Le sens des commémorations
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Le sens des commémorations
10 mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 907 - avril 2016 Le sens des commémorations En feuilletant la collection du Patriote Résistant, nous avons retrouvé l’article suivant de Pierre Murat, résistant déporté à Dachau, qui, à l’orée du XXIe siècle, s’interrogeait sur le sens à donner aux commémorations de la Journée nationale de la Déportation, cinquante-cinq ans après le retour des déportés. Ses réflexions n’ont rien perdu de leur force ni de leur pertinence. C’est pourquoi il nous a paru utile de les republier à l’occasion du 71e anniversaire de la libération des camps et de la victoire sur le nazisme. L es cérémonies qui auront lieu dans quelques semaines ne représentent nullement « nos petits arrangements avec les morts. » Elles renouent un lien essentiel, la solidarité des générations. Commémorer la déportation, c’est reconnaître cette part en chacun de nous, qui s’identifie aux morts sans sépulture de tous les camps. Le sens de ces cérémonies doit être de transformer cette dette envers les morts en devoir envers les vivants et envers ceux qui ne sont pas encore nés. Tel est, selon moi, le message de cet anniversaire de la victoire sur le nazisme et de la libération des camps de concentration. Ce message, comment est-il reçu par les Français de l’an 2000 ? La plupart d’entre eux n’ont pas connu les événements que nous commémorons. Mais l’intérêt qu’ils portent aux livres et aux films relatifs à la période chaude de 1940 à 1945 témoigne qu’ils se sentent concernés par ce passé non révolu. Ou plutôt par ce passé qu’ils n’ont pas tout à fait assimilé, pas tout à fait assumé, comme s’ils appréhendaient de partager avec leurs aînés la responsabilité historique. Quoi qu’il en soit, ils sont en droit, ces Français et ces Européens qui entrent de plain-pied dans le troisième millénaire, d’attendre des anciens résistants et des anciens déportés un témoignage sobre et authentique. La tâche des témoins tuelle, la responsabilité historique et civique. L’indignation et l’exaltation compulsives ou a posteriori ne sont plus de mise. L’histoire et le devoir de mémoire seraient stériles s’ils nous enfermaient dans le passé au lieu de nous inciter à une action adaptée au temps présent. Il ne suffit pas de commémorer le malheur, il faut combattre le mal. […] Mais les anciens résistants et les anciens déportés et les demi-solde des armées de la libération connaissent quelquefois le doute, la nostalgie et un sentiment qui ressemble à du regret, voire à du remords. Ils se demandent, comme Verlaine dans sa prison : « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? » Je pense à cet ancien parachutiste américain, venu en pèlerinage sur les plages de Normandie, qui méditait amèrement devant les tombes de ses compagnons : « À quoi ont servi tant de sacrifices, tant de jeunes vies fauchées, immo lées au dieu de la guerre ? » L’essentiel, sans doute, a été sauvé. Mais la victoire est inachevée. Aujourd’hui comment un homme de bon sens et de bonne volonté pourrait-il pavoiser, avoir bonne conscience, quand un être humain sur deux souffre de la faim, de la misère et de la violence ? On n’attend pas l’avenir comme on attend le train Pourtant il y a quelque chose de définitif, d’irrépressible dans la nature et la culture humaines, quelque chose d ’aussi indéracinable que le mal, c’est l’espoir. Péguy aimerait mieux qu’on dise « l’espérance… la vertu d’espérance, portant toutes les autres, qui traversera les siècles et les mondes révolus. » Vertu, c’est-à-dire espoir actif, intelligent, courageux : on n’attend pas l’avenir comme on attend le train. L’espoir véritable naît d’une foi agissante, d’une inquiétude ou d’une peur surmontée. Les résistants et les déportés en savent quelque chose. Voilà le premier enseignement qu’on peut tirer de leurs témoignages : l’espoir fondé sur la foi en l’homme, en l’avenir de l’homme, en la vocation de l’homme. Les résistants se sont battus pour préparer l ’avenir plutôt que pour effacer les fautes et les erreurs du passé. Qu’on relise le programme du Conseil national de la Résistance : 1) chasser l’envahisseur ; 2) instaurer une république juste et fraternelle. Les déportés, eux aussi, ont tenté de garder l’espoir dans les conditions que nous savons. Tous ont attendu, quêté un signe d’espoir dans le regard d’un camarade, dans un rayon de soleil, le chant d’un oiseau, dans des fantasmes hors de saison… Comme Primo Levi et Charles Delestraint, dont la morale