Arnaud Dubien - CCI France Russie

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Arnaud Dubien - CCI France Russie
Arnaud Dubien*
RUSSIE-OCCIDENT : UNE CRISE DURABLE
Plus
d’un an après son déclenchement, la crise ukrainienne
semble être entrée dans une phase nouvelle. Les accords dits
de « Minsk-2 », signés le 12 février dernier par Vladimir Poutine,
Petro Porochenko, François Hollande et Angela Merkel, ont mis
un terme aux opérations militaires dans le Donbass et ouvert une
perspective de règlement politique. Pour autant, le dossier est loin
d’être clos. Car si les avis divergent sur les responsabilités des
protagonistes, les politiques à suivre et les scénarios pour l’avenir, un point fait l’unanimité dans les chancelleries et parmi les
analystes : les conséquences des tensions diplomatiques actuelles
entre la Russie et les Occidentaux seront durables.
Vingt ans de reproches réciproques
Les origines du grand malentendu entre Russes, Européens
de l’Ouest et Américains remontent au début des années 1990 (1).
La « nouvelle Russie » de Boris Eltsine, qui s’est à la fois libérée
du communisme et a consenti au démantèlement de son empire,
s’engage sur la voie de transformations économiques et politiques
radicales. À l’époque, la vision dominante au Kremlin est celle
d’une convergence à plus ou moins long terme avec l’Occident.
Elle est encore présente dans le fameux discours de Vladimir
Poutine au Bundestag le 24 septembre 2001 (2). La crise du
Kosovo (moment fondateur dont l’importance est aujourd’hui
généralement sous-estimée par ceux qui cherchent à comprendre
la vision du monde du président russe) ; la dénonciation par
Washington du traité ABM et la réactivation du projet de défense
anti-missile ; la guerre anglo-américaine contre l’Irak en 2003 ;
les premières « révolutions de couleur » en ex-URSS ; le renversement du président libyen Kadhafi en 2011 ; et, plus récemment,
* Directeur de l’Observatoire franco-russe (www.obsfr.ru). Auteur, entre autres publications, de : Russie 2014, Éditions du Cherche-Midi, 2014.
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les événements en Ukraine convainquent la Russie que les ÉtatsUnis et leurs alliés cherchent à la marginaliser. Une évolution
qu’illustrent deux autres discours de Vladimir Poutine, à Munich
en février 2007 et devant le club de Valdaï en octobre 2014 (3).
Le message des dirigeants russes peut se résumer ainsi : la Russie
n’est pas un pays vaincu et elle attend de la considération pour ses
intérêts stratégiques.
Les griefs ne manquent pas, non plus, en Europe de l’Ouest
et en Amérique du Nord. Dès 1993, on comprend que la transition
russe sera très di érente de celle engagée dans les anciens pays
du Pacte de Varsovie. Les deux guerres de Tchétchénie, l’e ondrement économique et l’émergence d’une oligarchie prédatrice
puis adossée à la rente des matières premières, le durcissement
du régime — qui franchit des seuils à l’automne 2004 après la
tragédie de Beslan (4) puis au printemps 2012 à la suite du retour
de Vladimir Poutine au Kremlin —, les tensions récurrentes avec
plusieurs pays (Ukraine, Géorgie, Moldavie) ayant proclamé leur
volonté de rapprochement avec l’Union européenne et l’Otan ou
encore la position de Moscou sur le dossier syrien nourrissent
des visions de plus en plus négatives de la Russie. L’analyse la
plus répandue à Bruxelles et à Washington est celle d’un pays
aux ambitions injustifiées, en réalité déclinant mais disposant toujours d’un indéniable pouvoir de nuisance. Par inertie ou wishful
thinking, on continue d’imaginer, sans vraiment l’assumer, « un
monde sans Russie » (5).
Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle « guerre froide » entre
Russes et Occidentaux ? Établir des parallèles est d’autant plus tentant que le souvenir de cette période est encore vivace (même s’il est
parfois revisité). Responsables politiques et commentateurs ne s’en
privent d’ailleurs pas. Cette grille de lecture ne rend cependant pas
compte des évolutions internationales majeures intervenues depuis
1989 et, surtout, ne permet pas d’analyser les véritables motiv
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Ukraine : intérêts et stratégie du Kremlin
Un pays fondamental aux yeux de Moscou
Que la crise internationale la plus grave entre la Russie et
l’Occident depuis 1991 se noue autour de l’Ukraine ne doit rien au
hasard. Pour des raisons identitaires et historiques, économiques
et politico-stratégiques, l’Ukraine a toujours été considérée par
les Russes — population et dirigeants confondus — comme un
pays à part. Tenir compte de cette sensibilité ne vaut pas légitimation des approches du Kremlin : cela aurait cependant pu (dû ?)
conduire les dirigeants de la « vieille Europe » à s’interroger sur
la pertinence de confier le dossier du Partenariat oriental à une
troïka polono-suédo-lituanienne chapeautée par un commissaire
tchèque. Imaginer que, dans une région où l’Histoire est instrumentalisée et omniprésente, une telle initiative puisse être considérée par le Kremlin autrement que comme profondément hostile
suscite, aujourd’hui encore, une certaine incrédulité (7). La réaction, parfois irrationnelle, de la Russie à « Maïdan-2 » s’explique
également par le rôle central dévolu par la doctrine et la politique
américaines à l’Ukraine, présentée comme le pilier d’une stratégie de containment dans l’espace post-soviétique (8).
Contrairement à une opinion largement répandue en Occident, les relations entre le Kremlin et Viktor Ianoukovitch étaient
tout sauf simples. Invariablement présenté dans les médias comme
« pro-russe », le président ukrainien élu début 2010 a, dans les
faits, conduit une politique étrangère « multi-vectorielle » comparable à celle de ses prédécesseurs Leonid Kravtchouk (19911994) et Leonid Koutchma (1994-2004). S’il avait donné des
gages à Moscou au début de son mandat en prorogeant le bail de
la flotte russe à Sébastopol jusqu’en 2042 puis en faisant adopter par la Rada une loi consacrant le statut « hors bloc » (c’està-dire n’ayant pas vocation à entrer dans l’Otan) de l’Ukraine,
Viktor Ianoukovitch avait ensuite tenu tête aux Russes dans le
domaine économique en bloquant l’accès des oligarques moscovites aux privatisations et en refusant de faire entrer Gazprom
dans la gestion des gazoducs nationaux. De même, contrairement
aux attentes du Kremlin et à ce qui est souvent répété en Occident,
Viktor Ianoukovitch n’avait pas fait du russe la deuxième langue o cielle du pays : la fameuse loi abolie par la Rada après
le coup de force du 22 février 2014 accordait seulement au russe
des facilités dans les régions qui le souhaitaient (ce qui n’enlève
rien à la puissance et au caractère regrettable du symbole qu’a
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représenté son abrogation par les nouvelles autorités). Surtout,
Viktor Ianoukovitch n’envisageait pas d’intégrer l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. Sa décision de surseoir à la
signature de l’accord d’association avec l’Union européenne —
qui a déclenché Maïdan-2 et abouti à son renversement — visait à
gagner du temps et à faire monter les enchères tant avec Moscou
qu’avec Bruxelles. Malgré le prêt de quelque 15 milliards de dollars promis par Moscou à la mi-décembre 2013 (et dont 3 seront
e ectivement octroyés avant Maïdan-2), la plupart des experts et
responsables russes ne pensaient pas que l’Ukraine rejoindrait le
projet d’intégration régionale promu par la Russie. Pour cette dernière, il s’agissait alors de freiner — et, dans l’idéal, de bloquer —
le rapprochement entre Kiev et Bruxelles. Le non-basculement de
l’Ukraine vers l’Union européenne était perçu à Moscou comme
une victoire et sans doute comme le maximum atteignable.
