Evoquer Ravensbrück et la Déportation à Taiwan
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Evoquer Ravensbrück et la Déportation à Taiwan
mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 907 - avril 2016 Une compatriote ! Ce jour-là et plusieurs jours de suite, cette inconnue m’a lancé, chanté un naïf message d’espoir. J’ignore qui elle était et au terme de quels périples elle avait atterri dans le lupanar des Kapos. Mais sa voix m’a chauffé le cœur, comme dirait Brassens. Il n’en fallait quelquefois pas davantage pour réveiller l’espoir de malheureux qu’on s’acharnait à désespérer : le camp, c’était le bagne, l’asile de fous, la fosse aux lions. L’espace concentrationnaire se situait aux confins de la civilisation, de l’humanité. Avant Dachau nous avons connu, nous aussi, cette forme d’espoir qui s’appelle la joie de vivre, la fureur de vivre. À Dachau on pouvait perdre de goût et le courage de vivre. Après Dachau il a fallu réinventer un sens de la vie. Primo Levi et Bruno Bettelheim, torturés par leurs souvenirs, n’ont jamais pu retrouver la paix ni par l’action ni par l’écriture. Nous pouvons comprendre, nous, leur calvaire, leur enfer. L’enfer, c’est le désespoir : il y a sept cents ans que Dante l’a écrit. Cependant la plupart des déportés ont réappris à vivre. Ils se reconnaissent dans les paroles de Rémy Roure : « Nous seuls, peut-être, savons apprécier la valeur d’un morceau de pain, d’un verre d’eau, d’un instant de solitude, de la possibilité d’aller et venir à notre fantaisie… parce que nous savons ce que sont la faim, la torture, l’esclavage… » lll Le parti de ceux qui construisent En commémorant la libération, nous retrouverons la joie de la libération. Seulement pour les déportés, la joie serait indécente si elle n’était tempérée par deux résonances graves. La première est un sentiment dont les rescapés ne peuvent se défaire, « le syndrome du survivant », un sentiment fait d’angoisse et de honte comme si nous étions marqués d’une souillure indélébile. La seconde sourdine, c’est l’horreur, la hantise, la condamnation sans appel de la guerre, qui reste le plus grand et le plus honteux des maux humains, la défaite de la raison. Aucune réflexion savante ou morale sur la guerre ne me semble plus d’actualité que les quelques lignes suivantes : « Il ne faut qu’un briquet pour brûler une ferme. Il faut, il a fallu des années pour la bâtir. Pour un blessé que nous soignons, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre, infatigable, en fait par centaines, elle, et tous les jours. Des blessés, des malades, des abandonnés ; tous nos efforts sont vains. Nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire de la souffrance… Maudite soitelle ! Ceux qui tuent perdent leur âme… Ils sont le parti de ceux qui démolissent. Nous sommes le parti de ceux qui construisent… » Signé : Médecins sans frontières ? Amnesty International ? Non ! Péguy : Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. C’est la méditation à laquelle se livre Jeanne d’Arc, à la veille de quitter Domrémy pour faire une guerre qu’elle déteste et dans laquelle elle doit mourir. Les résistants et les déportés ont fait, eux aussi, la guerre sans l’aimer. Ce n’est pas à la légère qu’ils ont assumé une lourde responsabilité historique, individuelle et collective. Ils savaient, ils savent qu’il n’y a pas d’authenticité historique sans examen de conscience historique… Quels enseignements tirer de nos témoignages ? Le premier, vous l’avez compris, c’est l’espoir, la vertu d’espérance. Permettez-moi de vous en suggérer un second : le sens de la responsabilité historique, civique, morale. Sans la responsabilité, la liberté n’est qu’enfantillage ou hypocrisie. Les hommes et les peuples doivent assumer leurs responsabilités historiques, c’est-à-dire reconnaître, inventorier leur héritage et prendre en charge leur avenir. Pierre Murat (2000) n isparu en mai 2002, Pierre Murat était vice-président de D la FNDIRP de la Nièvre. 