tenait en une phrase : « C’est justement parce que le Lager veut faire de nous des bêtes que nous devons refuser de devenir des bêtes. » Comme ces infatigables bons samaritains – il y en avait dans tous les camps – qui se donnaient pour tâche de remonter le moral à des hommes qui avaient perdu le réflexe de sourire. Ils nous remontaient le moral à coups de mensonges pieux (la libération est pour demain ou après-demain) ; à coups d’arguments chrétiens, marxistes, stoïciens ou autres, à force, surtout, d’amitié, de fraternité… […] Ce n’est pas que la tâche des témoins soit plus facile aujourd’hui qu’hier. Découragés par les déceptions et les dérives, inévitables, de cinq décennies, certains de ces témoins ont perdu la foi de leur jeunesse, parce que l’esprit de la Résistance a été abâtardi, trahi dans les querelles politiciennes. « La mystique s’est dégradée en politique. » Ceux-là en appellent encore à de Gaulle et à la Résistance, mais c’est souvent par automatisme intellectuel ou arrière-pensée politique. Il y en a d’autres qui n’ont rien oublié ni rien appris, comme les émigrés de la Révolution ou les quarante-huitards, comme ces soldats japonais, terrés dans la jungle, qui, jusqu’en 1946, refusaient Le message que nous laissent les déportés : transmettre la Un matin d’hiver, à Dachau… de croire que le Japon avait capitulé. Inconscience, mémoire du passé et lutter contre les maux actuels (ici en 1994, J’hésite à vous parler de moi. Mon cas n’est pas mauvaise foi, fanatisme. C’est dans leurs rangs que près du camp de Compiègne-Royallieu, l’un des lieux de départ plus intéressant que celui d’un autre et n’importe se recrutent les faux témoins, les négationnistes des convois de déportation). quel déporté pourrait vous dire la même chose. hargneux et haineux, les assassins de la mémoire. Mais, ici, je ne peux que parler d’expérience. En Quand on continue, depuis 1945, en dépit de la leçon janvier ou février 1945 – c’était un matin glacé, sinistre – je Et il y a ceux qui n’ont pas oublié mais qui ont beaucoup appris. Les anciens déportés sont de ceux-là. Non pas gar- d’Auschwitz, de déporter, de massacrer, d’exterminer me sentais le plus dénué des hommes. J’ai – quand même – diens d’une tradition ritualisée mais témoins d’une foi - victoire posthume de Hitler ? Quand des millions de levé les yeux et j’ai aperçu la chaîne des Alpes de Bavière vivante, qui transcende les conjonctures et les clivages po- réfugiés errent à travers le monde dit civilisé, assour- couronnées de neige, illuminées par le soleil. Jamais je litiques, qui ne se pétrifie pas dans des professions de foi dis, abasourdis de discours généreux mais trop souvent n’oublierai cette lumière. Alors, soudain, sans raison, j’ai dogmatiques. « Mon expérience de déporté, disait un de nos dilatoires ou hypocrites ? Sans parler des purifications cru, j’ai su que je sortirais vivant de Dachau. Intuition, camarades, m’a rendu allergique aux amalgames comme ethniques, des guerres de religion, des luttes tribales… illusion ? Ça été, ce jour-là, la forme de mon espoir ! aux jugements péremptoires, aux diabolisations et aux ex- Sans parler de la politique et de la diplomatie-spectacle, Une autre fois je portais à la désinfection les habits de communications. » « À Dachau, me confiait un autre, j’ai de l’illusionnisme démagogique, qu’il soit intégriste ou quelques camarades du Block 18, morts du typhus. Pour appris à connaître les hommes dépouillés de leurs masques populiste. parvenir au local de la désinfection, à l’autre extrémité Que sont devenus les idéaux de nos vingt ans ? socio-culturels et de leurs badges de respectabilité, nus dedu camp, il me fallait longer un bâtiment aveugle, dont Aux prises avec cette réalité, avec cette actualité mé- j’ignorais alors la destination. vant la mort, anéantis ou grandis par des épreuves hors du commun. » Une rescapée d’Auschwitz écrivait : « Malgré diocres ou désespérantes, comment ne pas ressentir l’inEn passant près d’une fenêtre de ce Block, aveugle elle ce qu’on m’a fait subir, j’ai toujours foi dans les valeurs hu- quiétude qui hantait Malraux. Témoin et victime de la aussi, j’ai été interdit, stupéfait, foudroyé d’entendre une manistes mais je me méfie des certitudes et je n’ai que peu folie de l’histoire, des rechutes de la folie de l’histoire, on voix de femme se mettre à chanter : d’illusions… Au retour des camps, pour pouvoir survivre, se demande (comme Kant) si le mal foncier, le mal radi« J’attendrai ton retour, il nous a fallu composer avec un tas de choses qui ne cor- cal sera jamais extirpé