardersabague.
Seuleàminuit,entêteàtêteavecGoogle.Quellesoiréefabuleusejepassais.Surtoutquandjela
comparaisàvendredidernier!Ilyavaitseulementunesemaine,j’étaisaveclui,nousparlions,il
me faisait rire… D’accord, tout le monde ne pouvait pas se vanter comme moi d’avoir une
authentiquesorcièreoccupéeàtisserdessortilègespourleweek-enddeHalloween—maiscelane
remplaçaittoutdemêmepas…
QuefaisaitAshley?Jejetaisdesregardsdeplusenplusfréquentsàmonportable,quej’avais
poséàportéedemain.Jeluiavaisdemandédemetéléphonerquandelleseraitàlafête,pourme
rassurer;elleauraitdéjàdûm’appeler.
Anthonyétaitunebrute,j’enavaislacertitude.Unebruteetuncrétin.C’étaitsafautesij’étais
rentrée tôt la semaine précédente, en abrégeant ce qui resterait apparemment mon unique soirée
avecBrendan.
JetravaillaissansconvictionàundevoirsurleSonged’unenuitd’été de Shakespeare. La télé
était allumée ; tante Christine avait des centaines de chaînes et… bon, je l’avoue, je regardais un
match.DepuisquejeconnaissaisBrendan,jem’intéressaissubitementaubasket.Lamentable.
Je tapais lentement une citation du premier acte (il était question des tourments de l’amour)
quand on frappa un coup léger à la porte. Saisie, je sursautai, les mains en suspens au-dessus du
clavier.Auneheurepareille?C’étaitforcémentuneerreur.
Puislescoupssesontmisàpleuvoirsurlebattanttandisqu’unepetitevoixappelaitmonnom.
—Emma?J’entendslatélé…tueslà?
Unepetitevoixquisemblaitauborddeslarmes.J’ailancémonordinateursurlecanapéetjeme
suis précipitée pour ouvrir. Ma cousine se tenait sur le seuil, les bras ballants, les lèvres
tremblantesetdegrosseslarmesrondessurlesjoues.Atterrée,jel’aiattrapéeauxépaules.
—Qu’est-cequisepasse?Tuvasbien?
Ellenerépondaitpas,nem’expliquaitrien.Deplusenplusaffolée,jel’aientraînéedanslesalon
etinstalléesurlecanapé;assiselà,toutedroite,elleaéclatéensanglotssiviolentsqu’elles’est
miseàtousser.J’aifiléluichercherunverred’eau,jesuisrevenuem’asseoirprèsd’elle.Enfin,
enfin,elleaprononcésespremièresparoles.
—Jemesenssibête!
—Maisdis-moicequis’estpassé!
Pourtouteréponse,jen’aieuqu’unnouveauflotdelarmes.Folled’inquiétude,j’aicrié:
—Ashley,disquelquechose!Jedeviensdingueànepassavoir.Qu’est-cequ’ont’afait?
—Je…jesuisalléechezAnthony…
Ellesemordaitleslèvrespourmaîtrisersavoix.
—J’aicruquej’étais…enavanceparcequ’iln’yavaitpasdemusique,jen’entendaispersonne.
Ildevaityavoirunefêtemaisquandilaouvertlaporte,ilétaittoutseul.Ilm’aregardéedelatête
auxpieds,ettiréeàl’intérieurparlebras.Quandj’aidemandéoùétaientlesautres,ils’estmisà
rireetilm’adonnéunverredevodka-orange.Unpeud’orangeeténormémentdevodka.
Elleravalaunnouveausanglot.Moi,j’attendaislasuite,surdescharbonsardents.
—J’aiessayédefairelaconversation,genre,«àquandleprochainmatchdebasket?»ettous
lestrucsdontonparlaitsurFacebook.C’esttoutjustes’ilmerépondait.Ilestvenus’asseoirprès
demoietjeluiaiencoredemandéoùétaientlesautres.
Savoixs’estbrisée.JeluiaitendulaboîtedemouchoirsenpapierdetanteChristine;elleena
prisundistraitementetl’agardéàlamain,commesiellenesavaitpasquoienfaire.
—Chezlui,c’estimmense,tusais?Etiln’yavaitvraimentpersonned’autrequenousdeux.Il
s’estmisàmecaresserlecou,jeluiaidemandéd’arrêter…
J’aidûfaireuneffortpournepaséleverlavoix.
—Etensuite?
—Ilm’adit:«Netefaispasplusbêtequetun’es.Tusaistrèsbienquelafête,c’esttoi.»
Ellecrachacettephraseavecunegrimacededégoût.
—C’esttropnul,non?Etils’estmisàrireenmecaressantlacuisse.Jel’airepoussé,jeluiai
ditdemelaisser,maisiln’arrêtaitpasderépéter:«Allez,jesaisquetueschaude»,et«Tusais
quejepeuxmefairetouteslesfillesquejeveux,tudevraistesentirflattée».Tuterendscompte?
Jen’avaismêmepasretirémonblouson.
Elle baissait la tête, rouge de honte. Quand elle a levé les yeux vers moi, son joli visage était
crispédecolèreetd’humiliation.
—Ilvoulaitmefaireécarterlesjambes.Alorsjel’aigiflé.Etj’aiprismonverreetjel’aiversé
sursabraguette.
Incroyablement fière d’elle, et folle de rage contre Anthony, je n’ai pu qu’articuler, les dents
serrées:
—Bravo…
—Cen’étaitpasunebonneidée,enfait,parcequ’ils’estmisencolère.
Glacéed’horreur,j’aidemandé:
—Ilt’afaitdumal?
—Oh!non,pascommetupenses,ils’estjustemisàmecrierdessus.«Salepetiteallumeuse,
mocheté!Tuvaspayercecanapé!»Ilm’asoulevéed’unemain,ilaprismonsacdel’autre,etil
m’ajetéedehors.
Tristement, elle contemplait son sac noir Betsey Johnson, son préféré, qui lui rappellerait
désormais le pire moment de sa jeune existence. Puis elle a de nouveau posé sur moi ses yeux
rougis.
—Emma,jesuisdésolée…
—Pourquoiest-cequetut’excuses?
—Parcequetuavaisraison.
— Ecoute, tu ne pouvais pas deviner à quoi tu t’exposais. Même moi qui ne lui faisais pas
confiance,jepensaisjustequetuallaisàunefêtequirisquaitdedégénérer.Parcequej’avaistraîné
unefoisavecsabande,etjem’étaissentieunpeudébordée.Jenemedoutaispasdutoutqu’ilte
tendraitunteltraquenard.
J’avais beau faire mon possible pour la réconforter, elle se contentait de hausser les épaules,
tristement,leregardvague.Lecœurserré,j’aicomprisquec’étaitlemomentfatidique,l’instantoù
soninnocences’envolait.Pasphysiquement,biensûr—unechance…—,maisdanslecœur.Après
cesoir,soncœurseraitmoinstendre,ellejugeraitlemondeplusdurement.
—C’estfini,maintenant,luiai-jeditavectendresse.Jet’assure.Tutesentirasmieuxdemain.
Ellen’apaseul’airconvaincue.Normal,jen’ycroyaispasmoi-même.
J’aitéléphonéàsesparentspourdemanderlapermissiondelagarderavecmoipourlanuit,en
expliquantqu’elles’étaitdisputéeavecunedesesamiesàlafêteetqu’elleétaitdanstoussesétats.
NousavonslaisséunmotpourtanteChristinepourlaprévenirqu’elleavaituneinvitée,puisnous
noussommesrepliéesdansmonlit.Là,nousavonsfantasmésurtouteslesmauvaiseschosesqui
pourraient arriver à Anthony ; régulièrement, Ashley fondait de nouveau en larmes et je la
consolais en lui répétant qu’elle n’était pas stupide, que ce n’était pas sa faute, qu’elle était
réellementtrèsjolieetque,non,touslesgarçonsn’étaientpascommelui.J’aifiniparluijurerque
sij’avaisvraimentuneforcesurnaturelleàmestrousses,jelalanceraissurlestracesd’Anthony.
J’enétaispresqueàespérerquej’avaisréellementunespritmalindansmonarsenal.
8
Lelundimatin,nousavonsreprislechemindulycéeaprèsunweek-endpasséàaiderlesparents
d’Ashleyàdistribuerdesfriandisesauxgossesquifrappaientàleurporte,déguisésensquelettes
ou en vampires. Ashley préférait rester chez elle, et je ne voulais pas la laisser seule. Devant le
perrondelaVincentAcademy,j’ysuisalléedemonpetitdiscoursdopant.
— Dis-toi bien que tu ne verras même pas Anthony aujourd’hui. Vous ne vous croisez qu’en
salled’étude,iltesuffitdenepasyaller.Passecetteheure-làauCDI,ouvafairetesdevoirsdans
unesallevide.
Elleahochégravementlatêteetgravilesmarchesaveccourage.C’étaitunpeupluscompliqué
pourmoicarj’allaismeretrouverdanslamêmesallequ’Anthony.
J’ai passé une bonne partie de la matinée à le foudroyer du regard. Il n’a rien remarqué, je
n’étais plus dans le champ de son radar depuis qu’il chassait des proies plus fraîches. J’étais
furieuse, contre lui et contre moi-même : j’aurais dû empêcher Ashley d’aller chez lui. Oui,
d’accord, elle était déterminée à y aller, coûte que coûte, mais c’était à moi de la protéger. Ces
dernierstemps,jepensaistropàBrendanpourm’occuperd’ellecommejel’auraisdû.
Noussortionsdelacafétériaquand,n’ytenantplus,j’aiglisséàCisco:
—Ilfautquejetediseoujevaisexploser…
—Mabelle,j’aibienvucommentturegardaisAnthony.Ataplace,moiaussi,jeseraisfoude
rage.
—C’estunimmonde…Attends,commentsais-tupourquoijeluienveux?
Je me suis arrêtée net au milieu du couloir. Le flot des élèves peinait à nous contourner, nous
commencions à créer un embouteillage ; discrètement, Cisco m’a entraînée en me glissant à
l’oreille:
—SimapetitecousineavaitcouchéavecuntypecommeAnthony,etqu’ill’avaitditàtoutle
lycée,moiaussi,j’auraisenviedeletuer.
J’ai découvert ce que signifiait l’expression « sentir son sang bouillir dans ses veines ».
Littéralementaveugléeparlacolère,j’aiarticulé:
—Cen’estpasdutoutcequis’estpassé!
Enquelquesmots,jeluiaitoutraconté,jusqu’àl’arrivéed’Ashleychezmoi,àminuitpassé,en
larmes.Cettefois,c’estCiscoquis’estarrêténet,atterré.
—Ilesttoujoursentraindesevanterdecequ’ilafaitavectelleoutellefille…«Jemesuisfait
unepetitedelaDominicanAcademy.»«J’aileticketavecuneétudiantedeDalton.»
Ilimitaitavecuntalentsurprenantl’attituded’Anthonyetsontonsuffisant.Ilareprissapropre
voixpourconclure:
—Maintenant,jemedisquesoitillesaembobinées,soitilment,toutsimplement.
—Entoutcas,cettefois-ci,ilment.
—EtAshley,comments’ensort-elle?
—Quandjel’aiquittéecematin,ellenesavaitpasencorecequ’ilracontesursoncompte.Je
verraidansquelétatjelaretrouveencoursdelatin.Jevaisletuer,jetejure.Ecoute,situentends
quiquecesoitparlerdecettehistoire…
—Pasdesouci.Jedémentirai.
***
Envoyantmatête,Angeliqueacruquesonsortilègeavaitmaltourné.
—Ilyaunetellecolère,untelbouleversementdanstonaura!Jevaisdevoirtoutrecommencer.
Elletendaitdéjàlamainpourm’arracherquelquescheveuxsupplémentaires.Avecimpatience,je
mesuisécartéeenluiexpliquantcequisepassait.
—Iladitçasurtapetitecousine?
Ellecherchaitdesyeuxl’ignoblefumier.Puiselles’estaffaisséesursonsiègeenmurmurant:
—Jenepeuxrienluifaire.Toutcequej’envoieàl’universmerevientaucentuple.Attends,ily
abienunechosequenouspourrionstenter…
Elle se plongeait déjà dans les recettes rangées dans son cahier. Sincèrement touchée, je lui ai
souri.
—Non,laisse.Maisjeteremercie,tuesunevraieamie.
Elle m’a lancé un sourire joyeux — un instant plus tard, nous avons échangé une grimace en
entendantKristin,derrièrenous,fairedesbruitsmouillésdebaiserseninsinuant:
—Ilyadeshôtelspourça!
Jemesuiscontentéedeluilancerunregardlas.Acestade,Kristinétaitbienledernierdemes
soucis!
Lecoursmesemblainterminable;maisenfin,cefutl’heured’allerenlatin.Dèsleseuildela
salle,jecherchaiAshleydesyeux.Elleavaitdûtraverserl’enferaujourd’huietj’avaishâtedela
réconforter…enluioffrantparexempleunjeudefléchettesavecunephotod’Anthonyenguisede
cible. Mais elle n’était pas à sa place et, pour une fois, ses copines ne pépiaient pas comme une
volière:ellesmeguettaientensejetantdesregardsgênés.Trèsinquiète,jemesuisfaufiléeentre
lestablespourlesrejoindre.
—Oùest-elle?ai-jedemandésanspréambule.
UnejoliepetitebruneappeléeCatharinem’arépondutoutbas:
—Elleademandéàrentrerparcequ’ellenesesentaitpasbien.Enfait,elleestmortedehonte.
Lesyeuxplissésderage,j’airépliqué:
—Anthonyment.Vouslesavez,n’est-cepas?
—Oui!Biensûrqu’onsait,maisçanechangerienpourelle!Ellecroitquetoutenotrepromo
la prend pour une moins-que-rien. Trois garçons lui ont fait des avances aujourd’hui… et le
deuxièmeaditàsescopainsquec’étaitparcequ’ilavaitentendudirequ’elleétaitvraimentbonne.
J’ai retrouvé cette sensation horrible, comme si mon sang bouillait. J’avais du coton dans les
oreilles, la tête creuse et battante. Un peu effrayée par mon expression, la petite Catharine s’est
hâtéed’ajouter:
—Toutlemondenelecroitpasmais…quelques-uns,oui.
Vanessa,l’autreroussedelabande,s’estpenchéeversnouspourchuchoter:
—Iladitqu’elleétaitplusfacilequel’écolepublique…
Aprèscela,jen’aipasentenduunmotducoursdelatin.J’avaisuniquementconsciencedutic-tac
delagrossehorlogeaccrochéeau-dessusdutableauetdelapulsationdusangdansmapropretête.
Quandlaclocheaenfinsonné,celam’afaitl’effetd’unhurlement;j’aiinstantanémentsaisima
sacocheensautantsurmespieds.
—TuvaschezAshley?m’ademandéCatharine.Tuluidirasdem’appeler?
Sonregardexprimaituneinquiétudesincère.
—J’yvais,maispastoutdesuite,ai-jeréponduàmi-voix.
Jemesuisprécipitéedansl’escaliersansmepréoccuperdesavoirquijebousculaisaupassage.
Laporteàdoublebattantdelacours’estouvertedevantmoi,commesouffléeparuneexplosion.
Anthony,Franketleurbandecommençaientleurpartiedebasket.Quelquepartdansuncoindema
tête,j’ainotéqueBrendann’étaitpaslà.
J’ai laissé choir ma sacoche — en fait, je l’ai lancée sous le banc le plus proche — et je suis
alléemeplanteraubeaumilieudelapartie.EnpassantdevantFrank,jeluiaifaitraterunepasse;
detrèsloin,j’aientendusavoix:
—Hé!Onestentraindejouer!
Jenemesuismêmepasretournée.ToutemonattentionallaitàAnthony.
Ilmetournaitledos.Toutàcoup,ilm’asembléimmense,unevraiearmoireàglace.Unvertige
de frayeur m’a saisie mais j’ai crié son nom d’une voix ferme. Concentré sur le ballon, il a fait
semblantdenepasm’entendre;àbout,j’aihurlé:
—AnthonyCaruso!
Quand le besoin s’en fait sentir, je suis capable d’envoyer des décibels. Saisi, il a fait un faux
mouvement,leballonluiaéchappé;furieux,ils’esttournéversmoi.
—Qu’est-cequetuveux,toi?
—Jeveuxqueturétablisseslavéritéausujetdemacousine.
Jeparlaisàhauteetintelligiblevoix;auxyeuxdesautres,jedevaissemblertrèscalmeettrès
sûredemoi.Anthony,lui,s’esttoutdesuiteénervé.
—Tacousine?C’estqui,tacousine?
Ungroupeseformaitautourdenous.Anthonyparlaitfortetsèchement;bienplusfortetplus
sèchement,j’airépliqué:
—Ashley!Lenomteditquelquechose?Cellesurquituracontestesmensonges!
Ils’estmisàrire,fortetfaux,enajustantsonT-shirtd’unairavantageux.
—Ouais,jeveuxbiendiretoutcequetuvoudras!Cen’estpascommesij’enétaisfier.Elle
étaitnulle!
Il riait toujours, un ricanement horrible et malfaisant. J’ai senti ce rire courir sur ma peau
commeungrouillementd’insectes.Puisilafaitminedeseremettreàjouer;etlà,j’aivurouge.
— Ne t’avise pas de me tourner le dos, minable ! Menteur ! Ça t’arrange de frimer avec des
freshman,desfillesquifonttroistêtesdemoinsquetoi!Commeça,tuasl’impressiond’êtreun
vraimec,jemetrompe?
Unpetitrirejaillitducercledesgarçons,ceriredéplaisantquivientdunezettrahitsurtoutdela
gêne. Lentement, Anthony pivota vers moi et je vis que son expression avait changé. Il était
effrayant.
—Tacousinesaitmieuxquetoicequec’est,unvraimec.Fais-moisavoirquandellevoudra
uneautreséance.
Un instant, j’ai cru voir le visage de Henry se superposer à celui d’Anthony. Ils se
ressemblaient : ils adoraient se sentir puissants et faire trembler des êtres sans défense. Eh bien,
celaneprenaitpasavecmoi.J’avaislafiertéd’unkamikaze,ilmeferaitcequ’ilvoudraitmaisje
nereculeraispas.Lespoingsserrés,jeluiaihurléauvisage:
— Tu mens, elle t’a envoyé te faire voir ! Mais raconte-moi une autre histoire, Père Castor,
j’adorelescontesdefées!
Ceregard!Cettefois,j’étaisalléetroploin,ilnesecontrôlaitplus.Jedevaisrenverserlatêteen
arrière pour le regarder en face ; je ne me suis pas démontée pour autant. Des deux mains, il a
pousséauniveaudesépaules,négligemment…maisavecunetellepuissancequej’aifaillitomber
à la renverse. A mon grand regret, j’ai reculé (seulement pour garder mon équilibre, et sans
détachermonregarddusien).
—Tudevraisfaireattentionàcequetudis,gamine…
Cepetittoncondescendant!Commes’ilsefaisaitdusoucipourmoi!Lesmainssurlesgenoux,
ils’estpenchépoursemettreàhauteurdemonvisage.
—…parcequesinon,ilvat’arriverdeschosesdésagréables.
—Jen’aipaspeurdetoi,ai-jerépliqué.Dislavérité,pourmacousine.Avouequetun’aspas
couchéavecAshley.
Sesyeuxsesontplissés;alors,j’aisuqu’ilallaitmebousculerdenouveau.Cettefois,j’aibondi
en arrière avant qu’il ne me touche. Merci, Henry, pour ces mois d’entraînement intensif. Ne
rencontrant que le vide, Anthony a trébuché à son tour et j’ai entendu les garçons du groupe se
moquerdeluietrireparcequ’ilsefaisaitridiculiserparunefille.Cen’étaitpasbonpourmoi:ils
allaientlepousseràbout.
En arrivant dans la cour, je ne m’étais pas attendue à déclencher un pugilat, je voulais juste
qu’Anthonyadmettepubliquementqu’ilmentait.Aprésent,jecomprenaisquej’auraisdûréfléchir
àunestratégieavantd’abordercedangereuximbécile.
D’un coup d’œil rapide, j’ai voulu voir qui assistait à la scène. Eh bien, tout le monde, la
populationentièredulycéesemblaits’êtrerassembléedanslacour!EtmêmeBrendan:jel’aivu
émerger du bâtiment principal, ses écouteurs sur les oreilles, les yeux fixés sur son portable,
inconscientdecequisejouaitàquelquesmètresdelui.
Puis la silhouette d’Anthony m’a bouché l’horizon. Vite, j’ai cherché une voie de repli. Cela
devenaittroppérilleuxderester.Sijepouvaism’éclipsersansperdremadignité,ilétaittemps.
— Si j’ai couché avec ta petite salope de cousine, ce n’est pas ton affaire, Emma ! reprit-il
furieusement.
Tiens,ilsesouvenaitdemonprénom?Ilaenchaîné:
—C’estquoi,tonproblème?Tun’aspaspuattendretontour?Désolé,tun’espasmongenre!
—Biensûrquenon!Parcequemoi,jen’aipaspeurdetoi.
Je ne pouvais pas baisser pavillon : je ne me le serais jamais pardonné, d’autant qu’Anthony
m’auraitécraséetoutdemême.Danslegroupedeseséquipiers,certainsluicriaientdesecalmer.
J’entendisFranklancersansconviction:
—Laissetomber,man.C’estunefille.
Levisagedecepauvretypeportaitencorelesmarquesdescoupsd’Anthony.Aquelquespasde
moi,uneportemenaitauxcuisines.J’aireculéencherchantlapoignéeàtâtons.Ilm’asuivie,ilme
collait—etlafichueporteétaitverrouillée…J’étaispriseaupiège.
—Personnenemeparlecommeça.
Jenepouvaisplusrienfaireàparttenterdenepasluimontrercombienj’avaispeur.Lesgens
commeluiserepaissentdelaterreurdesautres.Sèchement,j’aiordonné:
—Dégage!
Sescopainsavaientcomprisquecelamenaçaitdemaltourner.Desvoixluicriaientd’oublierça,
derevenirjouer.
—Dégager?Allons!Tuascequetuvoulais,non?Tuastoutemonattention.
Denouveau,j’aihurlé:
—Dégage!
Jedevaisêtreentraindeperdrelespédalescarjel’aibousculéàmontour.Detoutesmesforces.
Cemurdemuscles!
—Nemetouchepas,garce.
—Ahnon?Etqu’est-cequetuvasmefaire?
Cettequestion,jel’aitoutdesuiteregrettée.J’aivulamaind’Anthonys’élever,formerunpoing
gigantesque, et je suis restée figée contre ma porte sans même essayer de me protéger. A cet
instant,jenepouvaisquepenser:«Vas-y,cogne-moi,tuserasrenvoyédulycée.»
Iln’apaseul’occasiondepasseràl’acte.Unmétéoreafondusurluietils’estabattucommeune
masse.Quandj’aiouvertlesyeux,ilétaitàterre,épingléparBrendanquiluiserraitlagorge.
—Nelatouchepas,grondaitcedernier.Net’avisejamaisdelatoucher.
Etourdi, Anthony ne résistait pas. Tout s’était passé un peu vite pour lui. Puis la lumière s’est
faite;outré,ils’estdébattuenhurlant:
—Maisqu’est-cequiteprend!
LeregardémeraudedeBrendanflamboyait,sonpoingétaitlevé,prêtàfrapper.D’ungenou,il
maintenaitAnthonyquisecontorsionnaittoutenessayantdereprendresonsouffle.
—Tunelatouchespas.Tuneluiparlespas.Tunelaregardespas.Compris?
—Maisc’estquoi,tonproblème?Elleestvenuemechercherdespoux!
Le temps d’un éclair, Anthony a tourné la tête pour me jeter le même regard de haine qu’un
animal vicieux. D’une voix plus calme mais, curieusement, encore plus menaçante, Brendan a
demandé:
— Des poux, vraiment ? Tu veux dire qu’Emma a fait quelque chose qui méritait que tu lui
mettestonpoingdanslafigure?
Abasourdie,j’aivucettegrossebruted’Anthonybredouillerpoursejustifier.
—Jen’allaispaslacogner!Ellem’acherché!
— A mon avis, c’est toi qui as cherché les embrouilles, comme d’habitude. C’était quoi, cette
fois?
—J’aiditdestrucs,pourdéconner.Lâche-moi!
Detouteévidence,Brendanavaitl’avantage.Ilétaitdeloinleplusfortdesdeux,etAnthonyle
craignait.D’unevoiximplacable,faussementamicale,Brendanarépondu:
—Jenepeuxpastelâchersituasmenti,monpote.Disclairementlavérité.Oualors…
Ils’estpenché,acollésonnezaunezd’Anthonyet,d’unevoixréellementimpressionnante,ila
conclu:
—…oualorstuvasleregretter.
Souslechoc,j’assistaisàlascènesansréagir,etlafoulequinousentouraitsemblaitfrappéede
la même paralysie. De ma place, je voyais Kristin, en train de tout filmer avec son portable.
Formidable,nouspourrionsdèscesoirnousrepassercesmomentssiintensessurYouTube.
—Oui,bon,jen’aipassautéAshley…
Le regard d’Anthony me jetait des flammes, des missiles, des armes de destruction massive.
Incapablederenoncertoutàfait,ils’estempresséd’ajouter:
—Maisj’auraispusij’avaisvoulu!
—Cen’estpascequejeveuxentendre.
BrendanpesaitsurAnthonydetoutsonpoids.D’unevoixétranglée,legrandblondacoassé:
—D’accord,d’accord,c’estcommeelleadit!Libère-moi!
Brendanasecouélatête,del’airdedire«pauvretype»;puis,ils’estrelevé.Al’instantmême
où il a lâché la gorge de son adversaire, il l’a attrapé au col et redressé d’une seule traction. En
montrantbienquec’étaitluiquidécidaitdelibérerAnthony,etnoncedernierquiluiéchappait.Il
l’arepoussérudement,etAnthonyareculéentitubant.
—Etmaintenant,disparais,asoupiréBrendanenluitournantledos
Humilié,AnthonyaprisletempsdelissersonT-shirt,d’arrangersoncoldéformé.Sonregarda
croisélemien,ilafaitunpasversmoi…uninstantplustard,jen’aiplusrienvud’autrequeledos
deBrendanetjel’aientendudireàvoixbasse:
—Tuessaiesencoreunefoisdefairedumalàunefille,tupensesseulementàEmma,ettues
mort.
—Ah?Çaaussi,c’estunepromesse?
Anthonys’efforçaitdeprendreunairfaraudmaisBrendanaréponduavecunsérieuxabsolu:
—C’estunegarantie.
Ses poings se crispaient si fort que je voyais saillir ses jointures. En face de lui, Anthony
ressemblaitàunpetitgarçonquifaituncaprice.Avecungrandgestefurieux,ilacrié:
—Cen’estpasterminé,monfrère!Tuvasleregretter!
Etilestparticommeunfou,enlançantungrandcoupdepieddansmasacocheaupassage.Une
chancequ’ellen’aitriencontenudefragile,toutauraitétépulvérisé.
Dèsquelaporteaclaquéderrièrelui,Brendans’esttournéversmoi;jen’avaispasbougéde
maplace,toujoursacculéeàlaporteclose.Ils’estpenchépoursemettreàmonniveau,ilaglissé
lesdoigtssousmonmentonet,doucement,afermémabouche.Puisilm’asondéejusqu’àl’âme
avantdemurmurer:
—Çava?
J’aihochélatête.Sesdoigtss’attardaientsurmajoue;d’elle-même,mamainestvenueeffleurer
la sienne. Nous sommes restés ainsi toute une éternité qui n’a sans doute duré que quelques
secondes,maislachaleurdesapeaus’estgravéeenmoipourtoujours.Lentement,samainaglissé
surmonvisage,prisencoupemonmenton…mesdoigtssesontreferméssurlessiens.Suspendue
àsonregard,j’aisentisonpoucecaressermajoue.
—Merci…
Detrèsloin,j’aientenducrier:
—Yo,ilsvontlefaire,là!
Nous sommes retombés sur terre, assez brutalement. J’ai pris conscience des voix et des rires
quis’élevaienttoutautourdenous;Brendanatournélatêtecommes’ils’apercevaittoutjusteque
nousavionsunpublic.Nosmainssesontquittées.
—Derien,a-t-ilmurmuré.
Ensuite, il a toisé les élèves surexcités qui commentaient l’événement, et m’a demandé à mivoix:
—Turentres?
—Jevaischezmacousine.Ilfautqu’ellesachequesaréputationestsauve…etquedesgarçons
sebattentpourelle.
—Jenemebattaispaspourelle…
Il a souri, la flamme de ses yeux verts m’a brûlée. Alors que je le contemplais, troublée,
ensorcelée,j’ailudelacuriositédanssesprunelles.Ilatendulamain,soulevémonpendentif,etil
l’aretournédélicatemententresesdoigts.Puis,soudain,ilm’asaluéeetatournélestalons.
L’instantd’après,ils’engouffraitdanslebâtiment.
Abasourdie, je restai plantée là, point de mire de tous les regards. Mais dès que je recouvrai
l’usagedemesjambes,jefonçaiprendremasacocherestéesouslebanc,traversailehallcomme
untourbillonetdébouchaisurParkAvenue.Brendanavaitdisparu.Unefoislancée,jedécouvris
quej’étaisincapabledem’arrêter:alors,jecourusjusqu’àl’immeubled’Ashley.
Elleétaitdéjàaucourant.CatharineetVanessa—quiavaienttoutesdeuxassistéàlascène—lui
avaient délivré un reportage en direct par SMS. Elle m’a sauté dans les bras et embrassée une
bonne vingtaine de fois avant de se jeter sur son ordinateur portable pour repasser l’une des
nombreusesvidéosdéjàchargéessurFacebook.
—Ilfautquetuvoiesça.Regarde!
Elleexultait;sesyeuxbouffisdelarmesétincelaientdeplaisir.
—Non,merci.
J’étais passée à deux doigts de me faire démolir le portrait. Si je revoyais la scène, j’allais
m’évanouir.
—Jen’enrevienspas.Tuasétéincroyable!
Epuiséetoutàcoup,jemesuislaisséetombersursonlitensoupirant:
—J’enaijustemarredesgenscommeluiquisecroienttoutpermis.Jenepouvaispaslaisser
passerça.
Commeellemecontemplaitavecunsourirerayonnant,j’aiajouté:
—Aumoins,taréputationestsauve.
Lamienne,enrevanche…Monimageallaitbeaucoupsouffrirdesévénementsdecettejournée;
àprésent,j’allaisêtreconsidéréecommelafillequitraînaitaveclessorcièresetsebagarraitavec
lesgarçons.Aufond,jem’enfichaisunpeu.DumomentqueBrendanavaitunebonneopinionde
moi!Acausedelui—etmêmes’ilnefaisaitaucundouteque,demain,jeseraislesujetprincipal
desconversations—,j’avaisunehâtefollederetourneraulycée!
***
—J’angoisse,meconfiaAshleyavecunregardencoin.
Je comprenais son point de vue ! Nous n’étions plus qu’à vingt mètres de Vince A ; dans
quelques instants, elle devrait affronter les regards et les commentaires du lycée tout entier. On
allait la dévisager, parler d’elle derrière son dos, ressasser sans fin sa mauvaise expérience.
Pourquoi faut-il qu’on devienne si intéressant aux yeux des autres quand on a subi un traitement
injuste?Avecconviction,j’aidéclaré:
—Tuvastrèsbient’ensortir.Cen’estpastoiquiasdéclenchéunebagarredanslacour.
Mon petit stratagème a fonctionné à la perfection : elle a aussitôt oublié ses soucis pour se
concentrersurlesmiens.
—Queferas-tusituvoisAnthony?a-t-elledemandéavecinquiétude.
— Je vais surtout m’arranger pour ne pas le voir ! Angelique est d’accord pour déjeuner à
l’extérieuraussilongtempsquejevoudrai.
Ilmesemblaitquesijenemettaispluslespiedsàlacafétériaetsijesortaisdulycéeparlaporte
de l’annexe, je pourrais faire en sorte de ne pas croiser Anthony en dehors des cours. Tant que
nousétionssouslenezdesprofesseurs,jenerisquaisrien.
Noustraversionslaruequandj’airemarquéunesilhouettefamilièreappuyéeàuneboîtepostale
àquelquesmètresdel’entréedulycée.C’étaitBrendan,métamorphoséparlebonnetdelainequi
cachaitsatignasse.Ashleymelançaunlargesourire;aumêmeinstant,unecamaradedeclassela
vitetseprécipitaverselleenpiaillant:
—Jepeuxpaslecroire,Anthonyenaprispleinla…!QuandjepensequeBrendanenpersonne
t’adéfendue!
Elleriaitcommeunefolle;j’aicomprisquenousavionseutortdenousenfaire:aujourd’huiet
pourlesjoursàvenir,Ashleyseraitlastardesaclasse.Elledutlesentiraussi:enchantée,elleme
fitunclind’œiletcourutversl’entréeavecsacopine.Aumomentoùlagrandeportesefermaitsur
elle,ellesetournapourcrieràtue-tête:
—Onsevoitaprèslescours,Emma!
Brendanentenditmonnom,tournalatête…etmefitcepetitsalutdumentonquin’appartenait
qu’à lui. Un trac épouvantable s’empara de moi. Il me dévisageait sans bouger, énigmatique. Ma
mains’estreferméesurmonpendentifpourpuiserducourageetjemesuisdirigéeverslui.
De près, son expression était amicale mais elle me laissait tout de même un peu perplexe. Il
semblait…troublé.Oumélancolique?Nesachantqueluidire,jel’airemerciédenouveaud’être
intervenu. Pour une fois, son regard n’était pas voilé par un tourbillon de mèches noires, je
découvraislaformedesonvisage,unpeurosiparlefroid,sessourcilstrèssombres,expressifs…
etj’affrontaislapleinepuissancedesesyeuxlumineuxencadrésdelongscilsnoirs.
—Tun’aspasàmeremercierchaquefoisquetumevois.
Uneémotionbizarreselevaenmoi.
—Maisj’enaienvie.
DanslesétrangesprunellesdeBrendan,ilmesemblavoir…Quoi,d’ailleurs?Del’espoir?De
latristesse?Unsentimentdefatalité?
—Jesuisjustecontentd’êtrearrivéaubonmoment,expliqua-t-il.J’auraismêmepréféréêtrelà
unpeuplustôt.
Intimidéetoutàcoup,j’aibaissélatêteetilarefaitlegesteémouvantdelaveille,enrelevant
monmentondel’indexpourpouvoirmeregarderdanslesyeux.
—Emma,ilyaautrechosequetuvoudraismedire?
Cen’étaitpasunreproche,maisj’aitoutdemêmeétésecouée.
—Je…jedevrais?
—Apparemmentpas,soupira-t-il.Bon,jesuisjustecontentquetun’aiesrien.
Surquoi,ilagravilesmarchesquatreàquatreetadisparuàl’intérieur.Médusée,jesuisrestée
plantéesurletrottoir.Celadevenaitunemanie!Nesachantquefaired’autre,jesuisentréeàmon
tour. Le rattraper, exiger des explications ? Impossible ; il était plus que temps de descendre au
donjonoùj’avaismoncasier.Unefoisdeplus,jemefaisaisl’effetd’untrolltapisousunpont:un
monstreinadaptableaumondedeshumains.
Je me hâtais vers ma première salle de cours quand j’ai entendu courir derrière moi.
Instinctivement, j’ai fait volte-face en levant les poings. Des poings dont je ne savais absolument
pasmeservir,maissic’étaitAnthony,venusevenger…?
—Emma,tunem’asmêmepasappelé!Ilafalluquej’apprennetoutsurFacebook!
Cen’étaitpasAnthonymaisCisco,àlafoistrèsinquietettrèsheureux.Jemesuisconfondueen
excuses.
—Tunégligestesamismaistuesunecousineextraordinaire,a-t-ildéclaré.C’estpastroptôt!
Quelqu’unquisedévoueenfinpourremettrecegorilleàsaplace!
Ilapplaudit,euphorique.Jem’inclinaiavecungrandsouriredestarenprécisantavecmodestie:
—Onm’adonnéunsacrécoupdemain!
— Tu peux le dire. J’aimerais avoir quelques précisions, d’ailleurs. Il se passe quelque chose
avecBrendan?Quelquechosedonttunem’auraispasparlé?
Le moment était venu de rendre des comptes ! J’étendis la main droite comme pour prêter
sermentdevantuntribunal,enlançant:
— Jusqu’à l’instant où il a volé à mon secours, il ne m’avait pour ainsi dire plus adressé la
paroledepuisplusd’unesemaine.Jelejure!
Ilétaitpresquel’heure,ilfallaitfilerversnossallesdecours.Toutentrottantprèsdemoi,Cisco
areprisavecgourmandise:
—Jenesaispassijedoistecroire.J’aivulesvidéos!Cegarçonatraversélacourcommeune
fusée et Anthony a littéralement volé dans le décor. Impulsion chevaleresque ou sauvetage bien
ciblé?
J’ai haussé les épaules pour dire que je n’en savais pas plus que lui et je l’ai quitté pour me
rendreencoursd’histoire.Laclochesonnait.J’aifoncéàmaplacederrièreJenn.Ellemeguettait;
elleatoutdesuitepivotésursachaiseenarticulanttoutbas:
—Ilfautqu’onparle!
J’aiacquiescétoutenplongeantlenezdansmasacochepoursortirmesaffaires.Jenevoulais
plus parler de cette fichue bagarre ni même penser à un événement aussi… trivial ! Plus rien ne
m’intéressaitendehorsdesquelquesmotséchangéscematinavecBrendan:ilvoulaitquejelui
disequelquechose,maisquoi?Qu’avais-jeencorefaitdetravers?
Alafinducours,jen’aipaspuéchapperàJennquin’apasarrêtédemebombarderdequestions
surlechemindelasalled’anglais.
—Tun’aspaseupeur?
—Si,maistouts’estpassétrèsvite.J’étaisfollederage,jen’aipasréfléchi,j’aijusteréagi.
—TuavaisprévenuBrendanàl’avance?
—Biensûrquenon!Jenesavaispasmoi-mêmecequej’allaisfaire,Jenn.
— Et Anthony a avoué qu’il mentait ! Ça, c’est un véritable exploit. Comment as-tu su que tu
pourraisleforceràserétracter?
—Jenelesavaispas!
Jennm’agaçaitàlafin!Ellemedévisageait,abasourdie,etcomprenaitlentementquej’avaisagi
sanspréméditation.
—Donc,toietBrendan…?
Ellehaussalessourcilsd’unpetitairentendu.Jen’aipaspuretenirunsoupirrêveur.Nosnoms
allaient si bien ensemble ! Brendan et Emma. Mais il ne se passerait sans doute jamais rien entre
nous — en tout cas, pas si je continuais à le contrarier sans savoir pourquoi ! Tristement, j’ai
conclu:
—Non,Jenn,iln’yapasde«Brendanetmoi».
Encoursd’anglais,j’ailaisséchoirmasacocheprèsdematableetjel’aifouilléelonguement,
endisposantmesaffairesdevantmoiavecunsoinmaniaque.L’objectif,biensûr,étaitdemeretenir
desurveillerlaporteetdeguetterl’arrivéedeBrendan.Quandilestentré,quelquesminutesplus
tard,laclasseentièreavaitlesyeuxbraquéssurnous.Personnen’avaitassistéànotrepetittête-à-
têtesurletrottoir,etilsvoulaienttousvoircommentnousallionsnousaborder,aulendemaindu
grandjour.Poureux,c’étaitunedistractioncommeuneautre;personnellement,j’auraispréféré
qu’ilssepassionnentpourletricot,oulebowling.
Brendans’estdirigéverssaplace,lesyeuxbaissés;ilalaissétombersasacocheets’estassis,
deprofil.Uneforceirrésistiblem’attiraitverslui;malgrémoi,mamainaglisséentraversdema
table,mesdoigtsonteffleuréledossierdesonsiège.Ilapivotéversmoietilamurmuré:
—Ecoute,Emma…
—Bien,autravail,nousavonsbeaucoupàfaire!
M. Emerson venait d’entrer, dans l’indifférence générale car Brendan et moi captions toute
l’attention.Brendans’esttournéversletableau,j’airivémonregardàmoncahier.Maisjen’aipas
entenduunmotducours.
Uneheureplustard,laclocheasonnéetBrendanestsorticommeuneflèche,sansunmotpour
moi.
J’auraisaiméavoirmoniPodpourpouvoirm’isolerdel’excitationmalsainequinousentourait.
Heureusement,Angeliquesefichaittotalementdecettehistoireet,toutaulongdudéjeuner,ellen’a
parléqued’unechose:samère,deretourd’uneconférenceàGeorgetown,étaitd’accordpourme
prêterdeslivressurlesymbolismemédiéval.J’aifaitdemonmieuxpourécoutermacamaradede
classe:Angeliqueavaitparlédemoiàsamère,etlePrEvelynTedtétaittoutàfaitcertaineque
mon pendentif jouait un rôle clé dans les incidents survenus récemment. Comme si j’étais en
mesuredem’intéresseràcequi,chezmoi,provoquaitl’explosiondesréverbèresalorsquejene
réussissaispasàgérerlabanalitédemonquotidien?
Lemercredimatin,j’étaisauboutdurouleau.Sousmesyeux,cen’étaientplusdescernesmais
despoches.Jepassaismesnuitsàmeretournerdansmonlitouàfairedescauchemars.Cettefois,
j’avaisrêvéquejemarchaisdansleNewYorkdesannées1900.Jeparcouraislesruessalesdans
une robe longue au corsage ajusté, les cheveux relevés sous un chapeau orné de plumes. Détail
curieux,j’étaisblonde.Jemedépêchais,chargéed’unegrandeetlourdeboîte,quandlaficelledu
paquetaarrachélagrossebrocheépingléeàmonrevers;labrochearoulésurlepavé,j’aivoulu
courirlaramassermaismonfardeauétaittropencombrant.Jenesavaispascequecontenaitcette
boîte,seulementquec’étaitprécieuxetquejenepouvaispaslaposeràterre.
Toutàcoup,jemesuisretrouvéedevantunebelledemeure.LefleuveHudsonsereflétaitdans
leslargesfenêtresdesafaçadeblanche…desfenêtresquisedéformaientàlachaleurdesflammes
orange qui se tordaient à l’intérieur. Quand les vitres ont éclaté, la force de l’explosion m’a
arrachémonchapeau,desfragmentsàdemifondussesontabattusàmespieds,maisjesuisrestéeà
ma place, sans un mouvement de recul, battue par le souffle brûlant du brasier. Comme si je
montaislagarde.
—Tun’espasensécuritéauprèsdelui.Tunepeuxpasgardertesdistances?
Lavoixd’Ethan!Etsamainquiempoignaitlamienne.Ilcherchaitàm’entraîneret,danssahâte,
ilmeserraittropfort,labaguedediamantàmondoigtmemeurtrissaitlamain.
—Non!Jedois…!
Jemesuisprécipitéedanslamaisonenfeu.J’aisentilachaleurdel’incendiesurmapeau,une
chaleurinsoutenable.Lesflammessesontélevéeslelongdemajupe…puislefeus’estglissédans
mescheveux.Jemesuisréveilléeensursaut,hurlantetmegriffantlevisage.
Autrementdit,lanuitavaitétédifficileetmoncauchemarmehantaitencore.Pourquoimejeter
dansunemaisonenfeu,mêmedansmesrêves?Celan’avaitaucunsensmaiscesimagesrefusaient
des’effacer,etjelestrouvaistoujoursaussitroublantes.
Une fois au lycée, la série noire a continué : Brendan n’était pas en cours d’anglais. Un bref
instant,j’aiespéréqu’ilétaitmalade.Jem’ensuistoutdesuitevoulupourcettemauvaisepensée,
maiscelam’auraitréconfortéedesavoirqu’ilavaituneraisonabsolumentincontournablederater
cetteoccasiondemevoir.
Monhumeurs’estunpeuamélioréeenchimie,quandAngeliquem’achuchotédelaretrouverà
soncasieraprèslescours.Jesuismontéeàl’heuredite,enpensantqu’elleavaitdelachance:son
casier se trouvait dans le couloir ensoleillé du troisième. Elle m’attendait ; j’ai ouvert de grands
yeuxquandellem’atenduuneserviettedecuircontenantdeuxénormesvolumesanciensetungros
livredepochetoutneuf.
—Jen’aipasbesoindetedired’enprendresoin.Celui-ci,c’estSymbolesetMythes,untrèsbon
ouvrage de référence, et voici les Légendes médiévales de Hadrian. Fais très attention, c’est une
antiquitéetilluimanquedespages.Etcelui-ci…
Avecdélectation,ellesoupesal’épaislivrerougevif.
—…c’estSortilègespourlanouvellesorcière.Aucasoùtuseraisintéressée.
Jel’airemerciéedetoutmoncœuretj’aiprislecheminduretour,écraséesousmonfardeau.
J’aurais eu besoin d’un sérieux coup de main pour tout rapporter à la maison mais,
malheureusement, Ashley était partie dès la fin des cours avec ses copines. En arrivant, j’étais
complètementéreintéemaisjemesuisaussitôtfaituncafé,quej’aiemportédansmachambreen
disantàtanteChristinequej’avaisdestonnesdedevoirsetquejedevaismeconcentrer.
Assiseentailleursurmonlit,lestroislivresdisposésdevantmoi,j’aid’abordouvertSymboles
etMythes,parcequ’ilmesemblaitleplussérieux.Assezimpressionnée,j’aicommencéàtourner
les pages, un peu au hasard. Il y avait beaucoup d’illustrations, en noir et blanc, assez ternes, et
touteunesectionsurlesarmoiriesetlesblasons.J’airetirémonpendentifetl’aiposéàcôtédu
volume pour pouvoir comparer ; plusieurs fois, j’ai cru voir le même motif mais, en regardant
mieux,jetrouvaistoujoursdesdifférences.
Mon médaillon représentait un bouclier orné d’une licorne ; derrière le bouclier se croisaient
uneépéeetunerose.Pourlapremièrefois,jeremarquaiquelafleurcommençaitàsefaner:unde
sespétalestombaitcommeunelarme.Enface,sousl’épée,onvoyaituncroissantdeluneflanqué
d’une petite étoile. Le dos du pendentif était lisse à part quelques éraflures et traces de chocs. Il
devaitvraimentêtretrèsancien.Avectendresse,j’aieffleurésesreliefsenmedemandantcomment
j’avaispupenserunseulinstantqu’unsibelobjetvenaitd’uncentrecommercial.
Passionnée,toutàcoup,j’aireprismesrecherchesavecdavantagedeméthodeetenfin,àlapage
307,j’aitrouvélareproductionexactedemonpendentif.Trèsémue,j’ailuleparagraphequis’y
rapportait.
Leblasond’AglaeonremonteauXIIesiècle.Vers1150,Archer,comted’Aglaeon,imposacemotif
en remplacement des armoiries d’origine de sa famille, deux épées croisées derrière une licorne.
D’aprèslatradition,ilauraitchoisilesymboledelafleurfanée,touchantedanssafragilité,après
l’assassinat de son épouse, lady Gloriana. Ce seigneur maniait aussi bien la plume que l’épée ;
après la tragédie, il écrivit (nous reproduisons ici une version traduite de l’anglais archaïque de
l’époque):
Mabien-aiméen’estplus,merestelechagrin
Marose,laplusbelleentretouteslesroses
Larmes,suivezlespasdel’exclupérégrin
Etvouslesfleurs,pleurezpourcettemortsanscause.
Jenesaispaspourquoicepetittextemetouchaautant.C’étaitpeut-êtrel’idéedesfleurspleurant
lamorttragiquedelajeunecomtesse?Maintenant,jesavaiscequesymbolisaitmonpendentif:
l’amour,unamourtendreetsincère,brutalementtranchéparlamort.
Jepoursuivismalecture.
Cette altération du blason familial fut mal reçue car la jeune épouse assassinée n’était pas de
noble extraction. Un mariage avantageux avait été arrangé pour le jeune comte, qui repoussa la
demoiselledegrandefamilleàlaquelleonledestinaitpourépouserunepaysanne,Gloriana.Cellecifutsoupçonnéeparlasuitedel’avoirensorcelé.
C’étaittout.Jerangeaiavecsoinlevolumedanslaserviettedecuiret,fortifiéeparunsecond
café,jemetournaiverslesLégendesmédiévales.J’avaishâtedesavoirs’ilyétaitquestiondela
tristehistoired’ArcheretGloriana.
Ce volume exigeait encore plus de précautions que le premier car la reliure de cuir partait en
lambeaux. On devinait combien elle avait dû être belle ; un motif délié courait tout autour, on
distinguait encore la grappe de fruits gravée dans un angle. En ouvrant le livre, je vis qu’il
manquaiteffectivementdespages,etqued’autresnetenaientpresqueplus.Iln’yavaitpasdetable
desmatières,jemesuisdoncmiseàpicorer,lisantunparagrapheicietlà.Laproseétaitbelle,bien
qu’unpeupompeuseàmongoût.
Il commençait à faire sombre. J’ai allumé ma lampe et me suis perdue avec plaisir dans des
récitsoùilétaitquestiondeprinces,dedragonsetdesorciers…Parfois,jemepassionnaispour
unehistoireetj’étaisdéçuedevoirquelafinmanquait.Lesheurespassaient…
J’avaispresqueoubliécequejecherchaisquandunnommesautaauxyeux.Fascinée,jeposai
matasseetmemisàlire.
9
LaLég endeduSeig neurd’Ag laeonetdelapaysanne
Archer d’Aglaeon faisait l’envie de tous. Ceux qui ne jalousaient pas ses immenses richesses
enviaientsaforce,sontalentdefaiseurdeversoulabeautédesonvisage.Aforced’êtreentouré,
fêté, adulé, il avait laissé l’orgueil s’insinuer dans son cœur ; mais cet orgueil était son unique
défautcarilétaitgénéreuxetjuste,ettraitaitavecbontélesserfsquitravaillaientdursursesterres.
Lajeunessed’Archerfutvouéeauxoccupationshabituellesd’ungarçondesonrang;ilchassait
avec ses amis sur son immense domaine, goûtait les meilleurs vins, les meilleures viandes, et
courtisaitlesplusbellesdamesduroyaume.
Pourtant, les années passant, son père, le seigneur Alistair, le pressa de prendre femme et
d’engendrer un héritier. Il le pressa en vain ; car Archer, après les avoir beaucoup recherchées,
étaitlasdesdamesdelacour.Leurconversationtropétudiéel’impatientait,ellesétaientàsesyeux
toutessemblables,aucunen’éveillaitlefeudesoncœur.
Pourcontentersonpère,ilfréquentabiencertainesd’entreellesmaissalassitudesemuaviteen
dégoût. Convaincu qu’il ne trouverait jamais femme capable de le surprendre et d’aiguiser sa
passion, il accepta, en désespoir de cause et pour apaiser le courroux d’Alistair, le mariage que
celui-ciarrangeapourluiavecdameEleanor,lafilledeCharles,comtedeKeane.Eleanorétaittrès
belle mais il la trouvait fort stupide, et il ne tarda pas à la haïr quand il découvrit qu’elle était
égalementméchante.Unsoir,illavitfrapperauvisageunepetiteservantedontlaseulefauteétait
d’avoirretirétroptôtsonhanapdelatable.
Quelquessemainesavantlanoce,Archerpartitàchevalpourunepromenadesolitaire.Lecœur
lourd,ilerralongtempssansprendregardeauxcheminsqu’ilprenaitet,verslesoir,tombapar
hasard sur une pauvre maisonnette ; curieusement, la masure était nichée dans un éblouissant
foisonnementdefleurs.Là,devantlaporte,unejeunefillesoignaitlesrosiers…Enentendantle
pasdesoncheval,ellelevalesyeuxet,rougissante,luifitlarévérence.
Elle était belle, d’une beauté qui le toucha au cœur. Les dames trop apprêtées le laissaient
désormais froid, tandis que cette jouvencelle, simple comme une fleur sauvage, avec son visage
lisseetfraisetcettechevelurenoirequitombaitlibrementjusqu’àsataille,l’émut…Ilmitpiedà
terre, lui parla, et sentit bientôt que, bien que privée de toute éducation, elle était intelligente et
bonne.
Le beau seigneur devisa avec elle avec tant de bienveillance que la jeune fille oublia vite sa
timidité et lui répondit hardiment. Comme Archer admirait son jardin, elle désigna furtivement
l’unedesroseset,tendantversluisesmainsencoupe,elles’écriaenriant:
—Malgrétoutesvosrichesses,vousneverrezjamaisriendeplusbeauquecequejepossède
là!
Archerlasuppliadeluimontrerunetellemerveille:c’étaitunecoccinelle.Surpris,ilallaitse
moquermaislajeunefillerepritavecbeaucoupdegravité:
—Vousn’êtespasémerveilléparcettepetitecréature?Ellevole,nousnelepouvonspas.Son
vêtementbrillantestrougeviftachédenoir,noussommespâlesetsansattraitetdevonsnousvêtir
derichesétoffespourégalersonélégance.Sivousnepercevezpaslasplendeurposéelàaucreux
demamain,commentsaurez-vousvoiraucuneautrebeauté?
Saisi,Archerluidemandasonnometvoulutsavoirquandsonpèreseraitaulogis.
—Jem’appelleGloriana,dit-elle.Monpèrerentreraaucoucherdusoleil.
—Ehbien,dis-luiqu’Archerd’Aglaeonreviendracesoirpourluiparler.
Latenueetleharnaisd’Archerrévélaientsaqualité,maislajeunefillenes’étaitpasdoutéequ’il
étaitlecomted’Aglaeonlui-même,seigneurdetoutelacontrée.Quand,confuse,elleluidemanda
pardon de s’être adressée à lui aussi librement, il lui sourit en assurant qu’elle ne l’avait pas
offensé.
Le soir même, il demanda au vieux John, le père de Gloriana, la main de sa fille en mariage.
D’abordincrédule,lepaysantombadansunprofondabattement.S’ilavaiteudel’ambition,cette
proposition l’aurait comblé ; mais il aimait tendrement sa fille, et il était lui aussi suffisamment
intelligent pour deviner ce qui l’attendait à la cour. Toutes les grandes familles du royaume
n’auraientdecessedel’humilier.Latendressequeleseigneurprétendaitluivouerrésisterait-elleà
cetteépreuve?Nefinirait-ilpasparblâmerGlorianapourl’opprobrequ’elleattireraitsurlui?La
maltraiterait-il?Larépudierait-il,même?Leseulluxedespauvresétaitdesemarierparamour;
or,parsaflambéedepassion,leseigneurretiraitcechoixàsafilleadorée.
LevieuxJohnserésignaetditauseigneurqu’ilaccédaitàsademande.Troubléparlatristesse
del’homme,etsentantquecelui-cin’approuvaitpascetteunion,Archerrésolutdesonderlecœur
de la jeune fille. S’il souhaitait l’épouser, n’était-il pas juste qu’il lui témoigne le même respect
qu’àunegrandedameenlacourtisantdesonmieux?
Le paysan ne fut pas seul à réprouver le projet d’Archer. Lorsqu’il sut que son fils voulait
renonceraugrandmariagepréparépourlui,Alistairnesesentitplusdecolère.Ilcraignitaussi
pourlavied’Archer:l’affrontquecedernierinfligeaitàlapuissantefamillededameEleanorétait
unevéritabletrahison.Ildéployadonctousseseffortspourdissuadersonfilsdecommettreune
tellefolie,maisArchers’obstina.EncourtisantlajeuneGloriana,ilavaitpourtantapprisunechose
susceptibledefairereculerlespluscourageux:lapetitepaysannepratiquaitdesrituelspaïens.Elle
était,pourdirelemotsiredouté,unesorcière.Foud’amour,iln’enconçutqueplusd’admiration
pourelleetportafièrementautourdesoncoulesachetd’herbesraresqu’elleluiavaitoffertpour
saprotection.
L’histoirefitscandale,onchuchotaqu’Archeravaitperdul’esprit,ouqu’ilétaittoutbonnement
ensorcelé.AbandonnerdameEleanor,leplusbeaupartiduroyaume,pourunepaysannehérétique,
cela passait l’entendement. Archer refusa de prêter l’oreille à la moindre critique ; plus il
découvrait l’originalité et la fière générosité de Gloriana, plus son amour pour elle grandissait.
Enfin,lecouplefutmariéparunbonmoinelorsd’unecérémoniesecrète,etArcherseretrouvaau
bandelasociété.
Retranchédanssondomaine,isolédetoussespairs,ilnesouffritpasd’êtrebannidelacourcar
il filait un amour tendre et sincère avec sa jeune épouse. Ivre de bonheur, il lui offrait robes et
joyauxqu’ellerepoussaitenriant:sonseuldésirétaitd’apprendre,dedécouvrirlestrésorscachés
deslivresetlasagessedesanciens.Ellequin’avaitjamaissulireécrivitbientôtdespoèmesaussi
raffinésqueceuxdesonépoux.