Le Kremlin face à l’Ukraine post-Ianoukovitch
Comment les objectifs de Moscou en Ukraine ont-ils évolué depuis le 22 février 2014 ? Ces points sont, par nature, sujets
à des appréciations diverses. On peut néanmoins distinguer plusieurs phases. L’annexion de la Crimée, lancée dès le début du
mois de mars, avait sans doute plus à voir avec le futur de la base
de Sébastopol et le revirement attendu des nouveaux dirigeants
ukrainiens en direction de l’Otan qu’avec la protection des Russes
de la péninsule. De la mi-mars 2014 à l’élection présidentielle
ukrainienne du 26 mai, Moscou paraît soutenir la fermentation
anti-Maïdan à l’œuvre dans l’arc russophone qui s’étend d’Odessa
à Kharkov et met en avant le thème de la « fédéralisation » de
l’Ukraine. La crise ukrainienne se transformant en conflit armé,
Moscou soutient ensuite militairement les séparatistes du Donbass
et empêche, à l’été 2014, une victoire ukrainienne alors largement
considérée comme inévitable (y compris par les meilleurs experts
russes) (9). Tout en poursuivant son appui aux séparatistes — sans
toutefois que l’on puisse parler d’invasion, selon des sources militaires françaises (10) —, la Russie va, à partir de l’automne, chercher à légitimer les leaders des « républiques » de Lougansk et de
Donetsk, et à obtenir un accord diplomatique qui tiendra compte
du rapport de forces sur le terrain — c’est-à-dire de la défaite
militaire de Kiev.
Les accords dits de Minsk-2 repr
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a obtenu gain de cause sur des points majeurs. Les documents
signés le 12 février ne mentionnent pas la « fédéralisation » de
l’Ukraine » ni un quelconque statut « hors bloc », pas plus qu’ils
n’évoquent l’« autonomie » du Donbass. En revanche, ils soulignent à plusieurs reprises l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Les
élections locales prévues dans les territoires échappant au contrôle
de Kiev s’y tiendront selon la législation ukrainienne. Les rebelles
pro-russes ont, quant à eux, obtenu la promesse de la levée du blocus économique décidé par Kiev en novembre 2014, le rétablissement des services publics, le paiement des prestations sociales et,
plus globalement, une autonomie de fait. Les « annotations » aux
accords (11) indiquent une souveraineté tout au plus verbale de
Kiev sur les territoires aux mains des rebelles. Il y est par exemple
question d’« auto-détermination linguistique », de « coopération
transfrontalière » (avec la Russie), de la nomination des juges et
des procureurs, ainsi que de l’impossibilité, pour Kiev, de démettre
de leurs fonctions les futurs élus de ces territoires. L’avantdernier point des annotations aux accords de Minsk-2 prévoit
que les conseils locaux seront autorisés à constituer des « détachements de milices populaires ». En d’autres termes, Kiev
pourra, dans le meilleur des cas, déployer des douaniers voire des
gardes-frontières fin 2015 à la frontière avec la Russie, mais il ne
fait aucun doute que la police locale et les autres « structures de
force » seront dans les faits contrôlées par les indépendantistes (et
donc par Moscou).
Quels sont les objectifs de la Russie en Ukraine à court et
moyen terme et quels leviers entend-elle activer pour les atteindre ?
Les protégés de Moscou dans le Donbass ayant infligé à l’armée
ukrainienne une triple défaite (dans la poche d’Ilovaïsk en août
2014, à l’aéroport de Donetsk — qui, soit dit en passant, devait être
cédé aux rebelles pro-russes selon les accords de cessez-le-feu dits
de Minsk-1 signés le 5 et complétés le 19 septembre (12) — puis
à Debaltsevo à la mi-février 2015) et le Kremlin ayant obtenu
satisfaction sur de nombreux points à Minsk, le scénario le plus
probable est que la crise ukrainienne se déplace sur les terrains
politique et économique. Souvent évoquée dans les médias occidentaux, l’hypothèse d’une o ensive sur Marioupol ne paraît plus
très crédible (13). Seules une reprise des combats dans le Donbass
à l’initiative de Kiev ou des livraisons significatives de matériels
de guerre par les Occidentaux pourraient ouvrir la voie à une nouvelle intervention masquée ou, ce qui serait nouveau, ouverte de
la part des forces armées russes. À ce stade, la Russie mise plutôt
sur trois facteurs en Ukraine : en premier lieu, l’antagonisme entre
