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Jeremy Berenger
Contrepoints
Prologue
La psyché, placée perpendiculairement à la croisée d’où tombait le jour gris, lui
renvoyait son reflet en pied qu’elle détaillait comme elle le ferait d’une toile de maître
au clair-obscur étudié. Claire se trouvait sexy, épanouie, désirable, belle.
L'idée de beauté résulte d'un ensemble. On dira d'un paysage, d'un ciel, d'un
animal de la forêt qu'il est beau en ce que sa vue flattera notre regard, nous renverra à
des images positives. Quand la nature n'est pas de la partie, la beauté est le produit
d'une quête. L'architecte, le poète, le compositeur et le souci d'équilibre qui les anime,
le message qu'ils entendent communiquer au travers de leur rapport individuel à la
forme. Le regard du chirurgien esthétique, arrangeur habile, à l'image du musicien qui
vous transforme le thème vulgaire d'une chanson de variété en élégante partition
symphonique.
Jusqu'alors Claire n'était que sexy, assurément ; épanouie, probablement ;
désirable, elle faisait ce qui fallait pour cela. A présent elle se trouvait belle. Des
regards d'hommes croisaient le sien, hier un adolescent la déshabillait des yeux, on lui
adressait des signes complices aux feux rouges.
Elle y avait pensé toute la nuit. On se retournait enfin sur elle et non sur ses
fesses, ses longues jambes, sur ce qui émanait d'elle de classe un peu surannée, aux
dires de son jazzman de dernier amant en date, ce type qui habitait les années trente
dans son ancien atelier des fortifs aménagé en speakeasy. Une classe d'époque sur
quoi certains hommes se retournaient en effet, comme les hommes en général se
retournaient par un réflexe animal sur ses jambes, sur son cul, comme ils mataient son
décolleté. Son visage, ils ne s'y attardaient pas. Point ingrat mais quelconque. De
l'ordre du trivial. Trahison de l'harmonie, négation de l'ensemble. La schize s'opérait à
hauteur du menton. Là commençait, ou s'achevait, ce que Claire qualifiait in petto,
dans son langage convenu d'intellectuelle des quartiers chics, de cadeau empoisonné
de l'appartenance. Là se devinait la fille unique élevée dans une barre de Puteaux,
l'attente du retour du père au soir dans sa cotte bleue pendant que la mère, dans sa
robe-tablier, sous sa mise en plis empruntée, pelait des légumes, dépotait quelque
conserve, touillait le bouillon en écoutant le journal parlé d'Europe N°1.
Les images s'étaient succédées à mesure que haletaient les heures. Claire avait
peu et mal dormi cette nuit-là, disons dormi en pointillé, excitée à la pensée d'Enzo qui
serait là dans quelques minutes. C'était son idée, faire connaissance au petit matin,
chez elle.
Il verrait son nouveau visage, caresserait ses longues boucles blond cendré - sa
fierté reconquise comme un bien qui lui aurait été dérobé jadis.
1
Aux dernières vacances, elle avait côtoyé nombre de femmes de son âge
portant les cheveux courts et arborant le short et le débardeur dont on dirait qu'il
compose, l'été venu, l'uniforme de la demi-vieille en goguette. Elle trouvait que cela
faisait hommasse cet assortiment cheveux courts, tenue de troupier colonial, même si
les mèches peroxydées se voulaient une affirmation de la féminité, faire la différence
avec une coupe de cheveux de mec.
Elles étaient grand-mères et s’en flattaient, évoquaient leurs grands enfants, le
gendre, la belle-fille, leurs petits qu’ils emmenaient à la campagne, à la piscine, au parc
d’attractions, elles et leurs moitiés à la mine compassée, à l’abdomen replet, à la
casquette de base-ball portée droit, hommes mûrs emmurés dans leurs collectionnites
et leurs défis de vieux transfuges de préau, tennis velléitaire, vins millésimés, vélo
dominical, timbres exotiques, salle de muscu, la bagnole de leurs rêves de jeunesse
patiemment restaurée, ball-trap et chasse au chevreuil, le pavillon campagnard où l’on
s’emploie à week-end perdu à mettre en conserves tomates et haricots, le bois rangé
pour l’hiver où l’on passera les fêtes. Ces dames dressaient avec complaisance des
bilans de vie, elles se faisaient un devoir de mutuellement s'expliquer comment elles
étaient arrivées là où elles estimaient être arrivées. Leurs hommes au torse nu
parlaient sport, politique, bagnoles, et de leur banquier, échangeaient des adresses de
restaurants, se détournaient pour regarder passer quelque nymphe à la plastique
arrogante. Elles, papotaient à longueur de temps et cela créait un fond sonore
monocorde comme à proximité d'un groupe électrogène. La famille, la maison, le
travail, les traites, les projets, la télé, le coût de la vie, les voyages qu'elles avaient faits,
ceux qu'elles aimeraient faire et qu'elles feraient peut-être.
En attendant elles étaient là, sur leur matelas de la plage privée de l'Hôtel des
Tamaris à Carqueiranne, abritées des ardeurs solaires sous leur parasol jaune citron.
L'Hôtel était un trois étoiles aux prétentions honnêtes, avec sa piscine-pateaugoire et
sa cuisine dite provençale. Pas de jeunes, peu d'entre deux âges. Des Hollandais
distants, des Anglais roses maniant l'entre-soi avec une courtoisie hautaine, quelques
couples d'Italiens sur le retour. Une assemblée de demi-vieux en cale sèche, s'était dit
Claire au lendemain de son arrivée.
Elle avait dû trouver en catastrophe un point de chute, la saison s'ouvrait et les
réservations étaient faites. Peu portée vers les destinations exotiques, ce serait dans
les environs qu'elle irait faire un break. Les environs de chez elle sous quelques mois,
avait-elle ironisé, puisqu'elle habiterait la Côte d'Azur avant la fin de l'année.
Opportune préparation.
Quelqu'un avait annulé sa réservation de juillet aux Tamaris. Une chambre
avec terrasse, vue sur la mer, piscine et plage privée. Claire irait seule. L'amant de
l'heure, le jazzman des fortifs, un éternel bohème de plus à son palmarès ? Sur un
siège éjectable. Il en serait prévenu en temps utile.
Le besoin d'être seule et anonyme parmi des gens dont Claire n'aurait jamais eu
l'idée saugrenue de chercher le commerce en temps normal. Il s'était passé tant de
choses ces derniers temps. Beaucoup de stress et de décisions capitales. Le besoin de
se retrouver, loin de ce qui composait son environnement ordinaire depuis toutes ces
années où elle travaillait à se fabriquer une relative insouciance matérielle, années
dont la conclusion n'était plus désormais que l'affaire de quelques semaines.
- Si ce n'est pas indiscret, vous faites quoi dans la vie ?
La soupçonneuse promenait ses flascitudes comme le vétéran traîne sa patte
folle. A la fois c'était un handicap et un témoignage de bravoure. Elle avait enfanté
avec abondance sans négliger pour autant la bonne chère, et accessoirement sa vie de
femme.
Claire avait levé les yeux du dernier Douglas Kennedy. Elle était seins nus et la
soupçonneuse mal à l'aise dans son bikini orange trop échancré qui la faisait
ressembler à une bouteille de soda géante. Elle n'avait jamais dû porter de string en
public et elle s'y était mise sur l'insistance de son jules, ce qui expliquait le paréo dont
elle n'arrivait pas à se débarrasser, qu'elle troussait pour pouvoir bronzer quand
même. A travers le paréo, elle tirait en tous sens les brides de la minuscule pièce
d'étoffe synthétique. Visiblement elle composait avec cette requête contre-nature de
son mâle. Claire songeait que de la même façon ils avaient dû essayer la sodomie. Le
coup de booster érotique du milieu de la cinquantaine, phénomène connu des
rédactions dans la presse féminine. Coiffée hommasse, comme il se doit, mais brushée,
avec de la mèche blonde, violette, mauve, rose bonbon, dans la tendance du moment.
De ces vilaines permanentes à soixante-quinze euros que vous façonnent le samedi
après-midi les coiffeuses anorexiques des salons prétentieux de province.
Le mari de Madame faisait partie de la cohorte d'admirateurs que Claire s'était
faits sur cette plage, et dont elle se serait bien passée. Des maris fidèles pour qui une
femme seule était une femme disponible, à qui l'on venait faire un doigt de cour à la
dérobée pendant que Madame était aux courses, prenait sa douche, s'occupait
d'elle-même. Claire si différente, Claire si sexy, Claire que l'on sentait appartenir à un
autre milieu. La vieille histoire de la femme du voisin.
- Je suis chef de
projet dans une grosse boîte de com à Paris, mentit Claire à la soupçonneuse qui,
sentencieusement, hocha la tête.
