En Ukraine, les jeux sont loin d`être faits

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En Ukraine, les jeux sont loin d`être faits
En Ukraine, les jeux sont
loin d’être faits
12.12.2013, Le Temps (Switzerland). By Alain Délétroz op-ed
http://www.letemps.ch/ (Under subscription)
La propagande de Moscou met en garde les manifestants ukrainiens contre une descente
du pays dans l’enfer d’un conflit interethnique fomenté par l’Occident. Le modèle
autoritaire russe de «démocratie souveraine» est toutefois un repoussoir pour les
démocrates dans la rue. Par le politologue Alain Délétroz
L’ampleur des manifestations à Kiev semble prendre par surprise une bonne partie des
analystes et connaisseurs de l’Ukraine. Qui aurait cru, en effet, que le revirement du
président ukrainien sur la signature d’un accord relativement bureaucratique et
technique avec l’Union européenne puisse réveiller le camp des démocrates proeuropéens, assommés par la défaite électorale de 2010 et par l’emprisonnement de leur
chef de file Ioulia Timochenko?
La Commission européenne a clairement sous-estimé l’agressivité des propositions
russes sur l’Ukraine. Mais le pouvoir en place à Kiev s’était aussi fourvoyé en sousestimant les aspirations européennes d’une partie de sa population, en particulier de sa
jeunesse, qui fut la première à sortir sur la place de Maïdan. Ni le gouvernement
ukrainien, ni la plupart des analystes politiques n’avaient vu venir cette réaction
vivifiante de la base démocratique du pays.
Seul le président Vladimir Poutine dépeint les choses avec une désarmante simplicité:
les manifestations de Kiev sont des «pogroms» et les casseurs qui se sont attaqués aux
forces de l’ordre ukrainiennes sont des «boïeviki», des «combattants bien préparés»…
Pour illustrer ces propos présidentiels, la première chaîne publique russe ne lésine ni sur
l’usage des ralentis d’images montrant quelques excités frappant la police anti-émeute,
ni sur les reportages dans la partie orientale russophone de l’Ukraine. On y met en garde
le téléspectateur contre une descente du pays dans l’enfer d’un conflit interethnique
fomenté – cela va sans dire – par l’Occident, soupçonné de vouloir arracher l’Ukraine
des bras aimants de la Mère Russie. Dimanche dernier, la première chaîne est allée
jusqu’à appeler à la rescousse de ses arguments raffinés quelques Serbes nationalistes
encore aigris des résultats catastrophiques pour leur pays de la politique qu’ils y ont
menée voilà vingt ans. Les grandes théories du complot, plus en vogue aujourd’hui dans
la République srbska de Bosnie qu’en Serbie même d’ailleurs, sur la volonté des
Allemands et des Américains de détruire la Yougoslavie étaient donc servies aux
Russes, à l’heure des beignets du dimanche soir, pour expliquer les événements
d’Ukraine.
Malgré le manque de subtilité de ce genre de propagande, son efficacité reste
redoutable. Fonctionnera-t-elle en Ukraine aussi? Son impact sur l’est du pays et la
Crimée n’est pas à négliger. Présenter l’Union européenne comme une puissance
impérialiste est, en effet, en vogue à Moscou. Les manifestants de la place Maïdan à
Kiev ne cessent pourtant d’exprimer clairement les raisons de leur démarche. Après le
refus par le président ukrainien de signer l’accord d’association avec Bruxelles, l’un
d’eux a résumé leur sentiment en une formule choc: «Nous nous sommes endormis avec
Tusk et Merkel et nous nous réveillons avec Poutine et Loukachenko.» Et au-delà de
toute considération stratégique, c’est exactement de cela dont ils ne veulent plus. Ils
s’étaient endormis avec l’idée que leur pays allait entrer dans un processus européen,
certes long et laborieux, dans le sillage du premier ministre polonais et de la chancelière
allemande et ils se sont éveillés dans l’orbite de la «démocratie souveraine» russe.
