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U K R A I N E
par Ilios Yannakakis*
Réflexions
sur l’histoire et l’actualité ukrainiennes
L
’UKRAINE, UNE MARCHE, UN «KRAJ», UN «BORD», le Pays des frontières, qui
sépare l’étendue slave, majoritairement orthodoxe, du monde latino-germanique.
Kiev, cœur de la « Russ » ou « Rous » – qui signifie en proto-slave « le pays des
rameurs» – a étendu la chrétienté orthodoxe jusqu’à l’Oural et donné à Moscou sa place
centrale dans cette région du monde. Deuxième État d’Europe par sa superficie, l’Ukraine
est bordée par la mer Noire et la mer d’Azov, frontalière avec la Russie au nord et à l’est,
avec la Biélorussie au nord, avec la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie à l’ouest, avec la
Roumanie et la Moldavie au sud-est.
Au XIIIe siècle, sous l’impact des invasions barbares et du morcellement féodal, la Rous
se désagrège en une multitude de principautés et donne naissance à trois peuples slaves: le
peuple ukrainien, le peuple biélorusse et le peuple russe. C’est pourquoi, aujourd’hui
encore, beaucoup de Russes considèrent Kiev comme leur berceau historique, la «mère des
villes russes».
L’Ukraine passe ensuite, au XIVe siècle, sous la domination des Polonais et des
Lituaniens. La Galicie est polonisée. Au XVIe siècle, une partie de l’Église orthodoxe
proclame son union avec Rome.
Au XVIIe siècle, l’Ukraine connaît sa seconde épopée nationale, celle qui aboutit à la
constitution, par des Cosaques zaporogues, d’une communauté indépendante, la Sitch,
installée dans un camp fortifié sur les rives du Dniepr. En 1648, le chef cosaque Bohdan
Khmelnitski prend la tête d’un soulèvement contre la Pologne qui mène à la formation
d’un territoire indépendant; par un accord militaire avec la Moscovie, celui-ci est intégré à
la Russie.
Après le deuxième partage de la Pologne en 1793, c’est quasiment toute l’Ukraine qui
passe sous domination russe. Seule la Galicie rejoint la couronne libérale d’Autriche.
L’impératrice Catherine II, qui vient de vaincre cette même année les Polonais, atteint alors
* Historien, universitaire.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
le principal objectif de son règne: l’accès, via la Crimée et Sébastopol, aux «mers chaudes»,
la mer Noire et la Méditerranée.
À la fin du XIXe siècle, Moscou multiple les mesures répressives pour étouffer la culture
ukrainienne, interdisant en particulier l’enseignement en ukrainien. Néanmoins, les
Ukrainiens ont conservé leur langue et ont produit une riche littérature traduite en russe et
dans des dizaines d’autres langues. Nicolas Gogol fut le plus célèbre de leurs écrivains. Ses
œuvres – Tarass Boulba, Le Révizor ou Les Âmes mortes – furent traduites dans presque
toutes les langues. Taras Chevtchenko, le plus grand poète romantique de langue ukrainienne, marqua le réveil national du pays au XIXe siècle.
Le 7 novembre 1917, la Rada ukrainienne proclame l’indépendance de la République
populaire d’Ukraine et la séparation d’avec la Russie. Les bolcheviks réagissent en y déclenchant une guerre civile meurtrière, et reprennent vite la plus grande partie du territoire,
tandis que l’ouest est annexé par la Pologne. Les persécutions antireligieuses des bolcheviks
sont sévères. Cependant, la ferveur des croyants reste vive. L’imposante cathédrale et les 400
églises de la ville témoignent encore actuellement de l’enracinement de la religion orthodoxe dans ce pays, même si l’Église uniate, qui maintient des liens étroits avec Rome, est
toujours bien vivante.
En 1932, Staline provoque artificiellement une famine qui fait entre trois et six millions
de morts. Ce traumatisme, resté dans la mémoire du peuple, est une des causes de la collaboration active, pendant la guerre, de certains Ukrainiens avec les nazis en lutte contre les
Soviétiques. Mais, déçus par les promesses allemandes, les nationalistes ukrainiens prennent
les armes contre les occupants. Cette collaboration passée a stigmatisé pour toujours les
Ukrainiens, soupçonnés de tendances fascistes, accusation qui, lors des manifestations sur la
place Maïdan, a fait florès tant à Moscou que dans la presse occidentale.
En réalité, ces manifestations de masse avaient un double caractère: elles étaient identitaires et proeuropéennes. L’Ukraine aspire à devenir un membre reconnu, de plein droit, de
l’Union européenne, mais elle ne peut se détacher de la Russie tant sa dépendance économique envers Moscou est vitale. Quant à l’Union européenne elle ne peut prendre en charge
une Ukraine insuffisamment développée économiquement, en particulier au niveau industriel. L’Ukraine ne peut perdre ni la Crimée et son ouverture sur la mer Noire, ni Odessa
dont une grande partie de la population reste fidèle à la Russie. De leur côté, les
Occidentaux évitent toute «glaciation» de leurs relations avec Moscou. On n’est plus au
temps de la «guerre froide», ni de «l’esprit de coexistence» khrouchtchevo-brejnévienne
avec l’Occident. Tant pour Moscou que pour Washington, la stabilité européenne est une
priorité géopolitique.
En dépit de cette priorité, Poutine menace (sans trop y croire) de geler l’approvisionnement en gaz de l’Union européenne si celle-ci ne paie pas les milliards de la dette ukrainienne.
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JUIN 2014
Est-ce Moscou qui a suscité les troubles dans la région du Donetsk, où des milliers d’activistes pro-Russes exigent le rattachement de cette région à la Russie? Vraisemblablement.
Selon l’Otan, 40000 soldats russes sont massés à la frontière. Des pro-Russes occupent à
Donetsk le bâtiment de l’administration régionale et à Lougansk celui des services de sécurité (SBU). Par ailleurs les séparatistes exigent une «fédéralisation» de l’Ukraine, ce que Kiev
rejette avec détermination, percevant dans ce projet le futur éclatement du pays. Kiev, pour
sa part, accuse Moscou de vouloir torpiller l’élection présidentielle anticipée prévue le
25 mai.
Des bouleversements géopolitiques ne semblent pas prévisibles, en dépit du caractère
instable de la situation. Mais l’Ukraine ne peut se permettre de supporter longtemps cette
menace de guerre civile, larvée ou ouverte, même circonscrite à quelques régions.
L’Europe a privilégié la voie diplomatique en favorisant à Kiev, après la fuite du président Ianoukovitch dans la nuit du 21 au 22 février, la signature d’un accord entre le
nouveau pouvoir et l’opposition.
La construction d’un État de droit et le rétablissement de l’économie, mise en faillite
par les oligarques et les spéculateurs, dans ce pays peuplé de 46 millions d’habitants, ne
peut se réaliser sans l’aide de l’Europe. La Russie de Poutine a tout intérêt à avoir à ses
frontières un pays stable et prospère. Le rôle des élites ukrainiennes sera fondamental pour
répondre à ce défi.
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dossier
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR L’HISTOIRE ET L’ACTUALITÉ UKRAINIENNES