LeurimmensefélicitéaugmentaencorequandGlorianaleurdonnaunfils.Seuleombreàleur
joie,lerefusqu’opposalecardinalquandfutvenulemomentdebaptiserl’enfant.Ildonnaitpour
prétexte l’insulte faite à la puissante famille des Keane, fort influente dans l’Eglise. Archer eut
peur : l’idée lui vint que la rumeur de l’hérésie de Gloriana était peut-être arrivée jusqu’aux
oreillesduprincedel’Eglise,etilneconnutplusuninstantderepos.Craignantpourlaviedesa
femme et de son enfant, il décida de se rendre lui-même auprès du cardinal afin de l’inviter à
séjournerchezlui.Unefoissousleurtoit,unefoisqu’ilseseraitentretenuavecGloriana,leprélat
nepourraitquereconnaîtrequel’âmedelajeunefemmeétaitpure.
Ilrésolutd’aborderlaquestionouvertement,defairevaloirquesafemmecherchaitlesavoiret
nonlepouvoir,qu’elleétaitpétriedelumièreetnepratiquaitpaslamagienoire.Carilsavaitquesi
Gloriana était déclarée hérétique, même le nom d’Aglaeon ne lui serait pas une protection
suffisantefaceauxfoudresdel’Eglise.
CefutuneréellesouffrancepourluidequitterlechevetdeGloriana.L’accouchementavaitété
difficile,lamèreetl’enfantsouffraientd’unemauvaisefièvre.Cernédedangers,Archerenvintà
espérerquesafemmeavaitderéelspouvoirs,carellesauraitainsiseguérir,guérirleurfilsetse
préserverdudanger.Avecdouceur,Glorianaluiexpliquaqu’elleétaitimpuissanteetlejeunepère
partit,lamortdansl’âme,maispousséparlaterreurdevoirsonfilsmouriravantlebaptême,ce
quilecondamneraitàpasserl’éternitédansleslimbes.
Gloriana ne devait jamais revoir son époux. Lorsque Charles, le père d’Eleanor l’éconduite,
apprit que la paysanne adoratrice de la lune avait donné un héritier à la maison d’Aglaeon, sa
colèreneconnutplusdebornes.Saproprefillen’osaitplussemontreràlacour;ellemourrait
vieille fille car aucun seigneur ne voudrait d’une femme aussi gravement humiliée. Tandis
qu’Archer chevauchait, plein d’espoir, pour présenter sa requête au cardinal, Charles envoya des
mercenaires à Aglaeon avec ordre de se glisser dans le château sous le couvert de la nuit pour
assassinerlacomtesse.
Cettenuit-là,GlorianafutréveilléeparMary,sajeuneservante:«Ilsviennentvousprendre,lui
murmura-t-elle. Je crains qu’ils ne vous fassent du mal. Sauvez-vous ! » Effrayée, Gloriana lui
remit son enfant en la suppliant de l’emporter en lieu sûr. Affaiblie comme elle l’était, elle
redoutaittropdenepaspouvoirsauverelle-mêmesonpetit.ElleordonnaàMarydeseréfugier
danslamaisonnetteauxrosiers,abandonnéedepuisqu’ellerésidaitauchâteau.
—Disàmonpèredepartirsansattendrecheznoscousins,chuchota-t-elle.Cours,nem’attends
pas,jeteretrouveraiànotremétairie.
Vite, elle posa un dernier baiser sur le front de son enfant et Mary s’enfuit, leste comme une
oiselle.Saisissantauvollepoèmecommencélematinmême,Glorianas’aventuraàsontourhors
desachambre.Elleatteignitlescommunssansencombre;là,elleeutfortàfairepoursouleverla
barreetfaireglisserlesverrousd’unepetiteportedonnantsurlesjardins.Quandlebattants’ouvrit
enfin, elle se crut sauvée car elle pensa qu’on ne la chercherait pas dans ce recoin de la grande
demeure.
Las, le sort était contre elle — car après avoir parcouru la maison comme un ouragan, ce fut
justementlàquelesmercenairesdeCharlesseregroupèrentpourseconcerter.Dèsqu’ilsvirentla
frêlejeunefemme,ilsseruèrentsurelleetluitranspercèrentlecœurdeleursdagues.Ellemourut
parmilesroses,lesyeuxlevésverslecroissantdelune.
Aiguillonnéparl’inquiétude,Archerrevintdèslelendemaindesavisiteaucardinal,ettrouva
sonchâteaumisàsac.Lecœurserrédeterreur,ilseprécipita,soulevantlestapisseriesdéchiréeset
enjambant les meubles brisés, vers la chambre de sa bien-aimée. Tous les serviteurs s’étaient
enfuis.Personnepourluidirequelmalheurs’étaitabattusursamaison.Ilressortit,sautasurson
cheval, et parcourut son domaine au galop en criant le prénom de sa femme. Vers le soir,
désespéré, il prit le chemin de la masure — celle devant laquelle il avait vu Gloriana pour la
premièrefois.
Là, il trouva son fils, sain et sauf, bien soigné par Mary, la petite servante, qui lui raconta en
pleurantcommentsamaîtressel’avaitchargéedemettrel’enfantenlieusûr.Lacomtesseauraitdû
les rejoindre ; Mary l’avait attendue. En vain. Archer la remercia d’avoir sauvé l’enfant et lui
demandadedemeurerlà.Quantàlui,ildevaitsavoirlesortdesonépouse.
Ilretournadoncauchâteau,parcourutdenouveaulessallesetlesgaleries;puis,commesison
proprecœurl’attiraitverssonmalheur,ildescenditaujardin.
Etlà,parmilesroses,iltrouvasachèreépouseassassinée.
Agenouillé près d’elle, il pleura en serrant ses mains glacées entre les siennes. Un parchemin
taché de sang glissa de ses doigts blêmes ; il le ramassa et lut le dernier poème, inachevé, de sa
rose.
Commeunepierrelissej’allaismedurcir
Quandparunsoiréclatantdel’été
Unbeaudestinafondusurmoipourmedire
Dansquelbutetpourquijevivrais
Jedonneraimavieetaussibienmonâme
Pourt’épargnerletroubleoulechagrin
Atoi,pourtoi,moncœur,monamouretmaflamme
Jetelivrepourfairequ’ilteplaît
Foudedouleur,Archersoulevalecorpssansviedanssesbrasetl’emportaverslamaisonaux
roses.Là,laservanteMaryl’aidaàdonneràlajeunemorteunehumblesépulture.Carlecardinal
avaitrefusédeselaisserfléchir;ilaccusaitlajeunefemmedepratiquesobscuresetmenaçaitson
époux de la livrer à l’Inquisition. Aucun prêtre n’accepterait désormais de l’inhumer en terre
consacrée;elledevaitdoncreposersouslerosierdeleurpremièrerencontre.
Eperdudechagrin,Archernevoulaitpasrevoirsonpère.Ilchoisitdeseréfugierdanslafamille
deMaryoùilpassasesjournéesàpleurersonamouretàchérirlepetitAlexander.Uneobsession
s’était emparée de lui : cette union qu’on lui reprochait, il voulait la jeter à la face du monde. Il
décidaderedessinersonblason,celuid’unedesplusgrandesmaisonsduroyaume,pourenfaire
un monument à son amour perdu. Il prit sa dague et la fit fondre, et de ce métal, il façonna un
médaillonsurlequelilgravalenouveaumotif.
AutantlajeuneMaryétaitbonne,autantsonpèreétaitunêtreretorsetmanipulateur.Ungrand
seigneurvivaitmaintenantsoussontoit,etilétaitbiendécidéàtournerlasituationàsonprofit.Un
jour, il vint trouver Archer et lui dit que s’il était prêt à y mettre le prix, il pouvait l’aider à
retrouversonépouse.Archerpromittout,terresetrichesses;l’hommeluiréponditqueleprixà
payer serait peut-être encore plus élevé mais le jeune veuf balaya toutes les objections en jurant
qu’ilétaitprêtàdonnertoutcequ’onluidemanderaitpourquesaroseluisoitrendue.
Lesoirmême,ilsuivitsontentateurjusqu’àunepetitecabanedepierreaumilieud’uneforêt.En
entrantdanslaclairière,leschevauxsecabrèrentetrefusèrentd’approcherdavantage.Lepèrede
Mary mit pied à terre et resta près des montures, en expliquant que si quiconque pouvait réunir
GlorianaetArcher,ceseraitlafemmequivivaitsouscetoit.
« Voilà donc la magie noire que tant d’hommes redoutent », pensa Archer en frappant trois
coups à la porte. Une affreuse vieille lui ouvrit, une cape sale jetée sur ses maigres épaules
voûtées;sonœildroitétaitlaiteuxetaveugle.
—Jet’attendais,coassa-t-elle.Quecherches-tu,l’amour?Unejoliefemme?
—Cellequejechercheestmafemme,laplusbelleetlaplusnoble.
—Elleavaitlepouvoirenelle,n’est-cepas?
Elle frottait ses mains parcheminées l’une contre l’autre en contemplant l’homme éperdu à sa
porte.
—Elleconnaîtcertainssortilèges…
Lavieillel’interrompitbrutalementencrachant:
—Elleneconnaîtplusrien,ellen’estplusparmilesmortels.Pourtant,jeveuxt’aider.As-tuun
objetayantappartenuàGloriana?
Archerfuttroubléd’entendreleprénomdesabien-aiméesurceslèvresméchantes,maisilétait
allé trop loin pour reculer. Depuis le drame, il portait sur son cœur le poème de Gloriana, sa
dernièrepreuved’amour.Sansunmot,illetenditàlasorcièrequilelutavidement;sonœilunique
étincelaitdejoiemauvaise.
—Ellet’adonnésonâme,c’estécrit!ricana-t-elle.Celaaforcedecontrat.Jepeuxt’aider!
Alors,ellefitentrerArcherdanssonantreetluiexpliquaqu’elleneramèneraitpasGlorianadu
monde des défunts. En revanche, lorsque la mort fondait sur un innocent avant l’heure, son âme
restait souvent liée à la terre sans pouvoir prendre son envol. Elle devinait que Gloriana, âme
imprégnée de magie et inquiète pour la sécurité de son fils, s’attardait ici-bas. Elle se proposait
doncdelamaintenirdanscetteerrancejusqu’àcequel’enveloppemortelled’Archersuccombeà
sontour.Ilsrenaîtraientalorsensemble,etleurdestinéelesréuniraitdansuneautrevie.
—Tonâmesouffre,affirma-t-elleenseléchantleslèvres.Quelleimportancedelarevoirdans
cettevieoudanslasuivante?
Aprèsquelquesinstantsderéflexion,Archeracceptacemarché.Illuisemblaquedecettefaçon,
sa chère rose et lui-même se soustrairaient aux dangers qui les cernaient de toutes parts. Leur
bonheur leur serait rendu et ils vivraient ensemble, vieilliraient ensemble, mourraient et seraient
réunisauparadisoùilspasseraientl’éternitédanslesbrasl’undel’autre.Ilenvintmêmeàdésirer
ardemmentlamort,pourhâterl’avènementdecebonheur.
—Maiscommentlareconnaîtrai-je?demanda-t-il.
Lavieilleréponditquedessignesleurseraientdonnés,suffisammentclairspourquedesêtres
comme eux ne s’y trompassent point ; et le premier de ces signes serait la force irrésistible de
l’attirancequ’ilsressentiraientl’unpourl’autre.Archerexigeadesgaranties,unélémentconcret,
indiscutable ; il devait avoir la certitude que la femme qu’il tiendrait dans ses bras serait bien sa
rose. L’affreuse vieille protesta, discuta, et accepta enfin de faire en sorte que l’épouse d’Archer
revienneàluiporteused’unsymbole:sonblasonrecréé,aveclarosepleurantsonpétale.
—Tuessatisfait?Cesigne,ledernierdesfousseraitcapabledelereconnaître.Tunepourras
récusertatendressequandelleporteratonblason.
Ladouleurn’avaitpasvaincul’orgueild’Archer:ilexigeaencoredelasorcièrequesonâme
revienneàlaviedanssapropredescendance.Sonhéritierdevraitavoirl’intelligence,laforce,la
beauté et aussi la richesse. Pour Gloriana, il ne demanda qu’une chose : qu’elle soit légère et
rapide,afindepouvoirtoujourséchapperaudanger.
—Etcesontlàtoutestesconditions?s’enquitlasorcière.Tuneveuxriendeplus?
Le contrat fut scellé et elle se mit à l’œuvre. Quand le liquide noir de son chaudron se mit à
frémir,ellefroissalepoèmedeGlorianadanssamaingriffueetprononçad’unevoixterrible:
—Notreaccordestconclu,fondésurlecontrat
Tracéparlamainfroidedelajeunemorte
Quandceseigneurfranchiraladernièreporte
Sontendreamourperduviteilretrouvera.
Archer vit le précieux parchemin tomber en cendres, brûlé par les flammes bleues qui
jaillissaientdelapaumedelasorcière.Avecprécaution,elleenversalescendresdanslechaudron
quibouillonnafurieusement.Puisellesaisitunedague,arrachalemédaillondesmainsd’Archeret
le griffa au revers à trois reprises. D’infimes fragments de métal tombèrent encore dans le
chaudron,quisiffladeplusbelle.
Elle saisit alors la main d’Archer et, dans un affreux rire triomphant, déchira de sa dague la
paume du jeune seigneur. Son sang tomba à grosses gouttes dans le chaudron ; le liquide noir
s’apaisaaussitôt,devintlisseetluisantcommelasoie.Alors,aumoyend’unecuillersculptéedans
unos,lavieilleremplitdecesérumunbolgrisauxcontoursirréguliers.Epouvanté,Archercrut
reconnaître un crâne coupé en deux et évidé. La sorcière lui tendit la potion en lui ordonnant de
boire;illuttacontrelevertigequis’emparaitdelui,obéit,etentenditscander:
—Gardeleursâmesliéesdanstapoigne
Qu’ellesseretrouventparceblason
Maischaquefoisqu’ellesserejoignent
Lamortvientaprèslapassion/
—Lamort?cria-t-il,horrifiéparlesderniersmotsdelaformule.Maisqu’as-tufait!C’estune
vieentièrequejetedemande,laviequ’onnousavolée.
Sous ses yeux, le visage parcheminé de la vieille changea. Son menton devint lisse, son œil
laiteux limpide, son regard brilla d’un éclat jaune. D’un élan, son corps contrefait se redressa et
Archervitdevantluiunjeunehommeàlabeautéféline,enveloppédansunegrandecapeparcourue
d’ondesdefeu.Horreur,lasorcièreétaitunserviteurdudiable…
— Tu aurais dû y penser avant de fermer la porte du ciel à ta bien-aimée, se moqua le beau
démon.
Ilrit,etsesdentsapparurent,aiguëscommecellesd’unchat.
—Tuauraisdûtepréoccuperdavantagedesonâme.Maisnecrainsrien,pauvreégoïste,tula
reverras!Encoreetencore,etchaquefois,elleporteratonprécieuxblason!Etdetouteéternité,tu
revivraslaterribledouleurdelaperdre!
—Non!hurlaArcherentombantàgenoux.Jet’enprie,accorde-nousunevie.Unevieentière
ensemble!
Ledémonéclatad’unrirecruel;Archerlesupplia,encoreetencore,longtemps,maisrienn’y
fit.Parsoninconscience,ilavaitcondamnésonâmeainsiquecelledesaroseàuncycleéternelet
tragique.Commeill’avaitsouhaité,ilsseraientliéspar-delàlamort…maischaquefoisqu’ilsse
retrouveraient,leurbonheurseraitbriséetsonamourluiseraitrepris.
Sitonamourportel’emblèmedetaMaison
Prendsgardecarcelienserarompudeforce
Ensorceléd’amouràperdrelaraison
Letempsvousestcomptédèslapremièreamorce
Situveuxdumalheurunjourvouslibérer
Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.
10
C’étaittout.Lestroispagessuivantesmanquaientetl’histoires’arrêtaitlà,aumilieud’unpoème.
Survoltée,jerefermailelivreetsaisismonportablepourappelerAngelique.L’heures’afficha…
1 h 10 du matin ! Je lisais depuis des heures. Etait-ce l’effet du café ou l’adrénaline ? Je ne
ressentaisaucunefatigue.
Quandjevoulusm’étirer,enrevanche,moncouémituncraquementsinistre;j’avaislesjambes
lourdesetledosdouloureux.Jesautaisurmespiedsetmemisàarpentermachambrepourme
délasserettenterdefairelepoint.
Bon,jevenaisdelireunconte.Unmélangesavantderomantismeetd’épouvante,éventuellement
fondé sur un fait historique : le changement de blason décidé par le comte d’Aglaeon après
l’assassinatdesafemme.Quantaureste…Jenedevaissurtoutpasmelaisserimpressionner:juste
avant de me plonger dans cette histoire, j’avais parcouru des fables traitant de sorciers et de
chevaliers,d’innocentesdemoisellesetdedragons.Unfatrasinvraisemblable,surtoutlesdragons.
J’avaisbeautenterdemeraisonner,l’effetextraordinairedurécitnes’estompaitpas.C’étaitune
sensation indescriptible, comme si chacun de mes nerfs vibrait, comme si je me réveillais d’un
longsommeil,commesijetombaispiedsjointsdanslaréalitéaprèsavoirvécudansunsonge.
Est-cequejedéraillais?Monpendentifétaitsansdouteancien,ils’yrattachaiteffectivementune
légende, ou plutôt une « tradition », comme le disait de façon si rassurante le premier livre que
j’avaisconsulté,maiscelan’allaitpasplusloin.Iln’étaitsurtoutpasquestionde«destinée»,de
«fatalité»,voirede«malédiction»!Ethanétaittombésurcemédaillonparhasard;ilavaiteula
chancedetrouverunobjetraredansunvide-grenieretvoilàtout.Imaginerquemonpendentif,par
jenesaisquellemagienoire,medésignaitpourjouerunrôletragiquedansunehistoired’amour
maudit…c’étaittotalementabsurde!D’autresfemmesl’avaientporté,autourducou,commemoi,
ou en broche, comme dans mon rêve… quand il était tombé juste avant que je ne meure dans
l’incendie…
Reprenons.D’autresfemmesl’avaientportéetjenesavaisriend’elles;celanesignifiaitpasque
leurhistoires’étaitmalterminée.Quantauxtroisgriffuresaudosdumédaillon,ellesnepouvaient
avoirétéfaitesparundémonaufondd’uneforêt.
Jetournaisdansmachambre,enproieàunefébrilitéincontrôlable.Bon,d’accord!Admettons
l’impossible une minute, mais allons au bout du raisonnement. Si je portais bien le blason
légendaired’Aglaeon,s’ilavaitbienfaitsoncheminjusqu’àmoi,sapropriétairelégitime…j’étais
censée me croire liée, au-delà des siècles, à Brendan ? Brendan l’Indécis ? J’éclatai de rire en
imaginantArcherseprésentantàlaportedesarose,débordantdetendresseetd’admiration…et
faisant mine de ne pas la reconnaître le lendemain quand elle cherchait à lui montrer la beauté
d’unecoccinelle!
Coccinelle… Mon rire s’étrangla. Un souvenir venait de me glacer : j’entendais encore mon
cher Ethan me dire, en m’offrant le pendentif : « J’espère qu’il te portera chance, Coccinelle. »
Sansregardercequejefaisais,j’airaflématassesurlatabledechevet,etmesmainstremblaientsi
fortquej’airenversélefonddecaféfroidsurmoi.
Avecuneexclamationexcédée,jemesuisprécipitéedanslasalledebainspourmouillerlecoin
d’uneservietteettamponnerlestachesquis’étalaientsurmondébardeur.Monrefletdanslemiroir
me fit peur : avec mon regard terrifié et mes cheveux en bataille, je commençais réellement à
ressembleràl’âmeréincarnéed’unesorcièrepaysanne.Saufquemavien’étaitpasunconte!Oui,
pendant quelques années, j’avais connu le bonheur… puis mon frère adoré était mort d’une
méningite. Et ma mère était tombée malade à son tour, elle avait épousé ce sinistre crétin de
Henry… Mauvais calcul, mon parâtre avait manqué me tuer en conduisant en état d’ivresse et,
maintenant,j’affrontaisuneméchantepetiteprincessedeManhattan,toutenhabitantchezmatante
Christine,quim’avaitrecueillie…TanteChristine,mamarraine.Ellesecomportaitentoutpoint
commeunebonnefée.Alors,sansblague,moi,jevivaisvraimentunfichucontedefées?
—Tuseraisunecomtesse,puisqueGlorianaaépouséuncomte…
Voilà,jedevenaisfolle,jedisaisn’importequoi…etjesentaisbienquejecommençaisàcroire
à l’impossible. Le cœur tambourinant, je me suis aspergé le visage d’eau fraîche et j’ai tenté
d’évaluercalmementlasituation.
Lalégendeparlaitdessignesgrâceauxquelsleseigneuretsadamepourraientsereconnaître;
quelssignesavais-jepurepérer,àpartmonattirancetoutàfaitdémesuréepourBrendan?Dèsque
jemesuisposélaquestion,lesréponsessonttombéescommeunepluiedemétéores.Brendanétait
intelligent,trèsintelligentmême,etArcheravaitdemandél’intelligencelorsdesaréincarnation.Il
s’appelaitBrendanAlexanderSalinger—Alexandercommelefilsd’Archer.Quantàmoi,j’étais
plutôt rapide, comme devait l’être Gloriana pour échapper au péril. Brendan était également très
fort,ilavaitrenversécemonstred’Anthonyd’unepichenette.Ilétaitbeau,incroyablementbeau,et
safamilleétaitvraisemblablementtrèsriche(celadit,c’étaitlecasdepresquetouslesélèvesdu
lycée).
Enfait,lesigneleplusstupéfiantdetous,c’étaitcettereproductiondublasondanssoncasier.
Tremblante, je me suis cramponnée au lavabo en me demandant ce que ce motif pouvait
représenterpourBrendan.S’intéressait-ilàl’occulte,avait-ilvucemotifdansunlivrecommeje
venaisdelefaireouétait-ce…leblasondesafamille?
—Leslampadaires,c’étaitvraimentunavertissement,commelepenseAngelique?
J’aiscrutémonvisagedanslemiroir,mafrangebrune,legraindebeautésousmonœildroit.
Unvisagetoutàfaitordinaire!Toutenmoiétaitordinaire.
Acetinstant,lalumièredelasalledebainss’estmiseàclignoter,l’intensitéadiminué…
Ausecours!Mesnerfsontlâché,jemesuisenfuiecommeunlièvre.Dansmachambre,jeme
suisjetéeàplatventresurmonlitetmesuisagrippéeàmacouette,merefusantàregarderparla
porte ouverte pour voir si, de nouveau, une force surnaturelle grillait une ampoule pour
m’envoyerunincompréhensiblemessage.
Le premier choc passé, j’ai relevé lentement la tête, risqué un coup d’œil… La lumière de la
salledebainsbrillaitsereinement.
— Cette fois, tu es bonne pour l’asile. Ta pauvre tante va te faire enfermer dans une cellule
capitonnée.Tutemetsàcroireauxcontesdeféesetàvoirdesmessagespartout,tutecroismême
condamnéeàjenesaisqueldestintragique…Etenplus,tuparlestouteseule.
Jetirailacouettesurmatête.J’étaisfatiguée,unpointc’esttout.Jen’avaisplusmonbonsens
parcequejedormaismalcesdernierstemps…àcausedecesrêvesbizarresoùjevivaisàd’autres
époques.Où,vêtued’unerobed’autrefois,jem’occupaisd’unrosieretmeretrouvaiscouvertede
sang.Oùmonfrèrememettaitengardecontreuncertaingarçon.Oùjemourais,chaquefois.
Jepressaimonoreillersurmoncœurdetoutesmesforces.Tenduecommejel’étais,lemoindre
sonmesemblaitassourdissant,mêmelacirculationplutôtcalmeàcetteheure,mêmemonpropre
souffle.Jen’allaiscertainementpasdormirdelanuit.About,j’airejetémacouette,sautédemon
litetjesuisallée,pardéfi,éteindrelalumièredelasalledebains.Puisjemesuisrecouchée,mon
ordinateur portable sur les genoux, et j’ai tapé « rêves de réincarnation » dans le moteur de
recherche.
Plusd’unmillionderéponses!Lepremiersitequim’asembléunpeusérieuxexpliquait:
«Lesouvenirdeviesantérieurespeutsemanifesterauniveausubconscientdanslesommeil.Il
estplusvraisemblablequelesimagesquevousvoyezsontglanéesdansdesfilmsoudesémissions
detélévision…Enfindecompte,seulceluiquirêvepeutdéterminers’ilretrouveréellementdes
élémentsd’unevieantérieureous’ilsouffred’unmentalsurexposéauxmédiasdemasse…»…
«S’ils’agitbiend’unevieantérieure,ilfauttenterdetirerlemessageauclair.Pourlaplupartdes
adhérentsdelathéoriedelaréincarnation,l’âmerevientpourapprendreuneleçonnécessaire,ou
pour expier une mauvaise action commise dans une autre vie. Une fois libérée, l’âme pourra
continueràexistersurunautreplan…»
J’aicliquésurquelquesautressites,sansrientrouverquipuisseconfirmerqu’undémonaurait
lié mon âme à un cycle éternel de renaissances et de morts violentes. L’écran devenait flou, mes
paupières s’alourdissaient ; j’ai éteint l’ordinateur et laissé tomber ma tête douloureuse sur
l’oreillerenmetournantversleréveilàmonchevet.5h46!Jedevaisêtreencoursdansmoinsde
troisheures.
Blottie sous ma couette, les yeux grands ouverts dans le noir, je ne savais plus comment me
détendre.Unepartdemoiavaittrèsenviededormir;maisl’autre,dominante,étaitterrifiéedece
quejepourraisrencontrerdansmesrêves.Chaquefoisquejem’assoupissais,cetteangoisseme
propulsaitbrutalementàlaconscience.
Je finis par m’endormir alors que l’immeuble en face émergeait comme un vaisseau gris des
brumes de l’aube. Quand la sonnerie du réveil vrilla mes oreilles, ce fut comme si on soulevait
mes paupières avec un pied-de-biche. La première chose que je vis fut un épais brouillard, des
gouttesdepluiequiroulaientsurlesvitres.J’allaisencorevivreunejournéeformidable.
Ashley n’avait pas envie d’attendre sous la pluie ; elle monta me chercher, et ouvrit des yeux
rondsenvoyantmatête.
—Salut…Jen’aipastrèsbiendormi.
Enmettantboutàboutmesbrefsmomentsd’inconscience,j’avaisdûcumulerquatre-vingt-dix
minutes de sommeil. Aux petits soins, ma tante me fit du thé en fulminant contre « la charge
vraiment excessive de travail scolaire ». J’avais effectivement étudié, cette nuit, mais pas pour le
lycée.
Bientôt,lapluiecessamaislebrouillardpersista,froidetsinistre;avecsagentillessehabituelle,
tante Christine me donna un billet de vingt dollars tout neuf pour que nous puissions prendre un
taxi.
—Celamefaitmalaucœurdetevoircharriertantdelivres,soupira-t-elleenvoyantlaserviette
quicontenaitleslivresd’Angelique.
Laportièredutaxiétaitàpeineclaquéequ’Ashleyfouillaitdanssasacocheetmetendaitunstick
anticernes.
—Jetejure,ondiraitquetusorsd’untournoideboxe.
Atterrée, je me contemplai dans le petit miroir. Mes yeux n’étaient plus simplement cernés, ils
avaientl’airpochés.Jen’avaispastropprislapeinedemecoifferavantdepartir;heureusement,
Ashleyavaitégalementunepetitebrossedanssonsac.Lesnœudsétaientparticulièrementtenaces,
cematin;jefinisparmefaireunenatteetmecouvrirlatêteavecunevieillecasquettedebase-ball.
Quantàl’anticernes,c’étaitundésastre:leproduit,choisipourlapeautrèsclaired’Ashley,neme
convenait pas du tout. On aurait dit des plaques de craie. Horrible. Découragée, je lui rendis son
miroir.
—Tuasunemineépouvantable,dit-elleavecbeaucoupdeconviction.Excuse-moi,mais…
— Pas de problème, j’avais remarqué. Enfin, c’est jeudi, plus qu’une journée à tenir avant le
week-end.
—Tuasvraimentpassélanuitàétudier?
Moinonplus,jen’yauraispascruunseulinstant.
—Non.Jemesuislancéedansunprojetet…
Jelaissaimavoixs’éteindre,tropfatiguéepourmentirdavantage.Quoique,aufond,cen’était
pastoutàfaitunmensonge…
Letaxisetrompad’adresseetnousdéposaunpeutroploin.Nousdûmesmarcher,moi,traînant
lespieds,Ashley,portantmonfardeaudelivresets’efforçantdem’encourager.Lorsquelelycée
émergeadubrouillard,moncœurfitunbondetseserraaussitôt.Adosséàlaboîtepostalehumide,
la capuche de son blouson tirée sur son front, Brendan était de retour. Il surveillait la direction
opposée. La direction par laquelle j’arrivais habituellement ? Avec un regard entendu, ma petite
cousinemeplantalàetseruaversl’entréeenlançantàhauteetintelligiblevoix:
—Atoutàl’heure,Emma!
Il s’est retourné, son visage s’est illuminé… mais il a vite changé d’expression en voyant ma
tête.Gênée,j’aibaissélesyeux,trèsheureused’avoirmavieillecasquettepourcacherunpeules
dégâts.
—Emma,salut!
Ilarejetésacapucheenarrièreenécartantsescheveuxhumidesdesonfront.
—Dis,tutesensbien?
—Jemesuiscouchéetard.Je…lisais?
Jenesaispaspourquoicelasortitcommeunequestion.Ductacautac,ilrépliqua:
—Tu«lisais»,c’estcommeçaquedisentlesjeunesd’aujourd’hui?
Et aussi simplement que cela, la connivence se réinstalla entre nous. Où étais-je allée me
fourvoyercettenuit?Nousétionsnous, pas des personnages de légende ! Je voyais mal un type
solennelcommeleseigneurArcherentraindetaquinersaGloriana.Lecœurléger,toutàcoup,je
luiaitirélalangue;uneréactionquimanquaitsansdoutedematurité,maisj’étaistropfatiguée
pourfairemieux.
—Emma,jet’attendaispourtedemanderquelquechose,seulement,tum’asmisenretardpour
mon premier cours. Typique. Tu ne fais que me créer des ennuis. On se voit en cours d’anglais,
d’accord?
Alorsquejevacillaisencoresousl’effetdesonsourire,ilagravilesmarchesetm’aouvertla
porte;jemesuisretrouvéedanslehalld’entrée,unpeuétourdie,ensachantquejen’avaisplus
quetroisminutespourdescendreàmoncasieretfilerautroisièmeétagepourmonpremiercours.
Jemesuisécrouléeàmaplaceàl’instantmêmeoùlaclochesonnait.
Unefoisdeplus,lescoursdéfilèrentsansquej’encapteunmot.JedusrépéteràJennquejene
mesentaispasbien;cettefoisaumoins,matêteconfirmaitmesdires.J’étaisdansunétatbizarre,
éreintée et pourtant galvanisée par une idée fixe : arriver en cours d’anglais, découvrir ce que
Brendanvoulaitmedire.Voulait-ilcopiermesnotes,m’emmeneraucinéma,m’entraînerdansun
amourmaudit?
Lesheurespassèrentavecunelenteureffroyable;enfin,lemomenttantattenduarriva!Enfin,je
pusmedétendre!D’uninstantàl’autre,Brendans’avanceraitversmoi,jeretrouveraisl’éclatde
sesyeuxvertsetsonpetitsouriresecret…
Ilarrivaenretard,bienentendu,unbrefinstantavantqueM.Emersonn’entredanslasalle.J’eus
droitàunsalutdumenton,unsourire…etils’installafaceautableau.Attendez…ilmetournaitle
dos?Sansunmot?Celal’amusaitdejoueravecmesnerfs?
Folle de rage, j’ai lancé un grand coup de pied dans son bureau. C’est parti tout seul, je n’ai
mêmepasréfléchi.Commej’avaisdessemellesdecaoutchouc,çan’apasfaitgrandbruitmaisla
tableaglissédeplusieurscentimètresenavant.Ils’estretourné,stupéfaitmaisnarquois.Jeluiai
jetéunregardmauvais;sansunmot,ilatendulamain,vivement,etm’apincélegenou.Saisie,
j’aipousséunpetitcrietluiaijetémonstyloàlatête;ilaéclatéderire.
Notre agitation n’avait pas encore attiré l’attention de M. Emerson, qui disposait ses notes sur
sonbureau.Avecbeaucoupdesérieux,Brendanmurmura:
—Jevois,tucherchesencorelabagarre!
Avantquejenepuisserépondre,ilsepenchaversmoietajouta:
— Je serai absent cet après-midi et demain, alors essaie de ne pas déclarer de guerres, ou de
fairelapeauàtouslesjuniors.
— J’allais juste tabasser quelques petits freshman, ai-je répliqué sur le même ton. Je peux très
bienlefairesanstoi.
—Bon,d’accord,justedesfreshman.
Ilritencore;laclasseentière,fascinée,suivaitnotreéchange.
—Bon,écoute…
M.Emersonsortaitseslunettesdeleurétui,nousn’avionsplusquequelquessecondes.Brendan
asoufflé:
—Jevoudraisvraimentteparler,d’accord?Maissanspublic.C’estquelnuméro,toncasier?
—Huit.J’aiunechancefolle:ilestausous-sol.
—Nul!
Je hochai la tête, tout à fait d’accord avec lui mais un peu dépassée par les événements. La
violenceétaitdonclebonchoix?C’étaitlasolutionpourdébloquerlessituations?Sijedonnais
uncoupdepieddanslebureaudeMmeDell,jerelèveraismamoyenneenlatin?
M.Emersoncommençasoncours.Excédéeparlepoidsdesregardsdetoutelaclasse,j’essayais
demeconcentrerquandJennmelançauncoupdecoudeenmemontrantsoncahier.Ellevenaitde
griffonner:«Pourquoitunem’asriendit?»
Jecherchaimonstylopourluirépondre,maisjel’avaisjetésurBrendanetnepouvaisplusle
récupérer sans attirer l’attention du prof. Jenn me tendit l’un des siens. Sous son message, je
griffonnai«Iln’yaRIENàdire!!!»,ensoulignantbienle«rien».Aussitôt,elleajouta:«Arrête,
cen’estplusunsecret.»
Lecontexteneseprêtaitpasauxgrandesexplicationset,d’ailleurs,jenesavaispasjusqu’oùje
voulais me confier. Je ne pus que hausser les épaules ; frustrée, elle me lança un regard qui
signifiait:«Onenreparlera.»
Alacloche,Brendanfilacommeunefusée.Jedescendisàmoncasier,netrouvaipersonne,et
patientaipendantdixdesprécieusesminutesprélevéessurl’heuredelapausedéjeuner.Seulement
voilà,ilnesemontrapas.Normal.Encoreunweek-endd’enferenperspective,j’allaispenseràlui
toutletempsenmedemandantdequoiilvoulaitmeparler.
Lapluiemeretintàlacafétériamais,enesprit,jevoguaislibrementenpleincielentrelescontes
de fées et les amours maudites. Comme je ne déjeunais plus au lycée depuis quelque temps, je
n’étaispasaufaitdesderniersdéveloppements.JedécouvrisqueKristinetAnthonyavaientdéserté
leurs tables respectives pour rejoindre celle des élèves les plus cool du lycée. J’étais parvenue à
évitertoutcontactavecAnthonyjusqu’ici,maislasalleétaitpetiteetnosregardsnetardèrentpasà
seheurter.Ilarticulauneinsulte,jeluilançaiunregardtorve.Celaauraitpudurerlongtempscar
nous ne voulions détourner les yeux ni l’un ni l’autre, mais j’entendis qu’on parlait de lui à ma
table.Surundernierregarddemépris,jemedésintéressaideluipourtendrel’oreille.
SadéfaitefaceàBrendan,etlefaitqu’ilaitavouéqu’ilmentaitausujetdemacousine,semblait
avoirdéclenchéuneréactionenchaîne:toutelaclassepassaitenrevuelalistedesesconquêtesen
s’interrogeant sur leur réalité. J’entendis le nom de Kristin (« Elle, c’est sûr »), et ne pus
m’empêcher de me demander pourquoi elle revenait toujours vers lui, après qu’il avait expliqué
trèspubliquementjusqu’oùelleétaitprêteàaller.
Unpeuétourdieparlafatigueetlefeucroisédesopinions,j’aiterminémaboissonénergétique
etdemandéàCisco:
—KristinetAnthony,c’estquoi,leurhistoire,aufond?
—Elles’estjetéesurluidèsqu’ellel’avu,lepremierjourdenotreannéedefreshman.Elleétait
folledeluietnefaisaitaucuneffortpourlecacher.Aufond,rienn’achangé.Deloinenloin,il
revientverselle,puisillaplaquedenouveau.Ellemarcheàtouslescoups.
Ilsecoualatête,désabusé.
—LesThornfontpartiedel’aristocratienew-yorkaise,etelles’estmisentêtequ’ilfallaitavoir
lemêmegenredepedigreepourméritersonattention.
—Toutdemême,lafaçondontAnthonylatraite…Elledoitbiensedouterqu’illaridiculise!
— Apparemment pas. Elle est même très satisfaite de son image, et elle a réussi à s’entourer
d’unepetitecoteriedecrétinsquisontdumêmeavis.Bref,Anthonyrestesondieu,quoiqu’ilfasse.
Jenel’aivuecraquerquepourunseulautregarçon.Tudevinesqui?
Jelevailesyeuxauciel.
—Ils’agitdequijepense?
—Gagné!Maislui,ilnepeutpaslavoirenpeinture,etMissMondeluienveut…maisellea
encoreespoir.
—Pourtant,KristinetAnthonysontdenouveauensemble?
—Plusoumoins.Jepensequ’ilssesontsurtoutalliéscontreunennemicommun.
Sonregardappuyémontraitclairementque,cetennemi,c’étaitmoi.J’ailaissétombermatête
dans mes mains. Au fond, pourquoi m’inquiéter d’une hypothétique malédiction ? Ces deux-là
auraientmapeauavantlesvacancesdePâques.
***
Evidemment,Angeliqueouvritdegrandsyeuxenmevoyantentrerentraînantlespiedsenlabo
dechimie.
—Teslivressontdansmoncasier,ai-jesoupiréenm’asseyantprèsd’elle.J’ailutoutelanuit…
cequiexpliquemamineresplendissante.
—Tuasdécouvertquelquechose.Quelquechoseachangé,jelesens.
Non,onnelafaisaitpasàAngelique.J’avaisdumalàmefaireuneopinionsurlaréincarnation
etlesamantsmauditsmaisjecommençaisàavoirbeaucoupderespectpourlaperspicacitédema
nouvelleamie.
— J’ai découvert la signification de mon pendentif et, franchement, je ne sais pas comment
réagir.Dansunsens,celaexpliqueraitbeaucoupdechoses,seulement,sij’ycrois,jen’aiplusqu’à
partiràl’asile.Lespiècess’ajustentlesunesauxautresetdonnentunpuzzletropinvraisemblable.
—Jecomprends.
Seslèvrestrèsrougesfirentunemouejudicieuse.
—Imaginequetuassemblesunpuzzlesansl’imagesurlecouvercle.
Jehochailatête:l’analogieétaitbienchoisie.
—Ceseraitdifficile,non?Maisaufuretàmesurequetuavancerais,tuteferaispleind’idées
différentesdutableaufinal.L’imagequetuobtiendraisenfindecompteneseraitpasdutoutcelle
dudépart.
—Tuasraison!Jecroyaisassemblerunenaturemorteavecunejattedefruitsetjemeretrouve
faceàunescènedebataillemédiévale!
Commeellesemblaitperplexe,j’aisoupiré:
—Jetemettraidesmarque-pages.Situasletemps,jetteuncoupd’œiletdis-moicequetuen
penses.
M’sieurD.entraitdanslasalle.Jenepusrésisteraubesoind’ajoutertoutbas:
— Et tu sais quoi ? Je commence à croire que quelqu’un cherche réellement à me mettre en
garde…ouàmedirequelquechosed’important.
Leseulsouvenirdelalampevacillantedelasalledebainsmedonnaitlanausée.Trèsexcitée,
Angeliqueasoufflé:
—J’enétaissûre!
Puiselles’estrenfrognée,lajoueposéesursamaincommeunegamineboudeuse.
—J’aimeraisbienqu’unespritentreencontactavecmoi…
—Non,ai-jemurmuréenretour.Çaneteplairaitpas,jepeuxtelegarantir.
— Je lirai ça ce soir, promit-elle. Laisse ton casier ouvert, j’irai chercher les livres pendant
l’étude.
Aprèslecoursdechimie,jesuispasséeparmoncasierpourretirermoncadenasetj’aitrouvé
unmotglissédanslafente.
Emma
Je serai de retour samedi. J’aimerais te voir, si tu veux bien. Il faudrait qu’on parle sans que le lycée au grand
completsoitàl’écoute.
Brendan
P.S.S’ilteplaît,netabassepersonneaujourd’hui.
Ilmelaissaitsonnuméro.Lepost-scriptummefitsourire.Toutenpliantprécieusementlapetite
feuilleetenlaglissantdansmasacoche,jemedemandaiquandj’allaisdevoirluitéléphoner.Juste
aprèslescours?Demainmatin?Jen’euspasàmeposerlaquestionbienlongtemps:deretour
chezmoi,jem’étendissurmonlit,disposaimesdevoirsdevantmoi…etm’endormisaussitôt,le
nezdansmonlivredelatin.
11
Quand je me suis réveillée, il était 8 heures. Panique à bord, où était mon téléphone ? Sautant
aussitôtdemonlit,j’aifouilléfrénétiquementmasacoche,puisdéversétoutsoncontenusurmon
oreiller.Pasdeportable.
—Maisoùest-ceque…?
Là,enpleinevuesurmatabledechevet.Lesmainstremblantes,j’ailissélepetitmotdeBrendan
etcomposésonnuméroenm’efforçantdereprendremonsouffle.Mince,saboîtevocale!Voilà,
c’étaitmontourdeparler.
— Salut, Brendan. C’est Emma. Je n’ai rien prévu ce samedi, on pourrait se voir. Je suis
d’accord,nousdevrions…parler.Euh,àtoutàl’heurepeut-être.Bon.Aurevoir.
Nul,nul,nul!Quelmessagedébile!Aussitôt,jemeposailesquestionsquifontmal:avait-il
choisidenepasdécrocher?Regrettait-ildem’avoirdonnésonnuméro?
J’ai voulu me calmer les nerfs sous la douche et, bien entendu, j’y étais encore quand il a
rappelé. Son message crépitait de parasites, mais le simple fait d’entendre sa voix dans mon
portablemedonnalefrisson.
—Emma?Brendan.Ecoute,jen’aipasderéseauici.Retrouve-moisamediaucoindela79eRue
etdelaVeAvenue,j’yseraià18heures.Fais-moiuntextosic’estpossiblepourtoi.Asamedi.
Jedécidaideneparleràpersonnedece…—jen’osaismêmepasappelercelaunrendez-vous.
De toute façon, Angelique et moi avions d’autres chats à fouetter. Aujourd’hui, nous devions
déjeunerensemblepourfairelepoint.
Il y avait deux pizzérias près du lycée ; je choisis la moins courue, pour être sûre de ne pas
croiser d’autres élèves du lycée. Au moment d’entamer notre conseil de guerre, Angelique
semblaitbeaucoupmoinssûred’ellequed’habitude.
—J’ailul’histoired’Aglaeon.Commentdire…Tuasl’impressiond’êtreGloriana?
—J’aisurtoutl’impressiond’êtrefolleàlier.
—Emma,Glorianaétaitunepaysanne,etilmesemblequ’Archernetenaitpasdutoutàlavoir
revenirsouslestraitsd’unedemoiselledelabonnesociété.
Ellesetutuninstant,retiramachinalementundesesanneauxd’argentetlefittournersurlatable
enformulantsesobjections:
— Ta tante fait partie du conseil d’administration du lycée, elle est invitée à toutes sortes
d’événementsculturels.EttamèreaunsuperjobàTokyo.Tun’espasfranchementdel’étoffedont
onfaitlespaysans!
Jerespiraiàfondenespérantqu’ellemepardonneraitmesmensonges.Pourl’instant,Ciscoétait
le seul à connaître la réalité peu reluisante de mon passé. Le moment était venu de tout dire à
Angelique.
—Ecoute…iln’yapasdemamanàTokyo.Jesuisvenuem’installericiaprèsavoireuquelques
problèmes…
Jeroulaimamanche,luimontraimacicatrice.Elletombadesnuespuismelaissam’expliquer
sans m’interrompre. Sans entrer dans les détails les plus pénibles, je lui racontai pourquoi je
m’étaisretrouvéeàlachargedeHenry,etcommentsonalcoolismem’avaitexpédiéechezmatante.
— Eh ben… Je comprends que tu n’aies pas eu envie d’en parler, dit-elle enfin. Mais tu es ici
pourdebon,n’est-cepas?
—Autantquejesache,jusqu’audépartàl’université.Sionnememetpasàlaporteavantparce
quejesuisnulleenlatin.
Nonseulementellemepardonnait,maisellenesemblaitpaspresséedemeperdre!Celamefit
chaudaucœur.Sanss’attardersurmesrévélations(etsansrelevermalamentablepetiteboutade),
ellerepritsonraisonnement.
—Disonsquetupasseslaqualificationpaysanne,sijepuisdire.Etpartonsduprincipequetues
une âme réincarnée. Je n’y connais pas grand-chose mais je crois que tu es censée avoir des
épisodesdedéjà-vu.
—J’aientenduparlerduphénomène;çanem’arrivejamais,ai-jerépondu,trèssoulagée.
—Etdesrêvesbizarresoùturetourneraisdansuneautreépoque?
—Euh…oui,danscegenre-là.
Le temps était venu de lui décrire le rêve où je brûlais dans l’incendie de la grande maison
blanche, et aussi le tout premier, celui où j’étais vêtue comme au Moyen Age. Elle a réfléchi
quelquesinstants.
—C’estunehistoiretrèsbelle,tragique.Ilsepeutqu’ellen’aitrienàvoiravectoimaisjedois
direquecerêveressemblefortàunsouvenirdeGloriana…
Jefrémisenrevoyantlesfleurstachéesdesang.Trèsdécidée,toutàcoup,Angeliquealancé:
—Aufond,onpeutréglerlaquestiontrèssimplement!Iltesuffitderetirercefichupendentif,
etArcher2000nepourratoutsimplementpasteretrouver.Turencontrerasunautregarçon;àmon
avis,ilssonttousplusoumoinsinterchangeables.Donne-moilecollier.
Elletenditlamain.Instinctivement,jesaisismonpendentifetsecouailatête.
—Allez,Emma!Jesaisquetuytiensmaisréfléchisuneseconde.Vraiment,ceseraittenterle
sort!
— Mais est-ce qu’on peut seulement lutter contre un sort pareil ? ai-je objecté, incapable de
désarmer.
Elle m’a jeté un regard contrarié puis, apparemment frappée par une idée subite, elle m’a
dévisagée.
—Tonfrère…ilsemontraittrèsprotecteur?
Jepensaiàcejouroùj’étaistombéedevéloetm’étaiscassélacheville;Ethanavaitenvoyéun
voisinchercherdel’aideet,pendantcetemps,ilétaitrestéprèsdemoi,merassurantetmefaisant
écouterdelamusiquepourmedivertirdeladouleur.Uneautrefois,ils’étaitbattuavecsonami
Ted,qu’iladorait,parcequecedernierm’avaitenferméedansleplacarddel’entrée…
—Oui…
—Etsic’étaitluiquicherchaitàtemettreengarde?Touscesincidentsbizarres,ceslumières
quis’éteignentsurtonpassage?Ilcherchepeut-êtreàtefairepasserunmessage…Etmoi,jel’ai
bâillonnéavecmonsortdeprotection!Enfin,jesuppose,puisqu’ilnes’estrienpassédepuis.
Celatenaitdebout.Cefutcommesionvenaitd’attacherunbouletàchacunedemeschevilles.
D’unetoutepetitevoix,j’aisoufflé:
—Jel’aivu,j’aientendusavoix.Ethanétaitlà,dansmesrêves.
—Qu’est-cequ’iladit?s’estaussitôtécriéeAngelique.
—Iladit«Çacommence».
—Et…?
—Etriend’autre!Jemesuisréveillée.
—Ilfallaitmeledireplustôt!
Elleabattitsapaumesurlatabledansungrandclaquementdebagues.
—Voilà,çaexpliquetout!C’estlui,ilchercheàtepréserver.
J’ouvris la bouche pour protester mais rien ne vint. Cette idée complètement démente sonnait
juste.Leslarmesmepiquèrentlesyeux,ladouleursourdeetfamilièrem’étreignitlapoitrine.
—Tucroisvraimentquemonfrère…?
Oùqu’ilsoit,Ethancherchait-ilàmecontacter?Voyantquejepleurais,Angeliqueseradoucit
aussitôt.
—Oui,jecomprends,c’estbouleversantpourtoi…maisilfauttoutdemêmetirercettequestion
auclairparceque,sinousavonsraison,tasituationestréellementinquiétante.«Çacommence»…
Quandt’a-t-ilditcela?
Ethanétaitvenudansmonpremierrêve,lesoirdelasortieauMetavecBrendanetlesautres.Le
soiroùBrendanm’avaitprêtésonsweatetoùnousavionsparlécommesinousnousconnaissions
depuistoujours.Cettenuit-là,j’avaisrêvéqu’uncoupdecouteauenpleincœurmevidaitdemon
sang.Cela,jen’avaispaslecouraged’enparleràAngelique.Pasencoreentoutcas.
J’avaisdéjàparcouruunsacréchemin:j’admettaisl’éventualitéd’uneréincarnation(moi,une
paysanne sorcière du XIIe siècle ?) et j’avais énoncé à haute et intelligible voix que, oui, les
lampadaires explosaient sur mon passage et que j’entendais mon frère mort me parler dans mes
rêves.Maisallerjusqu’àmettreàl’ordredujourlathéorieselonlaquelleBrendanSalingerserait
monâmesœurréincarnée?
Jechoisisdementir.
—Jenemesouvienspas.
—IlyaunrapportavecBrendan,n’est-cepas?
Décidément,elleétaitperspicace(outélépathe?)!Sansprendregardeàmasurprise,elleajouta,
pensive:
— Cela expliquerait pourquoi il s’est senti obligé de voler à ton secours lundi, alors qu’il te
connaîtàpeine.
J’évitaiderépondredirectement,ensoulevantuneautreobjection:
— Si Ethan cherche à me mettre en garde, cela signifie qu’on peut encore éviter la tragédie,
non?Sitoutétaitrégléd’avance,celanevaudraitpaslapeine.
Angeliquehochalatêteavecgravité.
— Je crois bien que tu as raison. Et j’aimerais beaucoup comprendre pourquoi, après tant de
générationsdeGlorianaoud’Emmamaudites,tuauraisunechanced’échapperaumaléfice.
—Parcequel’universmedoitbienunpeudebonheur?
Angeliquesecoualatête,implacable.
— Je trouve juste que beaucoup d’éléments surnaturels gravitent autour de toi. Les rêves, les
avertissements…etmêmelefaitdem’avoirrencontrée,moi,etd’avoirpudécouvrirl’originedu
sortilège.C’estcommesiuneforceentoiluttaitcontrelamalédiction.
—Jenevoispas,ai-jesoupiré,désabusée.Jesuisquelqu’und’ordinaire.
—Situétaisunesorcière,ceseraitpluslogique.Lesmaléficesontmoinsdeprisesurnous.
— Mais je te l’ai dit, je ne suis pas du tout branchée sur l’occulte. Je ne crois même pas aux
fantômes.
Jeréfléchisuninstantetavouai:
—Enfin,jenesaispluscequejecrois.
Ellemedévisageaavecattention.
— Tu es peut-être née avec certains pouvoirs ? Tu as pu hériter certains… disons certaines
capacités.Aveclaréincarnation,certainsattributssetransmettentdevieenvie.Etsituavaishérité
despouvoirsdeGloriana?
Je levai les yeux au ciel. Ma vie m’avait enseigné une chose : je n’avais aucune prise sur
l’existence!
—Permets-moid’endouter!
—Parceque,maintenant,tucomptesjouerlessceptiques?Demandeàtatante!
—Attends,tumevois:«Salut,tanteChristine,jesaisquej’ailesouriredemamère;est-ce
qu’elle avait aussi des pouvoirs surnaturels que j’aurais pu hériter ? Ou est-ce que je dois
remerciermesviesantérieurespourmesfichuescapacités?
—Entoutcas,situétaisunesorcière,celaexpliqueraitpourquoituastachancedetedéfendre.
Ceseraitunsacrécoupdepoucepournous.
Elle disait « nous » en toute sincérité. Je m’en voulus de m’être moquée de ses propositions :
Angelique était dans mon camp, elle me soutenait de toutes ses forces. Je tentai de formuler des
excusesmaisellem’interrompitendemandant:
—Ilt’estdéjàarrivédesavoiràl’avancecequiallaitsepasser?C’estuntraitcourantchezles
sorcières « nées ». Le plus souvent, cela se manifeste dans la petite enfance ; on le fait tout
naturellement,parcequ’onnesaitpasencorequec’estexceptionnel.
Bêtement,jeplaisantai:
—Sij’avaiseucepouvoir,jem’enseraisserviepourgagnerauloto.
— Cela ne marche pas comme ça, Em’ ! Essaie de te souvenir. Les pouvoirs peuvent se
manifesterdanslaviedetouslesjours,àtraversdesfaitsinsignifiantsapparemment—commede
savoirquitéléphoneaumomentmêmeoùlasonnerierésonne,ou…
—Maismêmesije…Attends!Lespagesmanquantes!Lepoèmeàlafindelalégended’Archer
parlaitdeselibérerdumaléfice,ilétaitquestiond’uneâmegénéreuseoujenesaisplusquoi.
Angeliqueapprouvaetcitad’untrait:
—«Situveuxdumalheurunjourvouslibérer/Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.»
—Waouh!Quellemémoire!
—Photographique,confia-t-elle.C’estpourçaquej’aidesibonnesnotes.
Veinarde…Elleenchaîna:
— Tu as raison, le dernier poème semble bien indiquer qu’il existe un moyen de rompre le
sortilège.Lemot«généreuse»semblesuggérerqu’ilfautrenonceràquelquechose,oufaireun
sacrifice.
Unsacrifice?Ellesehâtadepréciser:
— Pas un sacrifice humain ! Enfin, j’en doute. Ecoute, je vais demander à ma mère de nous
trouverunautreexemplairedecelivre.Ceneserapasévident,parcequ’ilesttrèsrare,maisnous
avonsbesoindelirelafindecepoème.
Ellem’atoiséeensilencequelquesinstants,etaconclu:
— Emma, Brendan est concerné, c’est certain ; j’attendrai juste que tu te l’avoues à toi-même
avantdet’enreparler.
Elleavaitditcelad’untontoutàfaitprosaïque,enappuyantmêmesur«Brendan»avecunpeu
d’ironie,commepoursemoquerdel’importancequejeluidonnais.Troublée,jemesuiscontentée
debrandirmonportablesoussonnezpourluimontrerl’heure.Nousallionsdevoirretournerau
lycéeenquatrièmevitesse!
Sur le chemin du retour, tout en trottant près de mon amie, je pensais à l’autre avertissement
d’Ethan:«Tun’espasensécuritéauprèsdelui.Tunepeuxpasgardertesdistances?»Ehbien,
maintenant,jeconnaissaislaréponse,etc’étaitnon.
12
Bien entendu, le samedi soir, je suis arrivée en retard. A mon premier rendez-vous avec
Brendan ! La veille au soir, j’avais mis le turbo sur mes devoirs pour ne plus avoir à m’en
préoccuper de tout le week-end ; j’avais même consacré une heure supplémentaire au latin, ma
«matierus horribilis »… En fait, je cherchais surtout à éviter de ressasser jusqu’à l’obsession le
faitquej’allaispasserdutemps,seule,avecBrendan.
J’avaistoutelajournéepourmepréparermaisbienentendu,auderniermoment,j’aidoutéde
meschoix.Cepantalonoubiencelui-ci?Lepullnoirlégeraveclesbottes?OuavecmesVans
gris?J’étaisdeplusenplusfébrile,etmonindécisionallaitmecoûterchercarjeseraisobligéede
courirpourarriveràl’heure.Commeilfaisaittrèsdouxpourlasaison,monmascaracouleraitet
jeseraishorrible.
J’aicourucommelevent,etchaqueimpactdemasemellesurlepavéscandaitunesyllabedela
litaniequisedéroulaitenboucledansmatête:cet-te-fois-ci-c’est-pour-de-vrai.