- Votre époux va vous rejoindre ?
Interrogation prononcée sur le ton de l'allusion, à quoi Claire répliqua par un
Pourquoi ? ingénu. Il lui pressait d'envoyer cette chieuse dans les cordes. C'était chose
faite, à en voir la soudaine pâleur envahissant son visage affaissé. Mais comme elle
avait de l'éducation, et que surtout elle tenait absolument à tout connaître des
motivations cachées de sa vis-à-vis, la bonne femme n'en laissa rien paraître.
- Je disais ça comme ça... Je vous voyais seule...
- Seule, répéta Claire pour elle-même.
- Et je me disais, poursuivait l'autre en scrutant l'horizon bleuté derrière ses
lunettes de soleil à monture pailletée, que ça ne devait pas être drôle pour une femme,
à nos âges, de passer seule ses vacances.
- Rassurez-vous, répondit Claire sèchement, je ne suis pas là pour draguer, ni
votre jules ni aucun homme ici. D'ailleurs mon type d'hommes n'est pas représenté sur
cette plage.
De saisissement, la soupçonneuse laissa choir son Femme Actuelle dans le sable
varois. La morale occupait une place prépondérante dans sa vie, comme en
témoignaient la croix huguenote qui battait son décolleté flétri et sa main tenant
comme une laisse celle de sa moitié, qui à ce moment précis aurait aimé disposer d'un
sas de téléportation pour se précipiter n'importe où dans l'univers où madame son
épouse n'aurait aucune latitude de l'empêcher de fantasmer tranquille sur les jolies
parisiennes délurées. C'était un bon monsieur à moustaches et calvitie d'aubergiste,
dont le bedon trahissait l'inclination pour la cuisine traditionnelle et les breuvages
l'accompagnant. Il était négociant en vins à Haguenau, nul ne pouvait l'ignorer,
madame n'ayant cessé de le répéter depuis leur arrivée à l'hôtel à bord d'un break
Audi surchargé de bagages et de chromes rapportés.
- Ce n'était pas ce que je voulais dire, se récria la soupçonneuse un ton plus bas,
soucieuse d'éviter le scandale.
- Mais j'en suis persuadée, minauda Claire, enchaînant sur le même ton léger : «
En fait je viens de divorcer et je mets à profit mes dernières vacances pour faire le
point.»
L’attention de la soupçonneuse s’était alors portée sur cette idée de dernières
vacances. Etrange expression, en vérité. Dernières vacances avant quoi ? Les
vacances sont le temps de liberté conditionnelle accordé par la Société à celles et ceux
qui sont en activité. Elle ne le serait plus à la fin de l’année, avait-elle murmuré. Le
mot retraite avait effleuré les lèvres décolorées de la soupçonneuse, mais s’était arrêté
à ses incisives où s’attardait du rouge. Ce mot-là faisait peur en ce qu’il projetait dans
le sens de la marche l’ombre portée de ce que l’on fut, une ombre allant fléchissant à
mesure que l'astre s’élevait pour les autres.
A Claire, ce mot ne faisait pas peur. Il voulait dire ma vie à moi, mes heures à
moi, mes plus belles parties de jambes en l'air, pour dix ans encore, quinze avec de
l'optimisme et des habitudes prise au cabinet du chirurgien esthétique. Avant de tirer
ma révérence. Encore quelques mois, la fin de l'été, tout l'automne, et ce serait la
quille. Il y aurait un pot, des speeches, rivalités assassines et inimitiés recuites se
trouveraient effacées le temps d’une coupe de champagne et de la remise des cadeaux
où l’humour pesant le disputerait au ridicule. Ensuite chacun reprendrait ses
habitudes sans elle, qui regagnerait son appartement du quartier de l’Opéra les bras
chargés de paquets, un creux à l’estomac, de la paperasse à remplir.
2
Lorsque Claire avait signifié à sa rédactrice en chef qu'elle envisageait de
mettre un terme à leur quinze années de collaboration, celle-ci lui avait fait une
véritable scène de jalousie à sa manière des plus théâtrales ( orpheline, elle avait été
élevée par un de ces télé-prédicateurs si populaires outre-Atlantique, et cela avait
manifestement laissé des traces ) :
- La retraite ? Toi ? Le vestiaire ? L'oripeau ? Le voile, ma chérie? Juste toi et
ta vie sans ton job, sans l'équipe, sans tes lecteurs, sans moi ? Inconnue, anonyme,
nue, quelconque ? Marchant dans la rue comme n'importe qui ? Menant la vie de
n'importe qui ? Les soirées télé, les plateaux-repas, les gens comme ni toi ni moi avec
qui on échange des banalités du genre "ça va comme un lundi", "il pourrait bien
pleuvoir", "il fait frais pour la saison", "les politiciens nous prennent pour des billes",
"on paie décidément trop de taxes" ?
« C'est à se demander à quel point vous ne pouvez plus vous sentir, vous autres
Français, à quel point vous vous ennuyez de tout et des uns et des autres pour vous
agoniser mutuellement de pareilles scories d'inexistence ! Autant ne rien se dire, non ?
« Nous autres Américains n'avons pas de temps à perdre avec ça. Nous ne nous
arrêtons jamais. Si nous nous arrêtions ce serait comme au 12 septembre, pour
reprendre le 13, et de plus belle. C'est pour ça que c'est un péché de traîner le pas sur
Wilshire, quiconque s'arrête sur Van Ness est considéré comme un mort-vivant, la vie
à Time Square ne cesse jamais, la halte n'est pas de mise là d'où je viens, a fortiori le
terminus.
« Sincèrement, Claire, je ne t'imaginais pas t'engageant sur cette voie de garage
où croupissent tant des tiens, cette lente attente où chaque minute s'égrène telle une
perle de plomb vers la mort qui se fait chaque jour plus prégnante, tandis que se figent
les aiguilles de l'horloge en une sourde agonie minérale ... »
Très visiblement satisfaite de sa tirade, Dee Dee Pendergast s'était
brusquement tue un demi-sourire aux lèvres, qu'elle avait peintes ce jour-là d'un
carmin violent. Reprenant son souffle, elle dévisageait Claire qui, derrière son bureau,
se faisait violence pour ne pas laisser prise au fou rire qu'elle sentait l'envahir. Cette
fille était folle. Cette fille était belle à périr. Cette fille était parfaitement synthétique.
Equivalent introuvable parmi la morne gent féminine autochtone.
Déjà elle repartait, exagérant son accent à la manière d'une diva:
Alors ça y est ? Ta décision est mûrement prise, tu y as bien réfléchi ma poule, tu l'as
pesée, désossée, tu en as parlé à ton psy, il t'a donné son accord, c'est plié et je vais
devoir m'y résoudre, tu cesses de prendre part à la marche du monde ?
Dee Dee Pendergast, qui présidait aux destinées de la revue Heavenly depuis
son implantation en France, aimait à penser que la presse participait de la pulsation du
monde, qu'elle était l'un des organes vitaux d'un gigantesque corpus où le journaliste
jouait le rôle de neurotransmetteur véhiculant l'énergie vitale de l'information.
- Ouaiouais, répliqua Claire, affichant cette nonchalance crâne dont elle savait
que Dee Dee était dingue, il est temps que je fasse quelque chose pour moi toute seule
des quelques jours qu'il me reste à vivre avant de ressembler à une momie. Déjà, je
vais laisser repousser mes cheveux.
- Mais ils sont déjà longs ?
- Marre de ce carré entre deux non-couleurs. Je vais redevenir blonde et
bouclée comme je n'aurais jamais dû cesser de l'être. Didier aimait ce carré féministe.
J'en suis venue à les détester tous les deux, lui et ce carré de ses deux. Et c'est décidé,
je m'offre un lifting. Et c'est mûrement réfléchi, sans l'accord du psy que je n'irais
consulter pour rien au monde - même pas ta bouche, ma loute - , je ne te renouvelle
pas mon contrat à la fin de l'année. Je-me-barre !
- Tu regretteras Paris, moi, l'équipe, moi, Heavenly, moi.
