N`en reste-t-il qu`un cercueil de verre
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N`en reste-t-il qu`un cercueil de verre
N’en reste-t-il qu’un cercueil de verre ? Il y a moins de dix ans, on rencontrait encore Mao à peu près partout en Chine. Engoncé dans sa célèbre vareuse, il est omniprésent, obsédant. D’autant plus que quelques centaines de millions de Chinois l’arboraient, dans un médaillon, sur leur poitrine. Puis, il se fit plus discret. On le découvrait surtout dans les parcs, sous l’apparence de statues. Ou bien encore dans des fresques et des peintures à l’huile. Depuis peu, il a quitté ses derniers refuges : les campus des universités de Beida à Beijing et de Fudan à Shanghai. On vous signale qu’il est encore possible de le contempler sur la place Tian’anmen, dans un état assez défraîchi. On raconte aussi que le village natal de Mao, Shaoshan, dans le Hunan, autrefois lieu de pèlerinage très fréquenté où l’on se rendait en train spécial et où les hôtels ne désemplissaient pas, est aujourd’hui délaissé. Alors qu’il y a beaucoup de monde à l’entrée d’un musée proche, voué au souvenir de son rival Liu Shaoqi. Il reste le mausolée, un édifice sans grâce et souvent fermé qui, seul, perpétue le souvenir du Grand Timonier. Dans un cercueil transparent, recouvert du drapeau du parti communiste, le président Mao s’offre aux regards des visiteurs. Trois autres hautes personnalités communistes : Lénine à Moscou, Hô Chi Minh à Nanoi et Dimitrov à Sofia, eurent, comme lui, l’honneur suprême d’être embaumées et firent l’objet d’un culte destiné à entériner la pérennité é de leur uvre. Cette consécration transformait par ailleurs ses successeurs en une sorte de gardiens du Saint Sépulcre et des Livres sacrés. Le mausolée de Beijing a été investi post mortem par d’autres hôtes. Comme Liu Shaoqi, pour ne citer que lui, qui avait été tellement victime des persécutions de Mao qu’il en était mort. Leur présence y est plus discrète, sous forme d’une simple urne funéraire. Mais il faut voir là l’amorce d’un changement. Le monument érigé à la gloire d’un seul homme, révéré à l’égal des Sages Fondateurs de la Chine, comme Confucius, est en passe de devenir le panthéon des grands noms de la révolution chinoise. Pour beaucoup, le mausolée de Beijing faisait penser à ceux des redoutables empereurs du passé, tel Qin Shi Huangdi dont l’armée de terre cuite déterrée près de Xi’an atteste la puissance et auquel Mao aimait souvent, en privé é, se comparer. Mais, malgré le dédain qui la frappe, la « pensée de Mao Zedong » associée, il est vrai, au dogme marxiste-léniniste, demeure l’un des quatre principes fondamentaux sur lesquels les Chinois sont invités à régler leur conduite. Le culte mythique et obsessionnel de jadis a laissé place à la simple curiosité. Mais on fait toujours la queue, en rangs serrés, devant le mausolée de la place Tian’anmen, à Beijing, où repose Mao Zedong. Ils fixent les bornes au-delà desquelles l’audace n’est plus permise. Il y a là une contradiction a priori troublante. Pour la dissiper, il faut se référer à l’histoire. La pensée de Mao Zedong naquit en 1938, dans le lointain Shaanxi, à Yan’an, l’austère capitale de guerre des communistes après la Longue Marche. Ce fut là que Mao Zedong élabora ses théories sur l’expérience politique du parti communiste chinois, qui lui était apparue originale. Les communistes chinois ne recommenceraient pas une autre révolution d’Octobre. Ils allaient prendre le pouvoir grâce à une armée rouge qui s’appuierait, non sur le prolétariat ouvrier, mais sur une paysannerie qui se retrouvait ruinée à l’issue d’une longue guerre civile. Les Chinois devaient donc renoncer à reconnaître à l’avenir les « lois générales du socialisme scientifique » élaborées par Staline et qui justifiaient la