de notre nature, exorcisé, aboli. J’attendrai le jour respondaient pas parfaitement à nos idéaux… Mon expé- « Je cherche cette région cruciale de l’âme où le mal absolu Et la nuit j’attendrai toujours, rience concentrationnaire m’a révélé la coexistence de l’ange s’oppose à la fraternité », écrit Malraux. En vérité le comBel amour… » et du démon dans le même être humain… » C’est cette clair- bat entre le mal et la fraternité se poursuit de génération C’était une chanson à la mode à cette époque. Une voyance, cet équilibre entre l’idéalisme et le réalisme qui en génération. Autrement dit, rien n’est jamais acquis, Française, sans doute, qui me voyait mais que je ne voyais représentent aujourd’hui le bon sens, la probité intellec- aucune victoire, aucune œuvre n’est définitive. pas, avait lu la lettre F sur mon uniforme de bagnard. lll mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 907 - avril 2016 Une compatriote ! Ce jour-là et plusieurs jours de suite, cette inconnue m’a lancé, chanté un naïf message d’espoir. J’ignore qui elle était et au terme de quels périples elle avait atterri dans le lupanar des Kapos. Mais sa voix m’a chauffé le cœur, comme dirait Brassens. Il n’en fallait quelquefois pas davantage pour réveiller l’espoir de malheureux qu’on s’acharnait à désespérer : le camp, c’était le bagne, l’asile de fous, la fosse aux lions. L’espace concentrationnaire se situait aux confins de la civilisation, de l’humanité. Avant Dachau nous avons connu, nous aussi, cette forme d’espoir qui s’appelle la joie de vivre, la fureur de vivre. À Dachau on pouvait perdre de goût et le courage de vivre. Après Dachau il a fallu réinventer un sens de la vie. Primo Levi et Bruno Bettelheim, torturés par leurs souvenirs, n’ont jamais pu retrouver la paix ni par l’action ni par l’écriture. Nous pouvons comprendre, nous, leur calvaire, leur enfer. L’enfer, c’est le désespoir : il y a sept cents ans que Dante l’a écrit. Cependant la plupart des déportés ont réappris à vivre. Ils se reconnaissent dans les paroles de Rémy Roure : « Nous seuls, peut-être, savons apprécier la valeur d’un morceau de pain, d’un verre d’eau, d’un instant de solitude, de la possibilité d’aller et venir à notre fantaisie… parce que nous savons ce que sont la faim, la torture, l’esclavage… » lll Le parti de ceux qui construisent En commémorant la libération, nous retrouverons la joie de la libération. Seulement pour les déportés, la joie serait indécente si elle n’était tempérée par deux résonances graves. La première est un sentiment dont les rescapés ne peuvent se défaire, « le syndrome du survivant », un sentiment fait d’angoisse et de honte comme si nous étions marqués d’une souillure indélébile. La seconde sourdine, c’est l’horreur, la hantise, la condamnation sans appel de la guerre, qui reste le plus grand et le plus honteux des maux humains, la défaite de la raison. Aucune réflexion savante ou morale sur la guerre ne me semble plus d’actualité que les quelques lignes suivantes : « Il ne faut qu’un briquet pour brûler une ferme. Il faut, il a fallu des années pour la bâtir. Pour un blessé que nous soignons, pour un enfant à qui nous donnons à manger, la guerre, infatigable, en fait par centaines, elle, et tous les jours. Des blessés, des malades, des abandonnés ; tous nos efforts sont vains. Nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire de la souffrance… Maudite soitelle ! Ceux qui tuent perdent leur âme… Ils sont le parti de ceux qui démolissent. Nous sommes le parti de ceux qui construisent… » Signé : Médecins sans frontières ? Amnesty International ? Non ! Péguy : Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. C’est la méditation à laquelle se livre Jeanne d’Arc, à la veille de quitter Domrémy pour faire une guerre qu’elle déteste et dans laquelle elle doit mourir. Les résistants et les déportés ont fait, eux aussi, la guerre sans l’aimer. Ce n’est pas à la légère qu’ils ont assumé une lourde responsabilité historique, individuelle et collective. Ils savaient, ils savent qu’il n’y a pas d’authenticité historique sans examen de conscience historique… Quels enseignements tirer de nos témoignages ? Le premier, vous l’avez compris, c’est l’espoir, la vertu d’espérance. Permettez-moi de vous en suggérer un second : le sens de la responsabilité historique, civique, morale. Sans la responsabilité, la liberté n’est qu’enfantillage ou hypocrisie. Les hommes et les peuples doivent assumer leurs responsabilités historiques, c’est-à-dire reconnaître, inventorier leur héritage et prendre en charge leur avenir. Pierre Murat (2000) n isparu en mai 2002, Pierre Murat était vice-président de D la FNDIRP de la Nièvre. 