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le premier ministre Arséni Iatseniouk et le président Porochenko,
dont Moscou espère qu’ils répéteront les mêmes erreurs que celles
qui ont conduit à l’éclatement de la coalition pro-occidentale à
l’été 2005 après la « révolution orange » ; deuxièmement, les
conflits entre oligarques — toujours aussi puissants, à l’exception
de l’ancien patron du Parti des régions Rinat Akhmetov (14) — et
la persistance d’une corruption omniprésente qui nourrit une forte
désillusion dans la population ukrainienne ; enfin, la poursuite de
l’e ondrement économique de l’Ukraine et la montée du mécontentement face à l’austérité, en particulier dans les régions très
industrialisées de l’arc russophone, où les sentiments séparatistes
sont marginaux mais où le pouvoir issu de Maïdan n’a pas encore
conquis les cœurs et les âmes. Une analyse dépassionnée montre
que ces scénarios sont probables, voire déjà à l’œuvre : le nouveau programme d’aide de 17,5 milliards de dollars entériné en
mars par le FMI est tardif et insu sant ; le récent conflit entre les
autorités de Kiev et l’oligarque-gouverneur de Dnepropetrovsk
Igor Kolomoïsky — finalement limogé à la fin mars 2015 (15) —
laisse entrevoir de rudes a rontements intra-élitaires, tandis que
les élections législatives de la fin octobre 2014 ont mis en évidence une abstention forte dans l’arc russophone et des scores
étonnamment élevés pour le Bloc d’opposition, formation créée
sur les restes d’un Parti des régions pourtant discrédité.
L’Occident face à la Russie : entre unité et fragmentation
L’Histoire retiendra sans doute que c’est sous la présidence
du chef de l’État américain a priori le moins mal disposé à l’égard
de la Russie depuis George Bush père que s’est produite la dégradation la plus spectaculaire des relations bilatérales après la guerre
froide. Comment est-on passé de l’annonce, début 2009 à Munich
par le vice-président Joseph Biden, de la politique de « reset » à
une déclaration de Barack Obama devant l’Assemblée générale de
l’ONU en septembre dernier plaçant la Russie avant Daech dans
l’ordre des menaces pour le monde ? Au-delà des di érends de
fond sur plusieurs dossiers régionaux (Syrie, Libye, espace postsoviétique), deux épisodes ont sapé la confiance entre dirigeants.
Le premier est le soutien ostensible apporté par l’administration
Obama à Dmitri Medvedev et les messages sans équivoque quant
au caractère non souhaitable pour la Maison-Blanche d’un retour
de Vladimir Poutine au Kremlin. Le fait que, dans un premier
temps, le président américain n’ait pas jugé bon de rencontrer
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l’ancien et futur chef de l’État russe lors de sa visite à Moscou
en juillet 2009 a été, semble-t-il, vécu comme un a ront. Un lien
direct a en outre été fait, au moins dans l’entourage immédiat
de Vladimir Poutine, entre les manifestations de l’hiver 2012 à
Moscou et les préférences politiques de Washington sur l’échiquier russe. Dans l’autre sens, la décision du Kremlin d’accorder l’asile à l’ancien agent de renseignement Edward Snowden a
naturellement été ressentie par les États-Unis comme un acte profondément hostile. Compte tenu du consensus bipartisan très fort
à Washington sur la Russie et du caractère désormais omniprésent
de l’anti-américanisme dans le discours o ciel russe, une embellie est fort improbable au cours des prochains mois, même si l’on
relève, dans le débat américain, des voix appelant à plus de réalisme et de prudence, notamment à propos de possibles livraisons
d’armes à l’Ukraine (16). L’administration Obama n’est pas dans
une optique de « grand marchandage » stratégique qui verrait la
Russie obtenir des concessions en Europe contre une coopération
accrue sur d’autres dossiers — au Moyen-Orient ou dans la lutte
contre le terrorisme, par exemple.
Alors que les clivages entre États membres de l’Union
européenne sur la Russie s’étaient quelque peu estompés à la
faveur de l’éphémère réconciliation entre Moscou et Varsovie en
2009-2010, ils sont réapparus avec force dès le début de la crise
ukrainienne. Seule la tragédie de l’avion de ligne MH-17 abattu
au-dessus du Donbass en juillet 2014 a permis une convergence et
un accord sur l’adoption de sanctions sectorielles contre la Russie.