Heavenly était une revue féminine haut-de-gamme de création américaine où il
était essentiellement question de futilités onéreuses. On y parlait stars, mode,
maquillage, régimes bio, développement personnel, fesse. Glamour, potins, phyto,
sophro, clito, psychologie de boulevards bien habités, philosophies orientales
expurgées de leurs aspects mythologiques et de leurs mises en pratique par trop
exigeantes, interviews de personnalités en vue ayant toujours quelque chose à vendre
de hype assorti de l'argumentation spiritualiste ad-hoc, sexe décliné au long de
rubriques sexo signées des experts les plus courus de la chose, où sous l'alibi
déculpabilisant du libertinage, ces dames étaient cordialement invitées à se
dévergonder dans le coup ; lingerie griffée, en soie, satin, cuir vachette, microfibre,
cousue d'or, seamless, tissée de perles de culture, sex-toys stylés, ginseng labelisé,
kama-sutra chicos, conseils de longévité du Dalaï-Lama, recettes-verdeur de Soeur
Emmanuelle, chez Heavenly tout n'était qu'ordre et beauté, luxe, sérénité, volupté et
bains de karité, selon la formule paraphrasée de Dee Dee Pendergast, sa rédactrice en
chef parachutée de Manhattan, un condensé hystérique de Glen Close et de Ségolène
Royal relifté des pieds à la tête, collectionneuse d'amants fripés et de psychanalystes
tenant rubrique "chez les confrères de gauche" - un snobisme comme un autre -, Dee
Dee Pendergast qui s'était découvert des penchants saphiques au contact de Claire,
laquelle n'avait rien fait pour susciter ceux-ci, ni d'ailleurs pour les décourager.
- Je regrette déjà Paris, répondit Claire avec une lassitude affectée, mon Paris
avec son Centre Pompidou qui partait en brioche, son Forum des Halles et ses
jongleurs, ses cracheurs de feu et ses zoulous, les vieilles putes poivrées de la rue
Saint-Denis, quand Belleville menaçait ruine et que le Marais était hanté de clodos
qu'aucun huissier n'avait jetés à la rue. La Bastille sans cette chose horrible qualifiée
d'opéra, le Louvre quand il sentait le musée croupi, le métro quand il suintait l'urine
vieillie, les petits trafics du marché de Saint-Ouen, les poules qui caquetaient dans les
ruelles de Montmartre où j'ai dragué Vincent Cassel ado ; la rue Richard-Lenoir où tu
espérais croiser Maigret précédé de sa pipe, la rue des Petits-Champs où tu guettais la
silhouette de Nestor Burma, le Quai des Orfèvres où tu ne pouvais pas t'empêcher de
penser au commissaire San Antonio et à son acolyte Bérurier ; la Place des Vosges où
j'ai dîné chez Yves Montand dans la semaine précédant sa disparition, Saint-Germain
où nous avons passé tant de nuits mémorables Didier et moi en compagnie d'écrivains
qui écrivaient vraiment les livres qu'ils vendaient ou qu'ils vendaient mal, ils s'en
fichaient comme de passer à la télé. Pas cette Paris que Sarko et Delanoë ont marquée
à jamais de leur sinistre empreinte. Leurs flics omniprésents, leurs caméras de
surveillance, le climat de trouille contenue qui règne désormais sur cette capitale
dénaturée me fichent une envie pressante de soleil, de ciel bleu et d'indépendance.
« L'équipe aura oublié jusqu'à mon passage sur cette terre sitôt que j'aurai
refermé derrière moi la porte de ce bureau. Toi Dee Dee, tu te remettras bien vite de
nos continuels crêpages de chignons, et je continuerai à parcourir avec plaisir les pages
glacées de notre jolie revue, puisque dans ton infinie générosité tu ne manqueras pas
de m'offrir un abonnement à vie en guise de cadeau de départ.
- Tu auras un Apple, proféra Dee Dee dans un souffle pré-orgasmique, roulant
exagérément le "L" de Apple en caressant de ses yeux délavés les seins de sa vis-à-vis
sous son chemisier de satin, un Apple du même modèle que celui sur lequel tu ponds
les papiers qui nous rapportent tant de fric, et je viendrai à chaque instant me
rappeler à ton bon souvenir par des mails enfiévrés qui compromettront ta réputation
et feront fuir un à un tes amants.»
Claire s'abstint de lui rappeler qu'en la matière elle attendait d'elle un petit peu
plus que des mails. Que le rendez-vous avait déjà été pris et qu'elle y avait répondu
par un lapin. Que si elle y répondait effectivement, sa réputation n'aurait certainement
pas à en souffrir, dans la mesure où elle était faite bien avant que la belle Dee Dee
n'entrât dans sa vie.
Claire venait du monde du cinéma, avait fait halte quelques années dans celui
de la télévision, s'était ensuite attardée dans la pub avant d'embrayer sur l'édition où
Dee Dee l'avait débauchée au prix fort pour en faire sa plume d'élite. Dee Dee et elle ?
Deux ennemies inséparables qui se jaugeaient, se défiaient, s'adoraient à force de se
détester. J'envie ton phrasé, je jalouse le courrier qu'on t'adresse, allait lui répétant
Dee Dee, je te déteste de savoir formuler avec tant d'élégance ce que n'importe qui
d'autre cracherait comme un simple compte-rendu de fait-divers. Elles dînaient
ensemble, se voyaient le week-end, il leur était arrivé de partager des amants, elles
avaient même failli faire l'amour à trois. Seulement failli. Certes elles se désiraient,
mais Claire avait dû se rendre à l'évidence, pour elle comme pour Dee Dee cela
resterait un fantasme.
Dee Dee ne s'était plus manifestée depuis le pot de départ et Claire n'avait pas
cherché à la joindre. Il leur fallait faire le deuil de leur relation ambigüe. Je t'aime, je te
hais. Je t'admire, tu me dégoûtes. Je te désire, tu me répugnes. Je te veux, je ne peux
pas. Dans la partie à trois qui avait bien failli se jouer au détour d'un séminaire à
Monaco la saison précédente, leur commun amant n'aurait joué qu'un rôle de prétexte,
elles le savaient toutes les deux. Il y avait eu des rires forcés, de la confusion
maladroitement fardée sous l'ivresse, les bacardis au bar de l'Hôtel de Paris avaient eu
bon dos. Chacune avait regagné la capitale par le même vol le nez sur l'écran de son
laptop, Claire frustrée, Dee Dee songeuse, séparées par la travée centrale. Que
n'avaient-elles sauté le pas, s'était dit Claire pour qui ces choses-là n'étaient un
problème qu'à partir du moment où on les considérait ainsi. La crainte des on-dit,
probablement. Claire, nous l'avons précisé plus haut, n'avait pas de réputation à
défendre. On la savait... libertine, c'était le mot qui, dans les conversations parisiennes
bien huilées, avait remplacé le terme de salope. Dee Dee c'était autre chose.
Multidivorcée et collectionnant les amants mais américaine avant tout, ce qui voulait
dire qu'elle avait des comptes à rendre à sa hiérarchie outre-Atlantique, attachée
comme on s'en doute à une certaine idée de la morale.
Cet épisode demeurait entre les deux femmes comme une soif d'alcool fort
étanchée à l'eau plate, que sublimait une complicité entendue sur le mode du double.
Je suis toi tu es moi. La schizophrénie n'était pas pour inquiéter Claire. La
schizophrénie était de ses habitudes. Tantôt elle désirait un homme tantôt c'était une
femme, selon les heures, jamais au même moment, en vertu d'un obscur et
imprévisible processus psycho-hormonal. Il était plusieurs Claire et parmi celles-ci il
était une Dee Dee. Il était manifestement plusieurs Dee Dee et parmi celles-ci était
une Claire qui avait du mal à apparaître au grand jour. Celle-ci se manifestait toutefois
par des voies détournées. On échangeait ses vêtements, on se prêtait ses bijoux, on se
rendait ensemble aux mêmes soirées escortées de l'amant de l'heure. Un même
coiffeur, une même esthéticienne, une même salle de gym louée à l'aube, pour elles
seules, avec le même coach.
Ainsi, c'était Dee Dee qui avait aiguillé Claire sur le Docteur Sanson. C'est mon
chirurgien, le lui avait-elle présenté comme parlant d'un confesseur. Vois ! Et Dee Dee
avait dégrafé son soutien-gorge pour lui montrer une somptueuse paire de seins de
cheerleader. Claire s'était sentie fondre. Cela se passait dans son bureau, une cage de
verre au troisième étage des somptueux locaux du journal, boulevard Exelmans, dont
elle avait tapissé les parois de beaux mecs choisis pour vendre du Calvin Klein, du
Ralph Lauren, de la sape new-yorkaise taillée pour les jeunes traders. Dee Dee s'était
lentement rajustée non sans loucher sur ses seins à elle, qui n'avaient pas besoin de
silicone, et dont la soudaine tension ne lui avait pas échappée.
Claire avait aussitôt pris rendez-vous avec Sanson, de la part de Dee Dee qui
s'était offerte de l'accompagner chez le praticien. Mais elle avait poliment décliné
l'offre.
Sanson l'avait reçue avec une cordialité non feinte, mais sans chaleur excessive,
dans un cabinet étrange où voisinaient une contrebasse, une collection de voitures
miniatures, une lunette astronomique, un divan de psychanalyste et une grappe de
ballons rouges gonflés à l'hydrogène qui se balançaient mollement au gré des
oscillations pendulaires d'un ventilateur tournant à plein régime, même si la canicule
était loin d'être d'actualité en ce début de mois de juin.