Arrivéesurla79eRue,jeralentisetsortismonportablepourvérifierl’heure.Dix-huitminutes
deretard!MaisBrendanétaitlà,affalécontrelepoteaudepierredel’entréeduparc.Franchement,
ilnesetenaitjamaisdroitsursesdeuxjambes?Iltenaitunsachetdepapierkraftcommeceuxque
donnentlesrestaurantsdeplatsàemporter.Unpeuessoufflée,j’ailancé:
—Salut!
—Jecommençaisàcroirequetuneviendraispas.
Ilsouriait,maispastantquecela.Gênée,j’avouaifranchement:
—Jesuisdésolée.Etreàl’heuremeposeunvraiproblème.
Discrètement, je lissais de la main mes cheveux emmêlés par la course. Ma phrase sembla le
laisserperplexe.
—Tun’aimespasêtreàl’heure?
—Non!Jeveuxdire…J’adoreraisêtreàl’heuremaisjen’yarrivepas.Depuisquejesuisà
NewYork,jesuisincapabled’évaluerletempsqu’ilfautpourallerd’unendroitàunautre.Comme
jefaistoutàpied,ilmesemblequeçaneprendraquecinqminutes,maisenfait…
Son sourire s’élargit ; il semblait trouver mes excuses penaudes assez comiques. D’un
mouvementsoupledechat,ils’arrachaàsonpoteauenlâchant:
—Viens,onyva.
—Oùdonc?
—Dansleparc.Jeconnaisunendroitquivateplaire.
Surprise,jejetaiunregardàlaronde.Ildutcroirequej’avaispeurcarilsehâtademerassurer:
— Cet endroit de Central Park est très sûr et, de toute façon, tu es avec moi. Tu m’as vu avec
Anthony?J’assure!
Ilprenaitunpetitairbravache,pourplaisanter.J’aihochélatêteenriant,noussommesentrés
dansleparcetilm’amontré,auloin,unédificedepierreperchésurunpromontoirerocheux,une
sortedechâteaudelégendefièrementdressésurfonddesoleilcouchant.
—C’estundemescoinspréférés.BelvedereCastle.C’estlàquenousallonsdîner.
Nous avons gravi un sentier et débouché sur une esplanade dallée. Le château fantaisiste se
dressaitsurl’undespointslesplusélevésdeCentralPark;delà,ondominaittoutel’étenduede
verduresertiedanslesgratte-ciel.Brendanmelaissaadmirerlepanoramaquelquesinstants,puisil
m’entraînadansunescalierquimenaitàunepetitebaiederocheentouréed’unebarrière.Au-delà
decetteclôture,lerocherformaitunlargerebord,puisc’étaitlafalaiseàpicetleplongeonvers
unétangscintillant.
— Regarde, c’est un observatoire, dit-il en tendant la main vers la tour la plus haute. Et là, en
bas,tuvoisl’amphithéâtre?C’estlàqu’onjouedespiècesdeShakespeare,enpleinair,chaqueété.
J’aipenséquetuaimeraisvoirça,après…lecoursd’anglais.TuappréciesShakespeare,non?Il
m’asemblé,quandtuaslu…enfin,lepoème…lesonnet.
Brendan hésitant, Brendan bredouillant des phrases maladroites ? Stupéfiant ! Et bien entendu,
celanedurapas:ileutunpetitsourire—commes’ilsemoquaitdelui-même—,laissachoirson
sachetdel’autrecôtédelaclôtureetlafranchitd’unbondéblouissant.
—Hé!protestai-je.Onn’asûrementpasledroitd’allerlà-bas!S’ilsontmisuneclôture…
— Les gardiens font leur ronde plus tard dans la soirée. Viens, la vue est beaucoup plus belle
d’ici.
Résignée, je tentai de franchir la clôture à mon tour : une tentative qui manqua de grâce et se
soldaparunéchec.
—Tupermets?
En riant un peu, il glissa la tête sous mon bras et me souleva, sans effort apparent, par-dessus
l’obstacle. J’eus l’impression qu’il me gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu’il n’était
strictementnécessaire,avantdemeposerendouceursurlatablederoche.Commentai-jeréagi?
En faisant un effort surhumain pour avoir l’air de trouver la situation parfaitement naturelle !
Négligemment, je me suis avancée un peu pour évaluer la profondeur du gouffre qui s’ouvrait
devantnous.Finalement,j’avaisbienfaitdechoisirmesVans,quiadhéraientbienaurocher;mes
bottesm’auraientprécipitéedroitdanslevidecommedesrollers.
— Je suppose que le seul moyen de ressortir d’ici est de passer de nouveau par-dessus la
clôture?
—Onpeutaussifaireletourduchâteau.
Commodément adossé à la falaise, il me montrait l’étroite corniche qui enserrait la base de
l’observatoire. Avec ou sans Vans, on ne me ferait jamais passer par là ! Sans faire de
commentaire, je me suis assise en tailleur près de lui. La vue était absolument extraordinaire ;
l’étangscintillaitsouslesderniersfeuxdusoleil,leslumièress’allumaientdanslesbuildings,le
couchantcoloraitlecielcommeunvitrail.Emerveillée,j’aimurmuré:
—C’estbeau.Jeneconnaissaispasdutoutcetendroit.Jevienscourirdansleparcpresquetous
lesjours,maisjenepensepasàleverlesyeux.
LebeauvisagedeBrendans’épanouitdesatisfaction.Content,ilouvritsonsachet.
—Tuveuxunrouleaudeprintemps?
—Merci.
Jemesuismiseàsavourer,medemandantquandilcomptaitaborderlesujetdontilvoulaitme
parler.Aprèsunlongsilence,ilalancé:
—Ilnefaitpasfroid,cesoir.
Posément, il a retiré son sweat. Pitié ! En dessous, il portait un T-shirt à manches longues du
mêmevertquesesyeux.Encoreunsilence,puisilaajouté:
—Jecraignaisquelesrocherssoienthumides.
Ils’estlaisséallerenarrière,appuyésuruncoude.About,j’aisoupiréenlevantlesyeuxauciel.
— Quoi ? a-t-il demandé, très surpris. Il ne fait pas froid du tout ! Les vacances de Noël sont
dansunmoisetdemi,normalementl’étangdevraitdéjàêtregelé.
—C’estdeçaquetuvoulaismeparler,tranquillementetsanspublic?Dubaromètre?
Ils’estredressé,enjoué.
—Trèsbien,Emma!Tupréfèresqu’onparledetoiquandtuteprendspourTheRock?
Bon,encoreunefois,j’auraismieuxfaitdemetaire.Avecunsourireabsolumentéblouissant,
Brendanenfonçaleclou.
— Mais à quoi pensais-tu, Emma, en provoquant Anthony ? Tu sais pourtant de quoi il est
capable.L’autresoir,auMet,tut’esenfuiecommeunlapin.
—Je…Cen’étaitpaspareil.J’étaissifurieusequejen’aimêmepasréfléchi.
—Tupeuxledire!Celadit,jetrouvegénialquetuaiessortitesgriffespourdéfendretapetite
cousine.«Raconte-moiuneautrehistoire,PèreCastor»…J’aiadoré!
Ilcitaitlaphraseavecgourmandise.Unpeudépassée,j’aibaissélesyeux.
—Tuesadorable,Emma.
Moi,adorable?Avais-jebienentendu?Ilroulasurledosenriantetsemitàcontemplerleciel
ducrépuscule,lesmainscroiséessoussanuque.Sansmeregarder,ilprécisa:
—Surtoutquandtut’attaquesauxgorillesalorsquetufaisunmètredouze.
—Unmètresoixante-sept!protestai-jebêtement.
—Danstesrêves!Ouseulementsitumontessurlesépaulesd’Ashley!
Pourquoilesgrandssont-ilstoujourssifiersdeleurtaille?Commes’ilsyétaientpourquelque
chose!Enchantédemaréaction,Brendanserelevasuruncoude,puissonsourires’effaçaetilme
demandaavecbeaucoupdegravité:
—Sérieusement,qu’est-cequit’apris?Sij’étaisarrivédixsecondesplustard…
Toutbas,jeluiconfiai:
— C’était ma faute. J’avais mis Ashley en garde mais elle refusait de m’écouter. J’aurais dû
trouverunesolution.
—Tuplaisantes,là?
Commejesecouaislatête,ilsaisitmesmainsdanslessienneset,avecuneconvictionabsolue,il
assena:
—Leseulfautifdanscettehistoire,c’estAnthony.
—Maisj’auraisdû…
—Riendutout!Tun’esresponsablederien.
Nous étions assis face à face, il pressait doucement mes mains ; sa tension était palpable. Il
insista:
—Tuasétéextraordinaire.Tuastenutêteàlaplusgrossebrutequejeconnaisse.
—C’étaitleminimum!Ashleyestunpeu,enfin,jeunepoursonâge.Jeneveuxpasdirequ’elle
estimmature!Elleesttrèsintelligente,trèsmûredansbiendesdomainesmaisaussitellement…
innocente.Ellecroitencoreàlabontédesgens.
Jeneréussissaispasàm’exprimer,laculpabilitémenouaitlagorgeetBrendanmedévisageait
siintensément.
—Ettoi,tun’ycroispas?medemanda-t-il.
—Moi?Jenecroispasquelesgensnesontnitoutàfaitblancsnitoutàfaitnoirs.J’aiconnu
desgensbien,etaussi…Disonsquej’aiconnulecontraire.
Ilsemblaméditersurcequejevenaisdedire.Lesyeuxbaissés,illâchamesmainsetsemità
suivreduboutdudoigtunefentedurocher.
—Tusaisquoi?murmura-t-il.Jenel’aipasvutepousser.Sijel’avaisvuposerlamainsurtoi,
ilseraitàl’hôpitalàl’heurequ’ilest.
Illevalesyeux,meregardabienenface;laprofondeurdesonregardmecoupalesouffle.
—Jel’aisuplustarddanslajournée.Ilvadevoirmerendredescomptes.
—Nevapas…Aquoibon?Jeveuxdire:merci,mercibeaucoupmaisjenevoispas…
Désemparée,j’aibaissélatêteàmontour.Lesilences’estétirédelonguessecondespuis,sur
unegrandeinspiration,Brendanainstallélepique-nique.Ilyavaitdufuyongauxœufs,dupoulet
duGénéralTso,touteunevariétédeplats…
—Atable!a-t-ilditenmetendantunefourchetteetunthéglacé.
J’aiappréciélethéglacé.
—Merci.Jen’aijamaisbeaucoupaimélessodas.
—Oui,jesais,a-t-ilglisséavecunpetitsourire.
—Tusais…?
—Tum’asdemandédeteprendreunthéglacé,lesoiroùnoussommesallésécouterlegroupe
deGabe.
—Brendan,justement,cesoir-là…
Jenepouvaisplusreculer.Ceseraitinsupportablederentrerchezmoicesoirsansavoiréclairci
lasituation.Pourmedonnerunecontenance,jesecouailapetitebouteilledethéglacé,dévissaiet
revissailebouchon…Puis,évitantleregarddeBrendan,j’expliquaienfin:
—Cesoir,tumeparlescommetulefaisaisauMet,etaussiaubar.Maisaulycée…
—Oui?
—Tuagiscommesijen’existaispas.
Voilà,c’étaitsorti.D’unefaçonunpeutroppuérileàmongoût,maisc’étaitditquandmême.
—Vrai,avoua-t-il.Jen’ensuispastrèsfier;franchement,j’aimeraismieuxnepasparlerdeça.
Jusqu’oùpouvais-jeinsister?Nousavionsjustediscuté,unsoir,deuxsemainesauparavant.Cela
medonnait-illedroitdeluidemanderdescomptes?D’accord,jesoupçonnaisquenousétionsliés
par une malédiction depuis près de neuf siècles — mais cela, je ne pouvais pas le lui dire !
Maladroitement,j’aiconclu:
—C’est…inattendu.
Ilapprouva.
—Jecomprends.Ecoute,Emma,jen’aimepasbeaucouplaplupartdesfillesdulycée.
—Voilàaumoinsunechosequenousavonsencommun.
Ilmesourit,repritaussitôtsonsérieux.Sesyeuxémeraudebraquéssurmoi,ilprécisa:
—Maistoi…toi,tuesparticulière.
Cefutcommesisesparolesrestaientsuspenduesentrenousdansl’airdusoir.D’unevoixdouce,
ilajouta:
—Tuasvu,jet’aiattenduemalgrétonretard…
J’acquiesçaitimidement,revivanttouteslesémotionsquisebousculaientenmoichaquefoisque
je le trouvais adossé à cette fameuse boîte aux lettres. Le service des Postes aurait dû le prendre
pour sa campagne de publicité ; rien que de le voir donnait envie d’envoyer une lettre et de
renoncerdéfinitivementauxe-mails.
—Çanem’apasennuyédet’attendre.Ettoi,tuétaisembêtéedemetrouverlàtoutdemême?
—Non.J’étaiscontentedetevoir.
Ilm’offritsonplusbeausourire,puisils’exclama:
—Danscecas,pourquoineveux-tupasmeledire?
—Tedirequoi?
Retourbrutalàlacasedépart…Jenecomprenaisrien.Quevoulait-ilsavoir?
—Lavérité.Tonhistoire.
Ilsemblaitsincèrementblessé.
—TunevienspasdePhiladelphie,iln’yariendevraidanscequetuasracontéauxautres.Quel
quesoittonpassé,tupeuxteconfieràmoi.
C’étaitdonclerécitauthentiquedemaviebriséequ’ildésiraitentendre?Laforcedemapropre
réactionmesurprit.
—DepuislesoirduMet,c’esttoutjustesitum’adresseslaparole!Commentteparlerais-je?
D’ailleurs,moinonplus,jenesaisriendetoi!D’oùtuviens,oùtuhabites,quisonttesparents!
C’était horrible, ma voix se fêlait, je parlais comme l’écorchée vive que j’étais, celle que je
parvenaisgénéralementàplanquerderrièrelemasqued’unenormalitéacceptable.
—Moi,aumoins,jerestecohérenteavectoi!Toi,tuchangessanscessed’attitude.Tumeparles
quandpersonnenepeutnousvoir,commesituavaishontequ’ontevoieavecmoi.Siçasetrouve,
lundi,tumetraiterasdenouveaucommeunelépreuse.
—Non,Emma…
—Quetudis.
Jecroisailesbrasd’unairdedéfi;puisilsaisitmesmains,m’obligeaàmedétendreetmedit
avecbeaucoupdedouceur:
—Jenet’ignoreraiplusjamais,tuasmaparole.Tuasraison,c’estinjusted’espérerquetute
confiesàmoialorsquetumeconnaisàpeine.Tunemedoisrien,surtoutaprèslafaçondontjeme
suiscomportéavectoi.
Sonregardvert,anxieux,plongédanslemien…D’ungestevif,ilaportémamainàseslèvres,
etcebaiserlégercommeunfrôlementd’ailem’abrûléejusqu’aucœur.
— Je te jure que je ne suis pas gêné qu’on te voie avec moi. Et cela m’attriste que tu aies pu
l’imaginer.
—Brendan…
Jenesaispascequej’auraisditmaisilm’ainterrompue.
—Jeveuxmeracheter.Tiens,jeteproposeunmarché.
Sabelleassuranceétaitderetour;sesdoigtssemêlaientauxmiens.
— On va terminer notre dîner et, ensuite, je te raccompagnerai chez toi comme un garçon
sérieux.Tuauraspasséunebonnesoirée,moiaussi,etjet’inviteraidenouveau,enymettantles
formes.Demain,parexemple.Vienschezmoi.Mesparentsnesontpaslàceweek-end,nousaurons
lamaisonpournous.
Jehaussaiunsourcil;aussitôt,ilprotesta:
—Non,Emma,pascommeça.Nouspasseronsjusteunmomentensemble,tuverrasoùj’habite,
tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras. Tu pourras même fouiller dans mes
affairessiçatedit.Allez,disoui!
Macolèreétaitpassée,jen’étaisplussurladéfensive.Négligemment,j’aicueilliunmorceaude
pouletenobservant:
—Tuesplutôtsûrdetoi.
—Moi?
J’aiprisletempsdeterminermabouchéeavantd’ajouter:
— Oui ! Tu es si certain que je passe une bonne soirée et que je voudrai bien venir chez toi
demain.
Jem’efforçaisdejouerlanonchalance,unpariassezdifficilevuqu’iltenaittoujoursmamain.
Commej’essayaismaladroitementdepiquerunmorceaudebrocolidelamaingauche,ilmefitun
large sourire, écarta ma fourchette de la sienne, et prit le brocoli pour lui. Je lui jetai un regard
noir;enchanté,iléclataderire.
—Maissi,tut’amuses,tuvoisbien!Bon!Nousneparleronspasdetonéducationinterrompue
auLycéeImaginaire,etcertainementpasdemonattitudedecesdeuxdernièressemaines.Dis-moi
justeunechose,répondsparouiounon.Tuasvraimentseizeans?
—Oui.
—Bien!Moi,j’aidix-septans.Tut’appellesvraimentEmmaConnor?
—Oui.
—Tuasunanimaldecompagnie?
J’aiéclatéderire.
—J’avaisunchatquandj’étaispetite.
Jen’aipaspréciséqueHenrym’avaitinterditd’enreprendreun.Ildétestaitlesbêtes.
—Moij’avaisunchien,soupiraBrendanensecouantlatête,atterré.Tuaimesleschats,j’aime
leschiens:qu’est-cequejeficheavectoi?
Nousavonsritouslesdeux,maisenmonforintérieurjemesuisdit:leplusbeaugarçondu
mondevientdedirequ’ilest«avecmoi».PuisBrendanafaitungesteversmonpendentifetj’ai
pensé:ha!Nousyvoilà!
—D’oùtiens-tucemédaillon?
Finideplaisanter.
—Monfrèremel’adonné.
—Etoùl’a-t-iltrouvé?
—Dansunebrocante.Ilm’aditqu’ilespéraitqu’ilmeporteraitchance.
Brendanconnaissaitlasignificationdublason.Cettecertitudes’estimposéeàmoimais,l’instant
d’après,j’aiperdulacapacitéd’alignerdeuxpenséescohérentescar,lâchantlependentif,ilsemit
àfrôlermoncouetmagorgeduboutdesdoigts.Puisilmecaressadoucementlajoue.
—Emma…J’espèrequetonfrèrearaison.
Le contact de sa main sur moi, son visage aussi proche que le soir où j’avais cru qu’il allait
m’embrasser,sesyeuxémeraude…
Maissamainestretombée,ilasembléréfléchir…et,toutnaturellement,ilaprissonsodaeta
bu.Unefoisdeplus,ilavaitrompulecharme.
Amontour,jebusunegorgéeenm’efforçantdenepasmetorturer(qu’est-cequej’avaisdesi
désagréablepourqu’ilnesedécidepasàm’embrasser?).
—Ettonfrèreestrestéà…Philadelphie?
J’aisecouélatêteetmurmuréavecréticence:
—J’aiperdumonfrèreilyabientôtdeuxans.
—Désolé,jenevoulaispas…
Ilatendulamain,effleurédenouveaumonvisage.Maladroitement,j’ailancé:
—Bon,àtontour:tun’aspaseudeproblèmesaprèslabagarre?Avecl’équipe?
Ilsemblacomprendrequej’avaisbesoindechangerdesujet.
—Non;commejesuisdéjàsuspendu,çalimitelesoptionsdesanction.Anthonyatrèsenviede
sevenger,ilprofitedel’entraînementpourmefairedescroche-pieds.Ilchercheàmepousserà
boutenespérantquejeluimettraimonpoingdanslafigure,cegenredechose.
Avecunsouriresatisfait,ilaprécisé:
—Jem’enfiche,çam’adonnél’occasiondelefairevolerdansuntasdechaisespliantes.Un
accident,bienentendu.
—Sij’aigâchévotreamitié…
Ilaéclatéd’ungrandrire.
—Jesuisobligédelecôtoyerparcequenoussommesdanslamêmeéquipeetquenosparents
évoluentdanslemêmemilieu.
Jeposaialorsunequestionanodine,maisquisemblalemettremalàl’aise:
—Pourquoin’étais-tupasencoursenfindesemaine?
—Unehistoiredefamille.Aufait,l’examendechimie,tut’enesbiensortie?
Ilorientalaconversationsurlesprofsquenousaimionsbien,ceuxquenousn’aimionspas,et
ceuxquenousn’aimionsvraimentpas.Lapériodedescontrôles.Dessujetsneutresetsansdanger.
Commej’avouaiquelelatinétaitmontalond’Achille(oui,jesais,Achilleestgrec),ils’écria:
— Je peux t’aider si tu veux. Mme Dell n’a pas changé l’énoncé de son contrôle depuis des
années,jedoisencorel’avoirdansmonclasseurdel’andernier.Jeteferairéviser.
J’avoue que la perspective d’étudier avec lui m’interpellait davantage que la possibilité de
relevermamoyenne!
—Contentdetedonneruncoupdemain.
Décidément,ilsemontraitabsolumentcharmant.Cependant,etmalgrétouteslesoccasionsque
jeluidonnais,ilnes’avançaitjamaisau-delàd’uncertainpoint.Asedemanders’ilnemevoyait
pasexclusivementcommeuneamie!
Maisdepuisquandcaressait-onlajoued’uneamiedecettefaçon?
Nousétionsdoncplusoumoinsdansl’impassequandunegrossevoixaéclatételunorageànos
oreilles.
—Vouslà-bas,lesjeunes!Descendezdelà!
Le rayon puissant d’une lampe torche nous a éblouis. Un gardien du parc ! Pour une raison
inexplicable,sonarrivéenoussembladuplushautcomique.Ilétaitdanstoussesétats;pendantque
nousnoushâtionsderassemblernosemballagesenriantsouscape,iltonnait:
—Laclôturen’estpaslàpourrien!Ilyaquarantemètresdevide,ici!
—Désolés…
Brendan dut m’aider de nouveau à franchir la barrière. Ricanant comme des imbéciles, nous
avonsdévalélesentier.
—Ilestquelleheure?ademandéBrendan.
J’aisortimonportable.
—21h36!
Çàalors!Nousétionsensembledepuisplusdetroisheures.Unechancequejen’aiebuqu’une
petite bouteille de thé glacé, ça aurait complètement cassé l’ambiance si j’avais dû chercher des
toilettes.Surtoutenpleinenuit,dansunparc!
— Il faut que je te ramène à une heure raisonnable si je veux que tu acceptes de me revoir
demain.
—Etqu’est-cequetuproposes,pourdemain?
J’aisortidemapocheunrouleaudebonbonsàlamenthe,j’enaienfournéundansmabouche;
uneallusionpeut-êtreunpeutransparente?Toutnaturellement,ilatendulamainpourenprendre
un—impossibledesavoirs’ilavaitsaisil’allusion.
—Attendsquejet’invitecommeungarçonsérieux.
—Tuparlesd’ungarçonsérieux!Acausedetoi,jeviensdemefaireincendierparungardien
duparc.
Lanuitétaittranquille,noussuivionslesalléesenécoutantlesfeuillesmortescraquersousnos
pas.Brendanatrouvéunepoubellepourjeterlesemballagesdenotrerepasetm’a,enfin,prisla
main.Cecontactm’aréchaufféejusqu’àl’âme.
—Oùhabitetatante?
—Surla68eRue,toutprèsdeParkAvenue.Tuesdanslemêmesecteur?
—Non,maisjesuisobligédeteraccompagnerdevantcheztoimaintenantquejesuisungarçon
sérieux.
Leventjouaitdanssescheveux,ilmetaquinaitenserrantmamaindanslasienne.Jeluiaisouri,
son pas s’est encore ralenti. Cherchait-il à retarder le moment de la séparation ? Une émotion
puissante se levait en moi : nous ne parlions plus, et cela avait quelque chose de solennel de
s’avancersilencieusementdanslanuittouslesdeux,lamaindanslamain.Jemesentaisportéepar
quelquechosed’immense.
Tout a changé quand nous sommes sortis du parc. En retrouvant les rues, les lumières, la
circulation,ilm’asembléquejebasculaisdansuneautreréalité.Nousmarchionsplusvite,nousne
disionstoujoursrien;Brendann’avaitpaslâchémamainmaisjemesentaismoinsprochedelui.
EntraversantMadisonAvenue,ilm’ademandé:
—C’estici?
—Presque.L’immeublesuivant.
Alors, à peine avions-nous posé le pied sur le trottoir, il m’a attirée dans l’embrasure d’une
porte.Monsouffles’estaccéléré:enfin!enfinilmeprenaitdanssesbras,écartaitmafrangede
monfront…
—Emma…Tuaspasséunebonnesoirée?
J’aiacquiescé,incapabled’articulerunmot.Sanscesserdejoueravecmescheveux,Brendana
repris:
—Jemedemandais…pourdemain.
—Demain?Jesuisoccupée.
C’était un mensonge stupide, la faute à trop d’émotion. Brendan s’est contenté de me serrer
contreluietdesondermesyeux.Bienqu’intimidée,toutàcoup,j’aiavoué:
—Jesuisoccupée…avectoi.
— Tu vois, a-t-il chuchoté, je t’avais bien dit que je pouvais me comporter comme un garçon
sérieux.
Jel’aivuinclinerlatête.Al’instantmêmeoùsaboucheseposaitsurlamienne,unechaleurtrès
douces’estrépanduedanstoutmoncorps;lecœurdufoyerselovaitdansmapoitrine.Brendan
m’a d’abord embrassée tendrement, en prenant mon visage au creux de sa main. Bouleversée, je
mesuisabandonnée.Etlà,sonbaisers’estfaitplusintense.
J’avais souvent rêvé à cet instant, mais rien n’aurait pu me préparer à ce que j’ai éprouvé. Sa
bouchesurlamienne,songrandcorpscontrelemien,samaindansmescheveux…toutcelame
submergeait, et c’était en même temps tout naturel. Comme un retour au foyer après une longue
absence.Commesimaplaceétaitlà,danslesbrasdeBrendan,detouteéternité.Sibienque,quand
ils’estécarté,j’airessentiuneespècedevertigeheureuxrienqu’àvoirqu’ilétaitaussiétourdique
moi.
Ilaposésonfrontsurlemien;pendantquelquesinstants,nousavonsjusterespiré.Puisilalevé
latêtepourpresserseslèvressurmonfrontenmurmurant:
—C’étaitstupéfiant.
Encoreunbaiser,dansmoncoucettefois,etilasouffléàmonoreille:
—Onsevoitdemain.Jet’envoieuntextopourtedonnermonadresse.Viensaussitôtquetule
pourras.
Il s’est redressé en reculant d’un pas. Nous avons échangé un dernier sourire, un dernier
bonsoir, et j’ai flotté sans toucher le sol jusqu’à l’auvent qui abritait l’entrée de mon immeuble.
Plantésurlepasdelaporte,leportierenuniformenoustoisaitavecironie.Sansmepréoccuperde
lui, je me suis retournée vers Brendan qui me couvait des yeux depuis le trottoir. Un dernier
regard,etjemesuisengouffréedansl’ascenseur.
J’avaisvudesfilmsoù,aprèslepremierbaiser,l’héroïnerefermesaporteets’yadosseavecun
soupir extatique. Je prenais cela pour un stupide cliché hollywoodien — et pourtant, oui, j’ai
refermélaportedel’appartementdematanteetm’ysuisadosséeensoupirantdebonheur.
J’aientendulavoixdematante:
—Tuaspasséunebonnesoirée?
—Oui,tanteChristine.
Elleémergeadelacuisineenpeignoirroseetpantouflesassorties,medévisageaunbrefinstant
etobserva:
—Jesupposequ’ilyavaitungarçon?
—Oui,tanteChristine.
—Ildoitcompterpourtoi,alors.
Avecunsoupir,elles’estinstalléesurlecanapédusalonet,toutnaturellement,elleaajouté:
—J’avaisexactementtatêtelapremièrefoisquetononcleGeorgem’aembrassée.
Instinctivement,j’aiposélamainsurmabouche.TanteChristineafaitlamoue,commesielle
s’apprêtait à me faire des reproches, puis j’ai vu son regard vaciller et se tourner vers la photo
d’elleavecl’oncleGeorge,envacancesàDublin.Leurderniervoyage.
L’histoiredeleurrencontreétaitcélèbredanslafamille.C’étaitunsoirdepremière,àl’époque
oùChristineétaitdanseuseàBroadwayetGeorgeunproducteurcélèbre.
—Nousnenoussommesplusquittés.Sixmoisplustard,nousétionsmariés.
—OncleGeorgeétaitvraimentsuperbe.
—Oh!oui!
C’étaittouchantqu’ellesembleheureusedesesouvenirplutôtquetristedel’avoirperdu.
—J’aieubeaucoupdechancedeconnaîtreunamourpareil.Alors,dis-moi,cegarçon…Ilest
encoursavectoi?
—Oui…Ils’appelleBrendanSalinger.
C’étaitimpressionnantdeprononcersonnomtouthaut.Etimpressionnantaussidevoirlesyeux
dematantes’arrondir.
—Comment,lepetitSalinger?
—Oui.Cen’estpasunebonnechose?
—Mafoi,cen’estpasunemauvaisechoseensoi,magrande.Safamilleesttrès…envue,voilà
tout.Jecroisesamèreauconseild’administrationdulycée,etaussidansdesgalasdecharité.
«Envue»?Avantquejepuisseluidemandercequ’elleentendaitparlà,ellem’ademandési
j’allaislerevoir.
—Jevaischezluidemain,situesd’accord.
—Biensûr,machérie.Lafamilled’Ashleynousainvitéesàdîner,maisj’iraisanstoi.Nereste
pastroptard,tuascourslelendemain.
Jemejetaidanssesbrasetl’étreignisdetoutesmesforcesenchuchotant:
—Merci,tanteChristine.Merci.
Hélas,dèsquejemesuisblottiesousmacouette,lepetitnuageroses’estdissipéetj’aisentiles
angoissesfamilièrescroulersurmoi.Direquetoutm’étaitsortidel’esprit,malédiction,sorcière
et blason magique ! Comment était-ce possible : tous mes questionnements s’envolaient dès que
j’étais auprès de Brendan, sa seule présence faisait chuter mon QI. Et pas seulement sa présence
maisaussisesyeuxhypnotiques,seslèvres…Non,Emma,concentre-toi!
Ehbien,c’étaitjuré:jeresteraispluslucidelelendemain,jechercheraisdessignesindiscutables
indiquantsi,ouiounon,Brendanétaitmonâmesœurprédestinée.Ensuite,jepourraism’inquiéter
desavoiràquoi,concrètement,mecondamnaitlamalédiction.
Aprèstout,ilm’avaitembrasséecesoiretilnes’étaitrienpassédecatastrophique!Satisfaite,je
mesuisrouléeenbouledansmonlitdouilletetj’aiaussitôtsombrédanslesommeil.
***
En ouvrant les yeux, encore tout engourdie, je m’attendais à voir la porte ouverte sur la
perspectiveducouloirmenantàlasalledebains.Maiscequejevisétaittrèsdifférent.Jemesuis
redresséebrusquementencontemplantledécoravecstupeur—delourdsrideauxdebrocartetune
chambre inconnue qui sentait la pierre humide ! Je ne portais plus mon pyjama à carreaux bleus
maisunelonguechemisedenuitblanche,unpeurêche,quisemblaitcousueàlamain.
Cettechambrecavernemefithorreur.Jem’enarrachai,lapierreglacialedusolbrûlamespieds
nus.Jemesentistotalementvulnérable.Etfaible.Quesepassait-il,j’étaismalade?Oui,sûrement.
A chaque pas, ma nausée empirait ainsi que mon vertige. La panique enflait en moi. Il fallait
absolumentsortir,échapperàcetendroit.Jen’avaisplusuninstantàperdre!
J’aiquittécettechambreétrangeenm’appuyantauxmurs;auhasard,jemesuisengagéedansun
petitescalierencolimaçon;mesonglessecssecassaientdanslesfentesentrelesmoellons.Mes
piedsétaienttroplourds,desfrissonsaffreuxmesecouaient.Enbas,j’aitrouvéuncouloirdallé,
éclairé par un rayon de lune. En rassemblant mes dernières forces, je me suis traînée jusqu’à la
lourdeportedeboisquienfermaitl’extrémité.Ilmesemblaitquesijeparvenaisàlafranchir,je
serais sauvée. Je dus lutter pour soulever une barre massive et pour faire jouer des verrous
grossiers.Auborddel’évanouissement,jetirailebattant.
Enfin l’air libre, le ciel étoilé ! Un puissant parfum de roses m’a frappée au visage, mêlé à
l’odeurfraîchedel’herbefauchée.Tremblanted’épuisement,j’aicherchéàpercerl’obscuritédu
jardin,àl’affûtdudanger.Rien,pasunmouvement,pasunson.Unpeurassurée,jemesuisdirigée
entrébuchantverslesrosiers.
Uncrirauqueetguttural!Dansunsursautaffreux,jemesuisretournéeenréprimantuncri.Un
groupe d’hommes se ruait vers moi, je ne distinguais pas leurs visages, juste leurs silhouettes
géantes,terrifiantes.J’aientendulavoixd’Ethanmecrier:
—Sauve-toi!
Laterreurm’adonnélaforcedecourir.Jemepenchai,filaientrelesbuissonsodorants…mais
trois nouveaux intrus se dressèrent devant moi, ils appelaient les autres de leurs voix rauques.
Cernée,auxabois,jetournoyaisurmoi-même,lesmainsbrandiescommedesgriffes.
Quand le cercle des hommes se referma sur moi, je n’entendis plus rien que le battement
assourdissant de mon propre cœur. Ils criaient mais je ne comprenais rien, je voyais seulement
leurs faces grossières, leurs barbes sales, je sentais leurs mains sur moi qui me poussaient,
déchiraient mon vêtement. L’un d’eux me frappa, je m’effondrai dans l’herbe douce, humide de
rosée.Agrippéedesdeuxmainsàlaterrenoire,jeparvinsàreleverlatête;lameutem’entourait
mais,entreleurstêtes,jevislalune,uncroissanttoutsimpledansuncieltrèspur.Puisunedouleur
affreusedéchiramapoitrine.
Jemesuisredresséeconvulsivementdansmonlit,lesmainspresséessurmescôtes.Jesentais
encoreladouleurbrûlanteducouteau.Maladed’horreur,j’aisentimondoigtglisseràtraversun
troudel’étoffedemonpyjama,justeauniveaudemoncœur.Untrouquin’étaitpaslàquandje
m’étaisendormie.
Jesavaistrèsbiencequejevenaisdevoir,ouplutôtdevivre:lesderniersinstantsdeGloriana,
mesderniersinstants.Etmaintenant,lamalédictionrassemblaitsesforcespourunenouvellemiseà
mort.Jenevoulaispasaffronterunsortaussiaffreux!Monvertiges’intensifia,j’avaisbesoinde
m’étendre…maisj’étaisdéjàcouchéedansmonlit.
Les mains tremblantes, je saisis mon téléphone. Il était beaucoup trop tard pour appeler
Angelique.Untexto,plutôt.Jedusm’yreprendreàplusieursfoispourlecomposer:«Rappellemoi asap, il y a du nouveau. Urgent ! » Puis je restai assise toute raide dans mon lit en espérant
contretoutevraisemblancequ’ellemerépondraitaussitôt.
Nous ne sommes pas faits pour endurer longtemps une telle terreur. Dans ma chambre bien
tranquilledeNewYork,aucundangerimmédiatnememenaçait.Jefinisparmecalmerunpeu.Je
venais de faire un cauchemar. Incroyablement violent, mais un cauchemar seulement. Je m’étais
endormie en décidant d’ouvrir l’œil et de guetter tous les signes pouvant me confirmer que la
malédictionétaitbienréelle.Monangoisses’étaitdonctransposéedansmesrêves,et…
Maisnon,biensûrquenon,quiessayais-jeencoredetromper?J’avaisdemandéunsigneetil
venaitdem’êtredonné,aussiclairquepossible.J’étaisGloriana.Et,maintenant,qu’étais-jecensée
fairedecetterévélation?
13
J’aidûfinirparm’endormir:jemesuisréveilléerecroquevilléesurmoi-même,lamaincrispée
sur mon portable. On était dimanche matin et Angelique ne m’avait pas rappelée. J’ai laissé un
premiermessage,relativementcalme:
—Angelique,c’estEmma.Tumerappelles?
Puisjesuisalléeprendremadouche,sûredetrouveruneréponseenrevenant.Maisiln’yavait
toujours rien, et ma seconde tentative s’est encore cognée contre sa messagerie. Deuxième
message,déjàmoinscalme:
— Angelique, c’est encore moi. Je t’en prie, téléphone ! Il y a du nouveau et tu es la seule à
pouvoirm’aider.
Montroisièmemessagefrisaitl’hystérie.
— Angelique ! J’ai rêvé de la mort de Gloriana cette nuit. C’était totalement réel, c’était… Et
moi,jesuiscenséepasserlajournéeavecBrendan.Ettuavaisraison,c’estlui.Oui,quelchoc,je
sais.Tupensesquejedoisyaller?Jenesaisplusquoifaire!Jet’enprie,jet’enprie,appelle!
J’avais désespérément besoin de la joindre avant… Bon, l’heure n’était pas aux euphémismes,
avant mon rendez-vous avec Brendan. Tout, mais absolument tout, me poussait vers une
conclusionetuneseule:aussiinvraisemblablequecelapuisseparaître,nousétionsbiendesâmes
sœurs,desamantspoursuivisparlesort,desfiancésmaudits.
Entoutelogique,j’auraisdûpartirencourant,déciderdenejamaislerevoir…maiscela,jene
pouvaismêmeplusl’imaginer.
J’aipourtantfourniuneffort.Aprèsmûreréflexion,j’aipasséunmarchéavecmoi-même:si
Angeliqueestimaitquec’étaittropdangereux,jen’iraispas.Pourplusdesécurité,j’aibranchéle
portabledanssonchargeur.
Maisellen’apasrappelé.
Annuleràladernièreminute?Impossible.Entoutefranchise,jenevoulaispasannuler.Plusje
pensaisàBrendan(etàcequej’avaiséprouvéaumomentoùilm’embrassait),plusilmesemblait
évidentquej’iraisleretrouveraujourd’hui.Uneforcemepoussaitverslui,bienpluspuissanteque
sonfabuleuxcharmeetsaséductionravageusedegarçonmagnifique:auprèsdelui,jemesentais
heureuse.Guérieduchagrinetdesblessuresdecesdernièresannées.Lebonheur,jel’avaisconnu
àsifaibledosequej’étaisprêteàtoutpourenravoir.Mêmeàaffronterunemalédiction!
Voilà,c’étaitdécidé:jerangeraistoutcequejevenaisdedécouvrirdansuncoffreferméàclé,
etjefileraischezBrendan.
Ce fut tout de même un choc de trouver, en arrivant, une confirmation supplémentaire de nos
hypothèses occultes — ou du moins une confirmation de la position sociale des Salinger. A
l’adresseindiquée,jesuistombée,abasourdie,surunedemeuredequatreétagesdanslapluspure
tradition du vieux Manhattan. Une brownstone entière pour une seule famille, plus personne ne
s’offraitçadepuislaDépression!Lafaçadeétaitaustère,maisunebalustradeouvragéeencadrait
leperrondesescourbesgracieuseset,justeenface,ilyavaitunpetitjardinpublicavecvuesur
l’Hudson.
Incrédule,j’aivérifiélenumérodorédelagrille;pasdedoute,c’étaitceluiquem’avaitdonné
Brendan. Je comprenais mieux maintenant le petit commentaire de tante Christine : « en vue »
signifiait riche, immensément. En se réincarnant dans son descendant, Archer avait donc
effectivement obtenu la fortune qu’il demandait — à condition que la légende n’en soit pas une,
biensûr.
Une voix métallique, toute proche, a prononcé mon nom. Un sursaut horrible m’a fait
tressaillir…avantquejen’identifielaprovenanceduson:unpetitboîtierblancfixéàlagrille.
—Tucomptescontemplermamaisonencorelongtempsoutuasl’intentiond’entrer?
Même déformée, j’ai reconnu la voix de Brendan. Il y a eu un vrombissement, un déclic. J’ai
poussé la grille, qui était lourde ; quelque chose en moi s’est crispé car son poids me rappelait,
obscurément,moncauchemaretl’effortquej’avaisdûfournirpourouvrirlaportedujardin.
Il m’a semblé que, jusque-là, je n’avais pas vraiment mesuré ce que je m’apprêtais à faire.
J’entraischezBrendan,nousallionsêtreseulstouslesdeux.JusteBrendan,moi,etlaconviction
qu’ilm’étaitdestinédepuisdessiècles.C’était…impressionnant.
Jegravissaislesquelquesmarchesduperronquandlaportes’estouverte;Brendanestapparu
surleseuil,trèsdécontracté,enchaussettes,jeanetsweatdézippésurunT-shirtblanc.Moi,j’avais
optépourunpantalongris,unechemisenoireàdécolletérondetmesbottesàtalons.
—Emma…
Ilaentourémesépaulesdesonbras,m’aattiréeàl’intérieurenrefermantlaportedutaloneten
pressantseslèvressurlesmiennesdansunbaiserrapideettrèsdoux…ettoutesmesangoissesse
sontenvoléesd’unseulcoup.
—Tuesencorevenueencourant?
Ilmesouriait,unsourirechaleureuxetintime.Courtoisement,ilm’aaidéeàretirermavestede
laine et l’a accrochée à un meuble fabuleux, une sorte d’antiquité exotique dressée à côté de la
porte.
—Non,j’aiprislemétro.
Jen’aipaspréciséquejem’étaistrompéedestation.Sonregards’estposésurmesbottesetila
ajouté,assezgêné:
—Moi,j’apprécielelook,maismamèredemandequ’onretireseschaussuresdanslamaison.
Çat’ennuie?
—Biensûrquenon.
Je me suis appuyée à son épaule pour me déchausser. En fait, j’étais bien contente de m’en
défaire:jevivaisenConverse,jen’avaispasl’habitudedestalons,etmespiedscommençaientdéjà
à me faire mal. Dès que je me suis retrouvée en chaussettes (par chance, j’avais choisi des
socquettesàpoisassezcraquantes),Brendanm’asaisilamainens’écriant:
—Viens,jetefaisvisiter!
Si la façade m’avait impressionnée, l’intérieur me fit halluciner. Spectaculaire ! Nous avons
passélatêtedansunesortedesalond’apparatquioccupaitàpeuprèstoutlerez-de-chaussée.Une
immenseétenduedeparquetvitrifié,desfauteuilsetdescanapéscouvertsdebrocartàramages,des
portes-fenêtres donnant sur de la verdure… De retour dans le hall d’entrée (vertigineux), nous
nous sommes engagés dans un escalier de merisier qui aboutissait à une cuisine ultramoderne.
Changementdesiècle!C’étaitunecuisinecommeonn’envoitqu’àlatélé,avecunedécosublime
etunréfrigérateuràdeuxportesenacierbrossé.PendantqueBrendanfourrageaitdanslefrigo,je
regardais autour de moi, médusée. Une grande jatte de céramique blanche pleine d’oranges était
poséedevantunefenêtreauxrideauxdelinorange;lamêmecouleurseretrouvaitsurlescoussins
deschaisesdisposéesautourd’unetableblanche.J’aicomprisquelesfruitsn’étaientpaslàpour
qu’on les mange, ils faisaient partie de la décoration. Cela existait donc, des fruits fashion ? Les
bananes,c’étaitl’andernier?
—C’estcelui-ciquetuaimes,non?m’ademandéBrendanenmetendantunepetitebouteillede
théglacéaucitron.
—Oui,j’adore.Toiaussi?
J’envoyaisunpackaufrais.IlaprisunPepsienrépondantnégligemment:
—Pasplusqueça.Juste,quandj’aisuquetuvenais,j’aidemandéàDinad’enacheterpourtoi.
—QuiestDina?
—Lagouvernante.Tuveuxvoirl’autresalon?
Décidémentdépasséeparlesévénements,j’aihochélatêteetmesuislaisséentraînerversune
porteàdoublebattantaufonddelacuisine.UnedemeuredequatreétagesaucœurdeManhattan?
Unegouvernante?L’autresalon?Aunomduciel,quelbesoinavait-ond’unsalonderechange?
Sijamaislepremiersetrouvaitdansl’incapacitéderemplirsesfonctions,c’étaitladoublurequi
reprenaitlerôle?
L’explication était simple : le salon du rez-de-chaussée servait aux réceptions et la famille se
réservaitceluidel’étage.Ilyavaitlàunécrangéant,unechaîneultra-compliquéeprotégéeparune
vitrine de verre, des rayonnages contenant tous les films et tous les jeux vidéo possibles… Mes
piedss’enfonçaientdansunemoquetteépaisseetmoelleuse.Lesfenêtress’ouvraientsurunbalcon
quidonnaitàsontoursurunjardinimpeccablementtenu.
Un soupir époustouflé m’a échappé. Sans le moindre doute, je visitais là la maison la plus
luxueuse que j’aie jamais vue, même à la télé. « En vue », c’était trop peu dire ; dans l’univers
entier, il existait sans doute quelques autres familles aussi riches et puissantes que les Salinger,
mais elles devaient se compter sur les doigts de la main. Toutes mes théories sur une prétendue
destinée nous poussant, Brendan et moi, dans les bras l’un de l’autre me semblèrent tout à coup
absurdes. Un rêve. Comment avais-je même pu imaginer avoir ma place auprès d’un garçon
commelui?
— Je sais, c’est un peu tape-à-l’œil, a-t-il lâché avec une grimace. Rien que la cuisine… On
pourrait imaginer que quelqu’un dans cette famille prépare des repas. Mon étage est bien plus
discret.
—Tonétage?
Ilauraitaussibienpudire«monîle».MapetiteîleduPacifiqueoùj’aimeallermeressourcer
quandlestressmegagne…Jemesentaisdeplusenpluscrispée.Destinésl’unàl’autre…quelle
oiej’étais!Jamais,augrandjamais,cegarçonparfait,avecsavieparfaite,nesecontenteraitd’une
filletellequeEmmaConnor.
Brendanm’adenouveauentraînéedansl’escalieretnousavonsdépasséletroisièmeniveausans
nousarrêter.
—Lachambredemesparents,lachambred’amis,lebureaudemonpère.Moi,jesuisau-dessus.
—Ensomme,tuaslepenthouse!
Jecherchaisàplaisantermaisçasonnaitfaux,unpeupiteux.Brendannerelevapas;peut-être
n’avait-il rien remarqué. Tout en haut des marches, il poussa une porte découpée dans le même
bois somptueux, un peu rosé, que l’escalier. Je me raidis en prévision du lit à baldaquin, des
diamantsbrutsrépandusicietlàsurunsoldemarbre…maislorsquejefranchislaporteàmon
tour,uneheureusesurprisem’attendait.
Poussé contre un mur de briques nues, il y avait un lit avec une couette bleue assez
négligemmentjetéesurlematelas.Nonseulementlelitn’avaitpasdecadresculpté,maisiln’avait
pasdecadredutout.Unetélésuspendueaumurfaceaulit,unbureausimpleetfonctionnel;posé
surlebureau,unordinateurportablehautdegammeavecplusieurshaut-parleursetunfouillisde
câbles. Son matériel de DJ s’empilait dans un angle de la pièce et le reste du mobilier était tout
aussiordinaire:unecommode,uncanapésombre,unetabledenuit.Surlesmursdeplâtreblanc
mat, une foule d’affiches encadrées de musiciens — du rock classique comme The Who aux DJ
dont je n’avais jamais entendu parler. Au mur près du bureau, un tableau de liège avec un mélimélodefeuillesetdephotosépinglées.
TrèsconscientequeBrendannemequittaitpasdesyeux,j’aibouclémarevueenexaminantla
collectiondedisquesvinylevintageetsafigurinedeHanSoloposéesurunebaffle.Subitement,il
s’estécrié:
—Oh!attends,attends!
Ilafoncéverssonbureauetôtéquelquechosedutableaudeliège.
—Laphotod’uneanciennepetiteamie?ai-jedemandéd’untonfaussementléger.
Jem’efforçaisdenetrahiraucunejalousie,jevoulaisàtoutprixrestercool.
—Non,rien,dit-ilenfourrantlepapierdanssapoche.
—Oh!Allez,faisvoir!Tuasdit:pasdesecrets.
Ilmesaisitparlataille,murmura:
—Toutàl’heure,peut-être…
Puisilm’embrassadanslecou.Jesentismesgenouxflageoler;savoixrevintchatouillermon
oreille.
—Jesuisvraimentcontentquetusoislà.
Et de nouveau, il m’embrassa. Je m’appuyais contre sa poitrine en savourant un doux
contentement…
Saufqu’unsignald’alarmesedéclenchadansmatête.C’étaitinsensédemesentiraussiàl’aise
danscettesituation!Vulecontexte,j’auraisdûêtrelapremièreàtenircomptedesavertissements
descontesdefées:n’acceptepaslapommequet’offreunevieilleinconnue,net’aventurepasseule
danslachambred’ungarçon.QuandleMalheurveutt’attirerdanssesfilets,leMalheursoigneses
misesenscène—etjemesentaistropbienavecBrendan,tropvite…
Je me suis dégagée sans la moindre grâce : j’ai littéralement bondi hors de son étreinte. Je ne
voulaissurtoutpasluifairedepeine,maislapaniquenesecommandepas.Stupéfait,ils’estécrié:
—J’aifaitquelquechosedetravers?…
—C’estjuste…Enfin,jene…Pardon.
Voilà un mois que je rêvais à ce moment et quand il se présentait enfin, j’étais incapable d’en
profiter ! Brendan sembla comprendre, plus ou moins. Sans rien ajouter, il saisit son ordinateur
portableetselaissatombersurlecanapé.
—Tiensregarde,dit-il.C’esttropcool,mongrand-pèrem’adonnétoutunlotdevieillesphotos
defamille,etjelesaiscannées.IlyadesimagesextraordinairesduNewYorkd’autrefois.
Des photos de famille, rien de tel pour casser une ambiance un peu trop intime. Un bon point
pour lui ! Je l’ai rejoint sur le canapé et, tout en fouillant dans ses fichiers, il a observé avec un
regardencoin:
—Commetumel’asfaitremarquer,tunesaisriendemoioudemafamille!
Dansunsens,j’ensavaisplusquelui!Amoinsquetoutecettehistoirenesoitunpurdélire?
—Tiens,voilàmamèrequandelleavaitseizeans.Elleétaitmannequindanslesannées70.
Maisbiensûr!Trèsblonde,levisagefin,elleneressemblaitenrienàsongrandpiratedefils,
exceptionfaitedesmagnifiquesyeuxvertsquifixaientl’objectifavecuneexpressionsiglamour.
D’autresphotosdéfilèrent.Commelesmembresdesafamilleétaientsouventphotographiésdans
dessoiréesdelahautesociété,jereconnusuncertainnombredecélébrités.
—Mongrand-pèrem’aaussidonnéunephotovraimentancienne,dit-ilenfin.
Ilcliquasurplusieursfichiersjpeg,lesreferma.
— Attends, où est-ce que… Je ne sais plus comment je l’ai appelée. Emma, cette photo a près
d’unsiècle,c’estlamaisonquiétaitàl’emplacementdecelle-ci.
—Cettemaisonestrécente?
—Enfin,récente…Monarrière-arrière-grand-pèreafaitconstruireunepremièremaisonsurce
terrain dans les années 1900. Mon arrière-grand-père a bâti celle-ci juste avant la grande
Dépression.Tiens,voilàlaphoto!
Il double-cliqua sur une icône. Le scan était granuleux, on voyait la cassure de la photo
d’origine,maislesujetmefutinstantanément,terriblementfamilier.J’auraisreconnucettemaison
n’importeoù,safaçaderemplissaitmescauchemars.
—Non…
Instinctivement, je me suis tournée vers la fenêtre. De cet étage, on voyait scintiller le fleuve
Hudson.Unpanoramafamilier,luiaussi,j’eneustoutàcouplacertitude.Commeunéclairdans
ma tête, une sensation, un souvenir fugace… j’eus beau tenter de m’y accrocher, il m’avait déjà
échappé.C’étaitlapremièrefoisquejeressentaiscela,maisjeconnaissaislenomduphénomène.
Un affreux malaise me saisit car je venais de faire l’expérience du fameux « déjà-vu », d’après
Angeliquel’undessymptômesquiaccompagnentlescapacitéspsychiquesoumagiques…
—Emma?Tuestoutepâle.
Brendan se penchait vers moi. Je me suis détournée brusquement, incapable de le regarder en
face.Carrémentinquiet,ils’estécrié:
—Emma?Tutrembles!
—J’airêvédecettemaison.
La petite phrase m’avait échappé, j’aurais donné n’importe quoi pour la ravaler. Et aussi pour
que Brendan ne m’ait pas entendue parler de cette voix piteuse ! Je n’osais plus lever les yeux,
j’avaistroppeurdevoirsonexpression.Ilallaitprendrel’airréservéetdistantquisignifiaitqu’il
me considérait comme une folle. Qu’il regrettait de m’avoir invitée chez lui. Il allait trouver un
moyenpolidememettreàlaporteetilnem’adresseraitjamaispluslaparole.
Commepours’assurerqu’ilavaitbienentendu,ilrépéta:
—Tuasrêvédelamaisondecettephoto?
Nesachantquefaired’autre,j’acquiesçai.
—Etqu’as-turêvé,exactement?
Ilparlaitcalmement,bienqu’àvoixbasse,encontemplantl’image.
—J’airêvéquej’étaisdanslamaison.
Je tendis le doigt, hésitai un instant et le posai sur la porte d’entrée. Oui, je connaissais cette
porte.Leregardtoujoursfixésurlaphoto,Brendaninsista:
—Regarde-labien.Tuestoutàfaitsûre?
—J’airêvéqu’ellebrûlait.
Ma voix chevrotait lamentablement. J’ai vu Brendan serrer les paupières comme sous le coup
d’unedouleursubite;ilarabattul’écrandesonportable.
—Tutesouviensquej’airatélescoursquelquesjourscettesemaine?
Ilsetassaitunpeusurlui-mêmepoursemettreàmahauteur.Sonvisageétaitsérieux,presque
tragique.J’aihochélatête,etilaenchaîné:
—Enfait,jesuisalléàWestchestervoirmongrand-père.C’estledoyendelafamille,ilétaitle
mieuxplacépoursavoir…
Ilaprismamainentrelessiennes,l’acontemplée.Jecommençaisàmeressaisir.Ilnecherchait
niàprendresesdistancesniàsedébarrasserdemoi…etc’étaitlui,maintenant,quisemblaitavoir
dumalàmeregarderenface.
—IlyatoujourseuuneespècedeplaisanteriechezlesSalinger,ausujetd’unesortede…Bon,
jen’arrivepasàcroirequejeteraconteça…unesortedemalédiction.Jecroyaisquec’étaitune
histoiredébilequ’onsetransmettaitdegénérationengénération,partradition,parceque…
Ilaeuungesteexpressifpourmontrersonenvironnementluxueux.
—Parceque,clairement,nousavonseubeaucoupdechance!Emma,tuvaspenserquejesuis
complètementdingue.
Lecœurserréetlesyeuxdanslesyeux,jeluidis:
—Jepeuxtepromettrequenon,Brendan.Jeseraisbienladernièreàpenserquetuesdingue.
Ilmejetaunregardcirconspect;cequ’illutsurmonvisageluidonnalecouragedecontinuer
sonexplication.
— C’était juste une histoire qu’on racontait aux mariages et aux réunions de famille. Paraît-il,
toutes les deux ou trois générations, l’un d’entre nous devait vivre une histoire d’amour
extraordinaire, une passion comme dans les romans. Seulement, l’histoire était fichue d’avance,
elledevaitforcémentseterminerenepicfail.Sibienque,chaquefoisquel’undemescousinsse
faisait plaquer ou démolir par une fille, on rigolait en disant que c’était la malédiction de la
famille.Personne,maispersonne,neprenaitçaausérieux!Surtoutpasmoi…
Ilrelevalesyeuxpourévaluermaréaction.Moi,j’étaisbienincapablederéagir,j’attendaisla
suite!Rassuréparmonattitude,ilenchaîna:
— La malédiction est liée au blason de nos ancêtres. On prétend que si l’un des Salinger
rencontreunefemmequiporteceblason,elleest…l’amourdesavie.
Savoixsefittrèsdoucesurcesderniersmots.Ilrougitunpeu,détournalesyeuxetrepritd’un
tonbeaucoupplusdésinvolte:
— Mon grand-père possède une bibliothèque monumentale, avec beaucoup de documentation
surlafamille.J’aieuenviedefairedesrecherchessurleblasonparceque…
Ils’interrompit.Samainseleva,cueillitdélicatementmonpendentif;ilconclut:
—Parcequetuleportesautourducou.
