Retour sur la notion de travailleur détaché

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Retour sur la notion de travailleur détaché
www.achatpublic.info - 15/01/2014
Travailleurs détachés : sécuriser son marché public
Auteurs
M. T.Laffargue et D.Chalavon
avocats
cabinet Earth
Le "travailleur détaché" fait depuis plusieurs semaines couler beaucoup d'encre. Mais quels
sont exactement les textes applicables ? Une personne publique peut-elle rejeter l’offre d’une
entreprise qui recourt aux travailleurs détachés ? Peut-elle lui interdire l’accès à ses marchés
publics ? Thomas Laffargue et Denis Chalavon, avocats au cabinet Earth Avocats, nous aident
à y voir plus clair sur leur situation.
Parfois mise en avant, parfois diabolisée, la question des travailleurs détachés a fait l’objet ces
derniers temps d’une attention politique soutenue. Cet intérêt pour les travailleurs détachés ne saurait
s’épuiser dans les prochains mois, de par le foisonnement normatif à venir, tant européen que
national, qui sans révolutionner l’essence même de la notion, est supposé venir panser les carences
d’un mécanisme ayant fait l’objet de nombreux abus. En effet, si la notion de travailleurs détachés est
relativement bien établie depuis l'adoption de la Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs
effectué dans le cadre d'une prestation de services, et sa transposition en droit français notamment aux articles L. 1261-1 et suivants
du Code du travail, la prolifération de situations abusives mettant à mal la protection des travailleurs et la loyauté de la concurrence, ont
amené la Commission européenne à présenter une proposition de nouvelle directive, qui sans revenir sur la précédente, vient en
déterminer les conditions d'exécution.
La procédure tendant à l’adoption de cette directive suivant son cours (compromis trouvé entre les ministres du travail des Etats
membres le 9 décembre dernier), des députés socialistes ont déposé, le 19 décembre 2013 à l'Assemblée nationale, une proposition
de loi "contre le dumping social et la concurrence déloyale" afin d’anticiper l’adoption de cette nouvelle directive. Ce foisonnement
normatif à venir est l’occasion de revenir sur les contours de cette notion de travailleur détaché ainsi que sur son appréhension au
regard du droit des marchés publics.
Retour sur la notion de travailleur détaché
Au titre de la directive communautaire précitée et de l'article L. 1261-3 du Code du travail, on entend par travailleur
détaché tout salarié d'un employeur exerçant son activité hors de France qui, pendant une période limitée et à la
demande de cet employeur, exécute son travail sur le territoire national. Le détachement peut revêtir plusieurs
situations. Il peut ainsi être réalisé au travers d'un contrat conclu entre l'employeur établi hors de France et un
destinataire de la prestation établi en France, entre entreprises d'un même groupe ou entre établissements d'une
même entreprise, pour le compte de l'employeur établi hors de France sans qu'il existe un contrat entre celui-ci et
un destinataire, ou encore par une entreprise de travail temporaire établie hors de France auprès d'une entreprise
utilisatrice établie ou exerçant sur le territoire national.
La particularité du statut de travailleur détaché réside dans le maintien de la relation de travail entre l’employeur situé dans l’Etat
d’origine et le travailleur détaché. L'article L. 1262-1 du Code du travail dispose ainsi clairement que la relation de travail entre
l'employeur établi hors de France et le salarié détaché subsiste pendant la période de détachement. Ce statut de travailleur détaché
s'oppose à celui de "travailleur migrant", ce dernier exerçant un emploi sur le territoire d'un Etat membre d'accueil et ayant une relation
de travail uniquement avec son employeur établi dans cet Etat d'accueil. La question du droit applicable au travailleur détaché s'est
ainsi posée.