De haute taille, svelte, le nez chaussé de grosses lunettes à monture verte,
curieusement accoutré d'un short et d'une veste de training dont il avait coupé les
manches, Sanson était un homme sans âge, ce qui était la moindre des choses pour un
chirurgien esthétique. Il avait appris son métier en Californie et il se disait parmi sa
clientèle qu'il appartenait à cette espèce mutante appelée autistes de haut niveau, ou
Aspies (du nom du syndrome d'Asperger), sortes de génies borderline vivant dans
leur monde et capables d'exceller dans de multiples disciplines. Sanson donnait en
effet des récitals de contrebasse, il était l'auteur de nombreux essais de vulgarisation
portant sur l'astrophysique et militait en faveur de la libération de la masturbation ; il
affirmait en outre retirer une profonde sérénité du lancer de ballons rouges, activité à
laquelle il s'adonnait à temps perdu. Heavenly avait consacré plusieurs articles aux
excentricités de cette valeur montante du Tout-Paris. Dee Dee en était dingue. Mais
Dee Dee était dingue de tout ce qui lui paraissait extraordinaire, hors de prix, dans le
coup, ou plus ou moins dangereux. Comme les seins de Claire.
Sanson avait longuement questionné celle-ci sur ses souhaits et ses motivations,
puis il l'avait invitée à se dévêtir et il lui avait photographié le visage sous tous les
angles. Rendez-vous fut pris après les vacances à sa clinique du Vésinet.
Comme Claire se rhabillait, Sanson, son derrière posé sur son bureau de verre,
lui demanda si elle aimait les belles voitures. Prise de court, Claire ne sut que
répondre. Oui, elle aimait les belles voitures, comme tout le monde, mais encore ?
Sanson avait allongé le bras vers sa collection d'autos miniatures et en avait
ramené un modèle aux majestueuses lignes carrées.
- L'une des dernières belles américaines dignes de ce nom. Une Chrysler 300 C.
Mettriez-vous de l'argent dans l'achat de l'original de cette voiture ?
Claire, qui était abonnée aux Mini seconde génération, voitures relativement
coûteuses à la laideur étudiée qui n'étaient jamais que des BMW de dealers déguisées
en écrins à poules de luxe, secoua sa bientôt jolie tête. Elle voyait venir Sanson comme
la prochaine grève d'Air France et ne détestait pas les américaines tant qu'elles
tenaient la route.
- Il vous en coûtera le prix de cette merveilleuse berline,
dit le chirurgien, et l'anxiété ressentie par tout un chacun dans la perspective d'une
confrontation à la lame du bistouri.
Claire coula un regard serein en direction d'une miniature de Rolls Phantom
VII, qui trônait au beau milieu de la collection. Son cas était loin d'être désespéré.
3
La plage. L'indolence. La presque-nudité. Les heures chaudes de juillet.
Claire s'était fait à Carqueiranne quelques "copines", du moins leur avait-elle
donné à croire qu'elle goûtait leur compagnie. En fait, et à son corps défendant, sa
seconde nature était à l'œuvre tout au long de ces après-midi passées à parler de tout
et surtout de rien affalées dans des transats disposés en demi-cercle face à la Grande
bleue.
Quand on se retrouve un jour à écrire des articles dans une revue et que le
lendemain on vous dit que ce sera désormais votre métier, il s'installe avec le temps
un automatisme commun au romancier, au cinéaste et au psychologue. J'observe,
j'écoute, je ressens, je transforme tout cela en images aux fins d'en extraire du sens.
Ainsi, derrière ses verres fumés, les yeux de Claire allaient de l'une à l'autre de ses
compagnes et en détaillaient les mimiques convenues, la gestuelle préfabriquée par les
multiples stratégies de l'adaptation. On était commerçants, petits patrons,
propriétaires, nés possédants, héritiers de biens, classe moyenne toujours mise en
péril par l'irresponsabilité des technocrates. On s'inquiétait pour ses vieux jours,
matériellement. Pour le physique, on avait abdiqué. Traits affaissés, lèvres fendillées,
ombres de moustache, seins flasques ou comme frappés d'éléphantiasis, hanches
épaissies se prolongeant qui en un cul de pigeon, qui en une absence de cul flottant
dans un short de toute façon trop large. Elles jouaient cependant au petit bonheur
simple, ces femmes-là, du moins en surface, à glousser comme elles le faisaient à leurs
mutuelles évocations de banalités installées.
Les mâles affichaient des sourires tranquilles de vieux bonobos priapiques.
Claire devinait la bosse qui se dessinait à leurs entrecuisses rêvasseurs comme leurs
yeux glissaient de ses seins nus à son triangle de Lycra mauve. C'était la netteté
qu'elle affichait, plus que son impudeur, qui paraissait les fasciner. Un corps sans
vergetures, aux galbes entretenus sous le ciseau du stretching, où il n'était pas trace
de pilosité. Claire était une fervente du ticket de métro, ligne sombre de part et
d'autre de la fente, rectangle bien délimité, une habitude contractée dans les années
soixante-dix. Elle trouvait cela sexy. Eux aussi, son homme, ses amants, ses amantes,
nostalgiques comme elle de cet âge d'or de l'érotisme.
Les bonobos de la plage privée des Tamaris, en caleçon, en slip de bain, en
bermuda, ne la quittaient pas des yeux. Leurs dondons non plus. C'était avant
l'opération et Claire n'était alors qu'attirante. C'est quoi, être attirant ? C'est un talent
dont on n'a pas toujours conscience, qui s'exerce sur autrui indépendamment de
l'image que l'on prétend donner de soi. C'est appeler le désir de l'autre sans chercher à
le provoquer.
- Tu sécrètes le désir comme la plupart des femmes sécrètent des
perspectives d'emmerdes, lui disait Didier dans son langage imagé.
- Malgré mon visage ?
- C'est sur un autre plan que ça agit, subliminal disons. C'est l'animalité qui
s'exprime. Tu es là, je bande. Tu es là, elle mouille.
- Tu parles de Dee Dee ?
- Limpide. La captation s'opère cinq sur cinq entre vous. Tu en as envie, elle
en meurt. Il vous faut vivre cette expérience.
- Elle ne la tentera pas.
- Le désir prend tout son temps.
Didier faisait sa vie, elle menait la sienne. Il était de ces auteurs sans œuvre qui
ne s'attellent à un clavier que sous contrat et moyennant une confortable avance. Son
style parlé se prêtait aux sketches et aux dialogues de films. Son absence de besoin
maladif d'écrire et de parler de soi l'excluait de la nébuleuse caractérologie des
écrivains. Il avait travaillé avec des cinéastes, écrit pour des artistes de music-hall,
servi de nègre à une succession de showmen sarcastiques passés de mode en aussi peu
de temps qu'ils en avaient mis à se faire un nom. Des années durant sa verve de
commande avait alimenté les banques de répliques dont usaient les staffs de
scénaristes payés au mois par des boîtes produisant du téléfilm comme d'autres
produisent du lait en poudre. Il avait écrit des polars que d'autres avaient signés, des
chansons à ses dires "tellement connes qu'on en ferait des tubes", qui étaient de fait
devenues des tubes et sur lesquelles il percevait des droits conséquents. On lui
demandait une chute de scénario, un synopsis de roman, trois minutes et demie de
chanson conne, il disait ça fait tant, une fois que c'était signé il se collait au clavier de
son vieux Mac une Craven A au bec, et le temps que la cendre de sa cigarette ait
dégringolé sur son polo noir, il vous brandissait une sortie d'imprimante où il n'y avait
rien à retoucher. L'argent rentrait à seaux, Didier ne savait jamais de combien il
disposait sur son compte courant, il le claquait en gueuletons, en alcools forts, en fêtes,
en fumette, en filles.
Il avait fallu ce projet de passer à la production. Toujours pour faire plus
d'argent, par jeu. Didier vivait à l'hôtel, se déplaçait en taxi, s'habillait de n'importe
quoi mais il était habité par une obsession maladive de l'argent. Il lui en fallait plus
qu'il n'en dépenserait jamais, c'était un jeu qu'il avait décidé de jouer pour échapper à
l'ennui, sa phobie. Longtemps révolutionnaire convaincu, comme Claire l'avait été du
temps de la fac, Didier avait fini par renoncer à son idéal par ennui. Le trotskisme est
une utopie austère au service de gens décevants, arguait-il. Du tuning, de la variété,
du foot, de la pacotille chinetoque plein leurs caddies, des télés haute-définition pour
se taper du Bigard, c'est ça qu'elles veulent les masses laborieuses, rien à battre de la
Révolution ! Quand t'as compris ça tu la laisses au vestiaire, la Révolution, et tu fais
comme les copains : tu t'adonnes à la vénalité ambiante et au sexe, au sexe et à la
vénalité ambiante, Babylone y'a que ça de vrai !