11 Evoquer Ravensbrück et la Déportation à Taiwan La tragédie de la Déportation inspire les artistes contemporains qui relaient la mémoire parfois fort loin des lieux du crime européens. En voici un exemple. I van Gros est professeur de langue et littérature françaises à l’Université nationale centrale de Taipei à Taiwan. Il est aussi dessinateur, et un graveur passionné. Parmi ses œuvres figure une série de dix aquatintes sur Ravensbrück. Celles-ci ont été exposées l’an dernier à l’Université et à la Yiri Art Galery de Taipei, elles ont été accompagnées de conférences de l’auteur sur la Déportation. Si loin de l’Europe, l’histoire de la déportation dans les camps nazis est peu connue du grand public. Comment a-t-il accueilli cette exposition ? C’est la question que nous avons posée à Ivan Gros et voici sa réponse : « C’est effectivement une histoire que les Taïwanais connaissent très mal pour plusieurs raisons. La première est que l’ histoire en tant que discipline est très peu valorisée dans le système éducatif taïwanais. Pendant longtemps elle a été l’objet d’un discours officiel assimilé à une propagande et stigmatisée en tant que telle. La deuxième raison est que l’ histoire même de Taiwan est compliquée. Pendant la guerre, l’île était sous occupa- tion japonaise. Cette occupation rétrospectivement est vécue positivement par un certain nombre d’entre les Taïwanais, en réaction à la dictature qui a suivi la retraite des troupes de Chang Kai Shek à Taiwan en 1949 qui a débouché sur une dictature. Celleci ne s’est achevée qu’ à l’orée des années 1990. La démocratie est un régime r écent et l’ histoire en tant que discipline est prise entre des enjeux politiques de reconnaissance identitaire et l’expérience réelle soumise à des tabous. Enfin, l’ histoire de Taiwan est loin de celle de l ’Europe. On privilégie la connaissance de l’ histoire du continent “Asie-Pacifique”. Pour toutes ces raisons l’ histoire de la déportation est mal connue à Taiwan. Et la curiosité est grande. J’ai dû par exemple répondre à des réactions spontanées telles que “nous aussi on a subi des exactions pendant la Terreur blanche”. “Nous aussi on a eu tortures, emprisonnements politiques, meurtres de masse…” Il a fallu faire des mises au point (dates et chiffres), préciser les spécificités de chaque histoire et insister sur le caractère Commentaire de Renée Sarrelabout « On voyait rarement les chiens si méchants ! D’ailleurs, ce n'étaient pas toujours des colosses. Ils étaient beaux et fiers, ces chiens, et bien traités, obéissant au doigt et à l’œil, dressés à l’attaque. On avait l’impression qu’on pouvait les caresser. Il ne fallait pas s’y fier : vite fait, ils nous remettaient dans le rang, nous, qu’on traitait comme des riens, des stücks, “des morceaux”, des sans visages, c’est vrai ! Ça ne peut être que l’appel, ce dessin. Le supplice des doigts qui s’engourdissaient. A se demander si on n'allait pas mourir comme ça et de temps en temps deux paires de claques. Les unes qui s’évanouissaient et qu’on devait soutenir. » e xceptionnel du s ystème concentrationnaire nazi. » Pour évoquer le quotidien des concentrationnaires, Ivan Gros s’est inspiré des témoignages de plusieurs déportées à Ravensbrück, des croquis réalisés lors de ses voyages au camp, de ses lectures. L’une de ses accompagnatrices à Ravensbrück était Renée Sarrelabout (adhérente à l'A DIRP des Hautes-Pyrénées), à qui il a dédié son beau travail. Dans le catalogue de l’exposition, il explique qu’il lui arrive dans ses gravures « de laisser déraper l’imagination, d’improviser dans la mauvaise direction et de mélanger les faits historiques. Les inexactitudes, les jeux de disproportions, les exagérations font partie d'un t ravail d’interprétation et de reconstitution artistique ». Mais, pour ne pas que s’installent l’erreur et le doute, il a tenu à confronter ses gravures aux impressions de l’ancienne déportée : les commentaires de Renée Sarrelabout, traduits en chinois comme tout le catalogue, font face aux légendes de l’artiste. A noter que l’exposition a déjà été présentée en plusieurs lieux en France, notamment à Paris et dans les Hautes-Pyrénées. n Légende de l’auteur « Voilà la place d’appel de Ravensbrück. Sans doute la torture la plus banale du camp. L’attente quotidienne pendant des heures, en proie à la fatigue, la faim, la soif, la rigueur du climat. Sous la garde vigilante de chiens dont la morsure pouvait infliger des blessures mortelles. »