Mon médaillon me brûla la peau quand il le lâcha. J’aurais voulu m’expliquer à mon tour, lui
direquej’étaisaucourantdetoutel’histoire,maisj’étaisincapabled’articulerunmot.Jusqu’àcet
instant, une voix rebelle au fond de moi s’était obstinée à clamer, envers et contre tout, que les
malédictionsn’existaientpas.Celle-cin’étaitqu’unfantasme,unetentativeassezlamentabledema
part pour me persuader qu’il existait un lien entre Brendan et moi. Mais là… la réalité de la
situationcroulaitsurmoietj’étaismuetted’horreur.Brendanvenaitdemerésumerl’histoirelue
dans les Légendes médiévales. Nous étions réellement en danger… et mon frère cherchait
réellementàmemettreengarde.
Brendanexpliqua:
— J’ai trouvé quelques mentions de l’histoire dans des vieux livres, mais ils ne faisaient que
répétercequejesavaisdéjà:l’undemesancêtresaremaniéleblasondenotrefamilleensouvenir
desafemme.Donc,jemesuisdécidéàinterrogermongrand-père,etilm’aparlédelamaisonqui
s’élevaiticimême,avant.
Ilserenversacontreledossierducanapéensefrottantlesyeux.
—Çan’aniqueuenitête,cequejeteraconte.
—Enfait,si.
Pousséeparuneimpulsionsubite,j’aiosésaisirsamainentrelesmiennes.
—Explique-moi,pourlamaison…
Iltournalatêtepourjaugermonexpression,laissaéchapperungrossoupiretselança:
—Monaïeul,RobertSalinger,vivaitici,danslamaisondonttuasrêvé.Sursonlitdemort,ila
confiéàsonpetit-fils,mongrand-père,que,selonlui,lamalédictionétaitréelle.Toutjeune,ilétait
tombéraidedingueamoureuxd’uneouvrièreappeléeConstance.Ill’appelait«sonanged’or»,je
supposequ’elleétaitblonde…Bref,lecoupdefoudre.Ilsallaientsemarier,encachettebiensûr
parcequelafamillen’auraitjamaisétéd’accord.Elleestmorteàlaveilledumariage.
» Le pire, c’est qu’ils croyaient avoir trompé le destin. Quand ils se sont rencontrés, elle
travaillaitdansunefabrique.Unjour,elleluiaavouéqu’elleavaitunmauvaispressentiment:elle
faisait des cauchemars horribles où elle était piégée dans un incendie. En même temps, elle ne
voulait pas plaquer son job, perdre son indépendance ; elle craignait qu’on la soupçonne de ne
s’intéresserqu’àlafortunedeRobert.Ilaprotesté,ainsistépourqu’elledémissionne.Elleafini
parlefaire…unesemaineseulementavantqu’unénormeincendienedétruisel’usine.Beaucoup
d’autresouvrièresontététuéesmaissilamortcherchaitConstance,ellenel’apastrouvéecejour-
là.»
Ilparlaitavecamertume.Toutbas,j’aimurmuré:
—Maiselleétaitdanslamaisonquandcelle-ciabrûlé.
Ilneconfirmapasdirectement,cequiétaitensoiuneréponse.
— On pense qu’il y a eu un court-circuit. Un problème au niveau des fusibles. Robert pensait
avoirréglélaquestionmaismanifestement,iln’étaitpastrèsbricoleur.
Ilsetutuninstantpuis,avecunpâlesourire,ilexpliqua:
—Al’époque,lespetitespiècesdeunpennyétaientencuivre.Roberts’estcontentéd’enfoncer
despiécettesdanslaboîteàfusibles;undomestiqueluiavaitexpliquécommentfaire.Fichugosse
deriche!Ilétaittoutfierd’avoireffectuéunvraitravailmanuel.
—Çapeutmarcher,ça?
—Ilparaît,maisjenetedispaslacatastropheauniveaudelasécurité!Lecourantpasse,sauf
qu’iln’yaaucunmoyendeleréguler.Plusdedisjoncteur.EtConstancedétestaitsetrouverseule
danslamaison,ellelatrouvaittropgrande,tropsombre…
—Alorselleaallumétoutesleslumières…,ai-jesoupiré,atterrée.
Brendanaacquiescésombrement.
— Robert n’a pas eu la patience de faire venir un électricien, c’était plus facile de glisser un
penny de cuivre à l’emplacement du fusible. Il s’est toujours senti responsable de la mort de
Constance.
Savoixs’éteignit,ilréfléchitquelquesinstants,puishaussalesépaulesetrepritd’unevoixplus
gaie:
—Lesmalheursarrivent,c’estjustelavie.Tunecroispas?
J’ai passé en revue tous les événements qui avaient contribué à m’emmener à ce jour, à cette
heureetdanscecanapé.Effectivement,desdramespouvaientseproduire…
—Constanceportaitleblason?ai-jealorsdemandé.
Brendanm’ajetéunregardtroublé.
—Oui.Unebroche.
Commelabrochedemonrêve.Cerêveoùjem’étaisvueblonde.
—J’espèrequesabrocheétaitunpeuplusdiscrètequetonmédaillon;c’estcommesituportais
uneenseigneaunéonautourducou!Entoutcas,mongrand-pèrepensequelamalédictionn’est
pasunelégende.
—Alorsl’histoireducomteArcherestréelleaussi.
J’avaismurmuréçapourmoi-même.
—Tuconnaissonnom?s’estétonnéBrendan,soudaintrèstendu.
—Moiaussi,j’aifaitdesrecherches.J’aitoujoursvoulusavoircequesignifiemonmédaillon.
Jusque-là,jen’avaisjamaisrientrouvé.MaisAngelique…tulaconnais?
—Cellequiseprendpourunesorcière?
—Ellel’est.Elleatoutdesuitecompris;ellem’aprêtédevieuxlivressurlesarmoiriesetles
légendes.SamèreestunespécialisteduMoyenAge.C’estlàquej’ailutoutel’histoire.
—Ettunem’asriendit!
Jel’aidévisagé,bouchebée.
—Tuplaisantes?Tumevoisvenirtevoiràlacafétériaetm’écrier:«Hé,Brendan!Devine!Je
suistonâmesœuretjevaismouriràcausedetoi!»Qu’est-cequetuauraispensédemoi?Etpuis,
j’ailulalégendedansunlivretrufféd’histoiresdedragonsetdelicornes;commentdémêlerles
légendesetlesvéritablesavertissements…
— D’accord, je vois… Est-ce que dans ces livres dont tu me parles, on révèle la raison pour
laquellelesfemmesquiportentnosarmoiriessontforcémentcondamnéesàunefinatroce?
—Ilsemblequeçan’arrivepasàchaquegénération.Enfin,jeveuxdire,lelivreétaitabîmé,il
manquaitdespages…Enrevanche,jepeuxtedirecommentlemauvaissortaétéjeté.
Brendanm’atranspercéedesonregardd’émeraude.Lesdeuxmainsplongéesdanssescheveux,
ilm’ademandé,touttroublé:
—Raconte…
J’airespiréàfondetjemesuislancée.
J’aicontélatristehistoired’Archerd’Aglaeon,condamnéàundeuiléternel,etdeGloriana,son
amouréternellementréincarnéquiportesonblason.
Lesconclusionsàtirerdudénouementdecettehistoireétaientsiévidentesquejen’aimêmepas
eu à les formuler : Brendan et moi venions de passer près de mille ans à nous chercher, et nous
étionsprobablementmaudits.
14
Brendanréfléchissait,latêteentrelesmains.Jen’osaisplusfaireungeste.N’ytenantplus,j’ai
toutdemêmefinipartendrelamainpoureffleurersonbras;ill’asaisie,sibrusquementquej’ai
sursauté,etilm’alâchéecommes’ilvenaitd’empoignerdestessonsdeverre.
—Jet’aifaitmal?Désolé!Et…jesuisdésoléaussidet’avoircausédelapeine,ent’ignorant.
Jesavaisseulementquetum’attirais…Non,lemotn’estpasassezfort.
Ilsemordaitlalèvre,leregarddanslevague.
— Envoûté ! Je me sentais envoûté, a-t-il dit, finalement. Et franchement, je ne savais pas
commentréagir.
La gêne s’était envolée, nous nous regardions bien en face. Le fait de tout mettre sur la table
nousavaitlibérés.
—Dèstonpremierjouraulycée,jet’aitrouvée…fascinante.Lorsquejet’aientenduetenirtête
àKristin.Puisjemesuisretourné…etjet’aivue.J’aivutonvisage.
Leregardtrèstendretoutàcoup,ileffleuramajouedudosdelamain.
—Etc’estseulementaprès,quej’airemarquétonmédaillon.Jen’aipasdistinguélemotif;j’ai
seulement été intrigué et agréablement surpris que tu portes un bijou si différent de ceux que
choisissentlesautresfillesdulycée.
Ilrougissait!Têtebasse,ilmejetaunregardencoinenavouant:
—Jemesuismisàpenseràtoitoutletemps.C’étaitcommesijet’avaisattenduetoutemavie.
Çan’avaitaucunsens!
Monpendentifsemblaitl’ensorceler.Unefoisdeplus,ilatendulamainpourletoucher.
—Jeneréussissaispasàcomprendrepourquoitum’aimantaissifort.Aprèstout,j’ignoraistout
detoi,saufque…Disonsquetunetelaissaispasmarchersurlespieds,etquetumentais…
Ilvitmonexpressionetprécisaaussitôt,contrit:
—LaCongressAcademy?Jesuissûrquetuastesraisonsmais…toutdemême!
Maintenantqu’ilavaitcommencéàseconfier,ildéversaittoutcequ’ilavaitsurlecœur.
— Avant que tu ne débarques, je tirais une sorte de fierté de ne m’intéresser à aucune fille du
lycée.Alors,craquer,commeça,toutàcoup,pourunepetiteprincessequiavaitquelquechoseà
cacher…
»Ensuite,Anthonyacommencéàlaramener.Ilsevantaitd’êtreplusrapidequesonombre;à
l’entendre,ilt’avaitdéjàcoincéedanslecouloirdèslepremiermatin—d’ailleurs,jel’avaisvu
t’entreprendre.Ilpensaitquetuseraisuneproiefacile.»
Jemesouvenaistrèsbiendecejour-là…etdeBrendanrepoussantvivementsachaiseetseruant
horsdelacafétéria.Abasourdie,j’aimurmuré:
—Etvousvousêtesdisputés.
—Tum’asremarqué,a-t-ilrépliqué,assezsatisfait.
—Toutlemondevousaremarqués:tuasfailliluilancertachaiseàlatête!
Cesourire!
—Cequejeveuxdire,c’estquejen’avaisaucuneraisondememettredansunétatpareil.Ilse
vantesansarrêt!Alors,jen’aipascomprispourquoi,cettefois,çamerendaitdingue.Jeluiaidit
denepass’approcherdetoi.Etlejourdelabagarredanslacour,quandjet’aivue…Çaaétéplus
fort que moi. Il allait te cogner, il m’a semblé que s’il posait la main sur toi, j’allais le tuer. Si
j’étaisarrivéunesecondeplustard…
Ilsecoualatêtecommepourdélogeruneimagetropdérangeante.
— Je me suis retenu, je l’ai à peine touché parce que je ne voulais pas te faire peur. Après la
soirée au Met, je pensais que tu flipperais au moindre geste de violence. Et après, quand on a
parlé…
—Tuasremarquélemédaillon.
— Oui. Je suis retourné à mon casier, j’ai comparé les motifs et les pièces du puzzle ont
commencéàsemettreenplace.Avant,jen’avaispasmêmepenséàlamalédictiondesSalinger.
—MaisquandtuposaisdesquestionsàCiscosurmoi,etquandtuesvenuavecnousauconcert
deGabe.Pourquoi…?
Jefussurprisedelevoirbaisserlesyeux,trèsgêné.
—Ehbien…Ilmesemblaitquejemedébrouillaisassezbienpourtecacheràquelpointtume
plaisais…
J’aipenséàcesjournéespasséesàespérerunmot,unregard.
—…Etpuistuaslucesonnet.
D’ungestenerveux,ils’estébouriffélescheveux.Jemesuisrevuedebout,aufonddelasallede
cours,entraindeformulertouthautcesincroyablesmotsd’amour.
—C’étaitcommesitumeparlais,àmoi…
—C’étaitunpeuça…
Lapudeurrevenaits’emparerdenous,paralysante.Nousn’osionsplusnousregarder.Trèsvite,
enmangeantsesmots,Brendanexpliqua:
—J’espéraisquetuallaisdireça.C’estpeut-êtreridicule,maisc’estainsi.Etj’étaissi…,jecrois
quejepeuxdire«intrigué».Jen’aijamaisrencontréunefillecommetoi.Alors,oui,j’aidemandé
àCiscodemeparlerdetoi.Jevoyaisbienquevousétiezdevenustrèsproches,touslesdeux,etje
savaisquejepouvaisluifaireconfiance.Iln’iraitpasmetrahir.
Ilavaiteuhontedes’intéresseràmoi.Ilauraitpréféréquecelaneseproduisepas.
—Emma,nem’enveuxpas.
D’ungestemerveilleusementtendre,ilarepoussémescheveuxderrièremonoreille.
— Tu finis toujours par penser que ça me gêne qu’on nous voie ensemble, n’est-ce pas ? Je
cherchaisjusteàteprotégerdemoi!Toutlemondeyseraitallédesarumeur,sinousnousétions
affichés.
J’aifuisonregard.
—Sansdoute…Allez,continue.
—Non.Çamedérangevraimentquetupensesquej’aihontedememontreravectoi.Tusais,le
soirduconcert…toutétaitsisimple.Jenem’attendaispasàcequecesoitsifaciledediscuteravec
toi.Ouàcequetumeplaisesautant.Toutallaittropvite,jeperdaispied.Alorsj’aipréféréfuir,
fairecommesitun’existaispas.
Penaud,ilcontemplaitletapis.Quec’étaitétrange,uneréponseaussi…banale,humaine!Toutà
coup,iln’étaitplusquestiondemalédictionsoudesorcières,justedelapudeurbiennormaled’un
garçondedix-septans.Pourtouteréponse,jen’aitrouvéqu’uneplaisanteriemaladroite:
—Tunepouvaispastoutsimplementtirermestresses?J’auraiseumoinsdemalàgérer!
Ilatiré,délicatement,unemèchedemescheveuxetilm’asouriavecunpeudetristesse.
—C’estmieuxcommeça?
—Beaucoupmieux.
Tant de choses devenaient claires, à présent que nous parlions enfin ! Mon imagination ne me
jouaitdoncpasdemauvaistoursquandj’avaiscru…
—Tum’auraisembrasséecesoir-là,n’est-cepas?
—Tunedevineraismêmepasàquelpointj’enavaisenvie,soupira-t-il.Ilm’afallutoutmon
self-controlpourmeretenir.
Sonregardpesasurmoi,troubléetassombri.
—Emma…Tucomptesdéjàtellementpourmoi.C’estsifort,presquetrop.Tucroisvraiment
qu’ilsepassequelquechosequinousdépasse?
—Jesaisbienquecelaparaîtinvraisemblable,maisc’estlaseuleexplicationquitiennecompte
dublason,desrêves,desavertissements…
—Oui,c’estceque…Attends,quelsavertissements?
—Tujuresdenepasmetraiterdefolle?
J’ai rassemblé mon courage et je me suis lancée à mon tour, avouant tout — les globes des
lampadaires qui explosaient sur mon passage, l’hypothèse d’Angelique selon laquelle mon frère
cherchaitàm’avertird’undangerimminent,etmesvisionscauchemardesques…
—J’aivumonfrèredansmesrêves,j’aientendusavoix.S’ilsedonnelapeinedememettreen
garde,c’estpeut-êtrequelatragédien’estpasinévitable?
— A condition que nous n’approchions pas l’un de l’autre. Voilà ce qu’il essaie de te dire.
Emma,elleestlà,lasolution.Ilfautquejedisparaissedulycée.
—Non!
Moncriestvenudufonddemoncœur.Oudemestripes.C’estdansunsecondtempsseulement
quej’aicherchédesarguments.
— Ecoute, Brendan, il manquait des pages à cette légende. L’histoire s’arrêtait court, la fin
n’était…pasécrite…
Fébrile, je me creusais la tête en essayant de me rappeler ce fichu poème. Où était Angelique,
avecsoninfailliblemémoirephotographique,quandj’avaisbesoind’elles?
—Lesderniersversparlaientderomprelemaléfice.Situcherchesàtelibérer,iltefaudraune
âmegénéreusepour…Enfin,jenesaisplus,quelquechosequirimeavec«reuse»…
Furieusedenepasretrouverlesmotsjustes,jetapaidupoingsurlecanapé.
— Il était question de se débarrasser de la malédiction. Ça veut forcément dire que le moyen
existe ! Et Angelique est sûre que nous avons notre chance — parce que nous avons identifié le
danger.
Brendansecoualatête.
—Emma,notrechanced’échapperaudestin,c’estdeneplusnousvoir.
Comment,ilpliait?Ilrenonçait?Impossible!Uninstantplustôt,jenesavaispasmoi-même
dansquellevoiem’engagermaissonattituderéveillamadétermination.
—Jerefuse.
—Nemerendspasleschosesdifficiles.Dansquelquetemps,tequittermedeviendraabsolument
insupportable.
Ilcomptaitpourmoi!Nelecomprenait-ilpas?J’airespiréàfondet,lesyeuxdanslesyeux,je
luiaiassené:
—Tumecroirassijetedisquecesdeuxderniersjoursontétélesplusheureuxdecesdernières
années?
—Lavieétaitdureà…Philadelphie?
—Keansburg,enfait.Keansburg,dansleNewJersey.
Mavoixseremettaitàchevroter.Cettehistoireseraitbienplusdifficileàraconterquecellede
GlorianaetArcher!J’aiprismoncourageàdeuxmainsetjeluiaitoutdit:l’abandon,lamort
brutale d’Ethan, les dispositions désastreuses prises par ma mère quand elle avait su qu’elle ne
seraitpluslàbienlongtemps.Mesréticencesàvenirm’installerchezmatanteChristine,parceque
je craignais d’être un fardeau mais aussi de lui porter malheur puisque tous ceux que j’aimais
disparaissaient.
Ilm’aécoutée,silencieusementetsansungeste.Unefoisseulement,quandjeparlaisdelamort
demamère,ilaposésamainsurlamienne.Unefois,iladitqu’ilcomprenait;jevenaisdele
prévenirquejeneparleraissansdoutejamaisplusdecettepériodedemavie.Jenesupportaispas
derevisitercertainssouvenirs.
Ilrestademarbre,maislevertdesesyeuxs’assombritquandj’enarrivaiàHenry.Auxcris,aux
menacesetauxcoups,àlatensionqui,telunbrouillardsuffocant,voussaisissaitàlagorgesitôt
franchie la porte. Pour terminer, je lui ai raconté l’accident. Comment Henry était venu me
chercheraulycée,complètementivre,troppourtenirunvolant.Puisj’aipréféréabrégerlascène
qu’avaitfaitemonbeau-pèredevantl’entréeprincipaledemonlycée,etj’aisautédirectementaux
raisonspourlesquellesj’avaisfinalementplacéàVinceAtousmesespoirsd’unenouvellevie.
Voilà,j’avaisterminéetjemesentaisvidée,affreusementtriste.Jemesuistue,Brendann’arien
dit.Cerécitsordideallaittoutgâcherentrenous.CommeavectantdemesamisdeKeansburg!
Enfin,ilaparlé.
—Etaprèsavoirsurvécuàtoutça,tutiensvraimentàsombreràcausedemoi?
—Sijenetevoyaisplus,c’estlàquejesombrerais.
—Jenesuispasuntelcadeau.
—Tuescequim’estarrivédemieuxdepuislongtemps.Tuveuxmepriverdecebonheur?
—Jeneveuxtepriverderien,maistonmédaillont’annoncelepire.
Jemesentissubmergéedesouffrance.Cen’étaitpasrationneld’avoirmalàcepoint,passivite.
Maisqu’yfaire?Toutesmesblessuresserouvraient,uncrienflaitàl’intérieurdemoi:tousceux
quej’aimemequittent!
—Jedoism’enaller?demandai-je.
Jen’aipasbougéducanapé,enespéranttrèsfortqueBrendanmeretienne.Ilestrestémuetmais
ilaplongélamaindanssapochepourensortirunmorceaudepapierfroissé:lepapierqu’ilavait
détachédesontableaudeliège.
—Regarde…
Ilm’atendulepapiersansmeregarder,têtebasse.Abasourdie,j’aireconnumonécriture…etle
motquejeluiavaislaissépourleremercierdem’avoirprêtésonsweat.
—Jesuisvraimentmordu…etsinouspassonsdavantagedetempsensemble,çavaempirer.
—C’estpareilpourmoi.
Cettefois,j’aiprislerisquedemelever.Etlà,enfin,d’ungestedésespéré,ilm’aattiréesurses
genoux.
—Jenepeuxpas.
Ensentantsesbrasserefermersurmoi,j’aipensé:Sauvée,sauvée!Ilm’achuchoté:
—Cequejeressenspourtoi…jenesavaismêmepasquec’étaitpossible.
—Moinonplus…
—Ettun’aspaspeur?
—Passuffisammentpourdisparaîtredetavie.
J’aiposémajouesursapoitrine,j’aientendubattresoncœurplusvite.
—Çanedevraitpasmerendreaussiheureux…
Longtemps, je suis restée blottie dans ses bras en acceptant peu à peu ce qui nous arrivait.
Brendanarompulesilenceenpremier:
—Mercidem’avoirditlavérité.Jesaisquec’étaitdur.
Sesdoigtssesontmêlésauxmiens,ilaposéunbaisersurmescheveux.
—Jecomprendspourquoitunevoulaisenparleràpersonne.Etjecomprendsaussipourquoitu
eslaseulefillequejeconnaissesansprofilsurFacebook.Boncalcul!
Ilréfléchitunbrefinstantetconclut:
—Enfait,tuesunefilletrèsintelligente,mêmesituesnulleenlatin.
—Nem’enparlepas!
Aprèstantdegravité,cetéclatderirem’afaitunbienfou.Brendanaussiaretrouvélesourire,et
l’enviedemetaquiner.
—Tuesunepuellapulcherina.
—Unepuella,c’estunefillealorsjesuis,quoi…unefilleensituationd’échecscolaire?
Iléclataderire.
—Non,unefilletrèsbelle.
Jecroisbienquej’airougi.M’entendredécriredecettefaçon…ceseraitdifficiledem’yfaire.
—Etceci,dit-ilencontinuantsoncours,estunbasium.
Il prit mon visage entre ses mains et me donna le baiser dont j’avais tant besoin. Quand ses
lèvressesontpresséessurlesmiennes,neufsièclesdedésirontmislefeuenmoi,allumésdistillés
paruneseuleétreinte.LesmainsdeBrendan,àlafoissifortesetsidouces,caressaientmondos,
empoignaient mes cheveux ! Je me suis pressée contre lui, toute frémissante. Nos souffles se
mêlaient,nosbouchessecherchaient.J’aientenduBrendangémir…
Sanssavoircomment,j’aibasculésursesgenouxetilm’asuivie,sanscesserdem’embrasser.
Desétincellesjaillissaientdesesdoigts,jelessentaiscourirsurmapeau.Bientôt,ilaempoigné
maceinturepourmesoulevercontrelui,j’aitâtonné,dénudésonépaule,sentijouersesmuscles
soussonT-shirt.
Aucunmalaise,justedelajoie,del’ivresse.Unehoule.J’étaisprêteàmelaisseremporter…
Mais tout à coup, Brendan a pris du recul. Dans ses prunelles, l’incendie s’est calmé ; il ne
brûlaitplus,ilmeguettait,indécis.
Eperdue,j’allaisprotesterquand,avecbeaucoupdedouceuretbeaucoupmoinsdepassion,ila
posé ses lèvres sur les siennes. Puis il s’est écarté de moi pour de bon avec un grand soupir
résigné,ets’estrassissurlecanapé.
—Ilyaunproblème?ai-jedemandébêtement.
—Non…
Ilasaisimamainpourmeredresseraussi.
—Ilsefaittard.Jevaism’occuperdudîner.
Jedevaisavoirl’aircomplètementabasourdie.Brendans’estpenchépourm’embrasserlajoue
enmurmurantàmonoreille:
—Cen’estpasparcequetuesmonâmesœurquejedoisprécipiterleschoses.
Sonsoufflechatouillaitlapeausensibledemoncou,moncorpsleréclamait.MaisBrendanavait
raison,biensûr.Alors,j’aifourniuneffortpourémergerdel’étatseconddanslequelm’avaient
plongéesesbaisers.
—Enfait,c’estjustementparcequetuesmonamourprédestinéquejenedoisrienprécipiter,
précisa-t-il.Mêmesij’enaitrès,trèsenvie.
Réprimant un soupir, je l’ai regardé reprendre son ordinateur portable pour ouvrir un site de
livraisondeplatsàdomicile.
—Bien!Tuasenviedequoi?
Delui,biensûr…Quec’étaitdifficilederevenirsurterre!
—Jedevraisprévenirmatante.
La perspective de descendre dans les profondeurs de la maison chercher mon sac me
décourageait d’avance. Brendan m’a tendu son téléphone, j’ai passé mon coup de fil. Tante
Christineachevaitdedînerchezlesparentsd’Ashley.Nousavonsparléquelquesinstants,puisj’ai
raccrochéenannonçant:
—ElleestO.K.pourquejerestemaisjedoisrentreraprèsledîner.Detoutefaçon,jeneveux
pasprendrelemétrotroptard.
Brendanalevélesyeuxauciel.
—Maistunevaspasprendrelemétro!Jeteraccompagneraienvoiture.
—Hé!Jen’aipasbesoind’unbaby-sitter,ilnevarienm’arriverentreicietla68eRue.
Il m’a enlacée et embrassée dans le cou avec tant de conviction qu’une onde de plaisir m’a
parcouruejusqu’auxorteils.
—Jenesuispastonbaby-sitter.Jesuistonamoureuxettuvasdevoirt’habitueràêtretraitéeen
princesse.
On m’avait déjà traitée en princesse : la princesse de la première moitié du conte — quand
Cendrillon se charge de toutes les corvées, ou bien quand Blanche-Neige est tyrannisée par sa
marâtre. En revanche, j’ignorais tout des émotions de la deuxième partie, celle qui succède à la
rencontreavecleprince,ausoulierdevair,etaubaiserquiréveillelaBelled’unsommeildecent
ans.
Plus tard, en refermant la porte de l’appartement de ma tante, j’étais encore sous l’emprise du
dernierbaiserdeBrendan.Unbaiserdonnésurlabanquettearrièred’unevoiture.Oui,iln’avaiteu
qu’uncoupdefilàpasserpourqu’unebelleberlinevienneserangerdevantsaporte,prêteànous
emmenerchezmoi.Sij’avaishabitésurlacôteOuest,ilauraitprobablementaffrétéunjet!
—Jesuisrentrée!ai-jelancéendéposantmesclésdanslepetitplatenformed’angeposésurla
consoledel’entrée.
J’aitrouvétanteChristinedanslacuisine,occupéeàdoserlevermouthdesonmartini.
—Tuaspasséunebonnesoirée,magrande?
—Oui,ai-jesoupiréavecunsourireunpeutropheureux.
Elleagoûtésonmartiniavecunemouecritique.
—C’esttoutdemêmedrôle,toietlepetitSalinger.
—Drôle?
Je me hérissai tout de suite, sur la défensive. Drôle qu’un garçon comme Brendan puisse
s’intéresseràmoi?Mapropretanteréalisaitqueçanetenaitpasdebout?
Ellepritlabouteilledevodkaet,avecuneconcentrationaiguë,enversaunfiletdanssonverre.
—Pasdrôleausensde«comique»,précisa-t-elle.Drôledanslesens«intéressant».
—Jenetesuispas.
Je me suis laissée tomber sur une chaise. De nouveau, son martini arracha à ma tante une
grimace;elleessayaunnouveaudosageenajoutantencorequelquesgouttesdevermouth,goûta…
etjetaletoutdansl’évier.
— Je n’ai jamais su préparer le martini aussi bien que ton oncle George, soupira-t-elle. Que
disions-nous?Ah,oui…Tunet’ensouvienssansdoutepasmaisquandtuétaistoutepetite,jevous
prenaisquelquefoispourleweek-end,Ethanettoi.Quandilarrivaitàtesparentsdepartirtousles
deux.
—Si,jemesouviensbien!
C’était la belle époque, avant que notre père ne décide de refaire sa vie Dieu sait où. Nous
passionsdesweek-endsmagiques,àallerauRadioCityMusicHallvoirdesspectacles,commele
ChristmasSpectacular,àconstruiredesforteressesaveclescoussinsducanapédenotretante…De
bons,d’excellentssouvenirs.
—Ehbien,undecesweek-ends-là,noussommesalléstrèsloindansCentralPark,jusqu’àun
terraindejeux,auniveaudela60eRueOuest.Tuytenaisabsolument.Etlà,nousavonsretrouvé
lesSalinger.Lauraetmoi,nousparticipionsàl’organisationd’ungaladecharitéetjemesouviens
qu’elle faisait beaucoup d’histoires. En tout cas, vous avez passé l’après-midi à jouer ensemble,
Brendan,Ethanettoi.
Quellebombeellevenaitdelâcher…Etça,l’airderien,toutenreprenantlaconfectiondeson
martini.J’ensuisd’aborddemeuréemuette;puis,accrochéeaudossierdemachaise,j’aidit:
—Quelâgeest-cequejepouvaisavoir?
—Mafoi,c’étaitavantledépartdetonidiotdepère.Trois,peut-êtrequatreans?
Matantedisaittoujours«tonidiotdepère»quandilluiarrivaitdeparlerdelui—cequinese
produisaitpassouvent.
— Attends la suite…, précisa ma tante avec un étrange petit rire. Quand l’heure est venue de
rentrer,tuaspoussédeshurlements!Tunousasdit—tiens-toibien—quetun’étaisvenueque
pourBrendan,qu’avantdevenirdanscettepartieduparctusavaisqu’ilyseraitetquec’étaitpour
ça que tu nous avais poussés jusque là-bas. Tous les deux, vous avez fait une crise interminable.
Vousnevouliezplusvousquitter!
Elleriait,àprésent.Parchance,ellenemeregardaitpas:j’étaissûrementlivide.
—Nousnousplaisionsdéjà…
—Onpeutledire!Tonidiotdepèren’apasbeaucoupapprécié.
—Commentça?
D’uncôté,j’avaistrèsenviedecoupercourtàladiscussionpourmeréfugierdansmachambre:
jevoulaispouvoirtraiter,aucalme,toutescesnouvellesinformations.Cependant,uneautrepartde
moi, plus lucide, mesurait l’opportunité qui m’était offerte d’en apprendre davantage. Tante
Christine n’était pas très loquace ; qui sait combien il lui faudrait de nouveau rater de cocktails
avantdeselivrerauxmêmesréminiscencesavectantdeliberté?
—Iln’ajamaisapprouvé,ajouta-t-elle.
Qui,quoi?
— Eh bien, ma chérie, toutes ces choses curieuses que font les jumeaux, votre façon de
communiquersansparolesouvotrelangagesecret.
—Oui…Jemesouviensqu’ilnouscriaitdeparlercommetoutlemonde…
Moiquipensaistrèsrarementàmonpère,jeretrouvaistoutàcoupunefouledesouvenirs.Jele
revoyais,aubeaumilieud’unsupermarché,entraindenousgrondertrèsfort,Ethanetmoi,parce
quenousdiscutionsdansnotrelangage.Toutpenauds,nouscherchionsàcomprendrecequenous
avionsfaitdemal.Notrelangagenoussemblaitparfaitementinnocent!
—Oubien,renchéritmatante,quandtudevinaisquitéléphonaitavantqu’onnedécroche.Ilne
supportaitpasça!Tamèreaussiétaitdouéepourdeviner.
Là,j’ailittéralementeufroiddansledos.
—Jefaisais…quoi?
—Letéléphonesonnaitetonentendaitunepetitevoixannoncer:«C’estoncleDan!»;tonidiot
depèrejuraitque,tamèreettoi,vousaviezunboîtierquiaffichaitl’originedesappels.Ilétaitsûr
quevousvousfichiezdelui.
J’aiserrélespoingssifortquemesonglescreusaientdesdemi-lunesdansmapaume.Dansma
tête,c’étaitunvéritabledéchaînement…
—Enfin,c’estloin,toutça,soupiramatanteenapportantladernièregoutteàsonmartini.Ma
chérie,ilesttard.Jevaisdormirettuferaisbiendem’imiter.Bonnenuit!
Elleposaunbaisersurmatempeetsortitdelapièceentraînantunpeulespieds.Jesuisrestée
figée,lesyeuxhagards.Brendanetmoi,nousnoussentionsdéjàreliésl’unàl’autreautempsoù
nousmarchionsàpeine?Quandj’étaisgosse,jefaisaisdesprédictions?J’avaishéritéçadema
mère?«Néesorcière»!C’étaitexactementainsiquem’avaitdéfinieAngelique.
Une impulsion subite me souleva de ma chaise. Je me ruai sur mon sac pour vérifier mon
portable.Toujourspasdemessage!J’avaisquatorzeSMSd’Ashleyréclamantdesdétailssurmon
rendez-vousavecBrendan,maisAngeliquedemeuraitmuette.
***
Lelendemainmatin,auréveil,j’aienfinapprislaraisondesonsilence:samèreseservitdela
feuilledecontactsdelaclassepourappelertanteChristineetluidemandersijepouvaisapporter
seslivresetsesdevoirsàsafilleenfindejournée.Notresorcièreavaitlagrippe.
J’avaismentiàAshleylaveilleausoir:jeluiavaisditquejedevaisarrivertôtaulycéepour
rendreunedissertation.Çanemeplaisaitpasdutoutdeluiraconterdeshistoiresmaisjen’aurais
paspusupportersesquestionscematin.J’avaistropbesoinderéfléchir.
Ecouteurs aux oreilles, mains dans les poches de ma grosse veste de laine, j’ai pris seule le
chemin du lycée, bien décidée à faire le point. En tout premier lieu, et en écartant les aspects
surnaturels de notre relation, Brendan était mon amoureux. Miraculeux mais vrai. Je fournis un
effortpourravalerlesourirebéatquiéclairaitmonvisageetrevinsàmonbilan.
Etait-ce l’effet de la malédiction ? Chaque fois que j’étais auprès de lui, comme par hasard,
j’oubliais tout le reste. Sa présence effaçait tous mes soucis, comme le fait de risquer ma vie et
éventuellementmonâme.
Pourcouronnerletout,j’étaisunesorcière.Moi!J’aicontemplémesmainsenagitantlesdoigts
commesijem’attendaisàsentirdespouvoirsmystérieuxcourirdansmesveines.Rien,oujustele
froiddel’hivernew-yorkais;j’aiviteremismesmainsauchaudetreprismonchemin.
Brendan,lamalédiction…Curieux:jenemeseraispasimaginéeenfilleprêteàrenonceràtout
pourungarçon.PasaprèsavoirvumamèrefairetouslesmauvaischoixpourgarderHenry!Mais
Brendann’étaitpasn’importequietjen’avaispaslesentimentderenonceràquoiquecesoit:il
me semblait au contraire que je recevais mille fois plus que je ne pouvais perdre. En tout cas,
chaquepasverslelycéemerapprochaitdemondestin,denotredestincommun.Ilnemerestait
plusqu’àtrouverlemoyendenouspréserverdelamort.
15
Arrivéeaulycéeavecuneheured’avance,jesuismontéedanslasalled’histoireencoredéserte
etj’aicherchéàmechangerlesidéesenm’attelantàlapremièredéclinaisonlatine.Lesautressont
arrivéspeuàpeu.D’abordJennquim’asaluéed’unbrefgrognement;envoyantsesyeuxrougis,
j’aicomprisqu’ellen’étaitpassuffisammentenformepourmedemandercomments’étaitpassé
monweek-end.Dansunsens,tantmieux.Jevoyaismalcequej’auraispuluidire.«Ceweek-end?
Oh!j’aifaitmesdevoirs,j’airegardéunfilmetj’aicommuniéavecmonâmesœur…»
Lapremièresonneriearetenti,j’aiendurélecoursd’histoire,puislecoursdemath.Puis,alors
quejemedirigeaisverslasalled’anglais,j’aicommencéàpaniquer.J’allaisretrouverBrendan,
publiquement, devant tous les autres ; comment allait-il se comporter ? Et à l’heure du déjeuner,
commentfaire?Est-cequ’ilvoudraits’asseoiràcôtédemoi?Aupire,puisqueAngeliquen’était
paslà,jepourraistoujoursretournerauprèsdeJennetCisco…
Bien entendu, Brendan n’était pas encore à sa place quand nous sommes entrées dans la salle
d’anglais,Jennetmoi.Mapaniques’estencoreintensifiée:devrais-jeluidirebonjour?Ilfaudrait
trouverlajusteintonation.Jemesouvenaisencoredemonhumiliationquandilm’avaitsnobée,le
lundi,aprèsnotresortieauMet.Si,aujourd’hui,ilmerepoussait,jenem’enrelèveraisjamais.
Jefixaislaporteenessayantdecapterlebruitdesonpas.Difficile,avecleniveausonorequi
régnaitdanslasalle.M.Emersonestentré.ToujourspasdeBrendan.Lecoursacommencé.Et,là,
enfin… il est arrivé, tranquillement, dans sa tenue habituelle (son uniforme, enfilé n’importe
comment),aveclerésultathabituel(unlookirrésistible).Iln’aeudroitàaucuneréflexionsurson
retard. Nos regards se sont cherchés ; je me crispais dans l’attente d’une réédition du scénario
tristementfamiliermaisunsourirefabuleuxailluminésonvisageetilm’amurmuréenseglissant
àsaplace:
—Salut,beauté.
Mon cœur s’est mis au galop. J’ai respiré à fond en m’efforçant d’effacer mon expression
extatiquedetoon.Unregardfurtifàlaronde…etj’aicomprisqu’unedemescamaradesaumoins
avait noté notre échange ; pourtant, Kristin ne braquait pas sur moi son habituel rayon laser de
killeuse.Aucontraire,ellesemblaitcurieusementsatisfaite.
Alors,lementoncaléentremesbrascroiséssurlatable,j’aiécoutéM.Emersonnousexpliquer
les points qu’il estimait mal compris dans nos devoirs sur le Songe d’une nuit d’été. Tout en
écoutant d’une oreille distraite, et de loin, je contemplais Brendan ; quelques heures auparavant,
j’avaisenfouilesdoigtsdanssatignasseindomptable…
Dèslafinducours,ils’esttournéversmoiens’accoudantsurmonbureau.
—Dis,onsortdéjeuner?
—D’accord.
Quelsoulagement!Jemesuisdépêchéedefourrermesaffairesdansmasacoche.
—Super.Ilyaunpetitrestaurantgénialàquelques…Oui,m’sieur?
Surprise,j’ailevélesyeux.Notreprofd’anglaissedressaitdevantnousavechostilité.
— Mademoiselle Connor, monsieur Salinger, descendez au bureau de la proviseure, je vous
prie.Toutdesuite.
Brendanmejetaunregardrassurant.
—MonsieurEmerson,s’ils’agitdelablaguequel’équipedebasketauraitfaiteàceuxdeRegis
HighSchool,jepeuxvousassurerqu’Emman’arienàvoir…
—Salinger?Contentez-vousdefairecequ’onvousdemande.
Ilvenaitd’éleverlavoix,choseinhabituellepourlui.Sansinsister,Brendanm’atendulamain.
Jel’aipriseavecprudence,espérantquemapaumen’étaitpasmoite.
Encoreunmomentdontj’avaissouventrêvé—nousdeux,maindanslamain,danslescouloirs
deVinceA.Saufquedansmesfantasmes,nousnedescendionspasaubureaudelaproviseure…
Brendan a-t-il remarqué la haie d’honneur de regards et les chuchotements qui nous ont
accompagnés?Entoutcas,iln’enarienlaisséparaître.Quantàmoi,j’avaisbeauregarderdroit
devant moi, je ne réussissais pas à fermer mes oreilles. Or, tout le monde y allait de son
commentaire.
—Jerêve!Salingertientlamaindelanouvelle!Onditquec’estunesorcière,non?
—Qui,EmilyConnor?AvecSalinger?Depuisquand?
— Il se décide enfin à sortir avec quelqu’un et c’est celle-ci qu’il choisit ? Mais enfin, je suis
millefoismieuxqu’elle!
—Lapétasse.Ellen’apascomprisàquielles’attaquait.
Cederniercommentairem’atoutdemêmefaittournerlatête…etj’aicroiséleregardglacialde
Kristin.
Entoutcas,detoutemavie,jen’aijamaisétésisoulagéed’arriverenfindanslebureaud’un
proviseur!Cebureausetrouvaitjusteàcôtédufiefdeladamegrise.Unenouvellesurprisenousy
attendait:nousn’étionspaslesseulsinvités;tanteChristineétaitdéjàinstalléedansl’undessièges
de cuir, et une blonde spectaculaire aux yeux verts occupait l’autre. Entre elles deux, trônait
Anthony,accompagnéd’uncolossequiétaitforcémentsonpère(mêmecarrure,mêmevisage,son
clonetrenteansplustard).Lecolossesemblaitabsolumentfurieux.
—Asseyez-vous,jevousprie,fitlaproviseure.
Unfroidsourireétiraseslèvresmandarine.
Onavaitapportédessiègessupplémentaires.Jemesuisperchéesurunechaisepliante,àcôtéde
matante,Brendans’estinstalléprèsdesamèreenlevantlesyeuxauciel.Anthonyregardaitdroit
devantluiavecundouxsourire;iljouaitsibienlegarçoncalme,respectueuxetgentilquejeme
suissurpriseàchercherl’auréoleau-dessusdesatête.Jecommençaisàcomprendrecequenous
faisionsici.
—Bien.MonsieurSalinger,alancélaproviseureenpianotantsurleclavierdesonordinateur,il
yaquelquechosequevousvoudriezmedireausujetdelundidernier?
Elle a fait pivoter son écran vers nous. Elle venait de déclencher une vidéo… de la fameuse
bagarre,biensûr.Dansuneversionquineressemblaitpasdutoutausouvenirquej’engardais!Le
clipavaitsubiunmontagesoigné,ouplutôtunélagageradical.Onmevoyaitadosséeàlaporte
des cuisines, Anthony me tournait le dos. De cet angle, on ne devinait absolument pas qu’il
s’apprêtaitàmefrapper.
Brendan a jailli dans l’image. Même dans un contexte se prêtant aussi peu aux émois, j’ai été
impressionnéeparsapuissanceetsacoordination.IlasaisiAnthonyàlagorge,l’afaitbasculer
par-dessussonépaule;lepauvregarçonesttombélourdementsurledos.Findelavidéo.
Laproviseurel’arepassée,commesiellecherchaitàs’énerverencoredavantage.Alafin,elle
s’estexclamée:
—J’aireçucelienparmailcematin!Vousimaginezmasurprise!Desagressionsdansmon
lycée?Brendan,qu’avez-vousàdirepourvousjustifier?
Carusopèreavaitd’excellentsréflexes;ilaaussitôtsautésursespiedsentonnant:
—Iln’yapasdejustificationpossible!Cegarçonaattaquémonfils,vousenavezlapreuve
souslesyeux.C’estuneréelledéceptionpourmoi,jeconnaislesSalingerdepuisdesannées…
Lepèred’Anthonyétaitunavocatassezcélèbre.Etégalementunexcellentacteur!Ils’esttourné
verslamèredeBrendanpourajouteravecunegravitéémouvante:
— Je suis désolé, Laura. En tant que parents, nous ne pouvons pas tout faire. Quelle preuve
supplémentairenousfaut-il,surtoutvulesantécédentsdevotrefils?
Outré,Brendans’estexclamé:
—Vousauriezvouluquejenebougepas?J’auraisdûresterlesbrascroiséspendantquevotre
filstabassaitunefille?Vousn’allezpasmedirequejevaisêtrepunipourça!
—Brendan,luiglissasamèred’untonpincéenlissantsontailleurChanel,siunejeunefillet’a
sembléendanger,tuauraisdûallerchercherunprofesseur,pasfairejusticetoi-même.
—Maisbiensûr.LaminusculeMmeOuilette,parexemple!
Notreprofdephysique.
—Quoiqu’ilensoit,repritlaproviseure,jenepeuxtolérerlaviolenceàVincentAcademy.
—Jenel’admetspasnonplus,répliquaBrendan.C’estbienpourçaquejesuisintervenu.
Ilétaitcalme,aimable,maistrèsinsolent.Ilajoutamême,avecunsourire:
—Aufond,nousavonslemêmeobjectif!
Laproviseureletoisafroidement,puissedésintéressadeluipoursetournerversmoi.
—Quelestvotrerôledanscetteaffaire,mademoiselleConnor?
—Je…
Bon,commentprésenterleschoses?Jejetaiunregardangoisséàmatante:était-ellefurieuseau
pointdemerenvoyeràKeansburg?Jenevoulaispasenarriveràprononcerlenomd’Ashley,nià
mêlermapetitecousineàcedésastre…Sonexpressionm’aunpeurassurée:ellenesemblaitpas
encolèremaisagacée.
—Quelleimportance?s’enquitBrendan.Emman’alevélamainsurpersonne,ellen’aenfreint
aucunerègle.Iln’yaaucuneraisonpourqu’elleaitdesproblèmes.
—Elleesttoutdemêmeàl’originedecescandale!s’estécriéesamère.Ilseraitutiledesavoir
pourquelleraison.
Cefutcommesiellevenaitdemegifler.Aufond,oui,j’étaislacause,l’élémentdéclencheur.Je
nel’avaispascherché,jevoulaisjusteaiderAshley,rétablirlavérité…maistoutétaitbienpartide
moi.
—D’aprèscequemeditmonfils,ils’agiraitd’unequerelled’amoureux,annonçaM.Caruso.
Anthonyetcettejeunefilleseraientsortisensemble,Brendanl’auraitagresséparjalousie.
—Quoi?MoietAnthony?Sûrementpas!
C’était sorti tout seul. La mère de Brendan me lança un regard polaire tandis que Brendan
étouffaitunéclatderire.Impatientée,laproviseureobserva:
—Entoutcas,cettevidéomontrebienBrendanquilèvelamainsurAnthony.
C’estalorsquematantes’estmanifestéepourlapremièrefoisdepuisledébutdel’audience.
— En voilà assez. Cette vidéo restitue-t-elle la scène complète ? Certainement pas. Je propose
d’allersurFacebook:onytrouveplusieursversions,téléchargéesparlesélèvesquisetrouvaient
danslacour.Ellesvontnouséclairer!
JevislaproviseureposerlourdementleregardsurAnthony;unregardtrèssoupçonneux,toutà
coup. Puis elle invita tante Christine à la rejoindre de l’autre côté du bureau pour ouvrir son
compteFacebook.Jen’enrevenaispas:j’avaisdûapprendreàmatanteàseservirdesonlecteur
deDVD,etjeladécouvraisassezdégourdiepoursecréerunprofilfictifsurFacebook!
Ellefitunerechercherapide;quelquesinstantsplustardlabagarrecomplètedéfilaitàl’écran.
OnvoyaittrèsbienlemomentoùAnthonymebousculaitdélibérémentet,mêmesionn’entendait
rien de notre dialogue, le portable qui filmait avait capté des bribes de commentaires effarés ou
ravis. Bref, on suivait très bien le déroulement de l’affaire. Moi qui croyais avoir fait preuve de
beaucoupdedignité,j’avaisl’airterrorisée.
Laproviseureaserréseslèvresorangeetcroisélesmainssursesgenoux.Aprèsuninstantde
réflexion,ellealancé:
—Mafoi,voilàquichangetout.MadameSalinger,madameConsidine,veuillezemmenervos
enfantsdansl’antichambrequelquesinstants.
J’avais déjà de sérieux ennuis, il aurait été plus prudent de me taire mais il me semblait
indispensablededemander:
—Excusez-moi,madame,voussavezquivousaenvoyécettevidéo?
—Celanechangerien,mademoiselleConnor,maislemessageétaitanonyme,a-t-ellerépondu
sèchement.
Bon,c’étaitbienuncoupmonté.Surce,j’aisuivimatantequicherchaitgentimentàm’entraîner.
Enpassant,j’aicroiséleregardd’Anthony;lesmotsqu’ilaarticuléstoutbasauraientfaitrougir
n’importequi.
Danslasalled’attente,deuxclanssesontconstitués,tanteChristineetmoid’uncôté,Brendanet
samèredel’autre.Ladamegrisedevaitêtresortiedéjeuner,sonsiègeétaitvide,unchandailgris
soigneusementpliésurledossier.Penchéeàl’oreilledesonfils,lamèredeBrendandévidaitune
interminabletiradeàvoixbasse.Ilétaittempsdecommenceràm’excuser.
—TanteChristine,jesuisvraimentdésolée…
Elle m’interrompit d’une voix sévère mais chaleureuse, dont elle ne cherchait pas du tout à
modérerlevolume.
—Moi,j’auraissurtoutvouluquetuviennesmeparlerdecetincident.Tun’espasobligéede
toutaffrontertouteseule!
—C’estvrai.Jetepriedem’excuser,jenevoulaispast’embêter…
C’était si difficile… Sur le moment, je me serais sentie coupable de la déranger avec mes
histoires ; maintenant je me sentais coupable de ne pas l’avoir fait. J’ai cherché le regard de
Brendan mais il fixait le plafond, avachi au fond de son siège, pendant que sa mère continuait à
fulminer en sourdine. J’ai juste capté les mots « De quoi est-ce que j’ai l’air maintenant, je te
demandeunpeu»,etj’aieul’impressionqu’ilseretenaitderire.
—Emma,jemesensdansunesituationimpossible.
Ma tante se tordait les mains. Ça m’a fait un choc : par définition, tante Christine contrôlait
toujourslasituation!Désemparée,elleasoupiré:
—Aufond,jenevoispaspourquoitumériteraisunepunition.Ungarçonteharcelait,tonpetit
amiestintervenu…
Parmitousmesmotifsdeperplexité,j’aipiochéunequestionauhasard.
—Commentconnais-tuFacebook?
—Oh!Machérie!s’est-elleécriéeavecunpetitrire.Voilàuneéternitéquej’aiuncompte!En
tantquemembreduConseild’administration,sijeveuxsavoircequisepasseréellemententreces
murs…!J’aiunprofiltrèsfréquenté,onmecommuniquetoutessortesd’informations.C’estutile
à bien des égards — comme savoir quand les professeurs ont besoin d’une évaluation, tirer
d’embarrasmanièceetsonpetitami…
Encoreunpointpourelle.Malheureusement,sonsourires’effaçabienvite,etellerevintàses
préoccupations.
— Nous verrons ce que décidera ta proviseure, mais il ne me semble pas que je devrais
t’interdiredesortie,ou…
Elle fut coupée par un fracas métallique… Cela provenait du mur juste derrière nous. Nous
avonstoussursauté.Apparemment,quelqu’unvenaitdefairevolerunechaise,danslebureaudela
proviseure.
—Dehors,toutdesuite!cria-t-elle.
Laportes’ouvritàlavoléeetCarusoSeniorparut,traînantsonaffreuxrejetonparlapeaudu
cou.Quandilspassèrentdevantmoi,jevisBrendanseramassersurlui-même,prêtàbondir.
—Excuse-toi,ordonnaM.Caruso.
CequecrachaAnthonyn’avaitriend’uneformulederepentir.
—J’aidit,excuse-toi!
Ce grondement menaçant… je comprenais mieux de qui Anthony tenait son sale caractère. Au
lieud’obéir,ilsemitàrire,unrirehorrible,ens’écriant:
—Oh!Emma,pardon,jesuissi,sidésolé!
Puis, avec une rapidité vraiment inquiétante, il a changé de visage et soufflé avec un sérieux
absolu:
—Enfait,non.Etjeneregrettepasnonpluscequejevaistefaire.
Son père l’a retenu juste à temps. Brendan s’était précipité ; la grosse main de M. Caruso l’a
stoppénet,d’unepousséeenpleinepoitrine.
—Dubalai,Salinger.C’estmoiqueçaregarde.
Puis il a saisi son fils au collet et l’a traîné dehors. Tandis qu’ils s’éloignaient, j’ai entendu la
grossevoixdel’avocatgronder:
—Nousmontonsvidertoncasier;ensuite,tunemettraspluslespiedsici.J’aifaitcequej’aipu
pour t’aider mais c’est fini. Tu vas passer de brèves vacances à la maison pendant que nous te
choisironsuninternat.Etausecondsemestre…
Jesuisretombéesurmachaise,unpeuétourdie.«C’estfini»?Jepréféraisnepassavoirquelles
bêtisesAnthonyavaitdéjàfaites!
Laproviseurenousarappelésdanssonbureau.Ilyavaitunemarquetrèsnetteàmi-hauteurdu
mur,etunechaisepliantebriséerangéedansunangledelapièce.Nousavonseudroitàunsermon.
Brendan et moi n’étions pas officiellement exclus, on nous demandait juste de quitter
l’établissementjusqu’àlafindelajournée,letempsdelaisserretomberl’effervescenceautourde
cette histoire. Bravo ! De cette façon, tout le monde pourrait commenter l’événement sans se
préoccuperdesavoirsinouslesentendions…etentamerunedeuxièmetournéedèsnotreretour.
Laproviseuredevaitbiensedouterquel’effervescenceneretomberaitpasavantdessemaines!
J’aieudroitàunavertissement,Brendanétait«enprobation»(àcausedesesennuisaubasket);
quantàAnthony,ilétaitrenvoyé.
TanteChristineetMmeSalingerontéchangédesadieuxassezfroids;avantdesuivresamère,
Brendan m’a glissé un bref « Je t’appelle ». Ma tante a filé : elle était déjà en retard pour une
réunion. Lentement, assez secouée par la scène que je venais de vivre, je suis montée au casier
d’Angeliqueprendreseslivresetj’aiquittélelycéeàmontour.TanteChristinem’avaitdemandé
d’êtrederetourpourledîner,afinquenouspuissionsparlerdesévénementsdelajournée.Comme
elleavaitégalementpromisàMmeTedtquej’apporteraisleslivresd’Angelique,jedevaisencore
m’acquitterdecettemission.
Notre première journée en tant que couple, à Brendan et moi, venait de se révéler d’un
romantismebouleversant.
16
J’aimisprèsd’uneheureàarriverchezAngelique,danslequartierWestSidedeManhattan.Son
immeubleressemblaitàtouslesbuildingsquiétaientvenusaltérerleprofildeNewYorkdansles
années 70. A l’intérieur, pas de corridor de pierre mal éclairé par des torches, mais un couloir
beige,desnéonsetuneported’appartementmétalliquepeinteenrouge.
J’aisonné,ellem’aouvertaffubléed’unimmenseT-shirtquiproclamait«ILoveFlorida!»en
lettresorangevif.
—Ah,bon,t’aimeslaFloride?ai-jeditironiquement.
—Oh!Tais-toi,c’estdouillet.
Elleavaitlavoixenrouée,lenezpris.Jel’aisuiviedansunsalonclairetspacieux,meubléde
canapés de tissu couleur de sable et de bibliothèques de bois pâle. Un drôle d’antre pour des
sorcières ! Il fallait y regarder de près pour repérer les petits cristaux posés un peu partout. J’ai
laisséchoirseslivresdansunfauteuilbleuvifetl’aisuiviedanslacuisine.
— Je regrette d’avoir été injoignable, m’a-t-elle dit en se versant un jus d’orange et en se
perchant sur le plan de travail. Je suis au lit depuis vendredi. J’ai juste regardé mes messages
aujourd’hui.
—C’estsûrementM.Emersonquit’apassésesmicrobes.
—Maisoui!Ilneprendjamaisd’arrêtmaladie.Enfin,désoléeden’avoirpasétéplusprésente,
j’ail’impressionquetuauraiseubesoindemeslumières.
Jemesuisadosséeàlafenêtred’unpetitairdésinvolte.Ils’étaitpassétantdechosesquejene
savaismêmepasparoùcommencer.
—J’aisurvécu.Tutesensmieux?
—Oublieça,m’aordonnéAngelique.J’ailagrippe,cen’estpasintéressant.Jeveuxsavoirce
quej’airaté.
—Ehbien,ilyaeuquelquesrebondissements…
Je me suis laissée tomber sur une chaise et j’ai commencé le récit de mon rendez-vous avec
Brendan, avec toutes les révélations qu’il nous avait apportées. Angelique n’a guère fait de
commentaires, mais quand j’en suis arrivée à la confirmation de mon statut de sorcière, elle a
brandilespoingsenpoussantuncrideguerre—quis’estterminéenquintedetoux.
—Jelesavais!
Sanscesserdetousser,elleaglisséàbasduplandetravail.
—Jesavaisquejenemetrompaispassurtoncompte.J’aitoutdesuitesentiquelquechosechez
toimaisquandnousavonssupourlamalédiction,j’aisupposéquec’étaitça.