11 Evoquer Ravensbrück et la Déportation à Taiwan La tragédie de la Déportation inspire les artistes contemporains qui relaient la mémoire parfois fort loin des lieux du crime européens. En voici un exemple. I van Gros est professeur de langue et littérature françaises à l’Université nationale centrale de Taipei à Taiwan. Il est aussi dessinateur, et un graveur passionné. Parmi ses œuvres figure une série de dix aquatintes sur Ravensbrück. Celles-ci ont été exposées l’an dernier à l’Université et à la Yiri Art Galery de Taipei, elles ont été accompagnées de conférences de l’auteur sur la Déportation. Si loin de l’Europe, l’histoire de la déportation dans les camps nazis est peu connue du grand public. Comment a-t-il accueilli cette exposition ? C’est la question que nous avons posée à Ivan Gros et voici sa réponse : « C’est effectivement une histoire que les Taïwanais connaissent très mal pour plusieurs raisons. La première est que l’ histoire en tant que discipline est très peu valorisée dans le système éducatif taïwanais. Pendant longtemps elle a été l’objet d’un discours officiel assimilé à une propagande et stigmatisée en tant que telle. La deuxième raison est que l’ histoire même de Taiwan est compliquée. Pendant la guerre, l’île était sous occupa- tion japonaise. Cette occupation rétrospectivement est vécue positivement par un certain nombre d’entre les Taïwanais, en réaction à la dictature qui a suivi la retraite des troupes de Chang Kai Shek à Taiwan en 1949 qui a débouché sur une dictature. Celleci ne s’est achevée qu’ à l’orée des années 1990. La démocratie est un régime r écent et l’ histoire en tant que discipline est prise entre des enjeux politiques de reconnaissance identitaire et l’expérience réelle soumise à des tabous. Enfin, l’ histoire de Taiwan est loin de celle de l ’Europe. On privilégie la connaissance de l’ histoire du continent “Asie-Pacifique”. Pour toutes ces raisons l’ histoire de la déportation est mal connue à Taiwan. Et la curiosité est grande. J’ai dû par exemple répondre à des réactions spontanées telles que “nous aussi on a subi des exactions pendant la Terreur blanche”. “Nous aussi on a eu tortures, emprisonnements politiques, meurtres de masse…” Il a fallu faire des mises au point (dates et chiffres), préciser les spécificités de chaque histoire et insister sur le caractère Commentaire de Renée Sarrelabout « On voyait rarement les chiens si méchants ! D’ailleurs, ce n'étaient pas toujours des colosses. Ils étaient beaux et fiers, ces chiens, et bien traités, obéissant au doigt et à l’œil, dressés à l’attaque. On avait l’impression qu’on pouvait les caresser. Il ne fallait pas s’y fier : vite fait, ils nous remettaient dans le rang, nous, qu’on traitait comme des riens, des stücks, “des morceaux”, des sans visages, c’est vrai ! Ça ne peut être que l’appel, ce dessin. Le supplice des doigts qui s’engourdissaient. A se demander si on n'allait pas mourir comme ça et de temps en temps deux paires de claques. Les unes qui s’évanouissaient et qu’on devait soutenir. » e xceptionnel du s ystème concentrationnaire nazi. » Pour évoquer le quotidien des concentrationnaires, Ivan Gros s’est inspiré des témoignages de plusieurs déportées à Ravensbrück, des croquis réalisés lors de ses voyages au camp, de ses lectures. L’une de ses accompagnatrices à Ravensbrück était Renée Sarrelabout (adhérente à l'A DIRP des Hautes-Pyrénées), à qui il a dédié son beau travail. Dans le catalogue de l’exposition, il explique qu’il lui arrive dans ses gravures « de laisser déraper l’imagination, d’improviser dans la mauvaise direction et de mélanger les faits historiques. Les inexactitudes, les jeux de disproportions, les exagérations font partie d'un t ravail d’interprétation et de reconstitution artistique ». Mais, pour ne pas que s’installent l’erreur et le doute, il a tenu à confronter ses gravures aux impressions de l’ancienne déportée : les commentaires de Renée Sarrelabout, traduits en chinois comme tout le catalogue, font face aux légendes de l’artiste. A noter que l’exposition a déjà été présentée en plusieurs lieux en France, notamment à Paris et dans les Hautes-Pyrénées. n Légende de l’auteur « Voilà la place d’appel de Ravensbrück. Sans doute la torture la plus banale du camp. L’attente quotidienne pendant des heures, en proie à la fatigue, la faim, la soif, la rigueur du climat. Sous la garde vigilante de chiens dont la morsure pouvait infliger des blessures mortelles. »