Didier s'adonnait aussi au Jack Daniels. Ces derniers temps il s'était mis à la
cocaïne. Rien n'allait plus. Les idées se faisaient rares, le carnet d'adresses partait en
peau de chagrin, les contacts prenaient leurs distances, les huissiers se faisaient
pressants. Didier changeait si souvent d'hôtel qu'il ne savait jamais où il avait dormi la
dernière fois qu'il avait dormi.
Claire avait dû prendre une décision qui leur en coûterait à tous les deux, mais
elle ne regrettait pas d'avoir pris cette décision et celles qui en découlèrent.
Dont faire le deuil de son ticket de métro.
Elle avait adopté l'épilation en vogue, Enzo l'en avait priée. Elle s'était dit que
cela irait avec son visage neuf, que cette apparente soumission au désir de celui qui
allait devenir le premier amant de sa nouvelle vie entrait dans la composition de sa
nouvelle identité. Elle ne pouvait s'empêcher de songer que s'amorçait là sa dernière
ligne droite. Cette pensée, loin de l'abattre, la stimulait. On ne saborde pas sa dernière
chance.
En allé, le ticket de métro, sous le nuage de crème dépilatoire de l'esthéticienne
de la rue d'Antibes à la dextérité clinique. Claire s'était longuement contemplée dans le
miroir du déshabilloir. Ne s'était jamais vue ainsi depuis ses premiers émois onanistes.
Une fente de collégienne sous son ventre un brin affaissé malgré les heures passées en
salle de gym. Une fente de collégienne sous le slip de voile qu'elle passa sans la quitter
des yeux. Un cul sans le moindre poil tendant la fine étoffe de sa jupe. Une chatte de
salope dans le coup sous un ensemble Laura Ashley.
4
Sa fente au creux du triangle mauve que la fine dentelle noire cernait comme
pour la désigner. Sa fente se prolongeant, quart de tour devant la psyché, entre la
fermeté chaque jour reconquise des fesses.
Le jour se levait. Il était temps pour Claire de mettre ses bas. Elle les avait
choisis sur le conseil d'Enzo. La marque, le denier, elle avait fait mine de prendre note.
Jouer les Pygmalion de cette étrange créature n'était pas pour lui déplaire. C'était
tellement neuf pour elle. Tellement inespéré.
Ses jambes, fuselées, parfaites. On les lui avait tant jalousées. Leur galbe exalté
par la moire de cette coûteuse paire de bas qu'elle fixait méthodiquement aux brides
du porte-jarretelles. Elle décida qu'elle ne porterait plus désormais que des bas à
porte-jarretelles. Fi du collant de l’executive-woman porté sous le tailleur d’
inspiration Chanel, quand la sensualité se devait de s'accorder au décalogue appris par
cœur d’une autorité chèrement conquise. C'en était fini des réunions, des
déplacements, des congrès, des salons, des cocktails, des rencontres obligées, de
longtemps préparées, avec l’autorité de tutelle. Elle savait que reviendrait la hanter
dans ses cauchemars tout ce protocole de cour où l’on n’est qu’un rôle et des mots,
fermeté, intonations et demi-sourires qui ne s’apprennent qu’à l’école du
contre-exemple, efficace antichambre du pouvoir où la science du pragmatisme
consiste à éviter de faire siennes les erreurs et les errements commis par celle, par
celui que l’on cessera peu à peu de voir, puis d’apercevoir là où il est de bon ton de se
trouver. Ouï-dire de coups d’ego mal portés, de poignées de mains qu’il aurait fallu
seulement esquisser, rumeurs de mots en trop lâchés certain soir où le stress ou
l'alcool auront eu raison de la bienséance un peu servile qu’il convient d’afficher lorsqu’
on entend faire le chemin que l’autre, admiré, adulé, méprisé, détesté ou haï, peut
vous tracer complaisamment comme impitoyablement vous barrer. Du passé tout
cela, qu'elle raconterait, devenue vieille, à qui voudrait l'entendre, comme le font
toutes les vieilles, comme on le fait quand on n'a plus à soi que son passé, et ses sous
quand on en a, mais plus le désir de l'autre. Seulement sa compassion, quelle horreur !
ou son mépris, bien préférable à la compassion.
Le divorce, l'opération, le ticket de métro. Le break à Carqueiranne, sa plage,
son hôtel classe moyenne. Comme pour réapprendre le monde des vraies gens.
L'expression, inventée par on ne sait qui, s'était répandue dans la presse à la
faveur du désaveu devenu chronique des élites d'une société en plein déclin. Les vraies
gens étaient tout ce qui n'appartenait pas à l'establishment, politiciens de carrière
vérolés par la corruption, artistes à succès portant le nom de leur père ou de leur
mère, sportifs endimanchés à peine capables d'aligner trois mots sans susciter l'hilarité
des snobs, mais dont le train de vie n'avait rien à envier à celui de capitaines
d'industrie. Les vraies gens n'appartenaient pas à la cour crapuleuse de ce cloaque qui
osait quotidiennement se qualifier de république. On n'en voyait dans les journaux
qu'à la page des faits-divers, à la télé dans les micro-trottoirs où l'on s'arrangeait pour
qu'elles aient l'air aussi moches que possible. Pour Didier, "les vraies gens" c'était le
nom que l'on donnait au peuple en ces temps pré-révolutionnaires. Plus
prosaïquement, aux yeux de Claire comme à ceux de Dee Dee et de tous ceux qui
croyaient plus à la décadence inexorable de la société dans laquelle ils évoluaient qu'à
une éventuelle insurrection de ceux qu'elle excluait, les vraies gens étaient des parts
de marché et le resteraient tant qu'on leur laisserait de quoi tenir ce rôle.
A chacune de ses incursions parmi celles-ci, Claire se surprenait à se réjouir
avec une cynique jubilation d'avoir su franchir la frontière invisible qui les séparaient
du monde parallèle, qui était devenu le sien, où l'on gagne énormément d'argent à leur
vendre du vent. Elle s'était sortie du monde des vraies gens comme on conjure une
malédiction. Cela la rassurait Carqueiranne, sa plage, son Hôtel des Tamaris, ses
compagnons préretraités qu'elle imaginait le reste du temps dans leur pavillon de
banlieue, leur appartement en copropriété, leur maison de village-rue à mariner dans
leur dimanche la télé en sourdine, elles occupées à faire du crochet, des confitures, des
mots fléchés, eux à bricoler du pratique, du décoratif, du jetable. Le monospace dans le
garage, le chien dans sa niche, le chat dans son couffin, les nains de jardin dans leur
jardinet, les collections reliées dans leur rayonnage d'acajou, les photos de famille dans
leurs cadres dorés. Chaque chose à sa place. Les vraies gens étaient attachées à une
certaine idée de l'ordre.
Ainsi, sur la plage des Tamaris, les provinciales
feuilletaient Femme Actuelle, Le Figaro, Ici-Paris, Voici, Celebrity, Avantages, Gala,
Var-Matin, les parisiennes Cosmo, Le Parisien, Biba, Le Monde, Libé, Psychologies,
Le Point, Heavenly, Santé-Magazine. L’on papotait cuisine, shopping, soldes,
camping-cars et caisses de retraite, bientôt l'on caquetterait docteurs, cliniques,
mutuelles, insécurité. Les hommes promenaient de long en large leur pathétique
toison prolongée au-delà de l’embonpoint par le trop fameux sapin de Noël. De
pétanque en apéro, de trempette en coin de rade, on refaisait le monde et on ne
raterait pas son loto. La vie des vraies gens se déclinait en habitudes codifiées selon
des critères d'appartenance sociale. Le principe d'incertitude en était absent. Claire
parmi cet échantillon de celles-ci faisait figure d'accident quantique.
Chacun regagnait sa chambre au tomber du jour, on n'allait pas en boîte, on
restreignait les dépenses de carburant, peut-être irait-on faire un tour sur le port
assister aux animations bruyantes organisées par la municipalité à l'intention des
toutous, c'est à dire les congés-payés, ceux des campings, leur débraillé bon marché et
leurs matelas gonflables, filles tatouées, jeunes machos, gosses hurleurs, bandes d'ados
gueulards et mémères obèses flanquées de leurs moitiés pas rasées, odeurs lourdes
d'ambre solaire, de beignets huileux et de Brut de Fabergé, vélos aux trajectoires
désordonnées, scooters plein pot crevé, chiens pas tenus en laisse et leur cortège
d'étrons, emballages de fast-food, boîtes de bière et de soda, le tube de l'été conçu
pour être vomi par les haut-parleurs aériens et les saladiers installés dans le coffre des
voitures clinquantes. Les Autres, en fait. La populace, en somme, qui avait guéri Didier
comme Claire des chimères du trotskisme pour les remplacer par le vide libéral. La
terre tournait désormais sur ce pis-aller, pas très rond mais chacun s'en accommodait
à grand renfort de dopes légales et moins légales, biture, fumette, football, crédits à la
conso, jeux vidéo, pornographie, forums de râlage sur le web.