Aujourd’hui, cette unité paraît de plus en plus fragile. Les discussions lors du sommet informel des ministres des A aires étrangères tenu à Riga, les 6 et 7 mars dernier, ont confirmé l’existence
de trois groupes. Le premier réunit les pays partisans du maintien
voire du renforcement des sanctions contre la Russie (RoyaumeUni, Pologne, Suède, pays baltes, Roumanie). Le second ceux
qui y sont opposés (pays méditerranéens et de l’ex-empire des
Habsbourg — Espagne, Italie, Autriche, Slovaquie, Hongrie,
Grèce, Chypre). Le troisième est composé de pays indi érents
(Portugal, Irlande) ou ayant une position intermédiaire (Finlande,
France, Allemagne). Afin de surmonter ces divisions, la France
et l’Allemagne ont soumis le 20 mars 2015 au Conseil un texte
ambigu, qui donne lieu à des interprétations divergentes chez les
diplomates et les juristes. Il lie la question des sanctions à l’application pleine et entière des accords de Minsk-2 en rappelant que
l’échéance prévue est la fin 2015. Dans le même temps, il est stipulé que « les décisions qui s’imposent seront prises dans les mois
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POLITIQUE INTERNATIONALE
à venir », ce qui laisse penser que l’échéance du 31 juillet — date
à laquelle les sanctions sectorielles doivent « tomber » et faire
l’objet d’un nouveau vote à l’unanimité — reste en vigueur. Le
phrasé assez di érent entre le point 10 des conclusions adoptées
par le Conseil (17) et le texte publié par les services de Donald
Tusk — beaucoup plus a rmatif et libellé non au conditionnel
mais au futur simple (18) — laisse planer un doute peut-être
délibéré.
Aux États-Unis et au sein de l’Union européenne se déroule
actuellement une bataille entre deux courants de pensée aux visions
incompatibles. Le vrai clivage se situe entre ceux qui estiment que
la frontière de l’Europe se trouve à l’est de l’Ukraine et ceux qui
considèrent que, malgré les crises et les aléas de l’Histoire, la
Russie est aussi d’Europe. La première vision porte en elle un projet géopolitique théorisé notamment par Nicholas Spykman (19)
qui a pour objectif de repousser et de confiner la Russie le plus loin
possible au nord-est de l’Eurasie. Les pays fondateurs de l’UE
restent, quant à eux, attachés à une vision continentale, malgré un
glissement évident des positions de la chancelière Merkel (20) qui
se montre beaucoup moins sensible aux intérêts russes que pouvaient l’être ses prédécesseurs Schröder, Kohl ou Schmidt. C’est
ce qu’il ressort notamment de la déclaration politique signée à
Minsk à la mi-février. Notons au demeurant que la Russie connaît,
sous d’autres formes, la résurgence du débat pluriséculaire entre
occidentalistes et slavophiles (dont les « eurasistes » d’aujourd’hui
sont les héritiers). La crise actuelle a aiblit plus encore les partisans — toujours nombreux, y compris dans les cercles de pouvoir
à Moscou — d’un rapprochement avec l’Europe de l’Ouest et renforce ceux qui prônent une « voie russe » distincte, hors Occident.
Quelles sont les priorités de la diplomatie russe dans le
contexte actuel ? En premier lieu, créer des brèches dans le front
européen. C’est en direction de la Hongrie, de la Grèce et de
Chypre que les initiatives les plus visibles ont été entreprises.
La visite de Vladimir Poutine à Budapest le 17 février dernier
(alors que les pays de l’UE sont censés avoir gelé leurs contacts
politiques bilatéraux avec la Russie) se voulait un pied de nez
à la Commission. Il en va de même de l’accord de coopération
militaire récemment signé avec Chypre (facilités portuaires pour
la flotte russe) (21). Enfin, Moscou cherche un moyen d’alléger
voire de lever de façon unilatérale l’embargo sur les produits agroalimentaires grecs sans contrevenir aux règles de l’OMC — un
signe de soutien et de reconnaissance envers le nouveau gouvernement d’Athènes dont l’une des premières décisions à Bruxelles
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a été de signifier son désaccord avec la politique de sanctions.