—Tun’avaispastort;excuse-moisijenesautepasdejoie.
J’avaisbeaufairelatête,Angeliquesemblaittoujoursaussieuphorique.
— Non mais rends-toi compte ! Il y a quelques semaines, tu ne croyais même pas aux
manifestationsoccultes;maintenant,tuadmetsquetuesunesorcière!
J’aihaussélesépaulesaveclassitude.
— La semaine prochaine, j’aurai probablement une licorne apprivoisée. Que veux-tu que je te
dise:encemoment,iln’yaquelesexplicationslesplusdinguesquitiennentlaroute.Etjenet’ai
mêmepasracontécequis’estpasséaujourd’hui.
—Comment,ilyaencoreautrechose?
Unpeuremisedesacrise,elleasortideuxbouteillesd’eauminéraleduréfrigérateuretm’ena
tenduuneens’asseyantenfacedemoi.Avecunpeuplusd’entrain,j’ailancé:
—Tunetedemandespaspourquoijesuisvenuecheztoienpleindansleshorairesdescours?
—Tiens,oui,c’estbizarre.
—Habituellement,tuesplusrapideàladétente.Tagrippetegrippelescircuits.
—Bon,alors,pourquoias-tuséchélescours?Lelycéeabrûlé?TuascroiséFrankenstein?
—Tun’espastrèsloinducompte…
Jeluiairacontélagrandescènechezlaproviseure.Enthousiasmée,elles’estécriée:
—Direquej’airatéça!J’aivraimentmalchoisimonmomentpourtombermalade.Tucrois
quec’étaitqui,lemailavecleliendelavidéo?C’étaituncoupmontécontretoietBrendan,c’est
évident.
—Oui,biensûr.Seulement,çaamaltourné.Amonavis,c’étaitAnthonyenpersonne,ou…
Jem’arrêtaicourtenmesouvenantdel’expressionsisatisfaitede…
—Kristin!ai-jehurlé.Maisc’estdingue,cettefilleenavraimentaprèsmoi!
Angeliqueapprouvavigoureusementdelatête.
—Oui!Elleatoujoursétéassezdéplaisantemaisavectoi,ellesesurpasse!
—Jenesaispasdutoutcequejedoisfaire.Plusj’essaiedebienfaire,pluslasituationempire.
—Ignore-la.C’estcequejefaisdepuisladeuxièmesemainedel’annéedernière.
—Cen’esttoutdemêmepasça,le«danger»dontEthanavoulum’avertir?
J’avaiscrochédesguillemetsdansl’airenprononçantlemot«danger».Elleasecouélatête
avecconviction.
—Franchement,j’endoute!Maistusaisquoi?J’aiuneidée.
Elleasautésursespiedsens’écriant:
—Viensdansmachambre.Onvajeterunsort.
J’airepoussémachaisesansgrandenthousiasme.
—Comment?Pourquoifaire?C’estunsortquim’acréétouscesennuis!Enfin,pascemoi-ci,
lemoidemonanciennevie…enfin,tuvoiscequejeveuxdire!
—Non,cen’estpaspareil,tuvasvoir.
Toutauboutd’uncouloirjaunesoleil,sachambreressemblaitenfinàcequej’attendaisd’une
sorcière.Desmursvioletsavecdesétoileslumineusescolléesunpeupartout,unelourdetenture
tisséedesymbolesoccultesau-dessusdulit,d’épaissesbougiesavecdescataractesfigéesdecire,
degrosvieuxlivrespleinlesétagèreset,prèsdulit,unejattedeverrerempliedepétalesséchés.
Trèssatisfaite,j’airetirémeschaussurespourm’asseoirentailleursursoncouvre-litdevelours
noirendemandant:
—Alors,c’estquoi,cesort?
Elleavaitprisunblocsursonbureaupourgriffonnerquelquechose.D’unairjudicieux,ellea
annoncé:
—Nousallonsamplifiertespouvoirs.Ouplusprécisément,nousallonsleslibérer.Commeça,
quelquesoitledangerquitemenace,tuaurastachancedelevaincre.
—Maiscomment?
Saréponsenemerassurapasdutout:
—Jenesaispas,moi,cen’estpasunescienceexacte.
Ellepritunejolieboîtedeboisdansuntiroiretensortitdescristauxderocheenajoutant:
— Nous savons que tu es en sécurité pour le moment, mais je voudrais te donner des armes
supplémentaires.
—Etcommentsais-tuquejesuisensécurité?
Leregardqu’ellebraquasurmoimefitunpeupeur.
—Tuportestoujourstonpendentif,dit-elle.Tutesouviens,danstonrêve?Tuavaisperdule
blasonavantl’incendie.Ils’estarrachédetonreversetilaroulédanslarue.
—Maiscommentfais-tupourtesouvenirdetout!C’étaitmonrêveet,moi,jenemerappelais
mêmeplus.
Pour toute réponse, elle m’a souri d’un petit air satisfait en tapotant son front de l’index. J’ai
grogné:
—Jevois,tafameusemémoire…
Elledisposadesbougiesblanchesencerclesurleplancher,lesallumauneàune.Ensepenchant
surladernière,elleéternuasiviolemmentqu’ellesoufflalaflamme.J’aiposésurelleunregard
critique.
—Tuessûrequetuessuffisammentenforme?
—Maisoui!
Ellem’afaitsignedem’asseoirenfaced’elledanslecercledepetitesflammes.Dèsquej’aiété
en place, elle s’est penchée pour poser un objet minuscule dans ma paume. Curieuse, je l’ai
examiné;c’étaituntoutpetitjoyaubleu.
— Un saphir, expliqua-t-elle. Il amplifiera tes pouvoirs. Maintenant, serre-le dans ta main et
concentre-toi.
—Surquoi?
— Essaie juste de contacter ta sorcière intérieure. Pense à ce trésor en toi que tu voudrais
déverrouiller.
Je serrai les paupières et m’efforçai de me mettre en phase avec je ne sais quelle puissance
intérieure.J’entendisAngeliquescander:
—J’enappelleàlaDéessepourlibérerl’espritdecettesorcière,Aujourd’huietpourlesjoursà
venir Qu’elle soit préservée du mal qui la menace Qu’elle soit bénie, Livre-lui le pouvoir qui lui
revientdeparsanaissance.
J’ouvrislesyeuxetvisqu’ellemetendaitsonbloc.
—Maintenant,dis-le,toi.
J’ai contemplé les mots griffonnés sur la page. J’aurais dû trouver toute cette mise en scène
ridicule,maisc’étaitlecontrairequiseproduisait:jemesentaistoutàcouptrèsforteettrèssûre
decequejefaisais.Toutenserrantlapetitepierreaucreuxdemamain,j’airépété:
—J’enappelleàlaDéessepourlibérermonesprit,Aujourd’huietpourlesjoursàvenirQueje
soispréservéedumalquimemenaceQuejesoisbénie,Livre-moilepouvoirquimerevientdepar
manaissance.
Le silence est retombé… et il ne s’est strictement rien passé. Pas de chaleur subite, pas le
moindre coup de tonnerre ; aucune manifestation signifiant que l’incantation avait eu un effet
quelconque.Jen’entendaisquemonsouffleetlarespirationrauqued’Angelique.Frustrée,j’aifini
parmurmurer,enserrantlapetitepierredansmamain:
—Allez,envoie-moiunsigne!
C’est alors que j’ai senti une brise. Un tourbillon venait de naître au niveau du plancher, il
s’élevait en spirale. J’ouvris les yeux et inspirai vivement, saisie : nous étions assises au cœur
d’unepetitetornade.Lespétalesderoseséchés,soulevésdeleurjatte,flottaientautourdenousen
nousinondantdeleurparfum.Lesfeuillesdenotesempiléessurlebureaud’Angeliquevoletaient
encercles,noscheveuxbouffaientcommeunplumage.C’étaittrèsdouxetmerveilleusementbeau.
Puisunsoufflepluspuissantéteignitlesbougies,lesténèbress’abattirentsurnous,ettoutcequi
flottaitretombaausoldansunlégerfroissement.
Angeliqueallumaunepetitelampeambrée—ledéclicdel’interrupteurmeparutassourdissant
—etsouffla,enrepoussantsescheveuxdesesyeux:
—Disdonc…Tonpremiersortilège.
—Tafenêtren’étaitpasouverte…?
Muette, elle secoua la tête. J’ai laissé tomber le petit saphir sur le sol. Le regard fixé sur les
pétalesetlespapiersrépandustoutautourdenous,j’aimurmuré:
—Maintenant,j’aiunpeupeur.
—Ilnefautpas!s’exclamaAngelique.Tuvoulaisunsigne,tul’aseu!Etcen’étaitmêmepasun
sortilègepuissant.Oh!Emma,tuasunpotentielépoustouflant.Jesuissicontentedenepasm’être
trompéesurtoncompte!
Ellesemblaittrèsheureuseetmecontemplaitavecfierté.
—Jevaisdéfairemonsortdeprotection,ajouta-t-elle.J’yaibeaucoupréfléchietjepensequ’il
empêchetonfrèredeteparler.Ilnefautpastepriverdesesavertissements!
Jecontemplaistoujourslesaphir,incapabled’admettrecequejevenaisdevivre.Troissemaines
auparavant,sionavaitvoulumeparlersérieusementdesorcellerie,jemeseraisécrouléederire.A
présent,mêmedépasséeparlesévénements,j’étaisenvahieparl’excitation.
—Alors,çayest,jesuisunesorcière?
—Tuastoujoursétéunesorcière,répliquaAngelique.Seulement,maintenant,tulesais.
Elleseremitàtousseretjefinisparremarquercombiensonvisageétaitpâleetfatigué.Toutce
mysticisme commençait à me passionner, j’avais très envie de lui poser un million de questions,
maisilétaitl’heuredelalaissersereposer.
Letempsderentrerchezmoi,lescoursétaientterminésetmaboîtevocalepleineàcraquerde
messagesurgentsd’Ashley,JennetCisco.J’eusàpeineleloisirderetirermonuniformequemon
portablesonnaitdenouveau.
—Téléphone,ici!mesuis-jeécriéeenétendantlamain.
Quellesurprise,ilnebougeapasd’unmillimètre.J’aisoupiré:
—Tuesunesorcière,Emma,pasunchevalierJedi!
Etj’aibondipourdécrocher.C’étaitCisco.
—J’aivuAnthonyvidersoncasier.Ils’enva!
—Oui!
Ileutdroitàunedescriptiondétailléedelascènedanslebureaudelaproviseure,qu’ilponctua
d’exclamationsstupéfaitesetravies.Puiscefutsontourdemedécrireledépartd’Anthony.
— Tu l’aurais vu, il était fou de rage. Je m’attendais à voir la fumée lui sortir des oreilles
commedansundessinanimé.
—Quandjepensequejeneleverraiplusjamais!Quelbonheur!Maintenant,ilnemeresteplus
qu’àgérerlesrumeursdulycée.
Ilacesséderire.
—Bon,jenesaispassijedoistelediremaisilmesemblequ’ilvautmieux.
—Quoiencore?
—Tuveuxsavoirladernière?Rumeur,jeveuxdire.
—Maisoui,aupointoùj’ensuis!
Ilmesemblaitqu’àcestade,seuleunemenacesurnaturellepouvaitencoremedéranger.Jeme
trompais.
—Bon,c’estévidentquec’estsignéKristin,etilyapleindeversionsdifférentes:onraconte
que tu as couché avec Brendan et avec Anthony, que Brendan a honte de se montrer avec toi, et
aussiqueBrendansesertdetoi.Touteslesvariationspossiblessurlethème.
—Maisc’estrépugnant!
—Jetrouveaussi.Puisquenoussommessurlesujet:Brendan…?
Jemesentisunpeucoupabledenepasm’êtreconfiéeplustôt.
—Oui,Brendan,tuasraison,noussommesensemble.Nousavonsplusoumoinspasséleweekendàdeuxet,voilà,c’estofficiel.
«Ensemble»,lemotsemblaitunpeufaiblepourcequinousunissait,maisjen’entrouvaispas
d’autre.
—Jelesavais!Espècedesournoise,cachottière!Quandjepensequetunem’asriendit!
Jedusécarterl’appareildemonoreille,iljubilaitetfulminaitenmêmetemps.
—Jenet’aipasvuaujourd’huiet,vendredi,ilnes’étaitencorerienpassé.Toutestarrivétrès
vite!
—Tupeuxledire!
J’aidoncrépété:
—Toutestarrivétrèsvite!
Cisco a éclaté d’un grand rire, il m’avait déjà pardonné. J’ai eu chaud au cœur de voir à quel
pointlagrandenouvelleluifaisaitplaisir.J’aitoutdemêmesoupiré:
—Bon,jesensquelajournéededemainseraintéressante.
—Emma,depuisquetuesarrivéeàVinceA,touteslesjournéessontintéressantes!
J’airéponduparungémissementdésespéré.Autantj’avaishâtederevoirBrendan,autantçame
tuaitd’avancedesavoirquejeserais,unefoisdeplus,lecentred’intérêtdetoutlelycée.
Moncoupdefilterminé,j’aiunpeutournédansl’appartementencherchantcequejepourrais
inventerpourfaireplaisiràtanteChristine.J’auraisbienpréparéquelquechosepourledîner,çala
changerait,elle,lareinedurepasàemporter!Jevoulaismeracheter;quandjepensaisàtousles
effortsqu’elleavaitfaits,enmeprenantchezelleetenmefaisantentreràVinceA,j’avaishontede
moi.Jebouleversaisdéjàsonexistence,jen’avaispasledroitdeluicauserdessoucisenplus.La
nièced’unmembreduconseild’administrationsedoitd’avoiruncomportementirréprochable!
Entoutcas,pourlerepas,c’étaitfichu:enfuretantdanslacuisine,jen’aitrouvéquedupain,
une grande part de brie, des fruits, vingt variétés de thé… et bien entendu de quoi préparer des
martinis.J’auraispuessayerdeluipréparersoncocktailmaisilvalaitmieuxqu’ellenemetrouve
pasunshakeràlamain.Amoinsquejeneveuillesaborderdéfinitivementmonimage!
Non,jenepouvaisqueretournerdansmachambreetrattraperlescoursmanquésaujourd’hui.
Jemesuisdoncplongéedansmonlivred’histoireetj’aitravailléd’arrache-piedjusqu’auretour
dematanteuneheureplustard.
—Bien!Commandonsledîneretdiscutonsunpeudecequis’estpasséaujourd’hui.
Plantée sur le seuil de ma chambre, elle semblait déterminée à aller au fond des choses. J’ai
baissélatêteenm’attendantaupire,maisunefoisnotrecommandepassée(dessaladesCaesardu
restaurantducoin),letons’estbeaucoupradouci.
—Emma,jetel’aidéjàdit:jeveuxquetuviennesmetrouversituesendifficulté,aulycéeou
ailleurs.Cegarçonteharcelaitdepuislongtemps?
—Ilnemeharcelaitpasvraiment,ai-jeavouésansentrain.Enfait,cejour-là,c’estmoiquisuis
alléelechercher.Ilrépandaitdesrumeursépouvantables…surAshley.
Lesyeuxdematanteontjetéunéclair.Ilyaeuunénormesilence,puiselleademandéd’une
voixréellementimpressionnante:
—Etquedisait-il?
Ausupplice,jemesuistortilléesurmachaise.
—Jet’enprie,nedisrienàoncleDanettanteJess!S’ilteplaît!Ellemourraitdehonte.
—Emma!
Cettefois,iln’yavaitplusrienàfaire.J’aiavoué:
— Anthony a joué un sale tour à Ash. Et ensuite, il a dit à tout le monde qu’il… enfin, voilà,
quoi.Avecelle.
Elle me toisa, perplexe. Comme je me taisais en baissant le nez, elle a fini par lancer avec un
brind’agacement:
—Tuasunvocabulaire,Emma,sers-t’en!
—D’accord.Ilestalléraconterpartoutqu’ilavaitcouchéavecelle.C’étaitunmensonge.C’est
cequ’onvoitdanslavidéo:moi,entraind’essayerdeluifairerétablirlavérité.
—Etcommentlesdeuxgarçonsensont-ilsvenusàsebattre?
—Anthonyestdevenuassez…agressif,etBrendanestintervenu.
Levisagefigé,tanteChristineréfléchitquelquesinstantsentambourinantduboutdesdoigtssur
latable.
—Trèsbien,jenedirairienauxparentsd’Ashley.Quantàtoi,Emma,jetelerépète:necherche
plusàtoutréglertouteseule.Jesaisquetuavaislesentimentdenepouvoircomptersurpersonneà
Keansburg;j’aimeraisquetusentesquejesuislàpourtoi.
Etlà,cefuthorrible:savoixsefêla,justeunpeumaisassezpourquejesentecombienjelui
avaisfaitdelapeine.Atterrée,j’aimurmuré:
—Jesuisvraimentdésolée!Jesaisquetuasdûjouerdetoninfluencepourmefaireentrerau
lycée,etcettehistoirenefaitrienpourtonimage…
—Emma,machérie,jemefichedemonimage!Lamèredetonpetitami,enrevanche…
—J’airemarqué!
JeredoutaisdéjàlemomentoùjemeretrouveraisdanslechampdevisiondeLauraSalinger.
Quellechancej’avaisdevivreavecuneChristineConsidine!Emue,jesuisalléel’embrasseren
répétant:
—Jesuisvraiment,vraimentdésolée.Jeteprometsquesij’aidenouveauxproblèmes,jet’en
parlerai.Plusdesecrets!
J’aitoutdesuiteeuhonteparcequeleplusgrandsecretdetous,jelegardaispourmoi.
Nousavonsdînétouteslesdeux;matantesemblaitrassérénéeetmêmeassezjoyeuse.Puisj’ai
parlé longuement au téléphone avec Ashley, et je me suis blottie au fond de mon lit avec mon
ordinateurportable.Entredeuxvidéos,jecherchaisàfairebougerdesobjetsavecmesnouveaux
pouvoirs.Sansrésultat.Enfait,jetuaisletempsenattendantunappeldeBrendan.
Vers21h30,lafatiguedestroisderniersjoursm’esttombéedessus,jemesuisendormiesans
m’en apercevoir. Quand j’ai ouvert les yeux, mon réveil de chevet indiquait 4 heures du matin.
Machinalement, j’ai pris mon portable… j’avais un message, un texto de Brendan, envoyé vers
22heures.
«Tupeuxparler?»
Bravo,ilpouvaitvraimentcomptersurmonsoutien!Furieusecontremoi-même,j’airépondu
aussitôtquejem’étaisendormie,qu’onseverraitdemain,etj’aiajouté:«J’espèrequetun’aspas
tropd’ennuis!»LeregardfroiddeLauraSalingermehantaitencore.Ecueilenvue!Dansunsens,
j’auraisaimén’avoirpasdeproblèmeplusgrave.Leplusurgentétaitencorederéglermessoucis
surnaturels;ensuite,jepourraism’inquiéterd’amadouerlamèredemonamoureux.
Je me suis remise au lit et j’ai commencé à formuler mon plan défensif. Chaque jour,
j’écouterais les informations locales — et la météo ! J’éviterais les quartiers peu sûrs, je n’irais
plusdansleparclanuit.Siunemenacequelconqueseprofilaitàl’horizon,jeresteraischezmoien
faisantsemblantd’avoirlagrippe.Jemeprotégeraissibienquecettefichuemalédictionn’aurait
aucuneprisesurmoi!
Enm’endormant,jemesentaisassezfièredemastratégieetdemaprudence.
17
Jeluiavaistoutracontéautéléphonelaveilleausoir,maisAshleytrouvaencoreunefoulede
questionsàmeposersurlechemindulycée.Enfait,c’étaitlamêmequestion,formuléedepleinde
façonsdifférentes:
—Ilembrassevraimentbien?
MachèrepetiteAshpouffait,lesyeuxbrillants,etmoijerougissaisenpensantauxlèvresdouces
et aux yeux si tendres de Brendan. Cette fois, les questions incessantes de ma cousine ne me
dérangeaientpas,bienaucontraire:ellesm’empêchaientdepenseraumomentoùjeseraisobligée
d’affronterlesregardsetlescommentairesdanslescouloirsdeVinceA.
Justeavantdetraverser,jemesuisarrêtéeettournéeverselle,enlissantmescheveux.
—Bon,jesuiscomment?
JesavaisqueBrendanm’attendraitsurletrottoir.Nonpasgrâceàmesnouveauxpouvoirs,mais
parcequ’ilm’avaitenvoyéuntextotrèstôtcematin.
—Tuasl’airheureuse!
Elle a sorti l’un des centaines de gloss qui s’entrechoquaient dans sa sacoche. J’ai eu beau
protesterquejenememaquillaisjamaispourallerencours,ellemel’acolléd’autoritédansles
mainsendécrétant:
— Ce n’est pas pour toi, c’est pour Brendan ! C’est un baume à lèvres au citron. Si tu dois
continueràl’embrasser,autantéviterlesgerçures.
—Trèssubtil,Ash,bravo!
Cematin,Brendannes’appuyaitpascontrelaboîteauxlettresmaisdirectementàlafaçadedu
lycée. Ecouteurs sur les oreilles, mains enfoncées dans les poches de son blouson, il hochait
doucementlementon,latêterenverséeenarrièreetlesyeuxclos.Jenesaispascommentilaperçu
notreapproche,maisilaouvertlesyeuxetm’afaitunbeau,unmerveilleuxsourire.
Prèsdemoi,Ashleyalaissééchapperunsifflementdiscret.
—Oh!Emma…Demande-luis’ilauncousindemonâge.
J’ai éclaté de rire. Brendan s’est redressé en retirant son casque, j’ai entendu une bouffée de
musiqueavantqu’iln’éteignesoniPod.Intrigué,ilm’ainterrogéed’uncoupdementon.
— C’est juste ma cousine qui dit n’importe quoi. Brendan, je te présente Ashley. Ashley,
Brendan.
—Salut,amurmuréAshley,assezimpressionnée.
Puisellem’ajetéunregardétincelantets’estsauvéeenpiaillant:
—Demande-lui,pourlescousins!
—Quelscousins?ademandéBrendanenhaussantsessourcilsnoirs.
—Jet’expliquerai.
—Ettuenvisagesdemedireunvraibonjour?Oupas?
Il faisait semblant d’être vexé. Les mains autour de son cou, je l’ai courbé jusqu’à moi pour
pouvoirl’embrasser.Taquin,ilamordillémalèvreinférieure.
—Voilàlegenredebonjourquim’intéresse!Mmm…quelparfum?
—Jecroisquejevaisretourneraucoindelaruepourpouvoirtedirebonjourdenouveau,ai-je
murmuré,lesoufflecourt.
Ilari,toutheureux.Puisils’estsouvenudenosproblèmesetilm’ademandéavecinquiétude:
—Alors?Tut’esfaitincendierpartatante?
—Pasvraiment,non…
—Çan’apasl’airdeteréjouir.Tuauraispréféré?
—Non!C’estjustequejemesenssicoupable.Enfait,oui,j’auraispréféréqu’ellemepunisse
unpeu.
—Jeveuxbienéchangeravectoi!Mamèreestdanstoussesétats,jenel’avaisplusvueaussi
furieusedepuismesquatorzeans.
—Qu’est-cequetuavaisfaitàquatorzeans?
—Onpassaitleweek-endànotrechaletdeskiet,avecdescopains,onafracturélaserruredela
piscinemunicipalepouryfaireduskate-board.Cesontlesflicsquim’ontramenéchezmoi.
—Quoi?
Ilahaussélesépaulescommes’ilvenaitjusted’avouerqu’iln’avaitpassortilapoubelle.
— Ce n’était pas une telle affaire, je m’en suis tiré avec une interdiction de sortie. Mais, cette
fois,c’estsonimagequiestenjeualorselleréagitcommesij’avaisposéunebombe.
—Jesuisdésoléedet’avoirentraînédanscettehistoire.
Décidément,jenepouvaisplusdiretroisphrasessansm’excuser.
—Emma,stop.N’ypensemêmeplus.
Avec beaucoup de détermination, il m’a attirée contre lui pour poser un baiser sur le bout de
monnez.
— Ecoute, c’est terminé ! Le comportement d’Anthony hier montre que ce n’est pas moi, le
sauvage.Jecroisquemamère,aufond,sentbienquej’aifaitlebonchoix.Enfait,jenesuispas
vraimentpuni,nousavonspasséuncontrat:jesuisjusteobligé—galère!—defaireleDJpour
lefichubaldeThanksgiving.
—C’estunepunition,ça?
Jepensais:«Ont’envoiefairelafêtepourtepunir?Etsituasunzéroenphysique,ont’offre
unevoiture?»
— Oui. Ces bals sont nuls, ce sont juste de grosses compétitions pour savoir qui dépensera le
plus,ouquidécrocheraleoulapartenaireglamour.Mamèresaitquejedétestecessoirées,mais
quandjelesanime,ellemarquedespointsfaceauxautresparents.C’estleprincipe:«Jesuisau
conseild’administrationalorsc’estbonpourmonimageque,toi,tut’impliquesdanslesactivités
dulycée.»
—Désolée…
—Emma,jet’enprie,arrête.Ecoute,onsetired’icipourledéjeuner,d’accord?Onfiledèsla
finducoursd’anglais.
—D’accord.
Parfait : j’échapperais aux regards et aux ragots, et j’aurais une grande heure seule avec
Brendan!Cetteperspectivemedonnalecouragedefranchirlaporte.C’étaitpresquel’heure;nous
noussommesquittésdanslehallpournousrendreànoscasiersrespectifs.
Je triais rapidement les livres dont j’aurais besoin pour la matinée quand j’ai remarqué un
morceaudepapiercoincédanslafentedemoncasier.Jem’ensuisemparéeensouriant:Brendan
avaitdûpasserparlàavantd’allerm’attendredehors!
SaufquecepapiernevenaitpasdeBrendan.
Car,enledépliant,j’aivuqu’ilnecontenaitqu’unseulmot:salope.
J’aiprisunegrandeinspiration,etfroissélepapierpourneplusvoirl’insulte.Aucunechancede
reconnaître l’écriture, c’était en caractères d’imprimerie. D’ailleurs, je connaissais l’auteur : si
Kristinn’étaitpasdescenduejusqu’icienpersonne,elleavaitpousséquelqu’unàlefaireàsaplace.
Plusieurs possibilités me sont venues à l’esprit. Je pouvais aller la trouver tout de suite et lui
tendrelepapierendisant:«Quelqu’unamisçadansmoncasiermaisclairement,c’estpourtoi.»
Oualors,jepouvaisleglisseràmontourdanssoncasier.Oulemontreràlaproviseure.
Non,lemieuxétaitencoredenepasréagir.Sijeripostais,ceseraitl’escalade,elleinvestirait
encore plus d’énergie, encore plus de hargne dans la petite guerre débile qu’elle menait contre
moi.Dégoûtée,j’aisecouélatête.ToutçapourunAnthony!Autantdéclencherungénocidepour
unevoituremalgarée.
J’airefermémoncasier,etfaitundétourparlestoilettespouryjeterlepapieraupanier.Etc’est
làquej’aientenduunevoixdanslapremièrecabine.
—Çam’étonneraitqu’Emmarevienne,ellen’oseraplussemontrerici.
Interdite,j’aifaitvolte-face.Souslaporte,j’aireconnulessemellesrougesLouboutin.
Ontiraitlachasse.Jemesuisprécipitéedanslacabinedubout,j’aifermélaportesansbruitet
reculétoutaufondpourqu’ellesnevoientpasmeschaussures.Moncœurbattaitsifortqu’ilme
semblaitqu’ellesallaientl’entendre.
—Ohsi,ellereviendra.Cettefilleestimmuniséecontrelahonte.
Une autre cabine s’ouvrit, il me sembla reconnaître la voix d’Amanda, satellite mineur de
Kristin.Sonmalheureuxproblèmedepeaufaisaitd’elleunealliéeprécieuse:ellenerisquaitpas
de lui faire de l’ombre sur le plan physique et, bien entendu, ses parents étaient fabuleusement
riches.
—Tupeuxledire,aricanéKristin.Anthonynes’yestpastrompé.Direqu’elleaeuleculotde
piquersacrisepoursapetitepouffiassedecousine.
Je retenais mon souffle. C’était une chose de savoir qu’elle racontait des horreurs sur mon
compte,ettoutàfaituneautredelesentendre.
—Jen’arrivepasàcroirequ’ellesoitalléecafterAnthonypourcettebagarredébile,alancéune
troisièmevoix.Lefairerenvoyer,c’esttoutdemêmeénorme!
Celle-là, c’était Kendall. Ah, on croyait donc que j’étais allée trouver la proviseure ? Kristin
revintàl’attaque.
—Moi,cequejen’arrivepasàcroire,c’estqueBrendansesoitlaisséprendreàsonnumérode
sainte-nitouche.ElleluiaprobablementdéjàdonnéunebonnecentainedeMST.
Les deux autres ont éclaté de rire. A travers les bruits des robinets, j’ai entendu la voix de
Kendallsoupirerlangoureusement.
—C’estdommage,ilesttropgénial!Tutesouviensquandjemelesuisfaitdanstamaisondes
Hamptonsl’étédernier?
Illogique,sansdoute,maisçam’afaitmal.JesavaispourtantqueBrendann’étaitpasunange,et
ce qu’il avait pu faire avant de me rencontrer ne me regardait en rien… mais tout de même. Et
pourquoijustementKendall,sispectaculaireavecseslongscheveuxblondsrouxetsesjambesde
danseuse?
—Ils’encanaille,ricanaAmanda.Emma,franchement.
—Ellen’estpasmal,aprotestéKendallavecunegénérositésurprenante.
Puis,pournepasfâcherlareine,ellesehâtad’ajouter:
—Bon,riendespécial…
—Kendall,ilseraàtoiavantlesvacancesdeNoël,apromisKristin,satisfaite.
— J’y compte bien ! Il faudra juste que je le passe à l’eau de Javel pour le décontaminer. Ou
alors,tiens,j’iraiavecluisousladouche.
Lesautressesontesclafféeset,avecunehainestupéfiante,Kristinaarticulé:
—C’estunemoins-que-rienetilselasseravite.Amoinsqu’elleneseretrouveencloque,bien
sûr!Jecroisquec’estpourçaqu’elleaquittésonancienlycée:elleesttombéeenceinteetelle
n’avaitaucuneidée,quiétaitlepère.
J’aibaissélatêteenessayantderavalermeslarmes.Laporteaclaquéderrièreelles,leursvoix
joyeusessesontéloignées.Quandj’aiétébiensûrequelavoieétaitlibre,j’aivitepassédel’eau
surmonvisagerougevif,etjesuisalléeencoursàmontour,enmeforçantàgarderlatêtehaute.
J’avaisaffrontépire.Ellesnepouvaientpasm’atteindre,pasàunniveauprofond.Enfinsi,mais
jepouvaisnepaslemontrer.Jeneleurdonneraispascettesatisfaction.Amoidemefaçonnerun
masqueimpassible,etdetenirlecoupjusqu’aucoursd’anglais.
Parmiracle,onnem’interrogeapasuneseulefoisdetoutelamatinée.Sij’avaisétéobligéede
parlerdevanttoutlemonde,jecroisbienquejemeseraismiseàpleurer.
—Jetiensàtedirequejenecroisaucunedesrumeurs,m’aglisséJennsurlechemindelasalle
d’anglais.
—Merci!mesuis-jeécriéeavecreconnaissance.Etmercidemarcheravecmoi.
Elleajetéunregardrapideàlarondepours’assurerquepersonnenenousécoutait.
—Kristinétaitunevraiecopine,avant.Jet’assure,ons’amusaitbien.Elleabeaucoupchangé,
c’estsonobsessionpourAnthonyquil’arendueméchante.Jecroisqu’ilaétésapremièrefois,ça
vousmarque.
Commejenetrouvaisrienàrépondre,elleasoupiré:
—Entoutcas,essaiedenepasprendreçatropàcœur.Laplupartdesautressaventbienqu’elle
dit n’importe quoi. Elle a probablement répandu des rumeurs sur leur compte aussi, un jour ou
l’autre!
— Je ne comprends plus : tout le monde la trouve odieuse, mais elle reste toujours aussi
populaire?
—Ellefaitdesfêtesdémentes,ilsveulenttousêtreinvités.Etpuisçanes’expliquepas,c’estle
genredefillequiatoujourslemondeentieràsespieds.Pourcequisepasseencemoment…s’ils
disent comme elle, je crois que c’est surtout parce qu’ils sont contents qu’elle se soit choisi une
nouvellecible,etquecenesoitpastombésureux.
—Laloidelajungle.
Je suis arrivée en cours d’anglais complètement vidée, même la perspective de retrouver
Brendan ne me remontait plus le moral. J’aurais voulu enfouir ma tête dans mes bras, ne plus
parleràpersonne—dormir,peut-être.Pourmedonnerunecontenance,jemesuisplongéedans
moncahierenfaisantsemblantderéviser.PourlapremièrefoisdepuismonarrivéeàVinceA,ma
têtenes’estpasautomatiquementtournéeverslaportequandBrendanestentré.Jemesuisaperçue
subitementqu’ilétaitassisdevantmoi.Lesbrascroiséssurledossierdesonsiège,ilmeregardait
avecinquiétude.
—Emma,çava?Tuasl’air…contrariée.
—Lamatinéeaétélongue.
Pastrèsconvaincant,jesais.Ils’estcontentédefairelamoueendéclarant:
—Onparleraaudéjeuner.
Puis il a pivoté vers le tableau parce que M. Emerson venait d’entrer en se mouchant
bruyamment. Sérieusement, ce type avait besoin de prendre de la vitamine C, ou des vacances,
parcequ’ildevenaitfranchementignoble.
Dèsquenousavonsposéunpiedhorsdulycée,Brendanavoulusavoircequin’allaitpas.Moi,
jepréféraisnettementnepasentrerdanslesdétails!
— C’est juste… il y a beaucoup de rumeurs qui circulent sur mon compte. Et sur toi, et sur
Anthony,et…c’estdésagréable.Lesgensmeregardent,onparledemoi.Unefoisdeplus.
—Tun’asrienfaitdemal.Qu’est-cequ’onpourraitbiendiresurtoi?
Ilparlaitd’unevoixégalemaisjesentissacolère.Etmoi,j’enavaismaclaquedestensions,de
touteslestensions!About,j’aisoupiré:
—Non,ons’enfiche.Oublieça.
Sijeluiexpliquaistout,ilfaudraitparlerdelarumeurselonlaquellenouscouchionsensemble.
Jemesuraismalsonétatd’espritmais,moi,entoutcas,jemesentaisincapabled’aborderlesujet.
Pasenplusdetoutlereste!
—Allez,insista-t-il,enjôleur.Onadépassélestadedessecrets,non?
Si.Ilavaitraison.Excédée,j’aiprisunegrandeinspirationetj’aidéversétoutcequej’avaissur
lecœur.
— Eh bien, apparemment, la population entière du lycée croit que je couchais avec Anthony.
Enfin,ondittoutetlecontraire,àchacundechoisirlaversionquil’arrange.Soitjecoucheavec
toi,soittuashontedetemontreravecmoi…Ah,j’oubliais,j’auraisaussiquittémondernierlycée
parcequej’étaisenceinte.Cedernierpoint,c’estKristintoutcraché,etjesuisabsolumentcertaine
qu’elleaaussienvoyélavidéotronquéeàlaproviseure.
—Jevois.
Lesmusclesdesamâchoires’étaientcrispés.Ilajouta:
—Etcommentsais-tuqu’ondittoutça?
— Je les ai entendues ce matin aux toilettes. Il y avait Kristin, Amanda et Kendall, qui s’est
d’ailleursvantéed’avoircouchéavectoi.
—Elleenparleencore?
Jenesaispascequej’avaisespéré,undémenti,unéclatderire.Ilsemblaitjustesurprisqu’elle
attachelamoindreimportanceàl’épisode.Lecœurgros,jemesuiscontentéedehocherlatêteet
demarcherunpeuplusvite.Brendanm’ajetéunregardencoin.
—L’étédernier,j’étaisdanslesHamptonsavecdescopains,etilsparlaienttousd’unefêtequ’ils
nevoulaientsurtoutpasrater.J’ysuisalléaveceux,c’étaitchezKristin.Kendallnem’intéressait
pasplusqueça,maiselleinsistaitlourdement.
—Jevois…
Jeserraislesdents.C’étaitbizarre:cerécitmedérangeaitautantquetoutcequej’avaisentendu
cematin.Brendansepenchaversmoi,troublé.
—Jet’enprie,dis-moiquetut’enfiches.
Illâchamamainpourentourermesépaules.
—Jenet’avaispasencorerencontrée.Dis-moiqueçanetedérangepas.
—Çamedérangeunpeu,ai-jeavoué.
—Emma,jemeficheradicalementdeKendall.Jetejure,jen’aijamaisrepenséàelle.Pourêtre
toutàfaitfranc,jen’aimêmepaspenséàellelapremièrefois.Elleétaitlà,voilàtout.
— Je pense que ça m’horripile parce que j’ai entendu ça après avoir trouvé un petit mot dans
moncasier…
Brendans’arrêtademarcher.
—Quelqu’unalaisséunmotdanstoncasier?
—Oui.
—Unmotquidisaitquoi?
Ilsemblaitfurieux.Inquiète,j’aivouluécarterlaquestiond’ungestemaisils’estobstiné.
—Emma,c’étaitquoi?
—Unseulmot:salope.
Jen’avaisencorejamaisvuuneexpressionpareilledanssonregard.
—JevaisavoirunepetitediscussionavecKristin.
—Brendan,non!Onadéjàsuffisammentd’ennuis,çaneserviraitàrien…
Jen’arrivaismêmepasàcachermapanique.
—Kristinestcommeelleest,onn’ypeutrien!Etd’ailleurs,Anthonyaaussibienpulaisserle
papieravantdepartir.
—Peut-être,maisellen’apasledroitdeparlerdetoi.
— Brendan, je t’en prie, oublie ça. Ces histoires m’ont bousculée, c’est vrai, mais c’est fini
maintenant.
—Çamemethorsdemoi:avecmoi,ilsn’osentpas,jem’entiresansdommage;maistoi,ilste
harcèlent…
—C’estparcequelesfillessontdiaboliques.Leslycéennessontdesdémons,sincèrement.
Mondiagnosticluiarrachaunsourire.Sonbeauvisages’adoucit,ilsaisitmesdeuxmainsdans
lessiennes.
—Cettefilleestunetelle…Elles’ingénieàt’empoisonnerl’existence.
—Tantquejet’ai,toi,jepeuxtoutsupporter.
—Cen’estpascommesinousn’avionspasd’autressoucis!
Ilm’aprisecontreluienposantlapaumesurmonmédaillon.J’aifermélesyeux,émueparle
contactdesamain.
—Sijepouvaisrenonceràtoi,jeleferais.Sijepensaisquec’estmieuxpourtoi.
—Non,ceseraitpire!
La seule idée d’affronter une journée sans lui me broyait le cœur. J’ai pris ma voix la plus
persuasivepourinsister:
—Ecoute,s’ilteplaît,nefaisrien.Tôtoutard,ilsfinirontparselasser!
Ilmecontemplauninstantensemordantlalèvre…puisilsemitàriretoutbasenmeberçant
contrelui.
—Jeveuxbien,maisseulementsitum’accordesquelquechoseenéchange.
— Quoi donc ? ai-je demandé avec prudence. Je te préviens : je refuse d’entrer par effraction
dansunepiscinepourfaireduskate-board.
—Tupréféreraissûrement.Non,cequejeveux…c’estquetuviennesavecmoiàcefichubalde
Thanksgiving.
—Quoi?
Ilm’asouriensuivantlalignedemajoueduboutdudoigt.
—Tum’astrèsbienentendu.Jet’inviteaubaldeThanksgiving.
—Maistun’aspasenvied’yaller.
—Effectivement.J’yréfléchissaiscematin.Jenesuisjamaisalléàunedecessoiréesavecune
filleavecqui…avecuneamoureuse.
Jehaussaiunsourcil.
—Uneamoureuse?
— Ne m’oblige pas à tout t’expliquer. Ecoute, j’ai envie de faire passer un message, je veux
montrerauxautrescombienjetiensàtoi.
Cettevoix,ceregard…Emue,j’aitoutdemêmeprotesté:
—Tuimagines:unesoiréeentièreenfermésdansunesalleaveccescrétins?
—Justement!Faisçapourmoi,nemelaissepasseulaveceux.Sionnousvoitensemble,les
rumeursfinirontpeut-êtreparsecalmer.
—Tun’aspastort.
—Tucomprends,s’ilss’enprenaientjusteàmoi,jem’enficherais.Maisjerefusequ’onparle
detoi,turefusesquej’ailleleurdiremafaçondepenser…onestdansl’impasse.Laisse-moiau
moinst’emmener!
—Bon…Trèsbien.Enfin,simatantem’autoriseàyaller.
Il y avait aussi la question de ce que je pourrais bien me mettre ! Un bal à Vince A, c’était
forcémentenrobelongueetdanslecontequ’étaitmavie,iln’yauraitpasdepetitescréaturesdes
bois pour me la coudre. Pas de marraine la fée ! Ashley pourrait peut-être me prêter quelque
chose?
—Génial!Jesuiscarrémentcontentd’yaller,maintenant!
Brendans’adossaàunarbreetjemeblottisdanssesbrasensoupirant:
— Je n’ai pas suffisamment vu Kristin, cette semaine ; une dose supplémentaire vendredi soir
m’aideraàtenirtoutleweek-end.
Iléclataderireetpromit:
—Tunelaverrasmêmepas.Tuserasencabineavecmoicommeunefilledansunevidéode
Jay-Z.
—Iln’estpasquestionquejevienneenBikinietmanteaudefourrure.
—Non?Jesuisdéçu.Alorsunpetitshorttrèscourt?
—C’estunbaldéguisé?
—Non.
—Onestbienaumoisdenovembre?
—Oui,etalors?Jeteréchaufferai,moi.
Du bout de l’index, il souleva mon menton et, cette fois encore, toutes mes angoisses
s’évanouirentdanslenéantdèsquenoslèvressetouchèrent.
Brendanavaitcetalent:sesbaiserseffaçaientlessouvenirscommelepetitappareildesMenin
Black. Nous avons tous deux perdu la notion du temps : au lieu du petit restaurant où il voulait
m’emmener, nous avons dû manger des hot dogs en quatrième vitesse et retourner au lycée en
courant.Monhumeuravaitchangédutoutautout,jeflottaisdecoursencours;celam’aàpeine
dérangéequand,encoursdechimie,j’aisurprislescommentairesdésobligeantsqueKristinfaisait
àsavoisinesurmescheveux.
Disons que ça m’a tout de même un peu agacée. Avec sa peau d’Oompa Loompa, elle se
permettaitdesemoquerdemonlook?Uninstant,j’aienvisagédeluijeterunsortmaisjemesuis
ditque,avecmachance,ilrebondiraitforcémentsurmoi.Detoutefaçon,j’étaisdeplusenplus
convaincuequemondernier(etunique)effortdanscesensn’auraitpasfonctionnésanslaprésence
d’une sorcière expérimentée. Je n’ai donc pas répliqué. J’avais des problèmes plus sérieux que
Kristin.
Aladernièresonnerie,j’aitrouvéBrendanquim’attendaitprèsdemoncasier.Enchantée,jeme
suisécriée:
—Qu’est-cequetufaislà?
—Jem’accordeuneminuteavectoiavantl’entraînementdebasket.
Aïe ! Je n’avais pas pensé à ça. Brendan avait plus ou moins fait renvoyer l’un des meilleurs
joueurs,onallaitnécessairementluidemanderdescomptes!Inquiète,j’aidemandé:
—Ilsvontt’envouloir?
—Non.Personnen’aimaitAnthony.L’équipeauraplutôtenviedemenommercapitaine…dès
quejeneseraiplussuspendu.
Bon,c’étaitdéjàunsoucidemoins.Ilaajouté:
—Alorsjeveuxunbaiser,etensuiteilfautquejefile.
Ilriait.Ilétaittendre,charmant,irrésistible.Jemesuisjetéedanssesbrasenpensantcombien
c’étaitdifficiledesesouvenirquenousétionsaulycée;difficiledenepascéderàdespassions
assezpeuscolaires!
— Je t’appelle ce soir, a-t-il promis en me mordillant le cou. Essaie de rester éveillée après
19heures,pourunefois.
Je me sentais si heureuse que je serais volontiers restée éveillée jusqu’au jeudi suivant ! J’ai
retrouvésurletrottoirAshleyquicommençaitsérieusementàs’impatienter.
—Alors?Tuasdemandé,pourlescousins?
—J’aioublié.Jeleferaidemain,promis.
—Merci!Ecoute,jenel’avaisencorejamaisvud’aussiprès,ilestfabuleux!Laveinequetuas
depouvoirl’embrasser!Etilparaîtqu’ilfaitleDJpourlebal?
—Lesnouvellesvontvite.
— Oui, du moment qu’il est question de Brendan Salinger ! Et puis, ma copine Vanessa fait
partieducomitéd’organisation,c’estellequimel’adit.
Jel’aidévisagée,incrédule.
—Kristinalaisséunefreshmanparticiperaucomité?
—Bon,lamèredeVanessaoffrelebuffet.
Ellesemblaitassezcontrariéeetelleavaitraison;maisvoilà,aulycée,toutserésumaitàdes
rapportsdepouvoir.LamèredeVanessaétaitunchefassezconnu,elletravaillaitdansungrand
restaurantdeManhattan;sacontributionajoutaituncertainlustreàlasoirée,cequiouvraitàsa
fillel’accèsàunévénementdontelleauraitnormalementétéexclue.
— Eh bien, moi, j’irai à la soirée avec le DJ. C’est bien ce que tu allais me demander ? Et
d’ailleurs…
J’ouvrais la bouche pour lui demander de me prêter une tenue quand elle m’a interrompue en
sautantlittéralementsurplace.
— J’y serai aussi ! On est toute une bande à y aller avec Vanessa ! Oh ! Emma, je ne sais pas
pourquoitupensaisquetunepourraispastefaireuneplaceici:tuessortieunefoisavecCiscoet,
maintenant,Brendanenpersonneesttonpetitcopain!Dis,ilfautqu’onaillet’acheterunerobe.
—Jenepeuxpast’enemprunterune?
Elle avait des tonnes de fringues. Et même si elle était plus petite que moi (de partout), je
réussissaisgénéralementàmefaufilerdanssesvêtements.
—Pasquestion,machérie!Iltefautuntrucfabuleux!Onirashopper,ceseragénial.Detoute
façon,jen’aimepluslarobequej’aiachetée,j’enveuxuneautre.
—Bon,attendstoutdemêmequejedemandeàtanteChristine.
Jen’enaipaseul’occasion;àpeinelaclédanslaserrure,Ashleys’estprécipitéeàl’intérieur
enhurlant:
—Alerteshopping!Toutlemondesurlepont!BrendaninviteEmmaaubaldeThanksgivingla
semaineprochaine!
Tante Christine, paisiblement installée à la table de la cuisine, a fermé son livre et retiré ses
lunettes en levant les yeux vers nous. Je me suis hâtée de tempérer la proclamation de mon
infernalepetitecousine.
—Enfin,situesd’accord,j’aimeraisbienyaller…
—Oui,biensûrquetupeuxyaller.
Toujoursassezgênée,j’aiprécisé:
—SamèreobligeBrendanàfaireleDJ,enfait;jeseraisurtoutlàpourluitenircompagnie.On
n’apasdutoutbesoindefairedushopping,jepeuxemprunterquelquechoseàAshley.
Matanteaévaluémesformes,puiscellesd’Ashley.
—Non,machérie,jepensequenouspouvonsfairemieux.NousironschezBendelceweek-end.
—Tuessûre?Çam’ennuiede…
—Absolumentsûre.
Toujoursaussisereine,elleareprissonlivreettournéunepagedesondoigtàl’onglevernide
rose.J’avaisvraimentl’impressiondeprofiterdesagentillesse;honteuse,j’aimurmuré:
—Mercibeaucoup…Jeneméritepas…
— Ma chérie, si, tu le mérites, soupira-t-elle. J’aimerais que tu saches à quel point je suis
heureuse de t’avoir ici avec moi. Cela dit, ajouta-t-elle, si je pouvais faire la connaissance de
Brendanpourdebondansdescirconstancesunpeuplusplaisantes…
—Ilestgénial…
— Je n’en doute pas. Et il me fait l’impression d’un jeune homme auprès de qui tu seras en
sécurité.Ilsembleprêtàsejeterdevantunbuspourtoi.
J’acquiesçaimais,aufond,jen’enmenaispaslarge.Prédestinationoupasprédestination,nous
ne couperions pas au rituel de la présentation aux parents. Ça ne m’ennuyait pas de présenter
Brendanàmatante,bienaucontraire!Monsouci,c’étaitLauraSalinger.Cettefemmemeterrifiait
aumoinsautantquelamalédiction.
18
Incroyable : à la fin de la semaine, les rumeurs commençaient déjà à se calmer. Bien entendu,
Kristincontinuaitàalimenterlemoulinmais,elle,j’étaisrésignéeàcequ’ellemetourmentetoute
l’éternité.L’important,c’étaitquelesautresselassentderelayersesdernièrestrouvailles.Kristin
étaitmadameEleanordestempsmodernes:spécialiséedansladémolitiondesréputationsplutôt
que dans l’assassinat pur et simple. Sa dernière création ? Une rumeur selon laquelle j’aurais
trompé Brendan avec au moins six garçons du lycée Xavier. Inutile de préciser que nous ne
sortionsensemblequedepuisunesemaine,etqu’untelabattageauraitétéphysiquementimpossible
encinqjours.Disonsqu’elleavaitaumoinsleméritedelaconstancedanslabêtise.
Brendan avait sa méthode pour tuer les rumeurs : il s’affichait obstinément à mes côtés. Et ça
marchait.Vraiment,ils’yentendaitànaviguerdansceseauxinfestéesderequins—voussavez,le
genrederequinsquiportentdessacsDior.
Et puis je suis allée chez Bendel… Moi qui ne croyais pas possible de me sentir plus décalée
qu’àVinceA,jemesuisvraimentfaitl’effetd’uneextraterrestrequand,lesamedi,noussommes
alléesm’acheterunerobeavectanteChristine,Ashley,etsamère,matanteJess.Danslemiroirde
lacabined’essayage,j’aidécouvertunepauvrefilletasséesurelle-mêmedansunerobequinelui
ressemblaitenrien.Lesoripeauxdéjàessayéss’amoncelaientautourd’elle.
Des trucs pour les bals de debs. Trop pastel. Trop bouffants. Une des robes était cousue de
nœuds, tellement de nœuds qu’on aurait pu la trouver au comptoir où l’on emballe tout dans du
papiercadeau!Etvuleprixduruban,chaquenœuddevaitcoûterdanslescentdollarspièce.
La robe de cocktail que j’avais sur le dos n’avait pas de frous-frous mais elle était rouge,
couverte de sequins, et dénudait une épaule. Avec un gros soupir, j’ai ouvert la porte pour me
présenteràl’inspectionenronchonnant:
—Dites,cen’estpasparcequ’onestennovembrequejedoismettredurouge.J’ail’aird’une
call-girl.
—Unecall-girltrèstrèschère,alors,apouffématanteJess.
Bienentendu,Ashleyahurléderire.IlafalluleregardleplusdésapprobateurdetanteChristine
pourlesfairetaire.
—Attends!s’estécriéeAshley.Jesaiscequ’iltefaut.
Voyantmonexpression,elleaajouté:
—Fais-moiconfiance!
Jenemesuispassentierassuréepourautant.Jevoyaisd’icicequ’elleallaitmerapporter:du
rosebonbon.Parpitié,aumoins,qu’elleévitelestrass!
—Repassecelle-cipourvoir?
TanteJessvenaitdetirerdelapileunemeringueàlajupebouffante,étincelantedeblancheur.De
plus en plus hostile, je me suis enfermée pour l’enfiler. En ressortant pour me montrer, j’ai
bougonné:
—Jeressembleàunebouledeneige.
Etmacicatricesevoyaitplusquejamais.Pourquoinecousait-onpasdemancheslonguesaux
robes du soir ? Pourquoi avaient-ils décidé d’organiser un bal « habillé » ? Pourquoi, mais
pourquoinepouvais-jepasporterunjeanetmonchemisiernoir!
NettementplusperspicacequematanteJess,quecettesortiesemblaitbeaucoupamuser,matante
Christinemeglissa:
—Nousteprendronsdesgants.Tusaisbien,cesgantsqu’onmetpourl’opéraetquimontent
jusqu’auxcoudes.
Ouf ! Brendan savait, pour l’accident, mais il n’avait pas encore vu ma vilaine cicatrice. J’ai
remerciématanted’unsourireetjesuisretournéedanslacabinepourretirermapiècemontée.Je
medemandaissij’avaisledroitdemerhabillernormalementquandonafrappéplusieurscoups
irréguliers à la porte. En ouvrant, je me suis trouvée nez à nez avec Ashley. Ou plutôt avec une
énormepilederobessoutenueparlespetitesjambesd’Ashley.Ettouteslesrobesétaientnoires.
—Oh!Ash!Jet’adore!
Là,tanteChristinen’étaitplusd’accord!
—Lenoir,c’estpourlesvieillesetlesveuves.Atonâge,ilfautporterdescouleursgaies!
—Tupeuxparler!
C’était sorti tout seul. J’ai ouvert des yeux ronds, choquée par ma propre insolence. Tante
Christineétaitveuveet,techniquement,elleétaitvieilleaussi…maislacouleurdominantedesavie
était le rose ! Tante Jess s’est écroulée de rire ; franchement, par moments, je la trouvais plus
gaminequesafille.Avecbeaucoupdedignité,tanteChristineacontemplésontailleurfuchsia,puis
elleaconcédé:
—Tun’aspastort.Mafoi,leplusimportant,c’estqu’Emmasesenteàl’aise.Voyonscequetu
nousapportes.
Nous avons accroché les robes dans la cabine, et mon regard s’est tout de suite braqué sur un
modèlesansmanches,avecunbustieretunejupedetulleartistementdéchiquetée.Elleétaitàlafois
classiqueetoriginale,jel’adorais.Jel’aiimmédiatementenfilée;enmetournantpourqu’Ashley
puisseremonterlafermetureEclair,j’aicroisélesdoigtsetespéréqu’elleseraitaussigénialesur
moiquesurlecintre.
Oui!Phénoménale!
—Jevoudraism’habillercommeçatouslesjours!
Euphorique, je tourbillonnais sur moi-même, faisais la révérence au miroir. Cette fois, mon
reflet m’enchantait. J’avais toujours vécu en jean ; l’autre grande occasion de mon existence, le
mariagedemamèreavecHenry,m’avaitjustevaluunerobebaindesoleiljaunepâle(ilss’étaient
mariésàlamairie).Dansunangledumiroir,j’aperçustoutàcouplevisagedetanteChristine.Elle
souriait,maisellesetamponnaitégalementlesyeuxavecunmouchoirrose.Horrifiée,jemesuis
écriée:
—Tupleures?Çat’ennuievraimentquejemettedunoir?
—Machérie,non!C’estjustequequandtuesarrivée,tuétaissi…Tut’estellementépanouie,et
jesuissicontentedetevoirheureuse.
Les larmes aux yeux, j’ai enjambé une robe vert menthe pour serrer ma tante dans mes bras.
Ashleyestintervenueavecautorité:
—O.K.,c’estfini,onnepleurepassurlespelures.Emma,j’aidesescarpinsquiserontparfaits
avectarobe.
Cesoir-là,dufonddemonlit,j’ailonguementcontempléLArobesuspendueaureversdema
porte. Pour le grand soir, j’aurais les escarpins d’Ashley (pour les chaussures, nous faisions
vraiment la même pointure), une étole à tante Jess, et des gants et des boucles d’oreilles que
m’offraittanteChristine.Çamedérangeaitdemel’avouermais,enfait,j’étaistrèsexcitéeàl’idée
d’entrerdansunesoiréeaubrasdeBrendan.Jemesuisendormieaveclesourire.
Lelendemain,j’aisuenouvrantlesyeuxqu’Angeliqueavaitannulésonsortdeprotection.
Cerêve,jenem’ensuissouvenuequeparcequeAngeliquem’avaitproposédetenirunjournal,
pour noter chaque détail de mes aventures nocturnes avant qu’elles ne sombrent dans mon
subconscient.Cettefois,j’étaisassisedanslacuisinedenotreanciennemaison,faceàEthan.Surla
tableentrenous,ilyavaitunesorted’échiquier.Ethanm’expliquaitlesrèglesdujeu;ilavaitdû
melesexpliquerdéjàplusieursfoisparcequ’ils’énervaitquejen’aiepasencorecompris.
Ilrépétait,enmemontrantlescarréssombresduplateau:
—Mais,Coccinelle,situprendscechemin,ceseraplusdifficiledegagner.