Vladimir Poutine a, certes, créé un système politique alternatif à celui proposé par le
bloc des démocraties de l’UE. Il peut attribuer à son génie politique d’avoir réussi à
rendre son modèle attractif pour une partie des opinions publiques de l’espace exsoviétique qui n’ont connu, dans leurs périodes de démocratisation, que des
empoignades de «démocrates» dénués de tout sens du bien commun et le pillage des
biens de l’Etat par un groupe restreint d’oligarques.
Le modèle proposé par Moscou aujourd’hui est celui de régimes politiques
autocratiques, mais non dictatoriaux, dans lesquels il est possible de s’enrichir, de
voyager librement et même de s’exprimer librement dans une certaine presse à la
couverture limitée. Tant que vous ne remettez pas directement en cause les intérêts du
pouvoir en place, ou que vos intérêts économiques ne se trouvent pas en concurrence
directe avec ceux de l’un des membres du cercle de pouvoir, votre espace de liberté est
respecté et même défendu par un Etat qui s’est effectivement modernisé. Mais dussiezvous, par malheur, vous écarter de ces sentiers ou estimer, par exemple, que l’alternance
au pouvoir n’est pas une mauvaise chose pour diriger nos sociétés complexes en ce
début de XXIe siècle, l’Etat saura vous montrer qu’il a maintenu, sous ses dehors de
modernité, toute la rigueur et les instruments d’oppression de l’Etat soviétique. Les
organisateurs des manifestations de la place Bolotnaïa à Moscou en savent quelque
chose. Ce système, appelé par Vladimir Poutine «démocratie souveraine», exerce un
attrait puissant sur tous les dirigeants de la région. Il garantit à la fois leur pérennité au
pouvoir et le soutien de Moscou en cas de problèmes avec des administrés trop épris de
liberté.
C’est entre ces deux modèles que se débat l’Ukraine et les jeux sont loin d’être faits.
Les acteurs extérieurs jettent dans la bataille leurs bâtons et carottes réciproques. Les
analystes s’épanchent sur les enjeux géostratégiques que représente ce pays. Mais les
Ukrainiens, eux, doivent décider s’ils veulent suivre un développement semblable à
celui de la Pologne, ou à celui de la «démocratie souveraine» russe. La Pologne et ses
provinces étaient au même niveau de développement que l’Ukraine à la chute du
communisme. Près de vingt-cinq ans plus tard, le contraste entre les deux pays ne cesse
de croître. La Pologne est devenue l’un des six pays les plus influents de l’Union
européenne alors que l’Ukraine stagne en puissance provinciale, extrêmement
vulnérable aux humeurs de ses voisins. Les manifestants ont bien saisi l’enjeu et ont
choisi leur camp. Car, contrairement à ce qu’écrivait Eric Hoesli récemment dans Le
Temps , le choix européen n’a jamais signifié pour aucun pays associé ou même
membre de l’Union «un basculement dans une alliance exclusive» ni un déni «d’une
partie de son identité». Cette vision de l’UE, désormais très en cour à Moscou, est
démentie par l’existence même d’une Union qu’aucun pays démocratique n’aurait
jamais rejointe s’il en avait été ainsi. Or non seulement l’UE survit à la crise
existentielle qui la traverse, mais elle demeure, malgré la violence de cette crise, un
projet fort attractif pour une série de pays périphériques. La «démocratie souveraine» a
plus de mal à séduire. Le «soft power», cette puissance douce si typique de l’UE, ne fait
pas vraiment partie de sa tradition. Elle doit donc jouer de sanctions et de menaces tout
en martelant un discours constant et figé reprochant à ses adversaires ce qui est, de fait,
le cœur de son propre projet: la création d’un espace politique et économique exclusif.
La technique est connue. Gardons-nous toutefois d’en devenir les hérauts et de
contribuer ainsi à délégitimer les courageux manifestants de Maïdan. Ces derniers,
contrairement à ceux qui avaient occupé la même place au centre de Kiev en 2004,
courent désormais le risque d’être traités comme les manifestants russes de la place
Bolotnaïa à Moscou. L’assaut donné par les forces de l’ordre dans la nuit de mardi à
mercredi n’augure rien de bon…