Appliquer uniquement le droit du travail de l’Etat d’accueil serait pour le moins curieux eu égard au lien juridique maintenu avec
l’employeur situé dans l’Etat d’origine. A l’inverse, appliquer uniquement le droit du travail de l’Etat d’origine pourrait apparaître
déséquilibré vis-à-vis des entreprises de l’Etat d’accueil, ces dernières ne pouvant notamment s’aligner sur un coût du travail souvent
plus faible.
Dès lors, c’est une solution intermédiaire qui a été adoptée, en ce que la directive
communautaire précitée et les textes de transposition y afférant, prévoient qu’un noyau dur de
dispositions protectrices du droit du travail de l’Etat d’accueil s’applique au travailleur détaché.
L’on notera par ailleurs que ce noyau dur s’impose également aux entreprises des pays tiers
hors Union Européenne. Ainsi, dans l’hypothèse d’un travailleur détaché sur le territoire
l'insuffisance du
dispositif de contrôle créé
(mise en place d’une simple
coopération entre Etats
membres) a favorisé le
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français, les dispositions de droit du travail de nature législative ou règlementaire ainsi que les
développement d’un
stipulations conventionnelles applicables aux salariés employés par les entreprises de la même "dumping social illégal"
branche d’activités établies en France, lui sont applicables pour ce qui concerne notamment la
durée du travail, les congés annuels payés, le salaire minimum y compris les majorations pour les heures supplémentaires, les règles
relatives à la santé et à la sécurité au travail ou encore le droit de grève.
Deux types de fraude
Toutefois si la solution ainsi retenue peut apparaître équitable, l'insuffisance du dispositif de contrôle créé (mise en
place d’une simple coopération entre Etats membres) a favorisé le développement d’un "dumping social illégal" au
travers de deux types de fraudes. En premier lieu, la légalité du détachement de travailleurs mais la non-application
du noyau dur de dispositions protectrices du droit du travail de l’Etat d’accueil (non-paiement du salaire minimal,
dépassement de la durée du temps de travail, absence de congés annuels payés) ; en second lieu, l'illégalité du
détachement de travailleurs au travers de la mise en place de montages frauduleux, via la création d'entreprises
"boites aux lettres" ou "coquille vides" dans des Etats où les charges sociales sont faibles, employant des
travailleurs puis les détachant sur le territoire de l'Etat d'accueil, sans que ne préexiste une réelle relation de travail entre l’employeur et
le travailleur (1).
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La proposition de nouvelle directive communautaire a notamment pour objectif de prévenir de tels abus, en particulier en définissant un
faisceau d’indices permettant de déterminer la réalité du détachement d’un travailleur et luttant ainsi contre les entreprises "boite aux
lettres" ou "coquilles vides" et en prévoyant des mesures de contrôle, par l’Etat d’accueil, des entreprises étrangères détachant des
travailleurs. La proposition de nouvelle directive communautaire institue également, dans le domaine de la construction, une
responsabilité conjointe et solidaire entre l’entreprise de l’Etat d’accueil et son sous-traitant direct détachant des travailleurs, dans
l’hypothèse du non-paiement du salaire minimal du travailleur détaché.
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La proposition de loi "contre le dumping social et la concurrence déloyale" déposée par les députés socialistes le 19 décembre dernier
a pour objet d’anticiper la transposition de la nouvelle directive tout en complétant le dispositif, notamment en étendant la responsabilité
conjointe et solidaire précitée aux autres domaines que la construction ou en mettant en place une liste noire annuelle - consultable sur
le site du ministère du travail - des entreprises ayant été condamnées pour travail illégal.
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Appréhension au regard du droit des marchés publics
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Les entreprises titulaires de marchés publics sont, elles aussi, bien évidemment soumises à la règlementation relatives aux travailleurs
détachés. Le droit des marchés publics n'aura pas non plus d'incidence sur l'obligation qu'auront ces entreprises de respecter les
dispositions de la future directive communautaire concernant le détachement de travailleurs ainsi que celles de la future loi "contre le
dumping social et la concurrence déloyale". Sans connaître à l'avance le contenu précis de ces futurs textes, il est permis de souhaiter
que certaines de leurs dispositions concernent tout particulièrement les marchés publics.