—C’estcecheminquejeveux.
En disant cela, j’ai plaqué mon médaillon sur l’un des carrés noirs. Le plateau ne cessait de
changer, il était en pierre, puis en bois, puis en mosaïque ou en verre, mais je m’obstinais à
maintenirmonpendentifàlamêmeplace.Etj’aidit:
—Jemefichequecesoitplusdifficile.
—Tupourraisperdrelapartie,meprévintmonfrère.Tupourraistoutperdre.
—Jem’enfiche.
—C’estdangereux,Emma.Tunepeuxvraimentpast’éloignerdelui?
—Jenepeuxpas.
—Bon.Situtiensabsolumentàenpasserparlà,toutdépenddelui,maintenant.Illuifaudraune
déterminationàtouteépreuve.
Lesyeuxbrunsd’Ethan,sisemblablesauxmiens,mefixaientavecuneintensitéinsoutenable.Il
insista:
—Ilestassezfort?Tuesvraimentsûredetoi?
—Jecrois,oui.
Jehaussailesépaulesavecdésinvolture.Implacable,Ethanlança:
—Ilnesuffitpasdecroire.Tudoisêtreplusforte,vousledeveztouslesdeux.Cen’estpasun
jeu.
Acesmots,l’échiquierdisparut;nousn’étionsplusdanslacuisinemaisdeboutdanslaroseraie
demesrêves.
—Ildoitêtrefort.Vousneverrezrienvenir.Ildoitêtreprêtàtoutrisquer.Illesera?
Commejelecontemplais,interdite,ilouvritlabouchepourajouterquelquechose…etsemità
chanteruntubedeMadonna.Touts’effaça;sousmespaupièreslourdes,jecontemplaisunemince
tranchehorizontaledemachambreàNewYork;monradio-réveildiffusaitBorderline.Mamain
s’est abattue sur le bouton, j’ai fermé les yeux très fort en m’efforçant de retomber dans mon
rêve…maisils’étaitévanoui.
Je n’ai pas ressenti la panique habituelle. Au contraire, bizarrement, je me sentais plus
déterminée, comme si la malédiction n’était qu’un obstacle comme un autre : un obstacle que je
pourraissurmontersijeparvenaisseulementàdéchiffrercesavertissementssiobscurs.
Brendan était reparti pour Westchester vendredi, juste après les cours ; il écumait toujours la
bibliothèquedesongrand-pèreàlarecherchedetoutcequipourraitnouséclairersurlalégende
d’Aglaeon. Il avait prévu de revenir le dimanche pour me sortir — un vrai rendez-vous
d’amoureux. La plupart des couples de notre âge s’efforçaient de trouver un équilibre entre leur
scolaritéetleurviesentimentale;nous,nousdevionsjonglerentrelessortiesàdeuxetlesgrandes
révélationsoccultes.
—Amonretour,jeveuxfaireleschosesdanslesrègles,avait-ilditautéléphone.Jusqu’ici,je
suisunpetitcopainlamentable.
J’avaisbeauluirépéterlecontraire,rienn’yfaisait.
— Laisse-moi m’occuper de toi ! Je veux qu’on se voie tranquillement, sans ragots, sans
malédictions;riend’autrequetoietmoi,ensemble.
Ce dimanche-là, nous sommes donc sortis selon une tradition très new-yorkaise : pour un
brunch.Quandj’aivulesprixmentionnéssurlemenu,mesyeuxsontdevenusaussirondsqueles
bagelsfraisempilésdanslacorbeille.
—Ilsfontlesmeilleurseggs Benedict de New York, affirma Brendan en tartinant du fromage
fraissurunbagelausésame.
Toutbas,jemesuisditquepourtrente-cinqdollars,ilspouvaientaussioffrirletaxiduretour.
Touthaut,j’aidûavouerqueleseggsBenedictétaientextraordinaires.Jelesaiadorés,etj’aiadoré
Brendanencoredavantage.Jenel’avaisencorejamaisvuaussidécontracté,ilsemblaitprendreun
plaisirénormeàêtrejusteungarçoncommelesautres,desortieenamoureux.Nousavonsparlé
non-stop, sans jamais évoquer un seul de nos problèmes. Tout en l’écoutant m’expliquer avec
enthousiasmequ’ilallaitpeut-êtredécrocheruneplacedeDJdansunnouveauclub(tantqu’ilne
consommait pas d’alcool sur place, ils se fichaient qu’il soit mineur), j’ai décidé de ne pas lui
parlerdemondernierrêve.Pourquoigâcherunaussibonmoment?
Ensortant,surletrottoir,j’ainouéimpulsivementlesbrasautourdesataille.C’étaitsistupéfiant
de pouvoir toucher Brendan, l’inaccessible icône, chaque fois que j’en avais envie ! C’était
vertigineux,ilmevenaitparfoisdesenviesderéagircommeAshley,entrépignantetensautantsur
place!
—Mercipourcebrunch.
Mavoixs’étouffaitdanssonblouson.Ilaeuunpetitrireenmeserrantcontrelui.
— Tout le plaisir était pour moi. Je veux faire plus de trucs comme ça avec toi. Au fait ! Je
voulaistedemander…
Commejeleserraistoujoursdansmesbras,ilm’adoucementtiréeparleblousonpourpouvoir
voir mon visage. J’ai résisté en pressant ma joue contre sa poitrine. Je n’avais pas envie de le
lâchersivite!
—Quoidonc?
— Mes parents voudraient te rencontrer. Officiellement, ou en tout cas autrement que dans le
bureaudelaproviseure.C’estO.K.pourtoi?
Jemesuisfigée.Unamourprédestiné?Jepouvaisgérer.Unemalédiction?Sansproblème.Des
rumeurshorriblesetdesennemisaulycée?Jepouvaisréglerçaavantlepetitdéjeuner.Amadouer
LauraSalinger,enrevanche…Insurmontable!Inquiète,j’aidemandé:
—Ilssontaucourant,pournous?
— Emma, bien sûr qu’ils savent qu’on est ensemble ! Pourquoi crois-tu qu’ils veulent te
rencontrer?
Ilfaisaitsemblantdenepascomprendre.Acontrecœur,j’airelâchémonétreinteetjemesuis
plantéedevantlui.
—Tusaistrèsbiencequejeveuxdire.Pourtamère,ladernièrefois,j’étaisjusteunefilledeta
classequetuasdéfendueparcequ’elleallaitsefaireassommer.Depuis,tuleurasdit…lereste?
Brendanpoussaunbrefsoupir.
—Ilssaventcequenouspensons,oui.Mongrand-pèreleuratéléphonéhiersoiretilleuratout
dit.
J’aienfouimonvisagedansmesmains.
—Maispourquoi?Jeneveuxpasqu’ilsmevoientcommetonticketpourl’enfer!
Uneidéesubitem’afrappée;j’airelevélatête.
—Ilsétaientcommentavectesprécédentescopines?
Ceregardnoir!Manifestement,jevenaisdelevexer.
—Emma,sérieux,tucroisvraimentquej’aidéjàamenéunefilleàlamaisonpourlaprésenterà
mesparents?
Ben…oui,biensûrquejelecroyais!Brendanétaitlegarçonleplusdésirabledelaplanète.Il
m’assurait que Kendall n’avait pas compté pour lui et je voulais bien le croire, mais un jour ou
l’autre, une fille plus dégourdie que la moyenne avait bien dû réussir à se faire inviter chez les
Salinger!
—Ecoute,jeneleurprésenteraispasn’importequi.Lesfillesavanttoin’étaientque…Justedes
filles.
—Trèsbien,jetecrois.
Nousavonsreprisnotrechemin.J’aicherchéunsujetdeconversationquiluiferaitoublierce
projet;envain.
—Emma,allez…
Ilaattrapéauvollacapuchedemonblouson,m’agentimentattiréecontrelui.Evidemment,j’ai
fondudèsquemajouearetrouvésaplacecontresapoitrine.Jel’aisentiposerunbaisersurmes
cheveux;ilamurmuré:
—Ilstetraiterontcommemapetiteamie,voilàtout.Mêmesinoussavonstouslesdeuxquetues
beaucoupplus.
Sesbrassesontresserrésautourdemoietilaajouté:
—Etparlamêmeoccasion,jevoudraisrencontrertafamille.Tuvoisqu’ilm’arrivedevouloir
faireleschosesdanslesformes.Onorganisequelquechose?
J’aihochélatête.PuisquetanteChristinetenaitàlerevoir…
—Jeviendraidéjàteprendrevendredisoirpourlebal,ettatantepourram’interrogersurma
moralitéetmesintentions.
Ilmefitunlargesourire;malgrémoi,jemesuismiseàrireenmedégageantdesesbras.
—Onferaitbiend’yaller,lefilmcommencedansunedemi-heure.
Lecinémasetrouvaitàvingtblocsaumoins.Biendécidéeànepasêtreenretardpourunefois,
jemesuismiseàmarcherd’unpasvif.Lecarrefourétaittoutproche;endescendantdutrottoir,
j’aitenduinstinctivementlamainpourprendrecelledeBrendan.Mongesten’arencontréquele
vide.Surprise,jemesuisretournée;àlatraîned’unebonnedizainedemètres,ilconsultaitquelque
chosesursonportable.Ilm’alancé:
—Sinousleratons,ilyauneautreséancedansuneheureetdemie.
—Maisviens!Disdonc,pourunsportif,quelfainéant!Onpeuttrèsbienarriveràtemps!
Jetraversaisàreculons,toujourstournéeverslui.Ilarelevélatêteenmesouriant…puisson
regardachangé.J’auraismêmejuréqu’ilchangeaitdecouleur.
—Emma,attention!
Ilacriémonnomunenouvellefoisenjetantsasacocheloindelui;ils’estprécipitéversmoià
unevitessestupéfiante.D’instinct,j’aitendulesmains,jel’aisentisaisirmonbras,ilm’atiréeàlui
d’unesecoussesibrusquequej’aicruquemonépaulesedisloquait.Monpiedaheurtéleborddu
trottoir,l’espaceabasculéautourdemoietj’aipercutélepavé,lesmainsenavant.
Un rugissement de moteur, un grand souffle, le bruit assourdissant d’un Klaxon… Le taxi qui
fonçaitpourpasseràl’orangem’amanquéedequelquescentimètres.Souslechoc,jesuisrestée
immobile,àplatventresurletrottoir,ensentantmespaumescommenceràmebrûler.
Brendans’estaccroupiprèsdemoi,lebrasautourdemesépaules.
—Emma,çava?
—Oui…oui.
Pourlapremièrefois,Brendansemblaitdépasséparlesévénements.
—C’estgrave?Montre-moi.
Avecautantdeprécautionsquesij’étaisunefigurinedeverrefilé,ilm’aaidéeàmerelever.J’ai
regardémesmains;mespaumessemblaientêtrepasséessurunerâpe.
—Jesuisdésolé,Em.Jet’aitiréetropfortet…
—Dequoiest-cequetut’excuses?Sanstoi,jeseraisunebossesurlepavé.
Untremblementnerveuxs’installaitdansmesjambes.Jecommençaisàprendreconscienceque
jevenaisd’échapperàlamort,etdejustesse!Avoirsonvisage,Brendanpensaitlamêmechose
quemoi.Toutpâle,ilestallécherchersasacoche,enatiréunebouteilled’eauet,avecprécaution,
ils’estmisàverserunfiletsurmesmains.Çafaisaitunmaldechien.Instinctivement,j’aireculé…
etunedouleurhorribleasurgidansmachevilledroite.
—Jecroisquec’estfoulé!
—Emma,jesuistellementdésolé…
Complètementdésemparé,ilmeregardaitsautillersurmonpiedgaucheengrimaçant.About,
j’aicrié:
—Maisarrêtedet’excuser!Tuviensdemesauverlavie!
—C’estunefaçondevoirleschoses,a-t-ilrépliqué.Uneautreseraitdedirequec’estàcausede
moiqu’onenestlà.
— On en est là parce que nous sommes à New York. Ce n’est pas moi qui vais t’apprendre
commentconduisentlestaxisnew-yorkais.
Jeprenaisunpetitairsupérieurenespérantlefairesourire,maisilasecouélatête,abattu.J’ai
insisté:
—Allez,Brendan!
J’aiposélamainsursajoue…etfaitunenouvellegrimace.Iln’avaitpasdûserasercematin.
D’untonsévère,j’ailancé:
— Pas de grand trip de culpabilité, je te prie. Ce n’est pas ta faute. Il n’est pas question de la
malédictiondesSalinger.
Rienàfaire,ilfuyaitmonregard.Sesyeuxvertsrestaientfixéssurmespaumes,ilétaitlivideet
semblaitcomplètementdésespéré.
—Jesuiscommeunebombeàretardement…
—Etpasdemélononplus.Siunpigeonmefaitsurlatête,tuprendrasçasurtoiaussi?
—Çanetetueraitpas.
—Cen’estpassûr.Tuasregardélespigeonsquevousavezici?
Toujoursrien.Jecommençaissérieusementàm’énerver.
—Ecoute,jetelerépète:tuviensdemesauver.Pourladeuxièmefois.Cetaxi,jenel’aimême
pasvuvenir!
Maproprephrasefitcommeunéchodansmatête:pasvuvenir…vousneverrezrienvenir…
—Oh!Non…
—Quoi?Emma?
—Brendan…Tucroisque…c’étaitça?
Je fis un geste vers l’asphalte où j’avais failli finir en ligne jaune. Brendan me dévisageait,
perplexe.
—Dequoiest-cequetuparles?
—Maisécoute!Disonsquetuasraison,disonsquelamalédictionvientdefrapper.Etsic’était
ça,legranddangerprédestiné?Etsituvenaisdelecourt-circuiter?
Iln’eutaucuneréaction.Sonbeauvisageétaitcommefigédanslapierre.
—Impossible.Çanepeutpasêtreaussifacile.
Jemesuismordulalèvre.
—Jedoistedirequelquechose,maisilnefaudrapasm’envouloirdenepast’enavoirparlé
plustôt.Voilà:j’aifaitunautrerêve.Monfrèrem’aplusoumoinsprévenuequ’ilallaitsepasser
quelquechose,etilajustementemployécesmots-là:Vousneverrezrienvenir.
—NomdeDieu,Emma!Ilfallaitmelediretoutdesuite!
—Onétaitsibien…C’étaittellementbondemesentirnormale…
Je baissais les yeux, gênée et aussi très triste. Avec une douceur bouleversante, il a pris mon
visageentresesmainsenmurmurant:
—S’ilteplaît,nemecacherien.Ilyaeuautrechose?
—Unechose,oui.
Ilfermalesyeux,prituneinspirationetplongeadenouveausonregardtroublédanslemien.
—Bon,vas-y.Dis-moitout.
—Jecroisbienquejesuisunesorcière.
Ilm’avaitfalluducouragepourl’avouer.Jenesaispasàquelleréactionjem’attendais.Pasàcet
énorme éclat de rire, en tout cas. Que je n’ai pas apprécié. Même si ça faisait dix minutes que
j’essayaisd’arracherunsourireaucoupable!
—Emma,tutraînestropavecAngelique!
Sanscesserderire,ilm’embrassagentimentlescheveux.Furieuse,jetapaidupied,etpiaillai
aussitôt de douleur : dans le feu de l’action, j’avais oublié ma foulure. C’était tout de même
horripilant!Lesamantsmaudits,iladmettaitsansproblème;maisl’idéequej’aiepuhériterd’un
brindepouvoirsurnaturel,iltrouvaitçacomique?
— Ecoute, reprit-il, nous avons découvert des choses stupéfiantes, il y a de quoi déstabiliser
n’importe qui. Et les filles du lycée n’arrêtent pas de te persécuter, on se croirait au procès des
sorcièresdeSalem,alors…
—Pasdutout,cen’estpasça!Sijepensequejesuisunesorcière,c’estparceque…Ehbien,
Angeliquel’avaitsenti.Elleaeuraisonpourtoutlereste!Etj’aifaitsoufflerleventenjetantun
sortilègechezelle.
Enquelquesmots,jeluiaidécritlascène.Ilsemblaittoujoursaussisceptique.
— C’est arrivé quand Angelique était près de toi. Ça m’étonne qu’elle en soit capable, mais
c’étaitprobablementelle,pastoi.
Ilamêmefaitungestedésinvolte,commepourécarteruneidéeabsurde.
—Si,c’étaitmoi!
—Bon,onenparleraplustard.Tachevilletefaittrèsmal?
Ilcherchaencoreàmeverserdel’eausurlesmains.Jelerepoussaiaveccolère.
—Pourquoiest-cequetuveuxbiencroiretoutlereste,etpasça?
—Jetrouvejusteplusurgent…
Cetonraisonnable!Cettefois,jesuisvraimentsortiedemesgonds.
—Nechangepasdesujet!C’esttoiquirépètestoujours:pasdesecrets.
—Ehbien,tuavaisraisontoutàl’heure!
Ilavaitcriéàsontour,horsdelui.Saisie,j’aieuunmouvementderecul.Jenel’avaisencore
jamaisvudanscetétatderagecontremoi.
—Moiaussi,j’aipeut-êtreenviedecroire,pendantuneseconde,qu’onestnormaux!J’aipassé
une partie de mon week-end à faire des recherches sur cette malédiction, j’ai lu et relu la même
histoire,encoreetencore…
Sa voix tremblait ; il passait nerveusement la main dans sa tignasse. Bref, il avait perdu le
contrôle.
—J’ailulejournalintimedemonaïeul,jesaiscequ’ilaenduréquandilaperduConstance.
J’ai entrevu ce que je pourrais souffrir, moi aussi ! Alors je voulais juste être heureux avec toi
aujourd’hui,sansqu’ilsoitquestiondetecondamneràunemortprécoceoubienàdevenirlacible
de toutes les petites garces du lycée. Sans devoir te tirer de sous les roues d’un taxi fou, ou
découvrirquetuesunesorcièreetmoiun…Jenesaismêmepas!Undémonpeut-être.Pourquoi
pas,puisquejenet’apportequedumalheur!
J’aireculé,profondémentblessée.
—Ettucroisquecen’estpasdurpourmoi?
—Jen’aipasditça.
—Jen’aipascherchécequinousarrive.
Amèrement,j’aicroisélesbras;soudain,jenesentaisplusmesmains.
—C’estmaviequiestenjeu,paslatienne!
Acesmots,lacolèredeBrendanestretombéed’uncoup.Ilafaitungesteversmoi,contrit…et
j’aireculéencore.Pourlapremièrefois,jerefusaisqu’ilmetouche.
—Emma,non,pardonne-moi.Jen’auraispasdûcrieret…
Je me suis détournée. J’aurais aimé le planter là et m’en aller, mais je n’ai pas pu. Et pas
uniquement parce que je pouvais difficilement assumer une heure de marche sur une cheville
foulée:quelquechoseenmoiaprotesté,jen’aipasréussiàfairelepasquim’éloigneraitdelui.
—Jeregrette,Emma.Jeseraiplusfort,jetelepromets.
J’avaistrèsenviedem’accrocheràmacolère.Dansunsens,j’auraistrouvéçaplusfacile,mais
le regard vert de Brendan était si triste que je n’ai pas pu continuer à lui en vouloir. Cette fois,
quandilm’aouvertlesbras,jemesuisblottiecontrelui.
Toutencaressantmescheveux,ilamurmuré:
— Je passe mon temps à te défendre ou à te faire des excuses. Il m’arrive de temps en temps
d’êtrenormal,jetelejure!Ouentoutcaspasaussinul.
— Tu n’es pas nul du tout… Rien n’est simple pour nous. Ce n’est pas comme s’il existait un
moded’emploi!
—C’estjusteques’ilt’arrivaitquelquechose,jenemelepardonneraisjamais.
Ilm’aserréeplusétroitementcontrelui,j’aisentilaforce,l’énergiedesoncorpsélancé.Sije
pressaisassezmonvisagecontresonblouson,j’allaisentendrebattresoncœur.
—Emma,jet’aime.Jepeuxledire?Cen’estpastroptôt?
Mon cœur en frissonna. Nous savions tous deux que ce qui nous arrivait — l’amour — mais,
jusque-là,nousn’avionspasencoreprononcélemot.J’ailevélesyeuxversBrendan,j’aivuson
visagetransfiguréparlatendresse.Commeunécho,j’aimurmuré:
—Jet’aime…
Ilaprononcémonnomtoutbasetils’estpenchépourm’embrasser,unbaiserlong,tendreet
nostalgique.Etquandnousnoussommesécartésl’undel’autre,nousn’étionsplustoutàfaitles
mêmes.
—Ehbien…Jecroisquejevaisrencontrertatanteunpeuplustôtquejenem’yattendais.
Commejeleregardaissanscomprendre,ilaprécisé:
—Iln’estpasquestiondeterenvoyerchezelleaveclesmainsensangetunechevillefoulée.Je
veuxluiexpliquercequis’estpassé.
J’aifailliprotester;maisilavaitraison,biensûr.
—Bon,allons-y,ai-jeadmisdansunsoupir.Oùestlemétroleplusproche?
—Sionprenaitplutôtuntaxi?Tacheville.
—Maisnon,jevaistrèsbien.Jesuiscool.Regardemadémarchedemaquerelle!
Ils’estmisàrire,maisilatoutdemêmefaitsigneàuntaxietilm’asoulevéecommeunbébé
pourmeposersurlabanquette.Letrajetétaitassezlong,j’aieutoutletempsd’évaluerlasituation
et j’ai perdu toute envie de rire. Ça me gênait vraiment d’emmener Brendan chez tante Christine
sans prévenir. Je la mettais devant le fait accompli, je profitais encore une fois de sa gentillesse.
J’ai essayé de l’appeler, mais elle n’a pas répondu. Le pire scénario serait qu’elle soit sortie, et
qu’elletrouveBrendanchezelleenrentrant.Qu’est-cequ’elleiraitpenser?
Letempsd’arriveràl’appartement,machevillemefaisaitvraimentmal.Englissantmaclédans
laserrure,j’aientendulatélé;matanteétaitdoncàlamaison!Nousl’avonstrouvéedanslesalon
en train de regarder un montage des interventions policières les plus hallucinantes dans tous les
paysdumonde.Maintenantqu’ellesavaitseservirdesonlecteur,matantesicultivéesepassionnait
pourcequelatéléavaitdeplustrash.Allezcomprendre!
C’estlàqueBrendanamontrétoutelavaleurd’uneexcellenteéducation.Toutenmesoutenant
discrètement,ilatendulamaindroiteàmatanteetexpliqué:
—Bonsoir,madame.JesuisBrendan.Pardondenepasnousêtreannoncés.Nousavonsessayé
detéléphonerpourvousprévenirquenousarrivions.Jesuisdésolé,jevousrencontreencoreune
foisdansdescirconstancesdésagréables…Emmaaeuunpetitaccident.
Un peu lassée par tant de savoir-vivre (ma cheville me faisait vraiment un mal de chien), j’ai
bougonné:
—Tuparlescommesij’étaisincontinente.Jesuistombée,voilàtout.
J’aimontrémespaumes.Matanteaposésurnousunregardmédusé,avantdebondirpourfiler
àlasalledebains.Letempsquejelarejoigneàcloche-pied,l’eauoxygénéeétaitdéjàsortie,avec
toutunjeudepansements.
—Jetejure,cen’estpasgrave…
Les lèvres serrées, elle s’est mise à presser délicatement sur mes paumes des compresses
saturées d’eau oxygénée. Dans le but de la rassurer (et aussi parce que je n’avais pas l’habitude
qu’onsoitauxpetitssoinspourmoi),j’aiprotesté:
—Jepeuxlefaire!Sérieusement,tanteChristine,çaauraitpuêtrebienpire.Untaximefonçait
dessus;sanslaprésenced’espritdeBrendan,ilm’auraitpercutéedepleinfouet.
Sansunmot,ellem’atenduleflacond’eauoxygénée;j’enaiverséunpeusurmesplaies,en
détournant la tête pour qu’ils ne me voient pas grimacer. Ma tante a recouvré ses couleurs et sa
voixenmêmetemps.
—Cestaxissontunecalamité!L’und’entreeuxafaillimerenverserdevantBarneys,justeavant
Noël.
J’ai jeté un regard appuyé à Brendan comme pour lui dire : « Tu vois ? Ça arrive à tout le
monde!»—regardqu’ilachoisidenepasrelever.J’aiajouté:
—Vraiment,j’aieudelachancequeBrendanaitdesibonsréflexes.
Pourlapremièrefois,tanteChristines’esttournéeverslui.Restédanslecouloir,ilsedévissait
lecoupoursuivreledéroulementdessoinspar-dessussonépaule.
— Mais oui ! Brendan, dit-elle en lui tendant la main. Heureuse de te revoir dans un contexte,
disons,différent.Jeteremercied’avoirprissoindemanièce.
—Jevousenprie.Jevousremercied’avoirpermisàEmmadepasserlajournéeavecmoi.Et
aussidel’autoriseràveniràlasoiréedulycée.
Brendan devenait carrément charismatique, quand il était sur le mode séduction. Dès qu’il se
tournaversmoi,enrevanche,sonsourires’effaça:jevenaisderetirermabotteetmachaussette,
etmachevilletraumatiséeressemblaitàunPicassopériodebleue.
—Oh!Em,çadoittefairesouffrir!
D’une enjambée, il est venu s’agenouiller près de moi pour tâter ma cheville avec précaution.
Parchance,jem’étaisoffertunepédicurelaveilleausoir.
—Essaiedebougertonpied…
Jefiscequ’ilmedemandait.Ensuite,ilvoulutquejeremuelesorteils.Soulagé,ilconclut:
—Jenecroispasqu’ilyaitdefracture.
Touchée par son inquiétude, je lui souris… et basculai tout au fond de ses yeux verts
hypnotiques…Unlonginstantplustard,nousavonsprisconscienced’unautreregard:celuique
matanteposaitsurnous.Aussitôt,Brendanarepriscontenance.
—Jenesuispasmédecin,biensûr,a-t-ilditaprèss’êtreéclaircilagorge,maisjemesuiscassé
lachevilleaufootetj’aivupleindeblessuresaubasket;ilmesemblequelecasd’Emman’estpas
tropgrave.Unpeudeglace,peut-être?Bien,jevaisvouslaisserenfamille.Jesuiscontentdevous
avoirrencontrée,madameConsidine.
Avecunsouriretoutsimplementangélique,ilaserréunedernièrefoislamaindematante,m’a
lancé un clin d’œil, et s’est éclipsé. Le déclic de la porte d’entrée m’a semblé très bruyant, vu
l’épaisseur du silence. Les bras croisés, ma tante me dévisageait par-dessus ses verres à double
foyer.
—Tantderavagesrienqu’ent’écartantdelarouted’untaxiemballé?
—Maisoui,jet’assure!JesuisdescenduedutrottoirenmeretournantpourparleràBrendan;
le taxi est passé à l’orange, à toute allure. Brendan m’a attrapée et tirée en arrière, mon pied a
cognéletrottoir.Regarde!
Pourappuyermesdires,j’exhibaimabottebarréed’uneprofondeéraflureauniveaudesorteils.
—D’accord,machérie,d’accord.Jevoulaisjusteêtresûre…Tucomprends,jemefaisdusouci
pourtoi.Onnepeutpasdirequetuaieseulesmeilleursmodèlesmasculins.
—Justement,j’aiunradartrèsaiguisépourdétecterleslosers.S’ilyaunechosequinedoitpas
t’inquiéter…
Apparemment rassurée, elle s’est mise à coller de petits pansements un peu partout sur mes
paumesensoupirant:
—C’esttoutdemêmeinsensé:depuisquetuconnaiscegarçon,descatastrophesseproduisent.
—Hé!Cen’estjamaislui,lacatastrophe!
Voyantquej’étaisprêteàmefâcher,matantes’esthâtéedefairemachinearrière.
—Non,tuasraison.Jetrouvejustequ’ilsepassebeaucoupdechoses,cesdernierstemps.
—Beaucoup?Deuxfois,seulement.Cen’estqu’une…coïncidence.
Jemebraquais,surladéfensive;c’étaitinjusteenversellemaisjen’ypouvaisrien.Elleahésité,
puiss’esttoutdemêmedécidéeàdirecequ’elleavaitsurlecœur.
—Franchement,vousm’inquiétez,touslesdeux.Entrevous,çaal’airbiensérieuxpourdeux
adolescentsquisortentensembledepuis,quoi,unesemaine?
J’ai pensé : deux adolescents qui s’attendent depuis près de mille ans. En espérant la faire
sourire,j’ailancé:
—Nousnousconnaissonsdepuisdesannées,c’esttoiquimel’asdit.
—Çanecomptepas,a-t-ellerépliquétrèsfermement.Tul’asrencontréàtonarrivéeàVinceA.
Jetrouvequec’estunpeurapidepourdonnersoncœur.
—Tunedoispasnonplustefairedesoucipourça.Jemaîtrisemesémotions,jet’assure.
J’essayais de parler aussi fermement qu’elle, sauf qu’elle avait raison : c’est tout juste si je
n’avaispasoffertmoncœuràBrendansurunplateau.
Ellem’atoiséeavecméfiance.
—Tunevaspasteretrouverenceinte,oufuguer,outemarierencachette,ou…?
—Jet’enprie!Fais-moiunpeuconfiance!
Horriblementgênée,jemesuiscachélevisagedanslesmains;résultat,undemesmorceauxde
sparadraps’estcolléàmonmenton.Enfin,enfin,matanteabienvouluparlerd’autrechose.
—Bon,voyonscettechevilledeplusprès,àprésent.Avecunpeudechance,iltesuffiradela
banderettupourrasporterdestalonsvendredisoir.
L’orage était passé. Lasse, tout à coup, j’ai contemplé mes paumes et leur quadrillage de
pansements.
—Etpuisj’auraidesgants.Merci,tanteChristine.
Maladroitement,jemesuishisséeenm’accrochantauporte-serviettes,etmesuisdistraitement
dirigéeversmachambreenboitant.
***
Bienplustarddanslasoirée,aprèsunéchangeserrédemessagesavecAngelique(toujoursaux
prisesavecsagrippe),jemesuismiseaulitpourétudierlesitedumagazinePeopleàlarecherche
d’idéesdecoiffurespourvendredi.Commemonoutillageserésumaitàunebrosse,unferetun
séchoir,mesoptionsétaientassezlimitées.
J’aiajustélesacdeglacesurmacheville(heureusementdéjàmoinsenflée),etj’aioubliémes
cheveuxpourpasserenrevuemajournéeavecBrendan.Unejournéesévèrementabrégéeparles
événements,maisunejournéeproductivetoutdemême.Nousnousaimions,voilà,c’étaitdit.J’ai
revécu, encore et encore, cet instant magique des aveux. Nous venions pourtant d’avoir notre
premièredispute,maisquelleimportance?Brendanavaitjusteperdulespédalesunpetitmoment.
Ilm’avaitjuréd’êtreplusfortàl’avenir.
Fort?Jemesuisredresséebrusquement.
Non!
Je suis descendue du lit, j’ai sautillé le temps de tirer mon journal des rêves de dessous le
matelas.Parunréflexequejen’aimêmepascherchéàanalyser,j’aiéteintmalampeetouvertle
petitcarnettoutcontremonordinateurpourpouvoirlelireàlalueurdel’écran.Là,griffonnéde
monécrituredésordonnéedumatin,ilyavaitl’avertissementd’Ethan.Ilestassezfort? J’ai levé
lesyeux,contemplélevideetchuchoté:
—Jet’enprie,jet’enprie,soisassezfort.
Et,toutàcoup,jemesuismiseàavoirvraimentpeur.
19
Lelendemainmatin,machevilleétaitpasséedePicassoàSeurat,avecdestachesnoiresetbleues
encerclant une articulation en forme d’œuf. J’ai mis une bande, et je me suis de nouveau sentie
coupablequandmatantem’atendudel’argentpourprendreuntaxi.Marchernem’emballaitpas
plusqueçamaistoutdemême…
Je terminais à peine mon petit déjeuner quand on s’est mis à tambouriner à la porte. Puis une
voixétouffées’estélevéedederrièrelebattant.C’étaitAshley.
—Maisouvre!
—Cettepetitevitintensément,aobservématanteenquittantlacuisine.
Agacée, j’ai pris mon blouson pour suivre Christine à cloche-pied. Je n’étais même pas en
retard,inutilede…Mespenséessesontarrêtéesnetendécouvrantletableauquim’attendaitdansle
salon. Ashley et Brendan se tenaient sur le seuil. Ma pauvre tante ne semblait pas savoir si elle
devait sourire ou s’énerver ; quant à ma petite cousine, elle vibrait d’excitation. Brendan… était
irrésistible,commetoujours.
—Regardequij’aitrouvédevantl’immeuble,pouffaAshley.
—J’aipenséquetuauraispeut-êtrebesoind’uncoupdemaincematin.J’auraisdûmedouter
quetacousineseraitsurlabrèche,ditBrendan.
Ashleysepâma,enextase.
—Onmarcheensemblejusqu’aulycée?ai-jedemandé,perplexe.
—Pasexactement.Ilyaunevoitureenbas.ComplimentsdelacorporationSalinger!
Il me fit un sourire rayonnant tandis qu’Ashley articulait, en exagérant bien, le mot
«limousine».
—Voilàquiestgentil,aobservématanteavecunecertaineraideur.Unpeuexcessif,peut-être,
maisgentil.Passeunebonnejournée,machérie,etfaisbienattentionàtacheville.
Dès que la porte s’est fermée derrière nous, Brendan m’a débarrassée de ma sacoche. Un peu
dépasséeparlesévénements,j’aidit:
—Ecoute,j’apprécie,biensûr,mais…
Ashleys’étaitprécipitéepourappelerl’ascenseur.Ellenepouvaitpasnousentendre;j’aitoutde
mêmebaissélavoixpourdemander:
—…est-cequetujoueslesbaby-sittersàcausede…enfin,ça?
J’aifaitungesteversmonpendentif.
—Tesseins?Jenetementiraipas:surtoi,mêmelechemisierd’uniformemedonnedesidées.
Celadit,non;jem’inquiètesurtoutpourtacheville.
Ilsouriaitgentiment,trèspince-sans-rire.Troublée,jel’aisecouéparlamanche.
—Allez,réponds-moivraiment.
—Alorsc’estnon.
Ilm’atenulaportedel’ascenseur,noussommesdescendus;unelimousinenoirenousattendait
effectivement devant l’immeuble. Ashley s’est jetée à l’intérieur avec l’enthousiasme d’un chiot
qu’onemmèneenpromenade;moi,jel’aisuivieplusposément,enobjectant:
—Mercibeaucoup.Dis…tunetrouvespasqu’unelimousine,c’estunpeutoomuch?
—Pourquoi?Jevoulaisquetupuissesétendretajambe.
Ilestmontéàsontour,enajoutanttoutnaturellement:
—Aufait,jeteraccompagneaussiaprèslescours.
—Enfin,c’estjusteunefoulure!
— La dernière fois que je me suis foulé la cheville, ça a duré des mois parce que je voulais
absolumentmarcheravantd’êtreguéri.Emma,j’aienfintrouvéunechosequejepeuxfairepour
toi,alors,jet’enprie…laisse-moifaire!
Brendan me suppliait ? J’ai dit oui, et j’ai eu droit matin et soir à une voiture avec chauffeur,
porte à porte, gracieusement offerte par Salinger Industries. Le vendredi, je suis arrivée à la
conclusionquej’avaisbienfaitderangermafiertédansmapoche.Sijem’étaisobstinéeàfaireles
trajetsàpied,jen’auraiseuaucunechancedeporterlesescarpinsd’Ashley.
Ilyavaitunautrepetitbonus;levendredisoir,lechauffeuralaissésoncharendoublefilesur
la68eRuepourallerboireuncafé,etnousnoussommesretrouvésseulsàl’arrière,Brendanet
moi.
—Jedevraismonter,ai-jemurmuré.
Cen’étaitpaslapremièrefoisquejeledisaismaisnousétionssibien,blottisdanslesbrasl’un
del’autresurl’immensebanquettedelalimousine!J’aipourtantprécisé:
—Jedoismepréparer.Fairequelquechosedemescheveux.
—Tescheveuxsonttrèsbeauxcommeilssont.
LesdoigtsdeBrendandansmescheveux,sonsouffledansmoncou,sabouchequimetaquinait,
douceetpassionnée.Quelquesminutesplustard,j’aiencorechuchoté:
—Ilfautvraimentquej’aillem’habiller…
Mais je me suis contredite aussitôt en faisant courir mes ongles sur sa nuque. J’avais vite
découvertquec’étaitl’undesespointslesplussensibles;avecunsoupir,ilapresséseslèvressur
lesmiennes,etsapassionm’aemportée.
—Ilfaut…Jedevraismonter…
Jen’arrivaisplusàpenserclairement.LevisagedeBrendanpressédansmoncou,sescheveux
contremajoue…Quoi?Comment?Monteroù?Pourquoifaire?Jenevoyaisplusaucuneraison
d’êtreailleursqu’ici,danssesbras.
—Nousavonsencoredesheuresdevantnous,murmura-t-ildansmoncoutandisquesamain
remontaitlelongdemacuisse.
Je me suis dégagée à contrecœur. Me préparer, c’était juste un prétexte. Nous arrivions à un
degréd’intimitétropélevépourmoi;sijenemettaispaslesfreinstoutdesuite,jen’auraispeutêtrepluslaforcedelefaire.Etiln’étaitpasquestionpourmoideperdremavirginitéàl’arrière
d’unelimousine!
Brendans’estaffalécontreledossier:
—Tuasraison.Et,enfait,nousn’avonspasvraimentdesheuresdevantnous:j’aioubliéma
platineàlamaison,jen’aipasputoutinstalleravantlescourscematin.
Avecunsourired’excuse,ilrejetasescheveuxenarrière.
— Ça t’ennuie beaucoup si nous arrivons avec une petite demi-heure d’avance ? Le temps
d’installermonmatériel.
—Danscecas,ilfautvraimentquej’aillemepréparer!
JemepenchaispourprendremasacocheàmespiedsquandBrendanm’asaisilamain.Surprise,
jel’aivusortirquelquechosedesapoche.
—Tiens.Tuvasenavoirbesoin.
Ilposaunbaiserrapidesurmajoue,etunepetiteboîteaucreuxdemamain.Unepetiteboîtede
bijoutierhabilléedevelours.Comment?Quesepassait-il?
—J’aienviequetuportesquelquechosequiterappellecequetureprésentespourmoi.Enfin,
enplusde…
Avecunepetitegrimace,ilaposéledoigtsurmonpendentif.J’aiouvertlaboîte…etj’aieudu
malàreprendremonsoufflecar,resplendissantedanssonniddeveloursnoir,ilyavaitunebague
Claddaghd’orblanc,avecunsaphirenformedecœur.
—Brendan,c’esttropbeau…
J’osaisàpeinelatoucherdepeurdeternirlemétalprécieux.Deuxmainsserraientlecœurde
saphircoifféd’uneminusculecouronnedediamants.
—Ilfautlaporteraveclecœurdanscesens…,dit-ilenlasortantdesonécrinpourlaglisserà
mondoigt.
Iltapotalapointeducœur,tournéeversmoi.
—…pourmontrerquetuesprise.
J’aicontemplélabagueavecunsourireémuenmurmurant:
—Jesais…MamèreavaituneCladdagh.
Uneidéesubitem’afrappéeetj’aidétournémonregarddelabaguepourdemander:
—Maispourquoiunsaphir?Jel’adore,jen’aijamaisrieneud’aussibeaumais…pourquoi?
UneexpressionindéfinissablepassasurlebeauvisagedeBrendan,maisilsecontentadedire:
—Ilm’ajustesembléqu’elleteplairait.
—Ellemeplaît!Merci,vraiment.Etmoiquin’airienpourtoi…
Ilritetembrassameslèvres,puismamain.
—Situsavaistoutcequetum’asdonné!
Jenel’avaisencorejamaisvuaussiheureux.Taquin,ilatiréunemèchedemescheveux.
—Ilfautquejetelaissepartir!
J’airegardél’horlogedutableaudebordfuturistedelalimousine,etglissélamainautourde
soncou.
— Il nous reste tout de même le temps pour ça, ai-je murmuré en l’attirant vers moi pour un
dernierbaiser.
***
Une demi-heure plus tard, j’ai enfin franchi le seuil de l’appartement. Le temps d’échanger
quelquesmotsavecmatante(enluilaissantentendre,honteàmoi,quenousavionsétéretardéspar
lesembouteillages),j’aibondisousladouche,histoiredecommenceràopérermamétamorphose
enMyFairLady.
J’ai séché mes cheveux en un temps record, en me faisant un look wavy qui changeait de ma
coiffure habituelle. J’avais entendu les autres filles parler de se faire maquiller par un
professionnel ; moi, j’entendais bien me contenter de mon propre talent ! Et quand je me suis
regardéedansmonmiroir,àlafin,jemesuissentieassezsatisfaitedurésultat.Apartmesfauxcils
quin’arrêtaientpasdesedécoller…Jelesairetirés,j’aicorrigémonombreàpaupièressmokyet
complétéletableauavecunglossàlèvresnude.
—Pasmal!ai-jeestiméenlançantunemoueàmonreflet.
TanteChristinevenaittoutjustedem’aideràzippermarobequandonasonnéàlaporte.Ilétait
en avance ! Vite, j’ai enfilé les escarpins Ferragamo d’Ashley, saisi mes gants, fait un pas pour
testermacheville…elleavaitl’airdetenir.Pourplusdesécurité,j’aiglisséunepairedepetites
ballerinesdesatindansmonsacavecmesclés,monportableetmongloss.Puisj’aijetél’étolede
tanteJesssurmesépaulesetjemesuispréparéeàfairemonentrée.
J’entendaislesvoixdeBrendanettanteChristinedanslesalon.Têtebiendroite,épaulesjetées
enarrière,jemesuisavancéeenespérantéblouirBrendan,lemettreàgenoux…maisc’estmoi
quisuisrestéebouchebée.Jemesouvenaisencoretrèsbiendubouleversementquis’étaitopéréen
moi quand je l’avais vu pour la première fois ; je retrouvais le même vertige. Beau, séduisant,
renversant…O.K.,pourdécrireBrendan,j’auraistrouvéunmilliarddemotsvalablespourpasser
le SAT Reasoning Test ; mais, honnêtement, le seul terme qui le définisse pour de bon, là,
maintenant,c’étaitsexy.Oui,ilétait—pince-moi,jerêve—incroyablementsexy.
Sesyeuxvertsétincelaient,sesjouesétaientcoloréesparlefroid.Soussonmanteaudéboutonné,
ilétaitentièrementvêtudenoir,desachemiseaucolouvertàsoncostumecraquant;ilportaitun
borsalino,etonl’auraitdittoutdroitsortid’unfilmsurdesstarsdurockquisefontpasserpour
des gangsters. Les stars du rock tiennent-elles des petits bouquets à la main ? Je fondis
délicieusementquandilvintversmoipourm’offrirunpomponderosesminusculesenmeglissant
toutbas:
—Tuesabsolumentsuperbe.
TanteChristinevoulaitprendreunephoto,etmêmeplusieurs.Nousavonstoutdemêmefinipar
nouséchapper.CommeBrendanmecouvraitdecompliments,j’aiosédire:
—C’esttoiquiesstupéfiant.
Enpassantlamainsurlereversdesonveston,j’aipenséque,surtoutelacôteEst,pasunseul
hommeneluiarrivaitàlachevillecesoir.Ils’estinclinéàdemienrépliquant:
—C’étaitunvraichallenge:ilfallaitquejesoisàtahauteur.
J’aisecouélatête.S’ilvoulaitquenousfassionslapaire,ilallaitdevoirsérieusements’enlaidir!
En m’ouvrant galamment la portière, il m’a pris mes gants et les a lancés négligemment sur la
banquette.
—Non,attends,j’enaibesoin!
Fébrile,jemesuisprécipitéepourlesrécupérer.Ilascrutémonvisage,sonregardestallése
posersurlesgants;lentement,avecdouceuretsansdétachersesyeuxdesmiens,ils’estpenché
pourembrassermonpoignet,àlanaissancedelacicatrice.J’aidétournélatête;jenevoulaispas
voirsondégoûtaumomentoùildécouvriraitmabalafredanstoutesalaideur.Desamainlibre,il
aamenémonvisageverslesien.Unefoisprisedanssonregard,jenepouvaisplusm’endégager.
—Tuveuxbienfairequelquechosepourmoicesoir,Emma?C’esttrèsimportant.
Seslèvrestièdessepromenaientsurmonbras.J’aiapprouvédelatête,étourdieparl’intensitéde
sesyeux.
—Voilà:souviens-toiquetuestoutcequicomptepourmoi.
Ilembrassadenouveaumonpoignet,ramassamesgantssurlesiègeetmelesrendit.
Lagorgeserréed’émotion,j’aiprissonvisageentremespaumesetjel’aiembrassédetoutmon
cœur et de toute mon âme. A chaque frôlement de ses lèvres sur les miennes, je me suis sentie
tomber plus profondément amoureuse de cet être parfait qui, pour une raison inexplicable, avait
décidédemechoisir,moi,etdem’aimer.
Cecliquetis?Lechauffeurtapotaitdiscrètementsurlavitredeséparation.Brendanlevalatête.
—Alerte!Nousysommes.Tuesprête?
Nous avons quitté le confort douillet de la limousine ; la nuit était très froide, un vent glacé
balayaitl’avenue.Pendantquejefrissonnaissurletrottoir,Brendanasortiducoffreunegrosse
valise noire — sa platine. Puis il a saisi ma main gantée dans la sienne et nous avons gravi les
marches.
Nousarrivionsavantlafête,leslumièresétaientéteintes,lehalldulycéesombreetcaverneux.Je
ne sais pas pourquoi cette atmosphère bizarre m’a fait penser à mon rêve, celui où je me tenais
devant la maison en flammes. J’ai fermé les yeux en secouant la tête pour déloger ces idées
sinistres.J’arrivaisàunesoirée,pasaujugementdernier!
Le bal se tenait dans la salle de gym, dans l’annexe au fond de la cour. Tout était si classe, à
VinceA,quejem’attendaisàundécordignedelasérieMySuperSweet16;maisc’étaitcomme
touteslessoiréesdetousleslycéesdupays:desballonsargentés,unbuffetsurdelonguestablesà
tréteauxdécoréesdepetitesbougies,beaucoupdechaisespliantes.Lecomitéorganisateurn’avait
pastoutàfaitterminésespréparatifs,lepauvreAustincouraitpartoutcommeundératéetKristin
supervisait,plantéeaumilieudelapistededanse.
—Non,j’aiditdemettrelatabledutirageausortici!
Lapremièrechosequenousavonsentendueenentrant,c’estsavoixquilançaitdesordres.Une
rousse minuscule (il m’a fallu une seconde pour reconnaître Vanessa) s’est mise à traîner une
grandetablepliantesurtoutelalongueurdelasalle;elleavaitl’airfurieuse.Letirageausort?
Oui,ilyavaittoutdemêmequelquespetitesdifférencesaveclessoiréeslycéenneshabituelles:le
grand prix du tirage au sort était un abonnement de saison pour les Yankees. A Keansburg, on
gagnaitaugrandmaximumuniPodShuffle.
—Non,j’aichangéd’avis,remets-laoùelleétait,décrétaKristinuninstantplustardenbalayant
unepoussièreimaginairedesarobe(rouge,trèsdécolletée).
Elletournaledosàsamalheureuseassistante.LacoiffuredelapauvreVanessacommençaitàlui
tombersurlesoreilles;jemesuisdemandécombiendefoisKristinl’avaitobligéeàdéplacercette
table.
Sanslâchermamain,BrendanamarchétoutdroitverssonpostedeDJ.Jel’airegardéinstaller
rapidement et efficacement son matériel ; intérieurement, je comptais les secondes avant que
Kristinetsacohortedelemmingsnedécidentdes’intéresserànotreprésence.Parchance,Kristin
avaitquittélasalledèsnotrearrivée.Sansdoutepourretapersonmaquillage…
—Emma,jetedébarrasse?
J’étaissicrispéedansl’attentedupremiercoupdesemoncequejenem’étaismêmepasaperçue
queBrendanm’avaitrejointe.
—Comment?
—Tesaffaires.Jepeuxlesmettresurl’étagère.
Ilmemontraitunpetitcasier,souslebureaudécoréparlecomitépourressembleràunecabine
deDJ.
—Ah,oui,merci.
Quand la petite cape glissa de mes épaules, je me sentis très nue… et c’est à cet instant, bien
entendu, que j’ai croisé le regard de Kristin. De retour à sa place, les lèvres re-glossées en rose
bébé,ellesouriaitd’unairauto-satisfait.J’avaisenviededétournerlesyeuxmaisj’étaisfascinée,
aussi:jen’avaisencorejamaisvuunvisageàlafoisaussisatisfaitetaussifielleux.C’étaitcomme
siellevenaitd’inventeruneexpressiontotalementnouvelle,rienquepourillustreràquelpointelle
avaitenviedem’écrasersouslesrouesdesavoiture.Asedemandersic’étaitellequiconduisaitle
fameuxtaxi?
Son regard me balaya de la tête aux pieds, fit le voyage retour des pieds à la tête, puis elle se
tournaversAmandaetluichuchotaquelquechoseàl’oreille,surquoiellessemirentàrire,les
yeuxbraquéssurmoi.Onabeausedirequ’onestau-dessusdecegenredemanœuvres,comment
nepassesentirvisée!Unpeudécontenancée,j’ailissémajupeenglissantàBrendan:
—Tuessûrquej’ail’airO.K.?
Surpris, il se retourna, ouvrit la bouche pour répondre… Son regard se posa sur Kristin, qui
venaitdeprendrelebrasd’untypequejeneconnaissaispas,avecunepetitebarbiche.Ilapoussé
unsoupir.
—Emma,tunetecomparestoutdemêmepasàelles?Onnecomparepasundiamantavec…je
nesaispas,unepeluredepatate.
Jemesuissurprisemoi-mêmeenéclatantderire.Monmalaise,lasensationsifamilièred’être
uneintruse,s’évanouit…disons,àquatre-vingtspourcent.
—Excuse-moi,jedoismeconcentrerpendanttroisminutes…
Il mit son casque et se mit à bricoler sur son ordinateur. Assise sur une chaise pliante au plus
prèsdelacabine,j’aifaitsemblantdemeconcentrer,moiaussi,surmontéléphone.Lamusiquea
éclatésubitementdanslasalle.J’ailevélesyeux;Brendanajustaitlesniveauxenseréférantàson
écrand’ordinateur.Celam’asembléprendreuneéternité;mais,enfin,ilaretirésoncasqueetil
estvenus’asseoirprèsdemoi.
—Tuveuxdanser?
J’aijetéunregardrapideàlaronde;iln’yavaitpasencorebeaucoupdemonde.
—Pastoutdesuite,merci.
D’unmouvementdumenton,ilm’amontrésacabine.
—Ilyaquelquechosequetuvoudraisentendre?
De l’autre côté de la salle, Kristin écoutait attentivement ce que lui disait le blond à barbiche.
Avecespoir,j’aidemandé:
—TuasduSlayer?
Vingt minutes plus tard, la salle était bondée. Je ne sais pas combien de mes petits camarades
étaientarrivésseulsouaccompagnésmaisBrendanavaitraison:cettesoiréeétaitunevitrine,ils
venaient pour se montrer. Je n’avais jamais vu autant de diamants au mètre carré. Moi, je
contemplaisavecbonheurmabaguedesaphir.Etait-elledéjàentraind’amplifiermespouvoirs?
Désœuvrée,j’aivoulutestermonhypothèse.J’aifixéunedesbougiesdubuffetencherchantà
l’éteindreàdistance.Laflammeavacillé,s’estévanouie;j’aieuunhoquetdesurprise…avantde
remarquerlapetitebruneplantéetoutprèsetquivenaitd’éternuer.Uncouppourrien!Finalement,
c’étaitpeut-êtrebienAngelique,quiavaitfaitleverleventdanssachambre.
Jemesuisobstinéetoutdemême,choisissantdesobjetsauhasardetm’efforçantdelesdéplacer
parlaseuleforcedemavolonté.Bizarrement,monregardtombaitsouventsurKristinet,presque
chaquefois,jetrouvaissesyeuxbraquéssurmoi.Commesiellemesurveillait.
J’aiattenduqu’ellesorte(sansdoutepoursepasserunenouvellecouched’enduitsurlafaçade)
pour proposer d’aller nous chercher à boire. Je ne voulais pas risquer de la croiser ! Au retour,
chargée de deux cocktails sans alcool agrémentés de bulles, je me suis immobilisée quelques
instantspouradmirerBrendanenpleineaction.Quelleclasse!Ilchauffaitcettesalletropgrandeet
trophautecommeunmaître,sesmainssemblaientdouéesd’uneviepropre,ilpassaitduMP3au
vinyleavecuneaisanceincroyableetlamusiquenes’arrêtaitjamais.Quandjel’airejoint,ils’est
penchéhorsdesonperchoirpourm’embrasserlajoue,aprissonverreavecreconnaissanceetl’a
vidéd’untrait.
—Merci!Ilcommenceàfairechaud!
Ilaretirésavesteetfaitpulserleschansonssuivantesd’unemain:l’autreétaitposéesurmon
dos.Moi,quinesavaispascequ’onéprouvaitquandonétaitreinedesapromo,encetinstant,je
medisaisqu’onnedevaitpassesentirmieuxquemoi.PuisBrendanalâchésaplatinepourcliquer
quelquechosesursonordinateur,etilm’aprisedanssesbras.
—Tuvois?Finalement,onn’estpassimal!
Il m’a bercée contre lui, je me suis abandonnée en lui souriant. J’aurais dû me douter que ce
bonheurnedureraitpas!
—Brendan,tudevraisteconcentrersurtontravailaulieudetelaisserdistraire.
Inutiledemeretourner,jesavaisdéjàquivenaitdegâchercedélicieuxmomentd’intimité.
—Ilyaquelqu’un?Jevousparle!ainsistéKristin,encoreplussèchement.Enfin,Brendan,tu
esicipourfournirdelamusiqueettunet’enoccupespasdutout!
Jemesuisretournée,incrédule.
—C’estcurieux,aobservéBrendan,pensif,j’auraisjuréqu’ilyavaitdelamusique.
J’ai failli me mettre à rire : il la contemplait du haut de sa cabine comme un insecte curieux.
Plantéelà,latêtelevéeversnous,ellelouchaitpresquedecolère.Enespérantmarquerunpoint,
elleaprécisé:
—N’oubliepasquetun’espasuninvitémaisunesortededomestique.
D’untonléger,ilaconclu:
—Jen’aientendupersonneseplaindre.
—Ehbien,moi,jemeplains!
Elleacroisélesbrassoussapoitrine,aussirembourréequesiellesortaitd’uneBuild-a-Bear
Workshop1.J’ainotéqu’ellesoulevaitlégèrementlesbraspouraugmenterencorelevolumedeses
seinscopieusementenduitsd’huilepailletée.Ellenerenonçaitdoncjamais?
—Plaintenotée.
Sansmelâcher,Brendanapressésoncasqueàsonoreilleetlancéunepistesurundisquevinyle.
Mais Kristin n’en avait pas encore terminé. Elle me faisait penser aux anciennes épidémies de
peste:onn’envoyaitjamaislebout.
—Jesuisresponsabledel’organisationdecettesoiréeetjenesuispassatisfaite!
Commeilnes’occupaitplusd’elle,elleasaisisonpoignetpourécarterlecasquedesonoreille.
Ellevoulaitjustel’obligeràl’écouter,maisquandjemesuisrenducomptequ’ellesepermettaitde
letoucher…j’aivurouge.Brendanadûliredansmespensées:j’aisentiunepressionapaisante
autourdemataille,etiladégagésonpoignet,tranquillement,enobservant:
— Tu as de la chance d’être une fille. Enfin, une fille… je verrais bien d’autres mots pour te
décrire…
Elle a accusé le coup, furieuse et humiliée, puis son regard s’est braqué sur moi et, à ma
stupéfactiontotale,ellem’afaitunsignedel’indexcommesielleappelaitsonchien.
—Toi.Avecmoi.
Deplusenplusincrédule,j’aiarticulé:
—Pardon?
—Oh!Çanesepardonnepas,a-t-ellelâchéavecunineffablesouriredemépris.Viens,tuvaste
rendreutile.
—Jenefaispaspartiedetonmisérablepetitcomité.
—Effectivement.Tun’asstrictementcontribuéàriendepuistonarrivée,àpartàfairechuterla
qualitédulycée.
Cettefois,c’estBrendanquiacraqué.Sapaumes’estabattuesursaconsole,siviolemmentque
lamusiqueabégayé;savoixétaitréellementmenaçantequandilaordonné:
—Dégaged’icitoutdesuite.
Jemesuishâtéed’intervenir.
—Kristin,gardetesinsultespourtoietdisjustecequetuveux.