Au-delà de ce « noyau dur », Moscou tente de rallier à sa cause un
groupe de pays ayant exprimé leur scepticisme quant à l’e cacité
des sanctions mais n’ayant pas franchi le pas en opposant leur
veto aux sanctions à Bruxelles. Il s’agit notamment de l’Italie,
de l’Espagne et de l’Autriche. La réponse russe ne se limite pas
à ces mouvements tactiques. Prenant acte de la politique de la
Commission européenne à l’égard de Gazprom, la Russie est en
train de revoir en profondeur sa stratégie gazière en Europe en
renonçant à sa stratégie d’acquisition d’actifs dans la génération
d’électricité et la distribution de gaz. C’est le sens de l’abandon
du projet de gazoduc South Stream au profit d’un nouveau tube
devant relier la Russie et la Turquie et s’arrêter aux frontières de
l’Union européenne (22).
En guise de conclusion...
La Russie se trouve aujourd’hui dans une triple impasse —
économique, politique et diplomatique. Le modèle qui lui a permis de réaliser des taux de croissance d’environ 7 % par an n’est
plus opérant. Fondé sur l’exploitation de la rente des matières premières, dont les prix avaient fortement crû lors des deux premiers
mandats de Vladimir Poutine (2000-2008), il était d’ailleurs très
essou é dès 2013, avant que n’éclate la crise ukrainienne. Seules
des réformes structurelles sont de nature à permettre à la Russie
de reprendre sa trajectoire de « rattrapage » de l’Occident. Elles
ne sont cependant pas envisageables dans la configuration politique actuelle : la gestion à vue exercée par Vladimir Poutine, qui
peut s’expliquer en période de crise, s’est transformée en système
de pouvoir qui a aiblit les institutions et favorise le « courttermisme » de l’ensemble des acteurs. Au plan extérieur, la Russie
n’est certes pas isolée, mais la confrontation avec les Occidentaux
crée des distorsions et favorise des attitudes de repli incompatibles
avec la modernisation du pays. Dans un contexte de polarisation
accrue des débats sur la Russie, le point d’équilibre — qui, dans le
cas de la France et d’autres pays européens, s’était sensiblement
déplacé vers des positions favorables à des coopérations avec
Moscou — est ramené à un niveau assez bas. De façon générale,
les tentatives du Kremlin visant à diversifier sa politique étrangère
hors Occident, aussi justifiées puissent-elles être, ne peuvent en
aucun cas compenser les inconvénients liés au rétrécissement des
horizons à l’Ouest.
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POLITIQUE INTERNATIONALE
Actuellement, Vladimir Poutine cherche à gagner du temps.
Le calcul du président russe est que l’Ukraine, malgré l’aide du
FMI, n’aura d’autre choix que de normaliser ses relations avec
Moscou si elle veut échapper à l’e ondrement économique et à la
fragmentation politique. Il estime par ailleurs que l’unité occidentale sur le dossier ukrainien — en particulier en ce qui concerne
les sanctions — ne tiendra pas plus de quelques mois. En d’autres
termes, le Kremlin pense pouvoir obtenir une issue favorable sur
un sujet dont il considère qu’il relève de ses intérêts vitaux en faisant le dos rond jusqu’à la fin 2015. C’est la philosophie du plan
anti-crise adopté en janvier, les trois points de récession attendus
cette année étant considérés comme un prix acceptable au vu des
enjeux stratégiques.
Quel sera le positionnement international de la Russie ces
prochaines années et quelle sera la nature de ses relations avec
l’Occident ? Le sentiment qui prévaut dans les cercles de pouvoir
à Moscou est qu’il n’y aura pas de retour au statu quo ante. La
Russie se prépare à une coexistence relativement indi érente avec
un Occident dont elle n’attend plus grand-chose de positif, qu’elle
juge comme largement responsable du désordre international —
notamment au Moyen-Orient — et qui n’est plus aujourd’hui la
référence centrale. Elle privilégiera les coopérations avec des
pays (BRICS, Turquie, Égypte, Iran, etc.) dont elle estime qu’ils
sont capables de résister à d’éventuelles pressions américaines.