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A titre d'illustration, il serait tout à fait illégal pour un pouvoir adjudicateur de rejeter la candidature ou l’offre d’un candidat à l'attribution
d'un marché public ayant recours au détachement de salariés, sur ce seul fondement. Contrairement à certaines idées reçues et
comme nous l'avons vu, le détachement de travailleurs étrangers est en effet légal. Exclure un candidat à l'attribution d'un marché public
sur ce seul fondement s'opposerait ainsi aux principes de liberté d'accès à la commande publique et d'égalité de traitement des
candidats, rappelés par l'article premier du Code des marchés publics. Toutefois, un pouvoir adjudicateur pourrait souhaiter interdire
l’accès à ses marchés publics aux candidats ayant recours au détachement de salariés et ayant déjà été condamnés pour non-respect
du noyau dur de règles protectrices des travailleurs détachés.
C'est d'ailleurs le sens du considérant (34) de la Directive 2004/18/CE du 31 mars 2004
il serait illégal pour un
relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de
pouvoir adjudicateur de
fournitures et de services, qui prévoit que le non-respect par une entreprise, de dispositions
rejeter la candidature d’un
nationales fixant le noyau dur de règles protectrices applicables aux travailleurs détachés, "peut
candidat à l'attribution d'un
être considéré comme une faute grave ou comme un délit affectant la moralité professionnelle
marché public ayant recours
de l’opérateur économique pouvant entrainer l’exclusion de cet opérateur économique de la
au détachement de salariés,
procédure de passation d’un marché public". Encore faut-il, comme le prévoit également le
sur ce seul fondement
considérant (34), que le droit national contienne des dispositions à cet effet. En l’état actuel, les
dispositions françaises relatives à l’interdiction de soumissionner à un marché public (article 43
du Code des marchés publics qui renvoie aux articles 38 et 8 de l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005) ne prévoient pas qu’une
condamnation pour non-respect du noyau dur des règles protectrices applicables aux travailleurs détachés justifie l'exclusion d'un
candidat à l'attribution d'un marché public. Le législateur français pourrait donc profiter de la transposition anticipée de la future
directive communautaire pour ajouter une telle hypothèse à la liste des interdictions de soumissionner aux marchés publics. Un tel
dispositif pourrait ainsi venir compléter celui tendant à la mise en place d’une liste noire sur le site du ministère du travail.
A noter que cette exclusion d'un candidat à un marché public ne devrait pouvoir intervenir qu'au stade des candidatures et non pas au
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stade des offres. En effet et conformément à la jurisprudence communautaire et française, les capacités du candidat doivent être
appréciées au stade des candidatures et non au stade des offres, l'analyse des offres devant porter exclusivement sur la valeur
intrinsèque des offre (2). Le respect du noyau dur des règles protectrices applicables aux travailleurs détachés relevant de la capacité
du candidat et non de la valeur intrinsèque des offres, c'est bien au stade de la candidature qu'un candidat - qui ne respecterait pas ce
noyau dur - devrait être écarté, et non au stade des offres. Sans connaître là non plus le contenu précis de la future loi de transposition
de la future directive relative aux travailleurs détachés, celle-ci devrait, à l'instar de ladite directive, prévoir des mesures de contrôle
des dispositions applicables au détachement de travailleurs.
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Ces mesures de contrôle devront être mises en œuvre lors de l'exécution des marchés publics mais ne devraient pas incomber au
pouvoir adjudicateur qui n'agirait ici qu'en tant que cocontractant du titulaire du marché et non en tant qu'autorité de contrôle. Le pouvoir
adjudicateur devrait toutefois pouvoir insérer dans son marché des clauses prévoyant, en cas de non-respect par le titulaire des
dispositions applicables au détachement de travailleurs, le versement par celui-ci de pénalités voire la résiliation à ses torts du marché.