— Un travail très simple, je pense que tu pourras t’en sortir. Il s’agit juste d’aller au sous-sol
chercherunautrecartondebilletsdeloterie.Nousavonspresqueterminélepremier.Mesamies
n’ontpasenviedesalirleurrobemais,toi,tunerisquesrien.
Avecuneretenueremarquable,Brendans’estcontentédeleverlesyeuxauciel.
— File, tu me déconcentres. Demande à une de tes petites crétines de t’apporter ce dont tu as
besoinetlaissemacopinetranquille.
Elle n’a pas du tout apprécié ! Cette rage dans ses yeux quand Brendan m’a appelée « sa
copine»!D’untonfaussementconciliant,ellearépliqué:
—Commetuvoudras!Moi,lundi,j’iraijustetrouverlaproviseurepourluidirequetun’asfait
quejoueruneplaylistminable,etquetuaspassélasoiréeàpeloter…ça.Etj’avoueraiquejesuis
encorebouleverséeparlafaçondonttunousasmenacés,moncavalieretmoi,quandjesuisallée
tedemanderdeteremuerunpeu!
Puis,battantdescilsavecunsourireangélique,elleaprécisé:
—Jenepensequ’àlabonnetenuedelasoirée!
—Racontecequetuveux,agrincéBrendan.Netegênepaspourmoi.
Passivite!Kristinbluffaitpeut-être,maisBrendanavaitdéjàeudeuxavertissements;undeplus
etilseraitàlaporte.Résignée,j’aisoupiré.
—Trèsbien,oùesttafichueboîte?
—Emma,non!Tun’aspasd’ordresàrecevoird’elle.
— Je vous donne une minute pour reconnaître où est votre intérêt. Prends bien ton temps,
Brendan,etexplique-lui…très…lentement,situveuxqu’ellecomprenne.
Underniersourire,aussifauxquelesprécédents,etelles’estéloignéeenondulantdeshanches.
Le dos tourné à la piste et parlant bas (comme si on pouvait m’entendre avec la musique !), j’ai
soufflé:
— Tu as déjà eu suffisamment de problèmes cette année. Tu n’as pas besoin d’une autre
convocationchezlaproviseure.
—Attends,situcèdesmaintenant,c’estfini!Ellesauraqu’ellepeutnousfairechanter,quand
ellevoudraetpourtoutcequ’ellevoudra.
—Brendan,ils’agitjusted’apporteruncarton.Cen’estpasunetellehistoire.
—Si.C’ests’écraserdevantKristin.Jepréfèreyallermoi-mêmeplutôtquetelaisserfaireça.
D’untonpersuasif,j’aiinsisté:
—Ecoute,elleveutjustedonnerdesordresetsesentirsupérieure.Nous,onsaitquec’estune
tache.Iln’estpasquestionquetutecréesdenouveauxennuispourmoi.
—Jen’auraipasd’ennuis.
—Biensûrquesi.Situteretrouvesseulavecelle,elletepousseraàboutouellet’accuseradeje
nesaisquellehorreur.Etcommentcrois-tuquejem’ensortiraiicisituesrenvoyé?
Jecroisailesbrasetletoisai,sûredemonargument.Ilvoulutencoreprotester,biensûr;sans
l’écouter, je me suis tournée vers la piste. Kristin revenait, le visage illuminé d’une odieuse
satisfaction.Ellesavaitqu’elleavaitgagné!
—Bon,luiai-jeditavectoutleméprisdontj’étaiscapable,oùesttapetiteboîte?
—Ausous-sol,prèsdescasiers.Jetemontre.Tun’asqu’àallerlachercheretlarapporteràla
loterie.
J’aiprismonsacsurl’étagèresouslebureau.Puisquejem’éloignaisdelamusique,autanten
profiterpourappelerAshley!Jenecomprenaispascequ’ellefichait,elledevaitvenircesoirmais
jenel’avaispasencoreaperçue.LamaindeBrendans’estposéesurmanuque,ilm’achuchoté:
—Emma,tun’aspasàmeprotéger.
—Laisse-moifaireçapourtoi.
Je me suis haussée sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Comme ça énervait visiblement
Kristin,j’aipristoutmontemps.
—Jesaisoùestlesous-sol,ai-jelâchéenlarejoignant.Tun’espasobligéedem’accompagner.
—Oh!C’estunvraiplaisir.
Elleatraversélapisteparlemilieuenfendantlafouledesdanseurs;j’aimarchéprèsd’elleen
faisantsemblantdenepasvoirlesregardsabasourdisdenoscamaradesdeclasse.Enmevoyant
avecmonennemiejurée,Jennestrestéebouchebée.Jemesuiscontentéedehausserlesépaules.Je
luidonneraistouslesdétailslundi…etdesoncôté,ellepourraitm’expliquerpourquoielletenait
lamaind’Austin!
Enlongeantlatabledelaloterie,j’airemarquélaboîtedeticketsauxpiedsdeKendall,encore
auxtroisquartspleine.Ennousvoyant,Kendallasautésursespieds,l’airinquiet.
—Kristin,jenecroispas…
Kristin l’a rembarrée sur un ton ! C’était donc bien un jeu de pouvoir : Kendall n’avait pas
besoindetickets,Kristinvoulaituniquementjouerlespetitschefs.
Mêmedansuncouloirdésert,macamarademarchaitencorelatêtehauteetondulaitdeshanches
commesielleétaitlepointdemiredetouslesregards.Elleadéverrouillélaportedel’escalierdu
sous-soletl’apousséedutalon(vertigineux)desonescarpinenmelançant:
—Aprèstoi!
—Laboîteestprèsdescasiers?
—Jetel’aidéjàdit:touslestrucsinutilesdontpersonneneveutvontausous-sol.
Sansrelevercetteréférencesiéléganteàl’emplacementdemoncasier,jemesuisengagéedans
l’escalierglacial.Lasurprisem’afaitdiretouthaut:
—Quoi,ilscoupentlechauffagependantlanuit?
Jesuisdescenduetrèsviteenmefrottantlesbras.Lamusiqueserépercutaitdansl’escalierde
béton,réduiteàunepulsationinforme.Monsoufflesetransformaitenbuée,l’endroitétaitsinistre
et je voulais en finir avec cette histoire le plus vite possible. Sur la dernière marche, je me suis
tournéeverslescasiers…pasdeboîte.J’aifaitvolte-face;enhautdel’escalier,hilare,Kristinse
penchaitpar-dessuslarampe.Ellem’ahurléunmotordurier,abondienarrière…Uninstantplus
tard,j’aientendulaporteclaquer.
Jesuisremontéeautriplegalop(machevillen’apasapprécié!),j’aitournélapoignée,jel’ai
secouée, en vain. Elle m’avait enfermée, j’étais coincée au sous-sol ! Furieuse, j’ai tambouriné
contrel’épaisseportemétalliqueencriantsonnom.
—Trèsbien,tuasmarquéunpoint!Maintenantlaisse-moisortir!
Pasderéponse.Sachantquejenefaisaisqu’ajouteràsajubilation,j’aiencorefrappéenhurlant:
—Ilgèleici,ouvre!
Jen’entendaisrienderrièrelaporte,seulementlesvibrationsquisedéversaientdesbafflesde
Brendan ; la porte vibrait littéralement sous mes doigts. Hors de moi, grelottante, j’ai croisé les
brasenpressantmonsacdusoirsurmoncœur.
Etmonsacm’aapportélasolution.
—Emma,quellecrétine:tuasunportable!
Je suis redescendue pour m’éloigner du bruit et j’ai retiré mes gants pour envoyer un texto à
AshleyetBrendan:
«SOSenferméeausous-sol,STPviensm’ouvrir!!!»
Machevillemefaisaitunmaldechien.Aregret,j’airetirélesescarpinsetjelesairangésdans
mon casier. Les petits chaussons souples devraient me suffire pour le reste de la soirée. Pas de
réponseàmonmessage;j’aiappeléAshley…etaboutidirectementàsaboîtevocale.
—Hé,Ash,c’estEmma.Tuesarrivéeàlafête?Ecoute,c’estidiot:Kristinm’aenferméeau
sous-sol!Tuveuxbienvenirmechercher?
Frustrée,j’aiclaquélaportedemoncasierenaccrochantlecadenasàl’anneausanslefermer.
Puis,adosséeaumurpourreposermacheville,j’aitentédejoindreBrendan.Ilauraitpeut-êtremis
son portable sur vibreur ? Cette situation était vraiment trop débile ; plus le numéro de Brendan
sonnaitdanslevide,plusjem’énervais.Bienentendu,j’aiaussifiniparavoirsamessagerie.
—Brendan,c’estEmma.Kristinm’aenferméeausous-sol,tuviensm’ouvrir?Jenepeuxpas
sortiretilgèle,jesuistouteseule…
Moninstinctm’afaittournerlatête…etj’aienfincomprispourquoiilfaisaitsifroid.Justeà
côté de l’entrée du labo de chimie, la sortie de secours était entrouverte, un objet que je ne
distinguais pas l’empêchait de se verrouiller. Une voix familière, partagée entre la rage et
l’hilarité,aclamé:
—Non,tun’espastouteseule!
Jemesuisretournéed’unbondmaisjen’airienpufaire.Deuxmainssesontplaquéessurmon
couetm’ontprécipitéecontrelescasiersavecuneviolencefolle.
1..Uneidéeoriginalequipermetd’assembleretcustomisersoi-mêmesapeluche.Leconceptagénérédesmillionsdedollars.
20
Griffer ses mains, les arracher, respirer ! La paroi métallique vibrait dans mon dos. Un
claquementsec:monportable,tombéausol.Anthonygrondait:
—Ilestoù,tonsauveur,maintenant?
Sesyeuxbleusinjectésdesang;l’alcooldesonhaleine,écœurante.
—Hein,tutecroyaisintouchable?Jet’aiposéunequestion!
Nouveauchoccontrelescasiers,nouvelleréverbération.Sesdoigtscrispéssurmagorge;une
douleursourdederrièrematête,làoùj’avaisheurtéunangledemétal.Uncriétranglé,c’étaitma
voix?J’étouffaissouslesmainsénormesquiserraientmoncou.
Seslèvressèchesquifondentsurlesmiennes,mabouche,envahieparsalangue.Uneexplosion
derefus,serrerleslèvres,tousser,grogner,chercheràhurler.Cetteodeurrance,fétide,d’alcoolet
desueur.J’aisecouélatêtedetoutesmesforces,lancédescoupsdepiedfrénétiques,grifféson
visage.Arrh,mesonglessesontenfoncésdanssajoue.Jen’avaisplusqu’uneseuleidée:luifaire
dumal,pourqu’ilmelâche.Uneragefollemedonnaitdesforces,jen’yvoyaisplusrienmaisj’ai
cherché ses yeux, réussi à le faire saigner. Oui ! Un sursaut du grand corps qui m’écrasait, un
mouvementderecul,ilpressaitlamainsursonvisageensang.D’instinct,j’ailevébrutalementle
genou,ils’estpliéendeuxavecungrognement,j’airéussiàlerepousser.
Il gémissait des insultes. Etourdie, les jambes flageolantes, j’ai voulu courir vers la sortie. Sa
mainajailli,troprapide,ilm’asaisieauxcheveux,matêteestpartiebrutalementenarrière,ma
chevilleacédéetjemesuisécrouléeàterre.
Jemeretrouvaisàsespieds,àhoqueterencherchantàreprendremonsouffle.Ilmedominaitde
toutesahauteur,bloquaittoutlepassage,sesbrastouchaientlescasiersd’uncôté,lemurdel’autre.
J’aivuunetracedesang,monsang,surlemétalprèsdesonpouce,etunenauséem’aenvahie.Il
hurlait:
—Tuasgâchémavie!
—Tul’asgâchéetoutseul.
Mavoixn’étaitqu’uncoassementmaislaconsciencedudangermedonnaituneluciditéaiguë:
jepercevaisabsolumenttout,chaquedétail,chaqueson.Prudemment,j’aitâtél’arrièredematêteet
sentimescheveuxpoisseux.Presquerien,jetiendraislecoup.Maintenant,oùtrouverunearme?
Moncadenas?Sijeparvenaisàledécrocher…?
—Anthony!Qu’est-cequetufais?
Une voix aiguë, terrifiée, qui vrillait les oreilles dans ce couloir de béton ; Anthony s’est
redressé. Avec un sourire imbécile, il a regardé sa main, qui serrait encore une mèche de mes
cheveux. Au ralenti, j’ai vu cette mèche emmêlée flotter jusqu’au sol et Anthony se tourner vers
Kristinenriant.Ils’estcarrémentmisàrire!
—Jefaiscequejeveux,Krissy.
Son regard menaçant pesait sur elle qui me contemplait, les yeux écarquillés d’horreur. Je me
suismiseàreculer,centimètreparcentimètre,verslasortiedesecours.
— Ce n’est pas ce qu’on avait dit ! a-t-elle crié en tapant sur le sol de son pied chaussé d’un
soulierdevair.Tudevaisjusteluifairepeur,etl’obligeràallervoirlaproviseurepourqu’onte
laisserevenir.
—Çan’auraitpasmarché.Aucunechance.
—Maisc’estcequetum’asdit!C’étaittonidée,tonplan!
Avecuneconcentrationextrême,jerampaienarrièresansbruit.Dressésl’unenfacedel’autre,
ilsnepensaientplusqu’àlascènegrotesquequ’ilssejouaient.Cettefillepaniquéequigrimaçaiten
agitantlesmains,c’étaitvraimentMissAutosatisfaction,notreKristin?Ellesemblaitfaireungros
caprice,letableauauraitpresqueétécomiquesiellen’avaitpaseusipeur.Ellevenaitseulementde
comprendrequ’elleavaitconcluunpacteaveclediable.
—Lesplanschangent.
Il la contemplait, hostile. Subitement, j’ai senti que j’allais tousser, j’ai réussi à me retenir par
miracle. Avec des précautions infinies, je me suis remise debout. Maintenant, est-ce que j’allais
pouvoirmarcher?
—Non,Anthony,suppliaitKristin.Jevaisavoirdesennuis.Tuvasmefairerenvoyer!
Ellesejetasurlui,tambourinadesespetitspoingssursonpoitrail.Ilneréagitmêmepas.Ellene
pensaitqu’auxretombéespossiblespourelle,selamentait,cherchaitencoreàexiger,àdonnerdes
ordres.
—Jen’étaispasd’accordpourça.Oublietout,maintenant,c’estterminé,onarrête.
—Jetediraiquandc’estterminé!
Ilaponctuécetteréponsed’uneclaque,rapidemaispuissante.Lesangainstantanémentjaillidu
nezdeKristin,degrossesgouttesontéclaboussésondécolleté,tachésarobe.Abasourdie,ellea
dévisagé Anthony un instant, puis, d’un geste de petite fille, elle s’est couvert le visage de ses
mains.Déjà,illapoussait,tousmusclesbandéssoussachemisenoire.D’unevoixeffrayante,ila
articulé:
—Nemedisplusjamaiscequejedoisfaire.
Terrifiée, elle a sangloté plus fort ; les larmes se mêlaient au sang sur son visage. Anthony a
lâché:
—C’estça,pleure.C’esttoutcequetusaisfaire.
Ilrefaisaitcegestequejeconnaissaisbien,appuyédesdeuxmainsdepartetd’autredesatête
pourlapiégerentresesbrasmassifs.Ellem’ajetéunregardaffolé,suppliant.Non!Nepensepasà
moi, ne lui rappelle pas ma présence. Tout se passait si vite, je cherchais encore mon équilibre
quandj’aivumonportableàterre,justedevantmoi.Lesmainstremblantes,lesyeuxrivésaudos
d’Anthony, je me suis penchée, mes doigts se sont refermés sur le petit boîtier argenté. Pas un
bruit,filedehors,appellelesflics,appelleBrendan.
Jemeprécipitaisverslaportequandmonportableasonné.
Anthonys’estretournéd’unbond.Dansunéclair,j’aivusesyeuxdémentset,sansréfléchir,j’ai
saisi mon cadenas et le lui ai jeté de toutes mes forces au visage. Un impact, un grognement
sourd…Jepoussaisdéjàlalourdeporte,gravissaislesmarchescommeunefusée.Letrottoir,la
rue.Laportelatéraledel’école—verrouillée.Lespetitesfenêtresilluminées,beaucouptrophaut;
l’accèsextérieurdugymnase—verrouillé!LamusiquedeBrendansecouaitlesmurs,ilyavait
une foule d’élèves juste de l’autre côté du battant, des professeurs ! Je pourrais hurler, ils ne
m’entendraientpas.
L’entrée principale, alors ? Mais si Anthony s’y était posté pour m’attendre ? Il n’avait pas
encore jailli de l’escalier… Non, il fallait filer le plus loin possible. Courir n’importe où, me
cacher,appeleràl’aide.
J’essayaisderesterlepluslucidepossible:jesavaisquejejouaismavie.Trouverdesadultes
qui me protégeraient. Prendre la Ve Avenue. Aller au Met ! Il y avait toujours des gens sur les
marches,àcetteheure;Anthonyn’oseraitpasm’attaquerdevantdestémoins.
Je débouchai sur l’avenue. D’un côté, le long mur de pierre de Central Park, de l’autre, les
demeures cossues ; au loin, le Met, tout blanc sous ses projecteurs. Personne en vue, un silence
irréeluniquementmeubléparletonnerredemoncœuremballéetlesfouléespresquesilencieuses
demesballerinesdesatin.J’aicourusansmêmeoserjeterunregardenarrière.
Unelongueminutes’étaitécouléequandj’aicaptéuntroisièmeson:delégerschocsrythmiques
surlepavé.Cettefois,jemesuistournéeàdemietmonsangs’estglacé—loinderrièremoi,une
silhouettemassive.Quicouraitdetoutesavitesse.Anthony.
—Tufaisbiendecourir!Allez,plusvite!
Savoixféroceétaitencorelointainemaissonavertissementm’adonnédesailes.Depuisunbon
moment, je ne sentais même plus la douleur. Appeler à l’aide ! Téléphoner ! Ma main s’était
engourdieàforcedesecrispersurmonportable,etj’avaistroppeurdelelâcher,oudeperdrede
lavitesse.Uneseuledéfaillanceetilmerattraperait.Etpasuntaxi,pasunevoiture,c’étaitça,la
ville-qui-ne-dort-jamais?C’estalorsqueletéléphones’estremisàsonner.Jel’aiouvertàdeux
mains,sansralentir,etj’aientendulavoixaffoléedeBrendan.
—Oùes-tu!J’aieutonmessage.Em,tuvasbien?
—Anthonyvametuer!
Jehurlais,àboutdesouffle.
—Oùes-tu?a-t-ilhurléenretour.
J’aihoqueté:
—LeMet.Ilyaura…dumonde.
—J’appellelesflics.J’arrive.
Ilacoupé.J’aiferméleportableenleserrantdetoutesmesforcesetjemesuisforcéeàaller
encoreplusvite.Insensiblement,àchaquefoulée,lemuséeblancserapprochait.Nepasregarder
derrièremoi,tenirbon,nepasperdreuneseconde.Jevolaispresquesurletrottoirdésertetvoilà
quelesréverbèresdevantmois’éteignirentunàun;leurlumièrevacilla,mourut.Jemeprécipitais
dansuntunneldeténèbres.
Enfin,leMet!J’aigraviletalus,tournéàl’angleencherchantfébrilementdesyeuxlesgroupes
quidevaients’ytrouver.N’importequi,ceuxdulycée,desfêtardsinconnus,desSDF,même.Ilme
fallaituntémoin,quelqu’undevaitmevoir!
Personne.Lanuitétaittropfroide,leshabituéss’étaientmisàl’abri.Quantàmoi,cen’étaitpas
latempératurequimefaisaittrembler.Jemesuisretournée.Ilavaitperduduterrainmaisfonçait
toujourssurmoietj’aisuqu’ilnes’arrêteraitjamais.
Soudain, mes muscles se sont tétanisés. Impossible de bouger, je ne savais plus que faire.
ContinuerdefuirlelongdelaVeAvenue?C’étaittoutdroit,jeseraisuneproiefacileentrelemur
et les maisons. Feinter, rebrousser chemin, retourner à Vince A ? D’elle-même, ma tête s’est
tournée vers les profondeurs du parc. Les bosquets sombres et silencieux. Je pourrais le semer
souslesarbres.Jeconnaissaisbiencesecteur.
J’ai pris ma décision et filé en diagonale à travers la pelouse ; je me suis enfoncée dans les
buissons. Voilà, j’étais invisible. Je pouvais rester sur les arrières du musée, attendre le passage
d’un gardien, d’un promeneur noctambule. Frissonnante, je me suis adossée au bâtiment en
essayant de respirer moins fort et en guettant le pas lourd de mon prédateur. Mais je n’ai rien
entendud’autrequeleventquifaisaitcrisserlesfeuillesmortes.
Monportableasonnédenouveau,lesons’estrépercutésurlaparoidepierre.Unevraiefanfare.
Vite,jel’aiouvertetj’aichuchoté.
—Brendan,iln’yapersonneici.LeMetestdésert.J’aipeur.Jenesaispassijel’aisemé.
—Jenesuispasloin.Oùes-tu?
Ilrespiraitfort,ildevaitcourirpourmerejoindre.Oh!Parpitié,viensvite…J’aichevroté:
—DerrièreleMet.Iladûentendre…Jevaislesemerdansleparc.
Anthonyavaitforcémententendulasonnerie,ilmecherchait.Jemesuisfaufiléeentrelesarbres
encherchantàmeperdredanslanuit.
—Emma,jet’enprie,sorsduparc.Jeterejoinstoutdesuite.
Il parlait avec douceur, pour ne pas m’effrayer davantage, mais je percevais très bien son
angoisse.Lestailliss’épaississaient,jefroissaisdesbranchesaupassage,ilallaitm’entendre;très
prudemment, je suis revenue sur le sentier et j’ai dépassé l’obélisque en regardant derrière moi.
Rien.
—Jecroisquejel’aisemé!
—Oùes-tu,exactement?
—PasloindeBelvedereCastle.
Jemarchaisàreculonsensurveillantl’alléedéserteetsinueuse.
—Jeteretrouvelà-bas.Neraccrochepas.Tunevoispersonne,pasdegardiens?
—Non.Attends,jevoisjuste…
Je plissai les yeux en essayant de mieux distinguer… une ombre… quelqu’un ? Impossible à
dire.Puislasilhouetteabougé.Oui,ellecourait,ellefonçaitdroitsurmoi.D’unevoixétranglée,
j’aiconclu:
—Ilestlà.
Je fuyais de nouveau comme un lièvre. Sur l’allée, puisque c’était plus facile. De nouveau, je
sentaisladouleur.Achaquepas.Jem’injuriaisensilence,mesurantbienmonsouffle.Fillestupide,
cliché stupide, filer dans un parc désert avec une cheville foulée ! Maintenant, vite, trouver
quelqu’un,n’importequi.BelvedereCastle:masortieavecBrendan,legardienquinousavaitmis
dehors!Lechâteauétaittoutproche,dressésursonpromontoire,éclairéparsesprojecteurs.J’ai
changédecap.
Enmoinsd’uneminute,serrantlesdents,jemontaiquatreàquatrecesmarchesquenousavions
graviessitranquillementavecBrendan,deuxsemainesauparavant.Nousétionssiheureux,cesoirlà, et voilà que je fonçais dans ce même escalier comme une folle, les poumons en feu, le ciel
m’étaittombésurlatête,monuniverss’effondrait…
J’ai débouché sur l’esplanade de pierre et je me suis jetée contre la porte de l’observatoire,
tordant la poignée, tambourinant sur la grille Arts déco, sanglotant et suppliant qu’on m’aide. Je
cognais si fort que mes paumes éraflées se sont remises à saigner. Et enfin, enfin, quelqu’un est
venu.Unhommemoustachu,d’uncertainâge,atournéàl’angledubâtiment,unelampetorcheàla
main. Il portait l’uniforme des gardiens du parc ; à mes yeux, il était le plus beau des anges
gardiens.
—C’estfermé,mademoiselle,a-t-ilditd’unevoixsévère.
Puisilm’amieuxregardéeetils’estapproché,anxieux.
—Vousêtesendifficulté?Onvousafaitdumal?
—Oui,jevousenprie,aidez-moi.
Cette voix rauque, c’était la mienne ? Je n’arrivais plus à respirer, j’agitais les mains sans
parveniràm’expliquer.
—Ilmesuit.Ilm’aattaquée,j’aicouru…
—C’estfini.Toutvabien,maintenant.
Il parlait d’une voix douce ; je devais vraiment avoir l’air d’une folle. Il m’a fait un sourire
rassurant,etilapresséunboutonsurlaradiofixéeàsonbaudrier.
—Dites,c’estYanekàBelvedere…
Et,soudain,sesyeuxdebravehommesesontretournésdansleursorbites.
Samâchoires’estaffaisséed’unefaçonabsolumenthorrible.
Jel’airegardés’effondrersurlesolcommeunpantindésarticuléetj’ailevélesyeuxversson
agresseur.
—Tuessiprévisible,Emma.
Ilsemoquaitdemoienprenantunevoixaiguë,enagitantlesbraspourmimerlapanique.Ila
enjambé le corps inerte du gardien et jeté négligemment de côté la pierre tachée de sang qu’il
serraitdanssamain.Horrifiée,j’aihurlé:
—Tuescomplètementfou!
J’aireculé,maisilfaisaitdeuxpasenavantpourchacundemespasenarrière.D’untonpresque
raisonnable,ilacorrigé:
—Non,jesuisdésespéré.C’estdifférent.
Puis son visage a changé, j’ai vu ses dents luire à la lumière vacillante des lampadaires. Il
grondaitcommeunanimal.
—Acausedetoi,jesuisobligédetoutquitter.
—Non!Jepeuxtoutarranger.Jepeuxallervoirlaproviseure.
Gagner du temps. La police n’était pas loin, Brendan allait me trouver. Je reculais toujours,
trébuchant sur les marches qui menaient aux rochers, et j’essayais de toutes mes forces de le
convaincre.Amer,ilalâché:
—C’estunpeutardpourça.Jesuisfoutu.
Ilavoulusejetersurmoimaisj’aieudelachance:ilabutésurunemarcheetmanqués’étaler.
Trèsvite,enm’efforçantdeparlerleplussincèrementpossible,j’aiprotesté:
— Mais non, bien sûr que non. Ma tante fait partie du conseil d’administration, la mère de
Brendanaussi.Onteferaréintégrer.Onferatoutcequ’ilfaudra.
—Commesijepouvaisencoreyretourner…Non,toutça,c’estfini.
J’aijetéunregardrapideàlarondeenévaluantmesoptions.Lepauvregardiennebougeaitpas
maissaradioclignotaitenémettantdessonsconfus;quelqu’unfiniraitforcémentparveniràsa
recherche. Brendan était en route, la police aussi. Que faire ? Rester ici et encaisser les coups
jusqu’àl’arrivéedessecours?Essayerdegagnerdutemps?
—Toutpeutencoreredevenircommeavant!
Négocier,inventer.C’estfoulacréativitéqu’onsedécouvrequandunpsychopatheestentrainde
franchirlesderniersmètresquivousséparentdelui.
—Ecoute,ceseratoilehéros.Toutlemondetedonneraraison.Moi,jechangeraidelycée,je
retourneraid’oùjeviens.Tupourrastoutexpliqueràtafaçon.
—Toutlemondeestdéjàaucourant.
Il était si près que je voyais en gros plan chaque détail de son visage. Il avait une coupure
encrassée de sang au-dessus du sourcil ; j’avais dû mieux viser que je ne l’avais cru avec mon
cadenas!J’aifaitunenouvelletentative:
—Moi,jecroisjustequ’ilsserontimpressionnés,parcequetunet’espaslaissémarchersurles
pieds.Moientoutcas,çam’impressionne.
J’auraisaimémettredelacoquetteriedansmavoixmaiselleétaittropaiguë,jenelamaîtrisais
plus.Buté,ilarépété:
—Tuastoutgâché,jesuisfoutu.C’esttafaute.
Son visage avait repris cette expression… Comme l’autre fois, juste avant l’arrivée de
Brendan…mais,cesoir,Brendann’arrivaitpas.Jepleurais;jen’avaispluslaforcedemeretenir.
—Jepeuxtoutarranger.Jetejure.Laisse-moi.
Personneneviendraitdoncmesauver?
J’ai levé les bras pour me protéger ; trop tard, tout a viré au noir. Un instant seulement de
ténèbresintégrales,apaisantes,puisladouleuraexplosédansmajoue,j’aivudestachesbrillantes,
sentilegoûtdusangdansmabouche.
Et voilà que ses mains se refermaient de nouveau sur mon cou. Les maillons d’argent de ma
chaîne s’incrustaient dans ma peau, m’étranglaient bien plus efficacement que les gros doigts
maladroitsd’Anthony.
Mon souffle, un raclement aigu, mes doigts sans forces qui palpaient ma gorge. Mes yeux
exorbités,plusdesensationsurmapeau.
Puis un soulagement subit, une immense inspiration ! La chaîne venait de céder. Avec un petit
tintement,lemédaillonesttombésurlespierresetilarouléauloin.
Je me suis effondrée en inspirant désespérément l’air froid qui brûlait ma gorge meurtrie.
Angeliqueavaitditquenoussaurionsreconnaîtrelemomentduplusgranddanger:celuioù,d’une
façon ou d’une autre, je perdrais mon pendentif. Et mon pendentif venait de me quitter, pour
attendrelemomentderetrouvermonâmedansunnouveaucorps.J’allaisvraimentmourir.
De ma voix rauque, j’ai hurlé pour appeler à l’aide. J’ai tenté de me relever ; Anthony m’a
cueillie comme une poupée de chiffon et jetée sans le moindre effort contre la balustrade de fer
forgé.Monépauleaencaissélechoc,toutdesuiteéclipséparuneboulededouleurnauséeuseau
ventre:uncoupdepoing.
Aveuglée, j’ai frappé de toutes mes forces, en visant d’instinct sa pomme d’Adam. Je me suis
battuedemonmieux,cognantdespoingsetdespieds,tirantsescheveux,griffantsonvisage—ça
neservaitàrien,jenefaisaisqu’attisersarage.Unnouveauchoc.Cettefois,toutaéténoirunpeu
plus longtemps, et l’explosion plus aiguë, plus douloureuse. L’onde de choc a résonné plus
longtempsdansmatête.
—Emma!
Lavoixm’estparvenueàtraversleslumièresquiéclataientdevantmesyeux.Lefeud’artifice
s’estéteint,jemesuisaccrochéeàlabalustrade;j’avaisréussiànepastomber.
Uneffortdevolonté:ilfallaitvoir!Quandleflous’estéclairci,AnthonyetBrendansetordaient
devantmoisurlesdalles,BrendansurAnthony.Ill’immobilisaitcommeill’avaitfaitdanslacour
maiscettefois,ilneretenaitpassescoups:sonpoings’estécrasésurlevisaged’Anthonyavec
uneforcebrute,j’aientenduuncraquementetuncriaigu,horrible.
Fou de douleur, fou tout court, Anthony a eu un sursaut si brutal que Brendan a perdu
l’équilibre;lepoingdumonstreajailliverssonmenton,ilabasculéenavant.Jen’encroyaispas
mesyeux,Brendanétaitforcémentleplusfort,maisvoilàqu’Anthonybondissaitsursespieds,lui
lançaitungrandcoupdepieddansleventre.Non,jenevoulaispas,pasBrendanàterreàlamerci
d’Anthony qui levait le pied pour lui écraser la tête sous son talon ! J’ouvrais la bouche pour
hurler, malade d’horreur, quand le pied de Brendan l’a cueilli derrière le genou. Anthony s’est
abattucommeunemasse.
Brendanétaitdebout!MaisAnthonyaussi.Fébrile,j’aiessuyélesangquicoulaitdansmesyeux
et cherché une arme, n’importe laquelle. Anthony ne devait pas faire du mal à Brendan. Je ne le
permettraispas.
Quelque chose brillait sur les dalles. Mon portable ! Je me suis précipitée à genoux pour
composerle911.
— Au secours, nous sommes à Belvedere Castle, il nous agresse ! Il a assommé le gardien,
venezvite!
J’ai crié tout ça d’un trait et j’ai laissé tomber le téléphone sans couper la communication : je
venaisdevoirunebranchearrachéeàunarbre,sonextrémitééclatéedansunbouquetd’esquilles
aiguës.Jel’aisaisiecommeuncouteauetjemesuisapprochéed’Anthonypar-derrière.Ilportait
une épaisse chemise polaire ; de toutes mes forces, j’ai enfoncé le bout le plus aiguisé entre ses
omoplates. Le bois a déchiré le tissu, sa peau, sa chair avant de se briser dans ma main. Il s’est
abattusurlesgenouxavecungrandmugissement,samainbattantl’airderrièreluipourtenterde
m’arrachermonarmeimprovisée.
Enfin,auloin,dessirènes!LeregardvertdeBrendanatrouvélemien;pendantuneseconde,
nousavonscruquec’étaitterminé.
Anthonyavaitentendulamêmechosequenous.Satêtes’estdresséecommecelled’unanimal
auxabois;ils’estrelevéentitubant,s’estruéenavantcommeuntaureauenpoussantBrendande
côté.Desesbrasmassifs,ils’esthissépar-dessuslemurdepierre,puislaclôture;etilaprispied
surlesrochers.
—Emma,éloigne-toi,mets-toiensécurité,aordonnéBrendan.Jem’occupedelui.Iln’estpas
questionqu’ils’échappe.
Etilafilésurlestracesd’Anthony.J’aicrié,jel’aisuppliéderevenir;j’aiessayédelesuivre.
Jenepouvaispasfranchirlesobstacles.Ilssetrouvaientàdeuxmètresdemoimaisleurcombat
aurait aussi bien pu se dérouler sur une autre planète. Accrochée aux barreaux, j’ai assisté,
horrifiée,àunaffreuxpugilatàpoingsnussurcesurplomb,quarantemètresau-dessusdel’étang.
Brendan était rapide, mais Anthony n’avait plus rien à perdre. Il était moins précis mais
terriblementfort,uneforcedefauve.Unesortedefolieestvenuedécuplermesforces.J’aisautéde
nouveau et, cette fois, j’ai réussi à me hisser à mon tour par-dessus le mur. Je suis retombée
lourdement sur ma cheville foulée, la douleur m’a arraché un cri ; j’ai vu la tête de Brendan
pivoterversmoi,vuAnthonyprofiterdel’aubaine:sonpoingapercutélementondeBrendanqui
aperdul’équilibre…quiesttombéàtroispasduvide.
Letableaus’estfigé.
Lespoingsserrés,haletant,Anthonyétaitunesilhouettesombre,voûtée,démoniaque;d’uncoup
depied,ilpouvaitprécipiterBrendanaubasdesroches.
Je n’avais qu’une seconde pour réagir : je me suis précipitée derrière lui, plus loin sur le
surplomb.Commeaimantée,latêted’Anthonys’esttournéeversmoi.
Aussitôt,Brendans’estrelevéencriant:
—Emma,non!
Pourcouvrirsavoix,j’aihurlé:
—Parici!Anthony,pauvrecrétin,parici!
Ilmeregardaitsansbouger.Sapoitrinesesoulevaitcommeuneforge,sagrossemainessuyait
sonnezensang.Asontour,Brendanacherchéàdétournersonattention.
—Anthony,c’estmoiquetuveux,paselle.Quoi,tunepeuxpastebattrecontreunhomme?Ilte
fautunefille?
Lemonstrenel’écoutaitpas,ilmarchaitversmoi,ens’arrangeantpournousgardertousdeuxà
l’œil. Et voilà que, dans sa démence, il s’est mis à jouer avec nous, faisant semblant de charger,
puis de changer d’avis. De foncer sur l’un pour jouir de la terreur de l’autre. Il avait oublié sa
propre situation, les sirènes de la police ; il n’y avait plus en lui qu’un désir démoniaque de
vengeance.
J’étaisàunboutdusurplomb,Brendanàl’autre.Illuisuffisaitdecourirversl’undenous,de
nouspousser…Etilfaisaitminedeseprécipiter,puisseredressaitavecunsouriremoqueur.Nous
étionsprisaupiège.Derrièrelui,jevoyaislevisagedeBrendancrispéderageetd’impuissance.
Les réverbères, les rêves, la conviction que je serais celle qui romprait la malédiction… tout
s’était effondré. Nos beaux espoirs n’étaient qu’un mensonge, une tromperie de plus. J’avais eu
droitàtouslesavertissementsmaisjem’étaistoutdemêmeprécipitéeau-devantdudanger,etla
partieétaitperdue.
Unerafaledeventafaitclaquerlescheveuxblondstachésdesangd’Anthony.Lesyeuxluisants,
ilachoisisacible:moi.J’aivoulum’écarterdesaroutemaismesjambesnerépondaientpas;
c’étaitcommeunrêve,quandtoutsepasseauralentietqu’onestimpuissant.
Une poussée violente m’a lancée sur le côté, ma cheville a cédé, je me suis effondrée sur la
roche. Mes oreilles se sont débouchées, le temps s’est de nouveau accéléré ; j’ai vu une masse
indistincteroulerdevantmoietbasculerdanslesténèbresetlevide.Ilyaeuuncriguttural,une
éclaboussure…etpuislesilence.Unsilencesurlequelsurfaientlessirènes,unsilencerythmépar
monsoufflerauquecontrelerocher.J’étaisseulesurlesurplomb.
21
J’ai senti mon cœur se déchirer, fibre à fibre. Je n’arrivais pas à admettre… Brendan m’avait
écartéedelatrajectoired’Anthony.Etmaintenantiln’étaitpluslà.Ilvenaitdebasculerdanslevide
àmaplace.
Avantqueladernièrefibrenelâche,j’aientenduunerespirationexplosive.Unerespirationqui
grinçaitcommesouslecoupd’uneffortviolent.Jemesuistraînéejusqu’auvideetj’aivu…une
mainauxjointuresensanglantéesagrippéeàunesailliedurocher.J’aimurmurélenomdeBrendan
enluioffrantmesbras.Mais,enfait,jenesavaismêmepassijem’apprêtaisàaiderBrendan,mon
amour,oubienAnthony,lemonstre.
—Prendsmamain!
Un corps suspendu, une main qui griffe la paroi, qui réussit à trouver une prise ; sa tête s’est
renversée en arrière et j’ai vu… des yeux verts lumineux, levés vers moi, sous un nuage de
cheveuxnoirs.
—Brendan…
Unenouvelleexpirationrauque;sespiedsraclaienttoujourslaparoimaislessemelleslissesde
sessouliersdevilledérapaientsurlaroche.J’aisaisisonpoignetettiré,uneffortd’uneviolence
inouïe,lesmusclesbrûlants,l’impressiondem’arracherlesbras,maisjen’avaispaslaforcedele
hisserjusqu’àmoi.Jen’avaispasassezdeforce!J’aicherchéàm’arc-boutersurlerocher;hélas,
machevillemefaisaittropmal,ellecédaitchaquefoisquej’essayaisdem’yappuyer.
J’aiditentremesdentsserrées:
—Tiensbon.Lessecoursarrivent,tiensjuste…Tiensbon.
LamaindeBrendanaglissé,trèslégèrement,desmiennes.
—Emma…
Ilnesemblaitplusycroire.Iln’allaitpasrenoncer?J’aihurlé:
—Non!Brendan!Jeneteperdraipas.Aidez-moi,quelqu’un!
C’étaitlafin,nousallionstombertouslesdeux.AulieudetirerBrendanàmoi,j’étaisentraînée
inexorablementverslevide.
—Çaservaitàquoidem’avertir!Ethan,faisquelquechose!Oùes-tu?Vite!
LamaindeBrendanglissaittoujours,elleallaitm’échapper.
—Jevoustiens!alancéunevoix.
Unevoixjeune,masculine.Lapolice!Jenelesavaismêmepasentendusarriver.Toutetendue
versBrendan,j’aicependantsentiunechaleurprèsdemoi,vuunemainsefermersurlepoignet
quejenetenaispas.Nousavonstiréensemble…ethisséBrendansurlesurplomb.
Enfin.
Ils’estabattucontrelaroche.Sesjambesdépassaientencoredanslevide,jel’aiempoigné,aidé
àramper.Là,ilaroulésurledos,épuisé,etjemesuiseffondréecontreluienriantetpleurantàla
fois.
Plusriennecomptaitquelui,saprésence,soncorpstuméfiémaisvivant,bienvivant.Ilétaitlà,
prèsdemoi,je pressais mon visage dans son cou et son col était humide de mes larmes. Il s’est
redresséàdemipourmeserrerdanssesbrasetj’aientendusavoix,rauque,méconnaissable:
—Merci…
Il dévisageait notre sauveur par-dessus mon épaule ; j’ai perçu son mouvement de recul.
Surprise,j’airelevélatête;ilsemblaitabasourdi.
—Vous…vousêtes…Jevousconnais?
Lepoliciers’étaitrelevé,luiaussi.Ilaposélamainsurmonépauleetl’aserréeavecgentillesse.
—Jesuiscontentd’avoirétélà.
Je me suis tournée vers lui mais je n’ai vu qu’une silhouette noire qui se découpait sur les
lumières de l’esplanade et le ballet des lampes torches près du mur. Tiens, les renforts étaient
arrivés.
Tournéverslesnouveauxvenus,Brendanacrié:
—Noussommesici!
Péniblement,ils’estrelevépourleurfairesigne,puisilm’aaidéeàmeredresseràmontour.
Nousnoussommesavancés,lentement;jetenaisàpeinedeboutet,pourlapremièrefois,ilpeinait
àmesoutenir.
Derrièrelalumièreéblouissante,unevoixtenduealancé:
—Approchez-vous.Lesmainsbienenvue.
—Ilyaunpoliciericiavecnous!
Toujourstournéverslesofficiersembusquésderrièrelemur,Brendanafaitungesteversnotre
compagnon.J’aitournélatête…Oùétait-il?Troublée,j’aiappelé:
—Monsieur?Vousêteslà?
Brendan aussi jetait des regards interdits tout autour de nous. Impatienté, le porte-parole des
policiersacrié:
—J’aidit,avancez!Quejevoievosmains!
—Monamieaunefoulure.Ellenepeutpasmarcher,réponditBrendan.
—Lesmainsenl’air,toutdesuite!
Unbaiserrapidesurmatempe,etBrendanaobtempéré.J’aifaitdemême,enm’appuyantcontre
lui. Notre attitude dut rassurer le responsable, car sa voix se radoucit et plusieurs silhouettes
s’avancèrentversnous.
—Çava,mademoiselle?
J’aihochélatête,incapabled’articulerunmot.Magorgemefaisaittropmal,tropd’émotionsse
bousculaientenmoi.Jen’enpouvaisplus,jevoulaismecoucher,meroulerenboule,oublier…
Commedansunrêve,j’airéaliséquelechefdel’escouadeavaitsortisonarmeetqu’illabraquait
surBrendan.Dansunsursautquidutbrûlermesdernièresréserves,jemesuisjetéedevantlui.
—Cen’estpaslui!L’autre…Anthony,jecroisqu’il…Ilesttombédelafalaise.
L’armes’estabaissée,maisl’hommenel’apasrengainéepourautant.Desmainssolidesm’ont
soulevée par-dessus le mur. L’esplanade, si désespérément déserte tout à l’heure, était pleine de
monde;j’aivudesbrassards,desmallettesetdescivières…etunesilhouetteassise,têtebasse.Le
gardien,M.Yanek,étaitconscient,unhommeenblouseblanchesepenchaitsurlui.
—Ils’ensortira?
Oui.
J’en aurais pleuré de soulagement. L’officier qui me soutenait (il était trapu, moustachu,
rassurantaupossible;d’aprèssonbadge,ils’appelaitLynett)m’afaitunbonsourire.
—Ilauraunsacrémaldetêteetquelquespointsdesuture,maisilvas’ensortir.
Puisilafaitlagrimaceennousdévisageanttouslesdeux.
—Quantàvous…Onvavousexamineraussi.Ondiraitquelasoiréeaétérude?
—Assezrude,oui…
Dèsquejeparlais,unedouleurhorribleéclataitdansmamâchoireetmontaitjusqu’àmesyeux.
UnautrepolicierentraînaBrendanverslescivières,lepersonnelparamédicalnousexaminasous
toutes les coutures, les policiers nous interrogèrent, cela prit un temps interminable. Entourée
d’uniformes de toutes parts, je répondais de mon mieux ; de son côté, j’entendais Brendan
demander(exiger,plutôt)demevoirpours’assurerquej’allaisbien.
Jeracontaisl’agressionpourlatroisièmefoisquandjevisl’officierLynettrevenirversmoi.
—Vousavezunesacréepoigne,dites!Votrepetitcopainditquevousavezréussiàlesoulever,
quandilétaitaccrochéauxrochers.
—Non,ilyavaitunautrepolicier,c’estluiquiafaitremonterBrendan.
Instinctivement,jevenaisdesecouerlatête;grossièreerreur:unétauhorribleemprisonnames
tempesetmavoixsonnabizarrementàmesoreilles,commesijem’entendaisparlerdetrèsloin.
—Jen’aipascomprisoùilestparti,jen’aimêmepaspuleremercier…
—Mademoiselle,iln’yavaitpasdepolicierprèsdevous…
Ilétaitsigentil,etpourtantsonattitudem’amisehorsdemoi.
—Maissi!Jen’aipasvusonvisagemais…
Brendan m’a rejointe, se faufilant entre deux policiers. Il boitait, il avait les traits tirés et sa
chemisenoireportaitencorelatracedelasemelled’Anthony,maisilétaitlà.J’enaioubliéceque
jecherchaisàdire.Diplomate,ils’estinterposéenexpliquant:
—Emmaareçuplusieurschocsàlatête.Jecroisqu’ellenesaitplustrèsbienoùelleenest.
—Maisilétaitlà!Tusaisbien,toi,qu’ilétaitlà.
Il ne semblait pas m’entendre. Accroupi près de moi, il me dévisageait attentivement et son
expression s’assombrissait d’instant en instant. Quand il a écarté mes cheveux emmêlés de mon
cou,sesyeuxsesontécarquillésd’horreur.
—Vousavezvuça?a-t-ilcriéàl’infirmier.Vousallezl’emmeneràl’hôpital,dites?Vousêtes
sûrqu’ellevabien?Vouspouvezregarderdenouveau?
—Nousl’emmenonsàl’hôpital,oui.Vousyalleztouslesdeux.
Par pure gentillesse, car il m’avait déjà examinée de pied en cap, l’homme a pris la peine
d’étudierdenouveaulesmarquesautourdemoncou.
—Jenepensepasquecesoitgrave,maisonferadenouveauxexamenssurplace.Vous,vous
aurezdroitàuneradio,jesuisquasimentsûrquevousavezunecôtecassée.Pourlademoiselle,ce
sontdesecchymoses,descoupures.Peut-êtreunecommotioncérébrale.
—Etça?
Unpoliciervenaitderemarquerlabalafredemonbras.J’aisoupiré.
—Unaccidentdevoiture,ilyaquelquesmois.
Mesémotionséchappaientcomplètementàmoncontrôle:subitement,jepleuraisparcequema
robe,lapremièrerobequej’aiejamaisaimée,étaittoutedéchirée.
—MademoiselleConnor,vousavezautantdeviesqu’unchat.
J’entendis l’officier Lynett affirmer ça avec une conviction étonnante. Je voulus hausser les
épaules…maiscelafaisaittropmal.Assiselà,surmacivière,lecauchemarterminé,l’adrénaline
quim’avaitdopéesediluaitdansmesveineset,denouveau,jesentaistout.Chaquecoupure,chaque
bleu, chaque douleur résonnait en moi comme dans une grande caisse vide. Les échos
s’amplifiaient,deplusenplusdouloureux,ettoutecettesouffrancesemblaitseconcentrerdansma
tête.
—Mademoiselle,c’estàvous?J’aivubrillerquelquechoseprèsdesmarches…
Unejeunepolicières’approchaitaupetittrot,elletenaitàlamainunobjetquejenedistinguais
pas.Unegriffedeglaces’estplantéedansmoncœur.Non.Pasmonpendentif.Jevoulaisqueçase
termine.Quelamalédictionnerevienneplusjamais,jamaismechercher.Qu’elleneréussissepasà
m’arracher la vie ! Qu’elle ne me poursuive pas jusqu’à ce que, Brendan et moi, nous soyons
mortstouslesdeux!
—C’estàvous?répétalajeunepolicière.
J’aibaissélesyeuxverssamain;elletenaitmonportable.
Seulementmonportable.Toutpoussiéreuxetéraflé.
—Oh…Oui.
Je grelottais de nouveau. De soulagement autant que du froid qui m’engourdissait, malgré la
couverture qu’on m’avait posée sur les épaules. L’infirmier voulut me faire m’allonger, me
couvrirmieux.Lalutteétaitfiniemaisjenepouvaispasencorem’abandonner,jecontinuaisàme
débattre d’instinct ; et puis, il fallait tirer au clair cette histoire de policier disparu dans la nuit.
Celui qui m’avait aidée à sauver Brendan. Je me suis redressée d’un élan… et suis retombée
aussitôt,sûrequematêteallaitéclater.
Vaguement, je m’entendais gémir ; j’éprouvais une sensation de mouvement. Peut-être
simplementlevertige.Non,c’étaitréel,onemportaitmacivièrelelongdel’alléeenspirale,tout
étaitmouvant,incertain,maisjegardaisunrepère:Brendanquirefusaitdeselaisserporterpour
pouvoirmarcherprèsdemoienmetenantlamain.Brendanquitenaitabsolumentàmonterdans
monambulance.
Pendantqu’onm’installait,jel’entendisdemander:
—EtAnthony,vousaveztrouvé…
—Nousavonslancéunavisderecherchefondésurvotredescriptionmais…c’estunesacrée
chute.Jenepensepasqu’ilaitsurvécu.
J’aiserrélespaupièresensecouantlatêtepourneplusrienentendre.
—Nousallonsvousdonnerunanalgésique,aditunevoix.
J’aifaitouisansouvrirlesyeux;lalumièremefaisaittropmal,ellem’éclataitlatête.J’aisenti
unepiqûredansmonbrasetenfin,enfin,touts’esteffacé.
***
Une bande étroite de lumière, une pulsation douloureuse derrière mon front ; quand j’ouvris
davantage les yeux, la douleur m’aveugla. Une main serrait la mienne. Je la serrai en retour, la
pressionmefitmalmaislecontactmerassura.Jefisunnouveleffortpoursouleverlespaupières.
—Lalumière…faitmal.
Jedusmefairecomprendrecarlamainmelâchaet,uninstantplustard,lalumières’évanouit.
—C’estmieux?
Unevoixépuisée,rauque,quejereconnusinstantanément.Cettefois,cefutplusfaciled’ouvrir
lesyeux.
—Brendan?
Brendan.Sonbeauvisage,unpeuflou,sonexpressionanxieuse,vulnérable.J’aisoufflé:
—Çava,toi?
J’ailevélamainmaiselleestretombée,sansforces,avantdetouchersonvisage.Plusmavision
se précisait, mieux je mesurais les dégâts. Une lèvre fendue, un cocard, des coupures à la
pommette, au menton, au front. Il a tourné la tête pour embrasser ma paume à vif et je me suis
entenduesoupirer:
—Tuesamoché…
—Moi?
Ilsemblaittrouvercetteidéeabsurde.Tendrement,ilaécartémafrangedemesyeux.Legeste
m’afaitdubien,c’étaitungestesidoux,si…normal.Finalement,toutétaitnormal!J’aieuunpetit
rire.
—Jevoisquetuaseulesproduitsquimettentdebonnehumeur?
—Mmm…Sérieusement,tuvasbien?
—Oui,Em,çava.J’aiunecôtefêlée,descoupuresetdesbleus,maisriendegrave.
—Çaal’air…douloureux.
—Jen’ensuispasàmapremièrebagarre.C’esttoiquim’inquiètes.
—Qu’est-cequej’ai?
Jemesouvenaisvaguementd’unexamen,unscannerpeut-être,quelquesheuresauparavant.Je
nesavaisplus,jeconfondaisavecmonprécédentséjouràl’hôpital,quandj’avaislepoignetcassé
etdespointsdesuturetoutlelongdubras.
—Unecommotioncérébrale,unechevillecassée,etunetonned’ecchymoses.
—Commotion…?ai-jereprisenréfléchissant.Çapourraitexpliquerquej’aieimaginéqu’ily
avaitunpolicier?Jenecomprendspas…
Mavoixs’estéteinte.L’expressiondeBrendanétaitsiétrange!Saisie,j’aichuchoté:
—Tuasvulepolicier,n’est-cepas?
Ils’estdécidéàacquiescer,maisàcontrecœur.Alors,j’airépété:
—Jenecomprendspas.Oùest-ilpassé?Cen’étaitpeut-êtrepasunpolicier,justequelqu’un,un
passant?
—Emma,madouce,cen’estpasimportant.Onenparleraquandtutesentirasmieux.
Ilaembrassémamain;c’estlàquejemesuisaperçuequejen’avaisplusmabague.
—Oh!Brendan!
Lecriaréveilléladouleurdansmatête,unedouleursiviolentequ’ellem’aarrachéuneplainte.
—Toutvabien,mabelle,toutvabien…C’estlacommotioncérébrale,ilsdisentqueçapassera
trèsvite.
—Mabague…
Cette fois, je chuchotais, pour éviter de faire exploser mon crâne. Brendan s’est hâté de me
rassurer.
—Jel’ai.L’infirmièremel’adonnée.Ilstel’ontjusteretiréepourlescanner.Tabaguen’estpas
perdue.
Ilaritoutbasenmurmurant:
—Cettebague…
Malgrél’euphorieprovoquéeparlesanalgésiques,j’aiperçudanssavoixunenoteinsolite.Il
savaitquelquechosequ’ilnemedisaitpaset,moi,jevoulaistoutsavoir,toutdesuite.Péniblement,
j’aidemandé:
—Pourquoiest-cequetuesbizarre?
—Quoi?a-t-ilprotestéavecunpetitriregêné.Jenesuispasbizarre.
—Tunesaispasmentir.Tuesbeletbienbizarre.
—Franchement,c’estpaslemoment.Ilfautquetutereposes.
Il prenait une voix apaisante, caressait doucement mon front. Encore un peu et il allait
m’endormircomplètement,lemanipulateur.Mespenséessesontunpeuéclairciesetj’ailancé:
—Plusdesecrets!
C’étaitdevenunotrecode.Brendanapousséunénormesoupirexaspéré,maisilacapitulétout
demême.
—Tutesouviens?Tum’asdemandépourquoijet’avaisprisunsaphir?Ehbien,jenem’en
suispasrenducomptetoutdesuitemaistonfrère…
Monfrère…Commesavoixs’estadouciesurcemot!
—C’esttonfrèrequim’aguidépourchoisirtabague.
Ilaréfléchiquelquesinstants,leregardlointain.Sonpoucecaressaitdoucementmonbras.Puis
ilarepris,presqueàvoixbasse:
—Aprèsnotre…Jeneveuxpasappelerçaunedisputealorsjedirai«désaccord»,dimanche
dernier,jem’ensuisvoulud’avoirrefuséd’entendrecequetudisaissurlessorcières.Alorsj’aieu
envie de te faire un cadeau, juste une petite chose que tu pourrais porter et qui te rappellerait
combientucomptespourmoi.
—Unebague,c’estunepetitechose?
— Oui, c’est une petite bague, répondit-il sur le ton de l’évidence. J’allais te prendre une
améthyste,tapierredenaissance,maislanuitavantmavisitechezlebijoutier,j’aifaitunrêve.Un
garçonmedisaitdechoisirunsaphir,parcequetuenauraisbesoinpourt’aideràdéveloppertes
pouvoirs.
— Angelique me l’avait dit aussi. Les saphirs amplifient les pouvoirs des sorcières. Nous en
avionsunlejouroùj’aifaitsoufflerlevent.
Ilaapprouvégravement.
—Lelendemain,sansquejeluidemanderien,lebijoutierm’aspontanémentmontrédesbagues
ornéesd’unsaphir.Jemesuisditqueçafaisaitbeaucoupdemessagesquiallaientdanslemême
sens,etquejeferaisbiend’entenircompte.
Ilsetutuninstant,etrepritavecuneffort:
—Emma,legarçon,dansmonrêve…ilressemblaitexactementà…Non,ilétaitlepolicierqui
t’aaidéeàmefaireremontersurlesrochers.Jesaisqueçaparaîtfou,complètementdémentmais,
Emma…jesuissûrquec’étaitlui.Jel’aireconnuparceque…Enfin,parcequ’ilteressemblaitde
manièretroublante.
Jel’aidévisagésanscomprendrepuis,soudain,ledéclic,ladernièrepiècedupuzzlequisemet
enplace.D’unetoutepetitevoix,j’aidemandé:
—Ethan?