prééminence de l’URSS sur le mouvement communiste international. Dès 1938, Mao déclare qu’il a su « adapter le marxisme aux réalités chinoises », à le siniser. Il se trouva ainsi le premier –et longtemps le seul- dirigeant communiste à affirmer la légitimité des voies nationales vers le socialisme. Au cours des longues années de lutte contre les envahisseurs japonais, de blocus par les meilleures troupes du Guomindang des territoires contrôlés par les communistes- et sans oublier la guerre civile larvée-, Mao peaufine sa ligne de pensée et d’action. Durant le « Mouvement de rectification du style du travail du parti » (dit Zhengfeng), il dénonce, à partir de 1942, le « culte du livre », le dogmatisme, le refus des analyses concrètes. Et écarte du pouvoir les staliniens chinois. Il fait graver, en lettres d’or, sur le fronton de l’Ecole centrale du parti : « Le critère de la vérité est la pratique. » Il s’affiche comme un rassembleur, un homme de bon sens, un patriote. Déjà, un culte surgit. On le surnomme l’ »Etoile salvatrice ». Déjà, sa police secrète traque les opposants. Des intellectuels qui accourent à Yan’an, avides de se battre pour la révolution, sont déconcertés. Ils découvrent un monarque avec ses coteries, ses privilèges et ses inévitables turpitudes. Mais nul n’est surprit quand Liu Shaoqi, au cours du VIIe Congrès du parti communiste chinois –d’avril à juin 1945-, fait de la pensée de Mao Zedong l’un des fondements théoriques du parti, au même titre que celle des autres pères fondateurs : Marx, Engels, Lénine ou Staline. Dans la foulée, Mao devient président de la République populaire de Chine et du Comité central du parti. De se « uvres choisies » (quatre tomes), publiées dans les années cinquante, on extirpe les idées les moins conformes aux canons du marxisme officiel (il y a même un académicien soviétique pour conseiller certaines corrections). Ainsi, Mao commence-t-il à s’imposer comme le sage du nouveau régime dont les écrits contribuent à expliquer la politique, à défricher le réel. Mao devient alors, comme il le dira lui-même, le libérateur du pays et son premier instituteur. Le culte s’instaure sur la pointe des pieds, reste pour le moment discret. La critique du « culte de la personnalité de Staline » par Khrouchtchev à Moscou donne à réfléchir aux dirigeants chinois. Lots du VIIIe Congrès du parti, en septembre 1956, ils s’empressent de faire disparaître des statues de toute référence à la pensée de Mao Zedong. Mais en févier 1957, Mao passe à la contre-offensive. Il prononce un discourt sur « la juste solution des contradictions au sein du peuple ». Désormais, il progresse le long de deux voix parallèles. D’abord, il fait appel au peuple. Il l’invite à critiquer la bureaucratie, à dénoncer les abus du nouveau régime. Cet appel débouche en mai sur la période des « Cent Fleurs » qui, sur certains points, justifiera, dix ans plus tard, en 1966, la Révolution culturelle. De nombreux récits de gardes rouges établissent sans doute possible que le discours de Mao, en ce temps-là, leur apparut comme libérateur. Ses paroles étaient un appel à la révolte contre un régime qui les étouffait. « Toute rébellion est juste », avait dit le Grand Timonier. Ils avaient cru qu’ils devaient rendre le pouvoir à la tendance révolutionnaire maoïste, qu’il fallait abattre le « courant révisionniste engagé dans la restauration du capitalisme ». Construit pour résister aux tremblements de terre, le mausolée de Mao est situé sur le grand axe nord-sud traditionnel de Beijing. Autrefois, les empereurs bâtissaient déjà leur palais dans la même orientation. Mais, dans le même temps, Mao développe son propre culte. Ses écrits et sa personne seront les garants de la validité de toute démarche politique, le garde-fou contre tout dérapage, la