L’idée d’une dépendance croissante vis-à-vis de la Chine est intégrée — à défaut d’être vraiment acceptée — par les élites russes.
Puissance inquiète pour sa sécurité et son rang, la Russie continuera d’évoluer sans grande stratégie, dans une logique réactive et
opportuniste, seule sans être isolée.
La crise actuelle avec l’Occident — et notamment avec
l’Europe de l’Ouest — n’est pas inédite. Ces derniers siècles sont
ponctués de cycles plus ou moins longs alternant prises de distance
et rapprochements (23). La durée et l’ampleur de celui qui s’est
ouvert avec la crise ukrainienne dépendront dans une large mesure
de l’issue des débats intellectuels en cours de part et d’autre. À
l’évidence, néo-conservateurs occidentaux et eurasistes russes
se renforcent mutuellement par leurs outrances, les voix raisonnables ayant du mal à se faire entendre. Depuis le printemps 2014,
de la première rencontre en « format Normandie » (24) jusqu’aux
récentes négociations de Minsk, la France incarne l’une d’elles.
Paris s’est montré ferme sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine,
a œuvré pour qu’un consensus soit préservé à Bruxelles sur les
sanctions frappant la Russie, tout en envoyant à cette dernière des
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signaux politiques forts (25). Seul membre permanent du Conseil
de sécurité de l’ONU perçu comme crédible de part et d’autre,
connaissant — de par son histoire — les dangers des convulsions
post-impériales, soucieuse de prévenir une fracture irréversible du
continent, elle s’est — bien que tardivement — saisie du dossier
ukrainien. Alors que l’Europe s’apprête à célébrer en ordre dispersé la fin de la Seconde Guerre mondiale, puisse-t-elle réussir à
préserver l’idée de « maison commune » promue il y a vingt-cinq
ans par François Mitterrand et Mikhaïl Gorbatchev. En attendant
des temps meilleurs.
(1) Jean-Christophe Romer, Russie-Europe : le grand malentendu, Collection « Les carnets de l’Observatoire », L’Inventaire, 2015 (à paraître).
(2) http://archive.kremlin.ru/eng/speeches/2001/09/25/0001_type82912type82914_
138535.shtml
(3) Consultables respectivement aux adresses suivantes : http://archive.kremlin.ru/eng/
speeches/2007/02/10/0138_type82912type82914type82917type84779_118123.shtml et
http://eng.kremlin.ru/news/23137
(4) Le 1er septembre 2004, des terroristes tchétchènes prennent des centaines d’enfants
et d’adultes en otages dans l’école numéro un de Beslan en Ossétie du Nord. Deux jours
plus tard, les forces russes donnent l’assaut. Selon le bilan o ciel, il y aurait eu 344 civils
tués, dont 186 enfants. Dans les semaines qui suivent, le Kremlin va annoncer un train de
mesures visant à renforcer la « verticale du pouvoir ». La loi électorale sera durcie, ce qui
défavorisera les partis de l’opposition libérale ; les chefs des exécutifs régionaux (gouverneurs, présidents des républiques faisant partie de la Fédération de Russie) ne seront plus
élus au su rage universel direct comme c’était le cas depuis le milieu des années 1990.
(5) Thomas Graham, « World Without Russia ? », Carnegie Endowment for International
Peace, 9 juin 1999. http://carnegieendowment.org/1999/06/09/world-without-russia
(6) Fiodor Loukianov, « Perestroïka-2014 », Gazeta.ru, 16 mars 2014. http://www.gazeta.
ru/comments/column/lukyanov/5952017.shtml
(7) Sur la genèse de la crise ukrainienne en 2013, lire le remarquable article de Philippe
Lefort, « La crise ukrainienne ou le malentendu européen », Politique étrangère, vol. 79,
n° 2, été 2014.
(8) Zbigniew Brzezinski, « The Premature Partnership », Foreign Affairs, vol. 73, n° 2,
mars-avril 1994.