—Jecroisqueoui.Jecroisque,quandnousétionslà-haut,surlafalaise,endangerdemort,le
saphirt’aaidéeàpuiserdansjenesaisquelspouvoirs.Ou,aumoins,ilt’aaidéeàpenserquetu
pouvaisagir.Ettul’asfaitvenir.
— Il a cherché tant de fois à me mettre en garde… Et quand j’ai eu besoin d’un vrai coup de
main…
Mes yeux se mouillaient de nouveau… J’ai essayé de maîtriser mes larmes mais ça m’a fait
horriblementmalàlatête.Jenecontrôlaisplusrien,jepleuraissansmêmepouvoircachermon
visagecrispé,jen’avaispaslaforce.Brendanasaisiunmouchoirenpapier,ilavoulum’essuyer
lenezetjemesuissentiemourirdehonte.Çanesuffisaitpasqu’ilmevoietoutecabossée,ilfallait
encorequ’ilmemouchecommeunbébé?
—Donne-moiça,ai-jesanglotéenluiprenantlemouchoir.
Ilaeul’élégancedechangerdesujet.
—Tatanteestlàaussi,elleestjustesortiepasseruncoupdefil.Ontegardeenobservationpour
l’instantmaistupourrasrentrercheztoid’iciàquelquesheures.
—Elleestlà?Elleestencolère?
Ilhaussalessourcils,surprisetamusé.
—Encolère?Maisnon,espècedefolle,elleesttrèsinquiètepourtoi!Jecroisqu’ellen’arrive
pasàdécidersiellemedétesteparcequejesuistoujoursdanslevoisinagequandilt’arriveune
catastrophe,ousiellem’apprécieparcequejefaistoujourscequejepeuxpourt’aider.
—Ellet’apprécie,c’estobligé!
Cecriducœurm’afaittousser,avecunehorriblegrimaceparcequej’avaisvraimenttrèsmalà
lagorge.Dèsquej’aieurecouvrémavoix,j’aidemandé:
—Ettoi?Tafamilleestarrivée?
—Pasencore.Mesparentssontenroute.Jen’aipasgrand-chosemais,commejesuismineur,je
doislesattendrepoursortird’ici.
Ilembrassaleboutdemesdoigtsetconclutd’untondésabusé:
— Ils ont dû affréter un hélicoptère parce qu’ils étaient à une soirée au Smithsonian, à
Washington.Jenesaispascombiendetempsilnousresteavantleurarrivée.
J’aisaisisamainetjel’aiserréedetoutesmesforces.
—Quandjepensequej’aifailliteperdre…
J’ai de nouveau cherché à toucher son visage ; gentiment, il s’est penché pour que je puisse
l’atteindre. Comme je pleurais de nouveau, il m’a séché les joues, très doucement, avant de me
donnerunmouchoirneuf.
—Dis,tucroisquenousavonsrompu…
Je n’osais pas le dire de peur de nous porter malheur. Dans ses yeux, j’ai vu briller la même
émotion,lemêmeespoir.
—N’ypensepluspourl’instant.
—Si,dis-moi!Tucroisquenousavonsrompulesort,vainculamalédiction?
—Jel’espère,a-t-ilmurmuré.Emma,quandjesuisarrivélà-haut,ils’acharnaitsurtoi…J’ai
sentimoncœuréclater.Jecroyaisquec’étaitfini.
—C’estlàqueçadevaitseterminer.Maistum’assauvée.
Je m’étais transformée en fontaine, il me semblait que mes larmes ne se tariraient jamais.
Brendann’osaitplusmeregarderenface.
—Sansmoi,tun’auraisjamaisétéendanger.Toutestmafaute.J’aimanquétefairetuer.
—Non!Non,tum’assauvélavie.
Ilportadenouveaumamainàseslèvres.
—C’esttoiquim’assauvé.Detouteslesfaçonspossibles.Tuaschangémavie.
Il s’est levé péniblement, en plaquant la main sur ses côtes. Puis il a posé, très doucement, ses
lèvressurlesmiennes.
—Jet’aime,Emma.Pourl’éternité.
22
Avec une commotion cérébrale et une fracture, je ne suis guère sortie de mon lit de toute la
semaine.Auboutdequelquesjours,j’enavaisvraimentmarredemachambre.
—J’ail’impressiond’êtreenprison!
Brendanm’ajusteréponduqu’onm’avaitenferméeparcequej’étais«dangereusementsexy».
J’ai levé les yeux au ciel (un mouvement déconseillé quand on a des maux de tête), mais je dois
avouerquec’étaitagréabledem’entendredécriredecettefaçon.Surtoutalorsquej’avaisl’airde
sortird’unringdeboxe.Bref,cen’étaitpaslemomentd’affronterlacirculationnew-yorkaise,pas
avecmonplâtreetmavuequisebrouillaitcomplètementparmoments.Etaussiensachantqueles
recherchesaufonddeTurtlePondn’avaientramené…quedestortues.Anthonyétaittoujoursporté
disparu.
Cette pensée me terrifiait car Brendan avait déjà repris les cours. Il y a des gens qui font tout
avecunefacilitéinsolente,mêmeguérir!Autéléphone,laveilledesarentrée,jen’avaiscesséde
répéter:
—J’aipeurqu’ilt’agressedanslemétro,ouqu’ilt’attendeaucoindelarue…
—Emma,toutvabien!
Ilriaitcommesimoninquiétudeétaitabsurde,ettrèsattendrissante.J’avaisinsisté:
—Maisonnesaitpasoùilest!
— Bon, je ne voulais pas te le dire pour ne pas t’inquiéter, mais mon père a engagé des
professionnels.Desgardesducorps.C’estjustepourquelquetemps,jenelesvoismêmepas;ils
sontcensésnoussurveillerpours’assurerqu’Anthonynes’approcherapasdenous.
—Nous?Touslesdeux?
—Oui,ilsdoiventtecouvriraussi.Ettusaisquoi?Tuplaisàmonpère.Ilditquetuasducran.
J’avais rencontré les parents de Brendan à l’hôpital. Un couple surprenant, l’illustration de
l’attraction des pôles opposés ! La mère de Brendan était si froide et convenable que je ne
m’attendaispasdutoutàcepèrechaleureux,sympathique…etmêmeunpeupaillard.Legenrequi
racontedesblagueslourdes.
—Bon,nousavonsdesgardesducorps,ai-jesoupiré.J’aimeraispouvoirdirequeçam’ennuie
maisenfait,jemesensmieux.Tuserasensécurité,aumoinsjusqu’àcequ’onretrouveAnthony.
Brendan affirmait que sa réapparition au lycée n’avait pas fait de vagues. J’ai compris à quel
point il minimisait les choses quand Cisco m’a décrit le séisme déclenché par son retour. Bien
entendu,Brendans’estcontentéderépéterquetoutsepassait«bien»,etdem’apportersesnoteset
mesdevoirspourquejepuissemeteniràjour:lapériodedescontrôlesapprochait.Perspective
démoralisante!Avantlacommotioncérébrale,lelatinmedonnaitdéjà l’impression que ma tête
éclatait.
Puis, un jour, entre les pages de mon livre, j’ai trouvé un petit cadeau : l’examen du premier
trimestre,passéhautlamainparBrendanl’annéeprécédente.Tricher,moi?Unefilleaucerveau
endommagéabienledroitdeprendredesraccourcis!
Toujours aussi charmeur, Brendan apportait un petit quelque chose, café ou pâtisserie, à tante
Christinechaquejourenvenantmevoiraprèslescours.Ill’appréciaitsincèrement,maisilfaisait
aussicampagnepournousassurersonsoutien.Etilprogressaitdanssonestime,ellecommençaità
admettrequecesoitsisérieuxentrenous;lefaitqueBrendanaitétéprêtàplongerduhautd’une
falaisepourmesauveravaitconsidérablementaplanilechemin.Jen’auraisjamaisimaginéqu’elle
seraitsidifficileàconvaincre;lepetitcopaind’Ashleyseraitsansdouteobligéderéglerladette
dutiers-mondeavantdepouvoirposerunpiedcheznous.
Pour commencer, j’avais si mal partout que je me fichais de tout le reste, mais dès que mes
douleurs se sont apaisées, j’ai découvert une foule de sujets de contrariété. Notre histoire avait
beaucoup plu aux médias new-yorkais. Du moment que le nom des Salinger était lié à un
événement!Unaprès-midi,Ashleym’atéléphonépourm’annoncerdesavoixlaplusaiguëque
nousavionsleshonneursdelacélèbrepagesixduNewYorkPost.
Incrédule,j’aiallumémonordinateurpourchercherl’article.Etj’aitrouvélegrostitre:Lefils
dumilliardairerisquesaviepourunedemoiselleendétresse.
—Ohnon…
Ilss’étaientservisdesphotosdenoscartesd’élèves.Avecsonsourireinsouciantetsescheveux
en pétard, Brendan n’aurait pas déparé dans une revue de mode… et moi, dans le bulletin d’un
institut pour débiles légers. J’ai survolé l’article ; en résumé, il expliquait qu’un ancien élève,
mentalement instable, m’avait agressée, et que Brendan m’avait tirée d’affaire. Puis j’ai vu la
conclusion:Lesautoritéspensentqu’AnthonyCarusoaquittélepays.Sonpère,lecélèbreavocat
Ron«Piranha»Caruso,estactuellementquestionnéparlapolice.
Lesémotionssebousculaientdansmatête.Souhaiterlamortd’Anthony?Çamemettaitmalà
l’aise. Mais, pour être tout à fait franche, j’avais un peu espéré que la police le retrouverait.
Anthonyenliberté,c’étaitunemenaceàvie!Quisaits’iln’allaitpasrefairesurface?Etquand,
personnenepouvaitledire.Dansdeuxsemaines?Deuxans?Est-cequ’ilallaitseprésenteràma
portelejourdemestrenteans,aprèsavoircouvésahaine?
Les médias ont fini par se décider à parler d’autre chose. Tant mieux, car j’en étais arrivée à
attendre avec impatience qu’une people arrêtée pour délit de « conduite sous l’état d’un empire
alcoolique » détourne l’attention de mon affaire. Je suis retournée en cours, moi aussi, et j’ai
affronté,sansplaisir,lesregardsbraquéssurmoietlescommentairesfaitsderrièremondos.Juste
histoired’alimenterlesragots,j’avaisencoredestracesdecoupsbienvisiblessurlafigure.
Bref, ma vie n’était pas idéale… Mais, au moins, il ne se produisait plus rien de désastreux.
L’événement le plus traumatisant de mes journées, c’était peut-être de casser les lacets de mes
Converse.Unbonheur.Onnesedoutepasàquelpointc’estmerveilleux,laroutine,tantqu’onn’a
pasconnulaterreuràl’étatpur.
Puis,unsamedi,unevingtainedejoursaprèslaCastagneontheRocks(pourciterungrostitre),
Angeliquevintmerendrevisite.
Jetraînaissurmonlitpourreposermachevilleencorefragile,etjefaisaissemblantderéviser
monlatin(enfait,jelisaisPinkIsTheNewBlog)quandj’aientendusavoixdanslesalon.Tante
Christine adorait Angelique ; pour elle, le look de mon amie (très sorcière quand elle n’avait ni
l’uniformedulycée,nilagrippe),étaitjustethéâtral.Matanteadoraitlethéâtre.
Angelique a passé la tête par la porte de ma chambre. Elle venait de faire refaire ses racines
blondesetd’ajouterquelquesmèchesblanchesetbleumarineàsescheveuxnoircorbeau.Surelle,
c’étaitgénial.
—Salut,Em,çavapourtoi?
Ce sourire, ce visage rayonnant… Que lui arrivait-il ? D’habitude, elle n’était pas le genre de
filleraviedelacrèchequisautilleendescendantlarue.Jerefermaimonordinateuretmeredressai
dansmonniddecoussins.
—Encoredesmauxdetêtedetempsentempsmais,engros,çava.
— Bon, je n’ai pas eu l’occasion de te le demander à ton retour : toi et Brendan, vous avez
reparlédelamalédiction?
Et,hop,danslevifdusujet!
—Unpetitpeu,àl’hôpital,maispasdepuis.Lependentifs’estenvolé,jen’aiplusfaitderêves
ou vu de signes… Et je dois t’avouer que, quelque part, j’ai l’impression de perdre Ethan une
secondefois.
J’aidétournélatêtepourcacherleslarmesquipiquaientmespaupières.Angeliquen’appréciait
guère l’émotivité et, depuis le drame, la mienne était à fleur de peau. Le pauvre Brendan devait
affronteraumoinsunecriseparaprès-midi.
— Donc, il n’y a rien eu pour indiquer que la malédiction serait encore active ? insista
Angelique.
—Non,riendutout.Maisjevaistedirecequim’inquièteleplus:lemédaillon,justement.
J’ailevélesmainsauplafond,frustrée,enclamant:
— Il m’a quittée et je ne sais pas si je dois être soulagée ou me préparer au combat. C’était
Anthony,notregranddanger?
Elleasortiquelquechosedesonsac:j’aireconnulegroslivrerougevif:Sortilèges pour la
nouvellesorcière.Trèsgrave,ellem’adit:
—Jevaisterépondremaisd’abord,jure-moiquetuferastoutcequ’ilfautpourdéveloppertes
pouvoirs.
—Ecoute,finalement,jenecroispasquejesoisunevraiesorcière.Cequis’estpassécheztoi…
çanes’estjamaisreproduit.Voilàdessemainesquej’essaiededéplacerdesobjetsavecmonesprit
etjen’arriveàrien.
—Tuessorcière,pastélékinésiste!
Dansungrandtintementdebracelets,ellearejetéenarrièresescheveuxTechnicolor.Perplexe,
j’aidemandé:
—C’estquoi,ladifférence?
—Ladifférence,Emma,c’estquetunepeuxpasdéplacerlesobjetsparlapensée.
—Attends,cen’estpasvrai!Jel’aibienfaitdanstachambre!
—Non,tuasfaitunsortilègedansmachambre.Tuasexigétespouvoirsetensuite,tuasexigé
unsigne.Etd’aprèscequetum’asraconté,tuasinvoquél’espritdetonfrèredelamêmefaçon.
Quandtul’asappeléàtonsecours,tuaslancéunsortilège.Lesaphirt’asûrementaidée,maisc’est
partidufondducœur,etc’étaitbienuneffetdetespouvoirs.
—Alors…jenepeuxpasdéplacerlesobjets?
— Mais enfin, ce n’est pas une fin en soi ! Quel intérêt… Emma, sérieusement, tu dois
t’appliqueràdéveloppertontalent.
D’ungesteassezsolennel,elledéposalelivrerougesurmonordinateurportableetcroisales
bras,levisagegrave.
—Jure-moiquetuleliras.
—Jelejure.
Ellesedétendit,retrouvasonsourire.Intéressée,j’aidemandé:
—Ilyadunouveau?Qu’est-cequetuvoulaisme…
—Oh!c’estunenouvelleextraordinaire,fantastique.
Dansuntourbillondejupenoire,elles’estprécipitéesursongrossacets’estlaisséetombersur
leborddulit,enrepoussantmespiedspourfairedelaplace.
—Tuesdebonnehumeur,ai-jenotéd’unevoixneutre.
—Jecroisquetuvasl’êtreaussi.Regarde!
Les yeux étincelants, elle a plongé la main dans son sac et en a sorti… un exemplaire des
LégendesmédiévalesdeHadrian.Avecsafaçondebrandirlegroslivreàdeuxmainseninclinant
la tête, je m’attendais presque à voir des rayons éblouissants jaillir de la couverture. Je me suis
écriée:
—Paspossible!Ilyalafindelalégende?Dis-moiqu’onnerisqueplusrien!
—Laisse-moijustetelirelafindel’histoire.
—Angelique,jevaiscraquer!Jet’enprie,justeunouiouunnon.
—Ilvautmieuxquejelise.
C’étaitàdevenirfollemaisjemesuisrésignée,enmedisantqu’elleferaituneautretêtesiles
nouvellesn’étaientpasbonnes!J’étaispresquesûrequecequej’allaisentendremeplairait.Mais
ellen’enfinissaitplusdetournerlespagesàlarecherchedubonchapitre!
—Aufait,a-t-elleajouté,uneamiedemamèreditqueHadrianaundescendant,unexpertde
l’occulte,quivitàNewYork.J’aienviedelecontacter.Jemedemandecombiendeceslégendes
sont fondées sur une réalité. Il faut être logique ! Si ton histoire y est, on doit se demander que
penserdesautrescontes.JeveuxbienparierqueHadrianétaitunsorcieretquec’étaitsonlivredes
ombres.
MonAngeliqueétaitsurvoltée.J’aidemandé:
—Qu’est-cequec’estqu’unlivredesombres?
—Unesortedecroisemententreunjournalintimeetunmanueldeformationpourlessorcières.
Nousentenonstousun,ilcontienttoutesnosdécouvertes,nosexpériences…
Ellesetut,pensive,etmurmura:
—Jemedemande…Ilauraitjustechoisiuneformetrèslittéraire,trèspoétique…
Ellecreusaitsonidée,leregarddanslevague.Aboutdenerfs,jel’aipousséedupied.
— On s’en fiche, des ombres ! Je meurs, moi. Et peut-être même littéralement ; alors, je t’en
prie,dis-moicequ’ilyaàlafindecepoème!
—Désolée.Voilà,c’estlà.
Elle s’est éclairci la gorge. J’ai subitement eu l’impression qu’on me versait un seau d’eau
glacéesurlatête.J’étaisterrifiéedecequej’allaisentendre.Elleareprislepoèmeaudébut.
— Si ton amour porte l’emblème de ta Maison, Prends garde car ce lien sera rompu de force.
Ensorceléd’amouràperdrelaraison,Letempsvousestcomptédèslapremièreamorce.Situveux
dumalheurunjourvouslibérer,Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.Cettemalédictionnecède
pas aux souhaits, Ton égoïsme alors condamna l’amoureuse. Es-tu maintenant prêt à payer la
gabelle Pour sauver sa vie ? Prends pour toi le fardeau du destin de ta belle Et te sacrifie. Il te
faudralaforceducorpsetducœur,Devienssonarmureetbriselemalheur,Appelleàtoilaforce,
prendsbiengardeàcesvers,Lechemindusalutteseradécouvert.
***
Voilà,c’étaitterminéetmoncerveaurestaitparalysé.Commejelacontemplaissansréagir,elle
abondisurplaceens’exclamant:
—Tunecomprendspas?C’étaitBrendanlaclé,depuisledébut!Ildevaitfairecequ’Archern’a
pas su faire : penser à toi plutôt qu’à lui. Faire ce qui était mieux pour toi. Il devait risquer sa
peau…etill’afait!
Suruntontrèsdifférent,elleaajouté:
—Jedoist’avouerque,depuis,jeletrouveunpeuplussupportable.
—Donclamalédictionest…levée.
Jenereconnaissaispasmavoix.Angeliqueahochélatêteavecénergie.
—Jesuissûrequeoui.Mais,attends,cen’estquelecommencement.Celivreestcomplètement
dément!D’aprèslui,vousdeux,c’estl’amourvéritable,letrucquin’arrivequ’unefoistousles
cent ans. C’est tellement rare que ça en devient magique. Il y a une histoire, attends que je la
retrouve…
Elleparlaittoutenfeuilletantfébrilementlevieuxlivre.Jemesuisdresséesurlesgenoux.
—Attends,attendsuneseconde.Metsenpause!La…malédiction…est…levée.
J’ai pris soin de bien articuler chaque mot… le ciel ne m’est pas tombé sur la tête. Est-ce que
j’allais oser y croire ? Je me souvenais encore de cet instant où nous nous étions crus sauvés, à
BelvedereCastle…Justeavantqu’Anthonynechercheàs’enfuir,justeavant…lachute.Cettefois
encore,lesalutpouvaitm’êtrerefuséauderniermoment.
—Oui,Emma,aconfirméAngeliqueavecunsouriredetriomphe.Demonavisd’experte,eten
tantquesorcièrelaplusintelligentequetuconnaisses,tun’esplusmaudite.
J’aifondusurelle,jel’aiserréesurmoncœurdetoutesmesforces.
—Merci…
—Emma,magrande…Lesembrassades,cen’estpasmontruc.
Ellemetapotaitledos,touteraide.Jel’airelâchéeentendantdesmainssuppliantes.
—Jepeuxt’emprunterlelivre?Jet’enprie,ilfautquej’aillevoirBrendan.
—Jecroyaisquevousaviezrendez-vousdanslasoirée?
—Normalement,oui,maisçanepeutpasattendre.
— Hé, a-t-elle protesté, outrée, nous avons énormément de travail ! Nous devons commencer
aveclessortilègesdebase,lesplantes…
—Angelique,c’estsonhistoireaussi.Jedoisluidirequenousnerisquonsplusrien.
—Bon!Trèsbien!
Elle a capitulé dans un grand geste théâtral ; de son air le plus sévère, elle m’a remis les
Légendesmédiévales…etaussilelivrerougedesortilèges.
—Jetelaisseaussicelui-ci.Onsevoitlundi.
Elle s’est levée en jetant son sac vide sur son épaule. Moi, je me dépêchais d’enfiler mes
Converse, les seules chaussures que je puisse porter avec ma chevillière. A la porte, Angelique
s’estretournéepourlancernégligemment:
—Tumeliraslesdeuxpremierschapitrespourlundi.Nousendiscuteronsaudéjeuner.
—Tumedonnesdesdevoirs?ai-jedemandé,incrédule.
Elleaacquiescéavecbeaucoupd’aplombetm’aquittéeenmesaluantdignementdelamain;à
travers la porte, je l’ai entendue souhaiter une bonne soirée à tante Christine. Hystérique, j’ai
composélenumérodeBrendan,toutencherchantunsacassezgrandpouremporterlelivrechez
lui.
Savoixgraveetsexyarépondutrèsvite.
—Bonjour,monamour.
— Il faut que je te voie tout de suite. ! Tout va bien, et même mieux que bien, mais je dois te
voir!Çanepeutpasattendre!
—Viens.J’allaist’appelerdèsquejeseraispassésousladouche.Mesparentssontsortisplustôt
queprévu,jesuistoutseul.Jet’envoieunevoiture.
—Pasletemps,jeprendraiuntaxi.J’arrive!
Pourallerencoreplusvite,j’aidéversélecontenudemasacochedecourssurleplancheretj’y
aireligieusementrangélesLégendesdeHadrian.Maintenant,ils’agissaitd’avoir l’air tout à fait
naturel.Jesuisalléesortirmavested’hiverduplacarddel’entréeenlançant:
—Dis,tanteChristine?
—Oui,machérie?
Elleregardaitencorelatélé.J’allaisfinirparmefairedusoucipourelle!
—Tusorsdéjà?
— Oui. Angelique m’a rappelé un travail à faire, et Brendan est super bon en latin. Moi, pas
tellement.
—D’accord.Jesupposequetuasencorebeaucoupdecoursàrattraper.
Ellen’imaginaitpascequej’allaisrattraper!Jel’aiembrasséesurlajoue,jesuissortietrèsvite
et j’ai fait signe au premier taxi. Le métro aurait été plus rapide et moins cher mais (sans même
parlerdemacheville)j’avaispeurdemefairepiquercelivresiprécieux.Assisetoutedroitesurla
banquettedemontaxi,masacocheserréecontremoncœur,j’aisubitementprisconsciencedemon
apparence.Monpantalondejogging…etmeschaussuresauxlacetsdépareillés!J’auraistoutde
mêmepufaireuneffort,enfilerquelquechosed’unpeuplusprésentable…
Brendanm’attendaitdevantchezlui;jen’aimêmepaseuletempsdeprotesterqu’ilpayaitdéjà
lechauffeur.Sescheveuxencorehumidesluitombaientsurlesyeux;ilsouriait,trèsintrigué.
—Alors?Ilsepassequelquechose?
—Jetelediraiquandnousseronslà-haut.
Ilaabsolumenttenuàmeporterjusqu’àsonétage.J’auraisparfaitementpumontertouteseule
mais je n’ai pas beaucoup protesté. Je n’étais pas revenue chez lui depuis ma première et
mémorable visite, et sa chambre m’a surprise : c’était un capharnaüm complet. Assez gêné, il a
avoué:
—Ouais.J’allaisrangerunpeumais…
Avecunbaiserrapide,ilm’aposéesurlelit,enpoussantdiscrètementdupieddeuxmanettesde
console.
—Cen’estpasgrave!
Jesouriaisencontemplantlapagaille;jevenaisseulementdecomprendreque,lejourdema
premièrevisite,ilavaittoutrangépourmefaireunebonneimpression.
—Alors,c’estquoi,letrucsiurgent?Cen’estpasqueçam’ennuied’avoirplusdetempsavec
toi,mais…
Sesgrandesmainsontentourémataille,ils’estpenchésurmoi.J’aidûfaireuneffortpourle
repousser.
—Non,attends.
Aujourd’hui,ilyavaitplusimportantquelesbaisers!J’aibalayéquelquesrevuesdulit,déposé
ma sacoche sur l’espace ainsi libéré, et j’en ai sorti les Légendes médiévales. Impressionné, il a
demandé:
—C’estLElivre?
Ilcomprenaitsivite!J’aifaitouidelatête.
—Jeveuxtelirequelquechose.
J’aitrouvélapageetjemesuislancée.Commeunmétronome,moncœurbattaitaurythmedu
poème.Alafinduderniervers,j’ailevéunregardtriomphantversmonamour.
—Onpeutycroire?a-t-ildemandétoutbas.
—Ilaeuraisonpourtoutlereste!
Sans répondre, il m’a pris le livre des mains pour relire la conclusion. Puis ses yeux verts se
sontlevésversmoi,inexpressifs.Prêteàéclaterdebonheur,j’aiposémesmainssurlessiennesen
m’écriant:
—Tunecomprendspas?C’étaittoi,laclé!Tum’assauvée;tut’essacrifiépourmesauver.
Ilsecouaittoujourslatête,incrédule.
—Çanepeutpasêtreaussisimple…
—Simple!Maissi,c’estvraimenttoutsimple:ilm’asuffid’êtrepoursuivieparunpsychopathe
àmestrousses,demebattreavecluietdemanquermefaireétrangler;ensuitetuasdûtebagarrer
àtontour,tuasfaillimouriràtontouret,oh,n’oublionspasquej’aiaussidûinvoquerunesprit
pournousvenirenaide.Non,tuasraison,c’estvraimenttropsimple.Etenplus,j’aidûalleraubal
dulycée.
Unpetitsourirenaquitsurseslèvresetilluminapeuàpeusonvisage.
—Alors,toutvabien?Tuesensécurité?
Ilaposélelivrepourmereprendredanssesbraset,cettefois,jen’aipasrésisté.Blottiecontre
lui,j’aisoupiré:
—Jecroisquec’estuncombatquenouspouvonslaisserderrièrenous.Tantquetun’oublies
pasdemefairepasserenpremier!
—Petitesorcière,a-t-ilditavectendresse.
Ilaréfléchiuninstantetobservé:
—Çanemeposeaucunproblèmedetefairepasseravanttoutlereste.Cen’estpascherpayési
çamepermetdeteprotégerettegardertoujoursavecmoi.
—Toujours.Voilàunmotquimeplaît.
J’aisoupiréenmeperdantdanslesprofondeursdesonregardémeraude.Letempsnenousétait
plus compté ! Délicatement, comme s’il explorait notre nouvelle liberté, Brendan m’a caressé la
joue, a pris mon visage entre ses mains. Puis mon âme sœur, mon cher amour prédestiné, mon
éternelamoureux,aposéseslèvressurlesmiennes.Ilm’aserréetrèsfortetjemesuisaccrochéeà
luienécoutantbattresoncœuràmonoreille.
—Brendan?Çaveutdirequ’onvavivreheureuxpourl’éternité?
Ilm’asourienposantunbaisersurmonfront.
—Pourl’éternité.Enfin,aussiheureuxqu’onpeutl’êtretantqu’onestencoreaulycée.
Etilm’adenouveauembrassée.
Lesamies,c’estcompliqué(Angeliquealederniermot)
Enrepartantdechezlatanted’Emma(jel’adore),j’aieuenviederentrerchezmoiàpied.Pour
rejoindremonquartierduWestSide,jen’avaisqueCentralParkàtraverser.Aveclafinepoussière
deneigequilerecouvrait,leparcfinissaitparêtreassezjoli.Pittoresque.Etcommeilfaisaittrès
froid, je savais que je ne croiserais pas grand monde. J’avais besoin de réfléchir, et j’en étais
arrivéeaupointoùjenesupportaisplusdeprendrelemétro.Tropdemonde,tropd’émotions!
J’ai toujours eu une sensibilité assez fine. Depuis toujours, je vois les auras, cette lueur
chatoyantequigainelesgensdelumière.Lapremièredontjemesouviensétaitverte:c’étaitcelle
de ma mère, j’étais toute petite et elle me consolait parce que ma grand-mère venait de mourir.
Seulement voilà, depuis quelque temps, c’était bien plus que de simples auras : je m’étais mise à
ressentirlesémotionsdesautrescommesic’étaientlesmiennes.
Le seul fait de côtoyer une sorcière comme Emma, avec un potentiel aussi stupéfiant (bien
qu’encore inexploité), boostait mes capacités. Je ne comprenais pas pourquoi, je ne pouvais que
constaterlephénomène.J’envenaisàmedemandersijenedéveloppaispasundond’empathie :
capterlesémotionsdesautres,jeconnaissais,maisjusqu’ici,ellesnemesautaientpasàlafigure!
Untrajetenmétrofinissaitparmefairel’effetd’unesériedecoupsdemasseenpleincœur;la
dernièrefois,j’avaispristoutelaculpabilitéd’untypequivenaitdetrompersafemme.C’étaitsi
fortquej’aidûdescendreavantmonarrêt,enlarmes.Etjenepleurejamais!
Je me suis dirigée vers la Ve Avenue, assez contrariée, en me répétant qu’il était normal
qu’EmmachoisissedefoncerchezBrendanplutôtquedes’exerceràmaîtrisersespouvoirsavec
moi.J’avaisunpeudemalàmeconvaincre.Bon,jeneluiavaispasencoreparlédemonéventuel
dond’empathie:elleavaiteusuffisammentdenouveautésàencaissercesdernierstemps.
La première fois que j’ai vu Emma face à Brendan, sa réaction ne m’a pas surprise. Tout le
monde avait la même (enfin, tout le monde sauf moi). Je voyais bien ce qu’il avait d’attirant, je
n’étais pas aveugle. Il se tenait à l’écart du troupeau, il était plus riche que Midas, et plutôt beau
gosse dans un style assez évident, un peu voyou. Oui, je comprenais parfaitement mais je
n’approuvaispaspourautant.
Enentrantdansleparcparlagrilledela67eRue,jepensaisauxmilliersdefoisoùj’avaisvu
des filles de notre classe se traîner aux pieds de Brendan. Celles qui avaient la « chance » de
l’intéresser ne le voyaient qu’une fois ; le plus souvent, elles étaient complètement effondrées
quandillesrenvoyait.Jel’avaisrangédanslacatégoriedesdonjuanàlamanque,douésdetoute
laprofondeuraffectived’undéàcoudre.Disonsqu’iln’étaitpasmongenre:jesuisplutôtlegenre
quis’intéresseàl’éclairagistependantquetouteslesautresfilleshurlentpourattirerl’attentiondu
chanteurdugroupe.
Bref, je l’ai eue vraiment mauvaise quand ma meilleure amie à Vince Academy, la seule
personneendehorsdemafamilleàquijepuisseparlerdesorcellerieetd’occultisme,esttombée
sous le charme à son tour. Pire encore : pour lui, elle n’était pas la distraction d’un soir comme
touteslesautres,ilétaitabsolumentfoud’elle!Reliésdansl’au-delà,leursdestinsinextricablement
noués,deuxâmessœursdanslesenslepluslittéralduterme.Cequisignifiait,queçameplaiseou
non,queBrendan,lesymboledetoutcequejedétestaisàVinceA,faisaitdésormaispartiedema
vie.Catastrophe!
Ehbien,jeferaisuneffort,pourEmma.Décidément,j’avaisbienfaitdemarcher:lecalmeetle
silencedecettejournéed’hiverm’apaisaient.Bon,c’étaitjuré:jeseraispatiente,mêmequandelle
prendraitcepetitairrêveurquivoulaitdirequ’ellepensaitàlui.Illuiavaittoutdemêmesauvéla
vie, ce qui posait une grosse croix dans la colonne des plus. Et je ne doutais pas un instant qu’il
recommencerait, si le besoin se faisait sentir. Mille fois s’il le fallait ! Il l’aimait, c’était évident
maistoutdemême,queldommage!Detouslesgarçonssurcetteterre,sonâmesœurn’auraitpas
puêtreunpeuplus…geek?Avoiruncopainquej’auraisaumoinsenviederencontrer?
Bon, de la patience, donc. Mais c’était dur. Je venais de laisser Emma en tête à tête avec un
exemplaireenparfaitétatdesLégendesmédiévalesdeHadrian.Ilyavaitdanscelivredescentaines
decontes:vuqu’onytrouvaitlaracinedesespropresdébutsdansl’occulte,jevoulaisbienparier
quelaplupartdecesrécits(etpeut-êtretous!)avaientunfonddevérité.Maisbiensûr,aulieude
tenterdelesperceràjour,oumêmeseulementdefeuilleterlesSortilègespourlanouvellesorcière,
ilavaitfalluqu’ellefilechezBrendan.
Oui,d’accord,jecomprenais.Enfin,jefaisaisdemonmieuxpourcomprendre.Jesavaisqu’ils
s’attendaientdepuisneufsiècles,qu’ilyavaitentreeuxceliendément,intense…Jedevinaisqueça
devenait plus énorme à chaque réincarnation (et bien sûr, cette fois, ils étaient revenus dans des
corps en proie aux passions de l’adolescence). C’était tout de même dingue : comment peut-on
supporter de passer tous ses loisirs à se regarder tout chavirés dans le blanc des yeux ?
Franchement,ilyavaitdequoirendrejalouxn’importequi!Remarquez,dansunsens,c’étaitassez
comique de voir le grand méchant Brendan transformé en agneau. Si seulement ce n’était pas
tombésurmonamie!
JefaisaisdeseffortssurhumainspournepasreprochersonbonheuràEmma.Jevoulaisjuste
qu’elleprenneausérieuxsesobligationsdesorcière!Etsijem’inquiétais,cen’étaitpasjustedela
façon dont ses pouvoirs m’affectaient, moi ! Il y avait des histoires réellement inquiétantes dans
Hadrian;avecl’énergieoccultequedégageaitEmma,elleavaitintérêtàbiencernerlaquestion.Et
çavalaitaussipourBrendan!Simessouvenirsétaientbons(etavecmamémoirephotographique,
çanefaisaitpasunpli),sarichesse,saforce,etmêmesabellepetitegueuleétaientlerésultatdirect
delamalédictiond’unesorcière.Lorsdesaréincarnation,Archervoulaitêtrebeau!Brendanavait
doncquelquesétincellesdemagie,luiaussi;autourdelui,lessortilègesfonctionnaientpuissance
dix.Lestourtereauxseraientbienavisésdesedocumenterunpeuaulieudesefairedesbisoustout
l’après-midi.
Tout en marchant dans les vallons blanchis de Central Park, j’ai vu un couple s’arrêter pour
s’embrasser sous un arbre nu. Ça m’a rappelé un conte qui m’avait profondément secouée dans
Hadrian,dequoivousgraverauferrougedanslatêtel’importancevitale,pourunesorcière,dese
montrerresponsableetdebienpesersesmots.SilesLégendesmédiévalesétaientvraimentunlivre
desombres,nousnesavionspasencoreàquelpointlamagiepeutêtreredoutable.
***
«—L’amour?Maisqu’est-cequec’est,l’amour?demandaAvelina.
Elleinterrogeaitdanssonmiroirlerefletd’Elizabeth,samère,quisetenaitdeboutderrièreelle.
La mère et la fille s’aimaient tendrement ; chaque soir, elles devisaient ainsi tandis qu’Elizabeth
brossaitlonguementleslongscheveuxd’Avelina.
—Chèrefille,pourquoicettequestion?Aurais-tuuneraisondetecroireamoureuse?
Elizabeths’efforçaitdecachersoninquiétudecarellen’étaitpointstupideetvoyaitbien,depuis
quelquetemps,lesregardsavidesouadmiratifsdeshommesseposersursafille.Poursapart,elle
avait toujours espéré qu’Avelina choisirait pour époux Colin, le fils doux et charmant de leur
voisin.MaisElias,lepèredelajeunefille,nemanquaitaucuneoccasiondelafaireparaderdevant
Gilbert,uncommerçantdelavilledevenufortricheaprèsl’incendiequiavaitdétruitlemagasinde
sonprincipalconcurrent.
—Jesaisseulement,réponditlajeunefille,quej’aipassédesheuresàparleravecColinetque
celanem’apassuffi.
Troublée,ellebaissalatêteendemandant:
—C’estcela,l’amour?Jepenseàluisisouvent!
Elizabethsentitsoncœurgonflerdejoiecarsafillesemblaitinsensibleàl’attraitdesrichesses.
SielleépousaitColin,ungarçonsigentil,sitravailleur,celui-cilachériraittoujours.Prudente,elle
demanda:
—EtGilbert?
— Il est comme les rats dans notre cave ! Je crois bien qu’il ne mange que le fromage et les
restestombésdelatable!
Avelinaavaituncœurd’ormaisellemontraitsouventuneindépendance,uneimpudencemême,
surprenantes chez une si jeune fille. Elizabeth faillit la gronder puis elle se ravisa, car sa fille
n’avaitditquelavérité.Elledutmêmesepencherpourcachersonvisagecarelleétaitprised’une
grandeenviederire!
—Chèreenfant,nerépètejamaiscelaàtonpère.Gilbertestsonami.
—Gilbertvoleraitsonœufàunepoule!s’écriaAvelina.
La mère et la fille éclatèrent de rire. Elizabeth reprit son sérieux la première ; elle croisa le
regarddesafilledanslemiroir.Commeellesseressemblaient!Illuisemblaitserevoiraumême
âge.
—Etqu’enest-ildeColin?demanda-t-elle.
—J’espèrequ’ilviendramevoirdemain,chuchotalabelleAvelinaensetordantlesmains.Il
m’avaitditqu’ilviendraitdèssonretourdelaville.Jecroisquejemettraimarobebleue,ilnel’a
pasencorevue.Nousironspeut-êtrenouspromenerlelongdutorrent.
Un doux sourire éclaira le visage patient de sa mère. Elizabeth n’avait jamais connu l’amour.
Elle avait épousé Elias sans grande tendresse, pour ne pas rester vieille fille, et parce qu’il lui
offraitleconfortetlasécurité.Sanslavenued’Avelina,elleauraitregrettécetteunionchaquejour
desavie.Voilàpourquoielleespéraittantqu’Avelinachoisiraitl’amourplutôtquelarichesse!La
mèredeColin,sonamie,neluiavait-ellepasconfiéquesonfilsrêvaitdedemanderlamaindela
jeunefille?
Danslecouloiroùilsetenaitl’oreillepresséecontrelaportedelachambre,Eliasréprimaune
exclamation de fureur et s’éloigna sans bruit. Il avait bien fait de chercher à surprendre leurs
propos!Non,c’étaitimpossible!Labeautédesafillereprésentaitsonuniqueespoirdedevenir
riche,plusieursdeshommesimportantsdelavillelavoulaientpourépouse.Etsafemme,danssa
stupidité,l’encourageaitàsejeterdanslesbrasd’unpetitfermiercommeColin!
«Aquoibonavoirunefilleaussifraîchesijenepuisentirerprofit?»rageait-il.
LerichecommerçantGilbertluiavaitoffertunbonprix,maisAvelinapersistaitàrepousserses
avances. Quand il venait la courtiser, elle conversait poliment avec lui mais restait résolument
froideetdistante.MaisquandColinseprésentait…!CebalourddeColin,quiavaitmisdesjoursà
retrouver son cheval, échappé lors de sa dernière visite à la ville, Colin le simplet, incapable
d’attachercorrectementsamonture!
Cesoir-là,Eliastentaunefoisencoredefaireentendreraisonàsafille.
—MachèreAvelina,avecGilbert,tuvivrasdansl’aisanceetlafélicité.Sais-tubiencequec’est
d’êtrepauvreetd’avoirfroidl’hiver?
—Sij’aifroid,jepréfèreavoiràmescôtésunmariquimeplaira,pourqu’ilmeréchauffe.
Une fois de plus, son impudence lui valut une gifle sonore. Elias était fort habile à punir
l’impertinence car il s’était exercé tout au long de la jeune vie d’Avelina. Les larmes aux yeux,
celle-ci quitta la pièce. Ce que voyant, Elizabeth se jeta aux genoux de son mari pour plaider sa
cause.
—Moncherépoux,pourquoiforcervotrefille?Colinestungarçonbonetaimable,elleserait
heureuseauprèsdelui.
—Sonbonheuralourdira-t-ilmabourse?semoquaEliasenlarepoussant.
Elizabethétaitsoumise,denatureautantqueparhabitude,mais,cettefois,cefutplusqu’ellen’en
putendurer.Sesyeuxbleusjetèrentunéclair,etelles’écria:
—Vousnepourrezl’obligeràépouserGilbert.
Ellereçutpourtouterécompenseunemarquesurlajoueidentiqueàcellequeportaitdéjàsafille
etElias,horsdelui,quittalamaison.S’ilétaitsifurieux,c’étaitquesafemmeavaitditvrai:ilne
pouvaitpasforcerAvelinaàépouserGilbert,pasplusqu’ilnepouvaitjeterlalunedanslesbrasdu
soleil.Pourtant,Gilbertavaitparléunjourd’unstratagèmepourdétournerlecœurd’Avelinadu
jeunefermier.
— Quand on s’y connaît, on trouve le moyen, avait-il glissé au père de la jeune fille. Des
moyenssombresetsecrets,pourlesquelsvousserezamplementrécompensé.
Eh bien, le moment était venu de tenter ces tactiques, pensa Elias en prenant le chemin de la
maisonducommerçant.
Celui-cihabitaitunpeuendehorsduvillage,commeungentilhommedontilcherchaitàsinger
lesmanières.Eliasarrivaàsaporteàlanuitnoire,maisiln’hésitapasàsouleverleheurtoircaril
savaitquel’hommeluiseraitreconnaissantdel’avoirinforméàtempsdesintentionsdesonrival.
Sireconnaissantqu’illuioffriraitpeut-êtreunchevaldesesécuriespourleretour…etpourquoi
paspourdebon!
Ledomestiqueensommeillésefittirerl’oreillepourlelaisserentrer,maisEliasargumentasi
bien qu’il se retrouva bientôt en présence du maître de maison, qui se tenait en bonnet de nuit
devantsonfeupresqueéteint.
— Que venez-vous me déranger à une heure pareille ? Avez-vous perdu l’esprit ? demanda
Gilbert,enfronçantsonlongnezetsapetitemoustacheclairsemée.
—Moncher,jeviensvousmettreengarde.SivousdésirezréellementépousermonAvelina,le
tempsvousestcompté.Sinousn’agissonspascesoir,lefermierColinlademanderademainen
mariage,etellenelerefuserapas.
Gilbertbraquasurluisesyeuxmyopes,fronçantlenezetfrottantsesmainsroses.
— Elias, cher Elias, entrez donc. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Sachez que je
souhaite de tout mon cœur qu’Avelina soit ma femme. Je vous montrerai de la façon la plus
concrètecombienj’appréciecetavertissement.
Les deux rusés complices tisonnèrent le feu et s’installèrent pour comploter à la lueur des
flammesquidansaientsurlesrichesétoffesetlebeaumobilierdelasalle.«Moiaussi,jepourrais
avoir tout cela », pensait Elias en promenant avidement les mains sur le coussin de satin de son
siège.Gilberts’étaitlevépourouvriruncoffre,d’oùilsortitunecassetteauxcoinsdecuivre.Elias
suivaitchacundesesgestesavecunintérêtpassionné.Quandlecommerçantouvritlacassetteavec
une petite clé qu’il sortit de sa poche, il fut déçu de voir qu’il n’en tirait que le tronçon d’une
lanièredecuiretuneboursedevelours.Desavoixstridente,Gilbertreprit:
—Jemedoutaisquenousaurionsenfinrecoursàceci.
Excitépartantdemystères,Eliasdemanda:
—Queferons-nous?Allons-nousmenacerColin?L’enleveretl’envoyerauloin?
— Cher Elias, repartit Gilbert avec mépris, pensez-vous que je m’abaisserais à des méthodes
aussibrutales?
—Danscecas,engageonsunmercenaire!
Gilbert se contenta de rire et, s’agenouillant devant une table basse, il sortit du petit sac de
veloursunebougienoirequ’ilalluma.Desflammesjumellessereflétèrentdanssesyeuxnoirs,et
seslèvresmincess’étirèrentdansunsourireinquiétant.
—Vousêtes-vousparfoisinterrogésurmabonnefortune?demanda-t-ilàmi-voix.
—Vousêtesunhommeavisé,réponditEliassanscomprendre.
— Sans doute, sans doute, souffla l’autre, mais Fitzpatrick a dû fermer boutique quand son
magasinabrûlé,ettoussesclientssesonttournésversmoi.
Eliasouvritlesmainsdansungesteexpansif.
—Lafortunevousasouri!
—Lafortune!crachaGilbertensortantdesonsacunecoupenoire,ainsiqu’unpetitmorceau
deparchemin.J’aidécouvertqu’onpeutasservirlafortune.J’aidésirésesclientscommejedésire
votrefille,etj’aifaitlenécessairepourlesavoir.
Lafrayeurs’emparad’Elias.Leslèvresengourdies,ilarticula:
—Avez-vouspriélecieldefrapperlemagasindeFitzpatrickdesafoudre?Caronditbienque
c’estlafoudrequiafaitpartirlefeu.
—Pasleciel!
Un petit rire haut perché échappa à Gilbert. Avec une application extrême, il traça le nom de
Colinsurlepetitparcheminqu’ilplaçadanslacoupeaveclefragmentdecuir.
Deplusenplusinquiet,Eliasdemanda:
—Quefaites-vouslà,Gilbert?
—Mafortune,àmamanière.
Délicatement,ilpoussadudoigtlemorceaudelanièrepourlemontreraupèred’Avelina.
—VoiciunmorceaudelabridedeColinl’imbécile.Jel’aicoupée,etsonchevals’estenfui!Je
pressentaisquej’auraisbesoind’unobjetluiappartenant,pourprouveràAvelinaquejesuiscelui
qu’elleattend.
Le commerçant baissa la tête et, tout en regardant Elias de sous ses sourcils trop clairs, il
articula:
— Demain, Avelina ne souhaitera jamais revoir Colin. Quant à vous, vous ne manquerez
d’aucundesplaisirsdecemonde.
Commeilluitendaitsamain,Eliass’enemparaavecavidité.
—Maintenant,répétezaprèsmoi,ordonnaGilbertentendantsamainlibreverslacoupe.
Eliassehâtadeprendrelamêmeposeetlecommerçants’écria:
—Devienscequetoncœurredoute
Sèmel’angoisseoùtuaimais
Donne-luisouffranceetdoute
Devienscequ’elleredoutait.
Une odeur âcre jaillit aux narines d’Elias. Interdit, il vit une fumée s’élever du parchemin au
fonddelacoupenoire.Laflammedelabougies’allongeabizarrement,enfouettantl’aircomme
unserpent.
—Parmoituverrasdanssoncœur
Dequoiromprevotrebonheur
Changersonamourenrancœur
Froideellesera,parsortmoqueur.
Laflammesetordit,s’enroulasurelle-mêmedansuneexplosiondefumée,etbondittoutàcoup
auplafondcommeuneflècheéblouissante.Commeuneréponse,lacoupes’emplitàsontourde
feu.
Gilbertlâchalamaind’Eliasetouvritgrandlesbras,latêterenverséeenarrière;ilriaitcomme
undémon.
— Quoi, qu’est-ce ? balbutia le père d’Avelina en se hâtant de reculer devant ce spectacle
effrayant.
Lesflammesprirentuneteintenoirebleutéeets’éteignirent,commeaspiréesparlescendresau
fonddelacoupe.Iln’yavaitplustracenidumorceaudebride,niduparchemin.
—Qu’est-ce?C’estmoiquidécidedemonsort!criaGilbert.
Ilretournaverssoncoffreetensortitunpetitsacquisonnaitd’unefaçonfortmusicale.D’un
gestedésinvolte,illejetaàElias.
—Enguised’acompte,pourlabelleAvelina.Demain,avantmidi,iln’yauraplusdanssoncœur
lamoindretendressepourColin.Amène-moiicimajeuneépouseetturecevrasencoredel’or.
Puis,sefrottantlesmains,ilinsinua:
—J’aihâted’entamermalunedemiel!
Eliasempochalesacetsalual’autrehomme,assezemprunté.Ilavaitobtenucequ’ilespéraitet
plus encore, mais il avait grand hâte de quitter la maison. Gilbert le rappela, ses yeux perçants
brillantcommelesbraisesdesacheminée.
— Elias ! Tu es venu sur tes deux pieds, n’est-ce pas ? Prends donc un de mes chevaux pour
rentrercheztoi…cherbeau-père…
Elias le remercia et descendit aux écuries. La terreur ressentie en découvrant que Gilbert
s’adonnait à la magie noire était déjà oubliée, il ne pensait plus qu’à profiter de l’aubaine en
choisissant la meilleure de toutes les montures. Il rentra chez lui au galop, enivré de visions de
bonsrepas,debeauxvêtementsetdevoyagesàlacapitale.
Lelendemainmatin,Avelinas’assitàlafenêtre,lissantàchaqueinstantlesplisdesarobebleue,
la plus belle qu’elle possédât. Elle pensait à Colin, se demandait si aujourd’hui peut-être… Elle
rêvaitqu’unjour,elleseraitassisecommecelaàlafenêtredelapetitefermeàattendresonépoux.
«Ellenesemblepashostileaupetitfermier»,s’inquiétaEliasquilasurveillait.
Illavitinspectersajoueencorerougiedansunpetitmiroir,puisluijeterunregardderancune.
«Ellemesembleplutôthostileàmoi!»
LesmanœuvresdeGilberts’étaient-ellesretournéescontreeux?
PuisColinseprésenta,vêtudesonmeilleurhabit.Eliaslesaluaàpeine,etregardaavecmépris
l’étoffe rude de sa veste en pensant qu’il n’en couvrirait pas son nouveau cheval. Résolu à aller
jusqu’au bout de l’expérience, il autorisa pourtant Avelina à sortir se promener avec le jeune
homme.
— J’espère que vous n’avez pas rencontré de difficulté, cette fois, au retour de la ville ?
demandaAvelina.
Ils étaient arrivés près du torrent, l’eau culbutait en contrebas en chantant, les feuillages se
penchaientsurlepetitravinsipittoresque,desrochesrondess’alignaientsurlariveetcrevaientla
surfaceblanched’écume.Longtemps,ilscontemplèrentlejeudel’eaubrillanteentrelesrochers;
Avelinasouriaitdevoirlesyeuxsichaleureuxdujeunefermierprendreausoleilunecouleurde
miel.
— Ma chère Avelina, j’ai rencontré un seul désagrément : un homme détestable que j’aurais
aimévousmontrerpourentendreensuitevoscommentaires.
Colinsouriaitenlaregardantavectendresse.
—Machère,matrèschère,jepourraisendurertouslesvoyagessijesavaisqueleretourme
ramèneprèsdevous.
Avelinasentitsoncœursegonfler.Enfin,Colinsedéclarait!Ilpritsesmainsentrelessiennes,
etellefutbouleverséeparlatendresseetlachaleurdesespaumescalleusesdetravailleur.Colin
étaitsidifférentdesonpère,sidifférentdeGilbert!Unhommebon,justeetsincère.Quandellese
montraitimpudente,ilnelarabrouaitpasmaisriait,enchantéparsestraitsd’esprit.Ill’aimaittelle
qu’elleétaitetpourtoutcequ’elleétait.«C’estdonccela,l’amour,pensaAvelina,émue.Voilàà
quoionpeutlereconnaître.»
—Avelina,situleveux…
Il s’interrompit subitement. Une expression étrange passa sur son visage, son corps se mit à
trembler,puisàsetordrecommeunefeuilleauvent;uninstantplustard,iltombadansl’herbe
commeunarbreabattu.
—Colin!criaAvelina,épouvantée.
Elle se jeta à genoux près de lui, chercha à le rappeler à lui-même. Inconscient, il grimaçait
encorededouleur.
Toutàcoup,ils’apaisa.Ilyeutunlongsilence…puisilouvritlesyeuxetAvelinaeutunhautle-cœur:c’étaitcommesilapupillenoireengloutissaitl’iriscouleurdemieletmêmeleblancde
son œil. Comme un chat, il bondit alors sur ses pieds et saisit férocement le menton de la jeune
fille.
—Colin!Quefaites-vous?
—Tum’obéiras,ordonna-t-il.
Ilparlaitd’unevoixterrible,unevoixd’unautremonde.
—Tusurveillerastesparoles!Tuteplierasàmonmoindredésir!
Elle protesta comme elle le put tandis qu’il la malmenait ; les larmes qui ruisselaient sur ses
jouesbaignèrentbientôtlamainquilabrutalisait.Ilgronda:
—Tuosessouillermapeaudeteslarmes?
Terrifiée,elleréussitàsedégageretrecula.
—Colin,degrâce…
—Oui!Tumesupplieras!Tuplaiderastacause.
Ilétaitsieffrayantqu’ellereculaencore.
—Tutesoumettras!tonna-t-il.
Il eut un élan vers elle. Affolée, elle voulut lui échapper. Le bord du sentier était boueux, elle
glissa,trébucha…ettombaavecuncridedésespoiràtraversl’arc-en-cielposésurletorrent.»
***
Unemémoirephotographique,çaadubonetdumoinsbon.Côtéplus,lesétudesnemeposaient
aucun problème ; côté moins… je n’allais jamais oublier cette histoire, et notamment la façon
affreusement réaliste dont Hadrian décrivait la chute d’Avelina. Comment elle s’était écrasée sur
lesrochers,commentletorrentl’avaitemportée…CommentColin,revenuàluiàl’instantmême
oùellemourait,s’étaittuéparcequ’ilsesentaitresponsabledudésastre…
Et je n’oublierais surtout jamais la bêtise de Gilbert et sa totale irresponsabilité en matière de
magie ! Rien n’est plus dangereux qu’un sortilège mal formulé ; Avelina était effectivement
devenuefroideenversColin,froideàtoutjamaisetenverstoutlemonde.Rayéedelacarte!
JesuisressortieduparcdemoncôtédeManhattan.J’étaischezmoidansleWestSide,Emma
s’accordait beaucoup mieux aux quartiers chic du Upper East Side. Je me suis retournée pour
contemplerl’étendueenneigéeduparcetlesombrestrèsallongéesdesquelquespromeneurs.Ilya
seulementquelquessemaines,lapauvreEmmaavaitdûfuirici,pourchasséeparunfou,aupérilde
savie.Touthaut,j’aidécidé:
—Bon,elleenavudetouteslescouleurs.Laisse-luiunpeuderépit,Angelique.Donne-luiun
petitweek-endentêteàtêteavec(soupir!)Brendan!
Maisjemesuisjuréque,lundi,nouscommencerionssonapprentissage;c’étaitindispensable,
pourellecommepourmoi.Ellem’avaitpeut-êtretransforméeenempathique,elleavaitconjuréun
espritsansmêmel’avoircherché…quisaitdequoielleseraitunjourcapable!
Remerciements
Merci à Dave Ciancio, mon mari, mon soutien inconditionnel, pour son amour et sa
compréhensionlorsquejedisparaispendantdesheures,enferméedansmonpetitmondeàmoi.
Merci à mon merveilleux agent, Lynn Seligman, pour sa patience et ses suggestions avisées,
ainsi qu’au Dr Elizabeth Stone pour les inestimables conseils qu’elle me prodigue depuis des
années.
Merci à mon éditrice, Tara Gavin, pour son enthousiasme et son soutien, ainsi qu’à toute
l’équipedeHarlequinTEENquim’aaidéeàconcrétisermonrêve.
Un grand merci à mes premières lectrices, Cyndi Lynott, Catharine McNelly, Dawn Yanek,
MaggieMaeMell,JenniferUrbealis,AngelaNigroetSandraTedt—ellesontlulespremiersjets,
parfoisépouvantables,etm’ontdonnéleuravisprécieux.
Merci à Jonathan Berstein, Trent Vanegas, Jason Pettigrew, Rachel Hawkins, Lynn Messina et
NancyHolderpourleurinappréciablesoutiendepuisledébut!
Unénormemerciàmamèrepourtoussesencouragementsetlafoiqu’elleaenmoiannéeaprès
année. Je t’aime, maman. Et enfin, merci pour tout à toute ma formidable famille — Evelyn,
George,Auntie,Connie,AnnMaris,matanteBabe,Jessica,Jodi,KarenetlesCiancio.

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