légitimité de tout ce qui est entrepris. Le « Grand Bond en avant » n’avait pas seulement été un échec économique et politique comme tant d’autres, mais une erreur tragique sur le plan humain. Des dirigeants, parmi les plus fidèles, commencent à douter de sa lucidité politique. Lin Biao, qui rêve à son tour d’accéder au pouvoir suprême, pousse à la roue. Il contribue à la dérive en publiant le célèbre « Petit livre rouge « . La « pensée de Mao Zedong » devient ainsi la recette infaillible, la réponse à tout, le dogme incontournable. On s’en inspire pour rééduquer les intellectuels. On s’en sert aussi pour écraser les initiatives, la liberté, la pensée. Mao meurt en septembre 1976. Hua Guofeng ambitionne d’assumer les responsabilités et le pouvoir de son maître. Sel ce que Mao a dit et fait est légitime. Mais le fardeau est trop lourd pour lui. Deng Xiaoping passe à l’action au printemps 1978 et lance une contre-offensive que rien ne pourra arrêter. Il invoque le principe maoïste énoncé à Yan’an selon lequel la pratique est le critère de la vérité. Le système économique et social échafaudé par Mao s’effrite peu à peu, se délite au nom du réalisme. Les paysans mettent en pièces la sacro-sainte collectivisation. Les intellectuels veulent ouvrir le pays au monde, libérer la pensée, notamment pendant l’hiver 1978-1979, à l’occasion de la campagne en faveur de la démocratie. En juin 1981, le Comité central du parti adopte une « résolution sur quelques questions de l’histoire du parti depuis la fondation de la République populaire de Chine ». Mao y est à la fois encensé pour sa capacité à mener le parti à la victoire, mais déjà considéré comme un dirigeant moins heureux dans sa politique au cours des dix premières années du nouveau régime. La résolution considère enfin qu’il n’a cessé de commettre de plus en plus d’erreurs au cours des dernières années de sa vie pour finir comme un dirigeant incapable d’appliquer à la nouvelle réalisation chinoise les idées qu’il avait lui-même suggérées. Au cours des années suivantes, le parti cherche à limiter l’érosion du maoïsme. Mais, sous la poussée des intellectuels et des réalités, il bat peu à peu en retraite. Il est difficile d’évoquer en quelques lignes les péripéties d’un combat souvent confiné aux cercles académiques. Un colloque organisé en mai 1988 par le Centre de recherche historique du Comité central du parti communiste chinois, et dont le thème était la pensée de Mao Zedong au cours des dernières années de sa vie, aboutit à un diagnostic sévère, résumé en quatre points : Sur de nombreuses questions, Mao n’a pas compris les principes fondamentaux du marxisme-léninisme. Il a eu tort de vouloir appliquer à la construction du socialisme une expérience acquise dans la lutte armée. Il a été de plus en plus influencé par la pensée utopique chinoise des penseurs de l’antiquité. Enfin, ces erreurs s’expliquent surtout par la nature archaïque de la société chinoise, dominée encore par une économie de petits producteurs. Cette dernière appréciation est moins innocente qu’il n’y paraît. Elle s’inspire, en fait, du pamphlet publié par Karl Marx lui-même, intitulé « Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte », dans lequel le père du marxisme expose les raisons, selon lui, du ralliement des paysans à Napoléon III et à toute forme monarchique et autoritaire de pouvoir. Ce qui place Mao en bien encombrante compagnie. L’architecture intérieure du mausolée de Mao s’inspire, en plus moderne, de celles des sépultures des souverains des temps historiques. Des salles de banquet, de conférence, de salons y ont été aménagés. A quelques pas seulement de l’endroit où est exposée la momie, mais à l’écart des visiteurs, les successeurs du grand Timonier accueillent hôtes officiels et invités de marque.