(9) Sergueï Karaganov, « Izbejat’ Afganistan-2 » [Éviter un deuxième Afghanistan],
Vedomosti, 28 juillet 2014. http://www.vedomosti.ru/opinion/articles/2014/07/28/izbezhatafganistana-2
(10) Jean-Dominique Merchet, « “Un petit millier” de militaires russes en Ukraine », Blog
Secret Défense, L’Opinion, 3 février 2015. http://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/
petit-millier-militaires-russes-en-ukraine-20965
(11) Deux documents distincts ont été conclus à Minsk au terme de seize heures de
négociations. Le premier, signé par les représentants du « Groupe de contact » (OSCE,
Ukraine — représentée par l’ancien président Koutchma —, Russie — en la personne
de l’ambassadeur à Kiev Zourabov — et séparatistes de Donetsk et de Lougansk), est
un ensemble de mesures visant à mettre en œuvre les accords de Minsk de septembre
2014. Il comporte 13 points, ainsi que des annotations — partie intégrante du texte —
particulièrement importantes. Le second est une déclaration de soutien au processus de
règlement ukrainien endossée par les présidents français, russe, ukrainien et la chancelière
allemande. Ce texte, passé relativement inaperçu, comporte à la fois des précisions techniques (notamment sur le rôle de la France et de l’Allemagne) et inclut plusieurs formules
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POLITIQUE INTERNATIONALE
manifestement sou ées par la partie russe sur l’agencement futur des relations internationales sur le continent européen.
(12) http://zn.ua/UKRAINE/minskiy-memorandum-otdaval-doneckiy-aeroportboevikam-dnr-dokument-164967_.html
(13) http://carnegie.ru/eurasiaoutlook/?fa=59451
(14) « Oligarchs after the Maidan : the old system in a “new” Ukraine », OSW Commentary,
16 février 2015. http://www.osw.waw.pl/en/publikacje/osw-commentary/2015-02-16/oligarchs-after-maidan-old-system-a-new-ukraine
(15) http://www.bloombergview.com/articles/2015-03-20/ukraine-s-oligarchs-are-at-war-again(16) Lire notamment Cli ord Gaddy, « One year of western sanctions against Russia : we still
live in di erent worlds », Brookings, 9 mars 2015. http://www.brookings.edu/blogs/order-fromchaos/posts/2015/03/09-one-year-western-sanctions-against-russia-gaddy ; Samuel Charap &
Bernard Sucher, « Why Sanctions on Russia Will Backfire », The New York Times, 5 mars 2015.
http://www.nytimes.com/2015/03/06/opinion/why-sanctions-on-russia-will-backfire.html?
smid=tw-share
(17) http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-11-2015-INIT/fr/pdf
(18) http://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/european-council/2015/03
(19) Nicholas Spykman, The Geography of the Peace, Harcourt, Brace and Company, New
York, 1944.
(20) Peter Schwartz, « German elite divided over policy toward Russia and the US »,
10 décembre 2015, http://www.wsws.org/en/articles/2014/12/10/geru-d10.html
(21) Paul Saunders, « Cyprus port deal gives Russian navy alternative to Tartus », 3 mars
2015. http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2015/03/russia-sanctions-europe-natoeconomy-cyprus-mediterranean.html#ixzz3VfpyYltP
(22) Alex Barker, Christian Oliver et Jack Farchy, « A shift under way in Gazprom’s
relations with Europe », Financial Times, 15 mars 2015. http://www.ft.com/intl/cms/
s/0/9c714f2c-cb06-11e4-8ad9-00144feab7de.html#axzz3VEGgAYqt
(23) Marie-Pierre Rey, « La Russie et l’Europe occidentale : retour sur une relation
complexe », Notes de l’Observatoire franco-russe, n° 10, février 2015. http://obsfr.ru/
fileadmin/Policy_paper/PP_10_FR_Rey.pdf
(24) Ce format, inauguré au moment des célébrations du soixante-dixième anniversaire
du débarquement en juin 2014, réunit les représentants de la France, de l’Allemagne, de
l’Ukraine et de la Russie.
(25) Lors de sa conférence de presse du 5 février, le président français a rappelé que Paris
était opposé à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan et a qualifié la Russie de pays « ami ».

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