Didier rêvait depuis des années de réaliser un film sur ce vaste sujet, mais il
n'arrivait pas à en écrire la première ligne, et cela le tourmentait de se sentir incapable
de formuler ce qui le taraudait, ou de ne pas parvenir à oser le faire. Il enviait Claire
de sa conversion parfaitement aboutie au modèle naguère ennemi. Lui n'y avait
adhéré qu'en surface. Au fond de lui s'attardait un terroriste contrarié qui ne cessait
de se poser des questions sur le pourquoi du comment on en était arrivés à Sarkozy et
à sa clique tragi-comique à la tête de son pays.
- Le populisme, martelait-il, c'est là où la démocratie déchoit, quand le peuple
devient le pire ennemi du peuple. Faire un film là-dessus reviendrait à avouer aux
cons qu'ils sont des cons. Jouissif, mais il y a mieux, pas vrai ? pour séduire les foules.
Angelina Jolie par exemple.
5
Claire avait interviewé Angelina Jolie pour le compte de Heavenly. Didier avait
réussi à la convaincre de l'accompagner ce jour-là à la clinique niçoise où la star
s'apprêtait à accoucher. Il disait vouloir se confronter à ce fantasme ambulant qui
symbolisait pour lui toute la déroute de la culture occidentale. Une paire de seins, un
visage refait à neuf, un crâne probablement vide. A cette époque récente, Didier
occupait encore le placard que lui avait alloué Canal Plus, mais il avait préféré se
présenter comme cinéaste documentariste et écrivain. Dee Dee était présente. Didier
et elle s'entendaient inexplicablement. Issus de deux mondes opposés, voire
antagonistes, ils s'estimaient et chacun semblait se détendre en présence de l'autre.
Dee Dee devenait naturelle, tour de force de sa part, et Didier paraissait revenir à la
vie. Claire mettait ce curieux phénomène de résonance sur le compte de l'homophonie
approximative de leurs prénoms.
- Il est trop... ne cessa de murmurer Dee Dee, ce jour-là, comme ils trompaient
leur trac devant un Martini tassé au bar voisin du Négresco. Il est terriblement trop...
- Décidément trop, ouais ! gouailla Claire. Et il arrive un moment où trop c'est
trop.
Didier s'était éclipsé vers le comptoir pour commander en douce un
double-bourbon sec. Dee Dee planta ses yeux verts droit dans ceux, bleu-gris, de
Claire.
- C'est vrai ce qu'on dit ? Vous envisagez de divorcer ?
- J'envisage de demander le divorce, ce n'est pas la même chose.
C'est drôle...
- Non, ce n'est pas drôle. Tu épouses un mec hors du commun et bourré de
talent, qui te fait mourir de dire dès qu'il l'ouvre et qui te laisse collée au plafond à
chaque baise, soit quatre fois par jour, avec en prime un authentique caractère de
bohème comme on n'en trouvait plus que dans la littérature d'avant-guerre, capable
avec ça de gagner insolemment sa vie. Des années après tu te retrouves avec une
espèce de clodo la Craven A collée à la lippe. C'est tout ce qu'il en reste de Didier, sa
Craven A. Ce qu'il a été, il l'a noyé sous des trombes de bourbon.
- La vie, je te jure, soupira Dee Dee, observant Didier à la dérobée... Pourtant il
y a quelque chose chez lui que je crois percevoir et que toi tu ne vois plus. Des
vibrations...
- Celles du Dunlopillo où tu rêves de l'entraîner ?
- Garce ! Au fond je ne sais pas. A chaque fois que je le vois, ça me fait...
Elle n'avait pas achevé sa phrase cette fois-là encore. Dee Dee n'arrivait pas à
aller au bout de ce que Didier lui inspirait. Sans doute l'ignorait-elle elle-même. Claire
n'avait pas cherché à approfondir. Didier et elle étaient séparés depuis plusieurs mois
déjà. Ils ne se voyaient plus que de loin en loin, ni en amis ni en amants, plus du tout
sur la même longueur d'ondes. Claire en avait la conviction, Didier était en train de
gentiment perdre la raison. Son histoire de scénario impossible à écrire sur les dérives
populistes tournait à l'obsession. Selon ce que des relations communes lui
rapportaient, il passait ses nuits attablé à son traitement de texte, buvait comme un
trou, dégueulait ensuite comme un cratère et ses rares vrais amis le fuyaient. Mais il
avait tenu à accompagner Claire à cette interview et celle-ci avait accepté à la
condition qu'il se tienne en retrait, qu'il n'adresse la parole à personne, qu'il se
comporte en simple témoin. Viens voir ce que tu tiens absolument à voir, pas plus.
Elle comptait sur Dee Dee pour museler les éventuelles manifestations intempestives
de son futur-ex.
Didier prit place entre Dee Dee et elle sur le sofa faisant face à celui
qu'occuperaient Brad Pitt et Angelina Jolie. Autour se positionnèrent, tels à des
snipers, les preneurs d'images et de son menés par l'infernal Jason Varlet, longue
silhouette revêtue de cuir, la boule à zéro luisant sous les spots, une grappe de
piercings à chaque oreille. Varlet, photographe-vedette de Heavenly issu de
l'underground new yorkais, à la gestuelle maniérée et aux coups de gueule fréquents
et redoutés, faisait équipe avec Guido Baldassari le caméraman, aussi
apocalyptiquement overlooké quoiqu'en nettement plus métallique, son visage couturé
de piercings étant barré à hauteur du bouc tartare, qu'il avait peroxydé, par une
chaîne dont chaque extrémité était fixée au lobe d'une oreille. Baldassari, coiffé d'un
invraisemblable casque de retour son laqué de mauve, ajustait son objectif pour le
bobineau qui serait diffusé sur le site web du journal, tandis que les assistants
parachevaient la mise au point des éclairages.
Le couple de stars pouvait faire son entrée. Ce qu'il fit à l'heure prévue flanqué
d'une demi-douzaine de g-men et de la cour empressée de ses maquilleurs, habilleurs,
coaches et autres attachés de presse. Fermant la marche, les émissaires attentifs du
cabinet d'avocat grassement payé par chacun pour veiller à ses intérêts.
Au vif soulagement de Claire, tout s'était passé à merveille. Nettement mieux
que prévu, en ce que l'imprévu s'en était mêlé. A un moment donné, après une dizaine
de minutes d'un questionnaire convenu, soit les deux-tiers du temps imparti, Didier
avait interpellé Brad Pitt pour lui demander dans un anglais parfait quel était son
sentiment sur la nécessité de produire un cinéma engagé au regard des évènements
politiques en cours, le bourbier irakien, l'Afghanistan, les dérives populistes en Europe,
et ce qu'il pensait de l'évolution de ce cinéma et de son rapport au public.
L'intervention de Didier jeta un froid parmi l'équipe de Heavenly. Non
seulement parce qu'elle n'était pas programmée, mais surtout en ce qu'elle soumettait
l'acteur à l'épreuve d'un questionnement qui n'avait rien à voir avec les thèmes qui
devaient être évoqués. Par-dessus leurs épaules, Dee Dee et Claire, dans leurs petits
souliers, sentirent le regard de Varlet se braquer sur eux comme un lance-missile.
Claire et lui ne s'estimaient pas outre mesure, Varlet n'appréciait pas Dee Dee, et
surtout il détestait cordialement Didier. Cet ignoble fils unique d'un crétin libertarien
de Kansas City marinant dans un court-bouillon de stock-options était dans les papiers
de la direction à Manhattan et faisait partie des actionnaires majoritaires du journal, ce
qui lui conférait un semblant d'autorité âprement discuté au sein de la rédaction, mais
qu'il était difficile de contester.
Visiblement dérouté par la question, l'acteur croisa ses mains devant son
visage. Puis au terme d'un interminable silence où chacun craignit qu'il ne se levât sur
un sec "Sorry !", entraînant son épouse hors du salon, il reprit posément la parole sur
un ton qu'on ne lui connaissait pas. Oui le cinéma engagé était indispensable, le
produire faisait partie du boulot des boîtes de production, dont la sienne. Non ce
cinéma ne devait pas travailler à conquérir le public mais à exprimer ce qu'il était en
devoir d'exprimer selon le regard de l'auteur, c'était au public d'avoir l'intelligence de
suivre, c'était même une question de responsabilité de la part du public comme des
producteurs, plus que jamais ce cinéma était nécessaire en tant que témoignage d'un
désarroi à présent partagé par tout l'occident au regard des errements de nos
politiciens...
L'interview avait alors pris un tour cinéphilique, ce qui ne fut certainement pas
du goût de Varlet mais ni Dee Dee Pendergast ni Claire n'y trouvèrent à redire.
Entendre le couple hollywoodien évoquer Costa Gavras et Pasolini, le voir échanger
avec cet escogriffe en noir à peu près inconnu, sentant l'alcool et le gros tabac, autour
de Bunuel, d'Eisenstein, des frères Taviani et de la Nouvelle Vague, tenait de la plus
haute exclusivité.
- Nous allons faire un tabac ! s'était extasiée Dee Dee dans le taxi qui les
reconduisait à l'aéroport. Tu te rends compte ? Nous donnons à découvrir Brad Pitt et
Angelina Jolie sous un jour totalement inattendu.
- En décalage avec leur image, objecta Claire. Ils vont réfléchir, se concerter
avec leurs agents et je te mets mon ticket qu'avant ce soir leurs avocats nous appellent
pour nous prier d'opérer quelques coupes sombres et de leur soumettre le papier
avant parution. Sans compter que Manhattan va y mettre son grain de sel. Après tout
nous étions sensés questionner Angelina et Brad sur leur approche spirituelle de la
maternité, et accessoirement sur leurs projets cinématographiques.
- Varlet a adoré, s'esclaffa Dee Dee.
- J'ai adoré que Varlet adore. Tu sais qu'on risque notre place à cause de mon
charmant futur-ex ?
Dee Dee eut un geste fataliste.
- On leur fait gagner énormément d'argent toutes les deux.
- Varlet aimerait bien nous voir remplacées par des gens à lui.
- Il n'a pas que des amis à Manhattan. Je n'y ai que des amants.
Didier, pour sa part, n'avait pas desserré la mâchoire de tout le trajet. Sitôt
dans l'avion il s'était endormi à poings fermés pour ne rouvrir les yeux qu'à
l'immobilisation du jet devant son terminal à Roissy.
Heavenly dut à cette interview son plus gros chiffre de ventes depuis la
création de la revue. Didier en retira des promesses d'engagement qu'il déclina. Il lui
fallait se consacrer tout entier à son projet. Le projet de sa vie.
C'est à ce moment-là que la cocaïne se mit de la partie.
6
Pour le dîner, le restaurant de l'hôtel allait parfaitement. On s'attardait sur la
terrasse à bavarder avec le patron, un monsieur fort distingué et néanmoins affable,
qui du matin au soir aimait à se promener les mains dans le dos sur la terrasse, dans
les salons, entre les tables, dans les couloirs, sur la plage, au bord de la piscine. Le
patron était omniprésent et nul parmi les employés de l'hôtel ne pouvait émettre de
pronostic valable quant au lieu et à l'heure de sa prochaine apparition. Il n'était pas là
puis tout à coup il était là, silencieux dans ses chaussures blanches à semelles de crèpe,
à vous regarder passer le balai, changer les draps, poser les couverts, desservir les
tables, réceptionner la commande de poissons, de coquillages, de charcuterie, remiser
les caisses de vin. L'œil sur sa tapageuse Breitling de contrefaçon, comme si cela avait
un rapport avec la tâche qu'il était en train d'inspecter, il vous lorgnait ni dans les yeux
ni au-dessus, juste un peu en-dessous, question de pragmatisme. La rumeur courait
qu'il s'était fait casser la figure un été précédent pour un regard un peu trop appuyé.
De nos jours, commentaient les colporteurs de ladite rumeur, il ne fait pas bon être
patron. Surtout quand on ne fiche rien de sa sainte journée et que l'on paie ses
employés au compte-goutte, confiait à Claire la jeune étudiante affectée à l'entretien
de sa chambre, mise en confiance par les pourboires généreux que celle-ci lui glissait
au creux de la main, plus pour qu'elle lui fiche la paix que pour s'attirer sa complicité.
Claire, qui avait l'habitude de s'attarder dans sa chambre dans le plus simple appareil,
n'aimait guère voir la camériste s'activer autour de son lit tandis qu'elle était occupée à
se faire les ongles, à somnoler sur la terrasse, à consulter ses mails ou à écrire.
Ses deux démons, le sexe et l'écriture, la tenaillaient à temps plein et sans
relâche. La brave fille avait dû tomber sur d'autres godes oubliés dans les draps des
lits qu'elle était sous-payée à faire, mais cela avait l'air de la sidérer cette nana à poil
au creux de sa chaise longue, les cheveux enveloppés dans une serviette qui sentait le
vinaigre, occupant ses matinées de vacances à malmener le clavier du Mac posé sur
ses genoux.
- Vous écrivez un livre ? lui demanda-t-elle un jour.
Claire s'interrompit pour la dévisager sans bienveillance.
- Non, pourquoi ?
Comprenant qu'elle avait gaffé, la fille s'éclipsa. Claire vit qu'elle avait sagement
posé sur la table de nuit le gode avec quoi elle s'était envoyée en l'air la veille. Elle
l'avait posé debout, crânement, comme un menhir, par défi ou par jeu, peu importait.
Claire écrivait ses dernières vacances. "Voyage au pays des vraies gens", s'intitulerait
l'article. Il n'intéresserait pas le lectorat de Heavenly mais lorsqu'elle serait
débarrassée de la clause d'exclusivité la liant à la revue qui l'employait, elle le vendrait
au prix fort à un format plus populaire. Ce serait son chant du cygne. Après quoi elle
n'écrirait plus, promis juré. Comme elle ne se goderait plus toute seule une fois qu'elle
aurait rencontré l'autre homme de sa vie. Lequel ? Seul Didier comptait à ses yeux,
mais pas ce qu'il avait fait de lui. Son Didier lui était devenu inaccessible, comme leur
Paname. A moins de trouver à se procurer une machine à remonter le temps et en
caler le cadran quelque part entre 1969 et 1992, Claire continuerait à se goder et à
écrire et à vendre au prix fort les compte-rendus de son petit vécu de retraitée aisée,
probablement au journal local qui en matière de torchons n'avait rien à envier aux
gazettes parisiennes. On ne se refait pas.
L'idée de ce papier lui était venue en observant attentivement le manège de
leur hôte, un certain monsieur Cascabel, comme le héros de Jules Verne. Le patron de
l'hôtel des Tamaris avait l'air tout droit sorti d'une vieille comédie franco-française
avec Louis de Funès dans le premier rôle. En l'occurrence, ce serait un de Funès
bedonnant et plein de faconde provençale, plus précisément un Galabru chafouin que
la cupidité la plus obséquieusement crasse aurait fini par rendre antipathique.
Monsieur Cascabel allait venait, saluait madame d'un hochement de tête,
serrait la main de monsieur, flattait le chienchien tenu en laisse, demandait poliment si
tout allait bien, si on était satisfait, si on ne manquait de rien, récitait à qui le lui
demandait le menu du jour et la carte des vins, consentait quelque conversation à qui
se piquait de l'engager. C'était un typique vieux beau méridional au costume d'été un
peu trop voyant, à la chemise un peu trop échancrée sur un médaillon un peu trop
rutilant, au hâle artificiellement accentué et aux cheveux décolorés trop foncé, l'accent
de Pagnol propice à l'anecdote et au souvenir aussi exotique qu'imaginaire, comme le
veut l'usage sur la Côte d'Azur où faire du cabotage entre Cavalaire et Porquerolles fait
de vous un yachtman, où s'être promené un jour en hélicoptère vous assure une
expérience de baroudeur, où avoir un ami d'un ami qui possède une Ferrari c'est un
peu comme si vous étiez vous-même propriétaire de la belle voiture, où lâcher ça et là
dans la conversation, comme on ajoute tel condiment à une salade, le nom d'une
personnalité en vue qui vous aura été présentée au cours d'une soirée là-bas, geste
large assorti, à Saint-Trop' ou au Cap d'Antibes, vous confère le prestige d'un
authentique confident du star-system.
Monsieur Cascabel était très apprécié de ces dames comme de ces messieurs
ses clients. Diable, il était des leurs ! Accablé comme eux de charges et d'impôts, affolé
comme eux de devoir payer si cher le droit d'employer des pauvres gens démotivés à
qui on ne laisse que des miettes en guise de salaire. En bute comme eux à ces
innommables fonctionnaires jamais en grève lorsqu'il s'agit de sommer d'honnêtes
commerçants de leur rendre des comptes. Dans quel pays vit-on ! On enfonçait les
portes ouvertes à grand train, après dîner comme à l'heure de l’apéro-p’tit déj’, quand
ces messieurs en torse nu faisaient leurs intéressants et que Monsieur Cascabel leur
donnait inconditionnellement raison. Dans quel pays vit-on !
Claire, qui observait à distance amusée leur quotidien rituel, pressentait chez
ses commensaux, au travers des lieux communs qu’ils déclinaient sur le ton du
débatteur, la frustration d’un autre chose au goût de jeunesse enterrée à contre-cœur
et de rupture avec une destinée écrite à la manière d'un roman de Simenon. Petites
gens, petites vies, restants de rêves, renonciation à un avenir qui ne leur appartenait
plus, à un présent dont ils étaient d'ores et déjà absents. Ils avaient écouté des disques
de rock n'roll, connu des rues de villes au trafic rare, Léon Zitrone commentant le
tiercé, l'apparition de la télévision en couleur, le déclin de de Gaulle, la démocratisation
du téléphone, les premiers hommes dans la Lune, l'envol du Concorde, les débuts du
Commissaire Moulin, ils avaient vécu 68 d'une façon ou d'une autre et leurs amours
avec une retenue qui paraîtrait aujourd'hui tenir de la chronique médiévale ; leurs
femmes avaient dansé le twist, adoré ou détesté Sheila, Françoise Hardy, Elvis
Presley, Petula Clark, les Surf, elles avaient ensuite adopté la minijupe, suivi
Aujourd'hui Madame à la télévision après le repas, sangloté sur la mort subite de
Claude François, n'avaient raté aucun épisode de Peyton Place, admiré Annie Girardot
dans ses rôles de femme qui en a, détesté JR Ewing dans Dallas, appris à commander
leurs fringues par téléphone à La Redoute. Elles comme eux se mettaient petit à petit
à l'internet, ou s'y étaient mis par la force des choses, sur l'impulsion de leurs enfants,
mais sans trop comprendre, sans vraiment adhérer, comme à une nécessaire corvée,
ils trouvaient leur téléphone portable fort pratique quoique d'un usage coûteux, et les
jeunes d'aujourd'hui particulièrement privilégiés et brillants et doués et surtout
étrangers comme jamais à leur monde à eux, dont ils avaient quelquefois l'impression
qu'il était figé en un arrêt sur image qu'on leur imposait sur les traits benoîts et
néanmoins avenants de Michel Drucker.
Pourquoi et comment ce type était-il encore et toujours là comme une vieille
hantise, celle du temps, mort de sa belle mort, de leur jeunesse à jamais enfuie ?
Drucker à peine grisonnant, comme leur sussurant par voie subliminale : Je suis
l'Alpha et l'Omega.
7
La veille de son retour à Paris, Claire loua une voiture pour se rendre à Cannes
visiter l'appartement qu'elle avait réservé sur clichés via internet. L'agent immobilier
lui avait dépêché une jeune stagiaire au physique de top-model qui l'attendait à l'heure
dite au pied de l'immeuble, un ancien palace d'architecture pseudo-victorienne situé
sur les hauteurs, remontant au fondateurs anglais de la ville. Claire occuperait le haut
de l'une des tours d'angle surmontées d'un clocheton tarabiscoté, un loft au plafond en
dôme ouvert de fenestrons ovales par où le soleil entrait à flots. Depuis les balcons aux
garde-fou ouvragés elle aurait une vue imprenable sur la mer, les îles de Lérins et la
chaîne de l'Estérel. Son interlocutrice de l'agence immobilière s'emploierait à meubler
et à agencer l'appartement selon ses directives. Déjà, les travaux de rafraîchissement
étaient bien avancés.
- Vous aurez l'impression de partir en vacances une seconde fois cette année, la
complimenta la jeune stagiaire.
Claire approuva du chef, très fière de son choix. Dee Dee Pendergast, si éprise
de luxe, tomberait à la renverse à la vue d'un tel appartement. Il lui avait coûté toutes
ses économies, soit une fortune, et ce n'était pas fini. Il lui resterait pour survivre ses
multiples pensions, quelques droits d'auteur et le produit de la vente de son
appartement parisien. Pas de quoi se lamenter sur son sort.
Là aboutit toute ma vie, se murmurait Claire en admirant les corniches et les
stucs de ce qui fut une suite princière, avec une émotion assez analogue à ce que l'on
doit ressentir lorsqu'on a échappé à un crash aérien. J'ai tout de même sacrément
bien mené ma barque. Voilà que se profile la dernière ligne droite. Finir en beauté.
Dix ans encore, quinze si je reste optimiste. Keep positive, comme le répète Dee Dee à
longueur de journée. Nous serons des vieilles belles qui n'auront pas honte de croiser
haut leurs longues jambes, cela révulsera nos semblables flétries mais nous attirera
la sympathie des plus jeunes, eh oui ! c'est aussi simple que ça, babies, comme sur
Wilshire, comme sur Van Ness, comme sur Times Square, pour conserver la même
allure au sens figuré il convient de la conserver aussi au sens propre, la halte n'est de
mise qu'à la faveur du lèche-vitrines, keep on movin', 'til the end of the road, et vous
resterez baisables... pardon ! Sexuellement envisageables !
Les mains posées à plat sur le garde-fou fraîchement relaqué de noir, sur le
balcon exposé au sud où il aurait suffit de casser un oeuf sur le dallage de marbre pour
le voir cuire en quelques secondes, Claire contemplait la rade où évoluaient d'énormes
yachts aux lignes aérodynamiques, et en-deçà, les toits et les palmiers, les façades de
verres et les pins parasols, les coupoles palatines et les sycomores de cette petite ville
où elle avait passé tellement d'étés en compagnie de Didier, mais si peu seule avec lui.
Des étés chez des amis - dans le sens que l'on donne à ce mot dans un certain milieu.
Des soirées de bringue, innombrables, mémorables. Des hôtes excentriques,
éternellement vieillissants, toujours superficiels.
Elle reviendrait ici seule, sous quelques semaines. Tout ce qu'elle aurait à faire
serait de remplir placards, penderies et bonnetières de ses effets. Puis elle renouerait
avec le décor, la lumière de cette ville où l'on vient faire son cinéma. Pour la
distribution et les figurants, il lui appartiendrait à elle seule de peaufiner le casting.
Le scénario, elle en avait entamé l'écriture dans son appartement de la rue de
l'Opéra durant les cinq semaines où, le visage recouvert de bandelettes, elle vécut en
recluse. Cinq semaines d'éviction sociale (c'était le terme employé par le docteur
Sanson) à flemmarder en attendant la livraison du traiteur et les visites de la
gardienne d'immeuble qui lui montait son courrier, ses cigarettes, les journaux et de
menus achats. Cinq semaines à éviter le miroir, à devoir prendre des précautions pour
la toilette, à passer ses journées en robe de chambre le nez dans un bouquin, un
magazine, sur un écran. Cinq semaines à errer dans un vaste appartement où
l'ameublement avait été réduit à l'essentiel. Le gros du mobilier était parti à la salle
des ventes, l'appartement avait déjà trouvé preneur au double de la somme dont elle
s'était acquittée pour l'achat de son loft cannois. Claire avait liquidé ces formalités tant
qu'elle disposait encore d'un visage, cela ne lui avait pris qu'une poignée d'heures. A
son retour de la clinique du Vésinet elle avait eu l'impression, poussant sa porte, de
pénétrer dans une cathédrale. Ne demeurait de ce qui fut son univers intime durant
les vingt années qui venaient de s'écouler qu'un lit, une penderie, un bureau, un
fauteuil et de quoi cuisiner. L'appartement était devenu aussi impersonnel qu'une
chambre d'hôtel car elle elle en avait décidé ainsi. Ce serait une nécessaire phase de
transition. Ensuite, le jour prévu de son départ, elle n'emmènerait que le strict
nécessaire dans sa Samsonite à roulettes. Elle partirait en voiture, prendrait tout son
temps, ferait étape au gré de ses caprices. Arrivée à Cannes elle n'aurait qu'à se faire
couler un bain.
L'ordinateur fut le compagnon de ses interminables journées et de ses nuits
écourtées. Le sommeil ne venait pas, ou elle s'éveillait en pleine nuit. Le calme subit, la
solitude après des années sans une seconde à soi. Claire savait qu'elle mettrait du
temps à s'habituer à ce changement de rythme, et que cela ne se ferait pas sans
anicroches, dont ses insomnies. La radio, un livre, un magazine puis l'écran plat posé
sur le bureau de merisier adossé à une photo de Didier agrandie au format poster.
L'agrandissement montrait Didier période caméra. La photo était d'elle, prise avec le
Rolleiflex que Didier lui avait offert à leurs débuts, au bon temps où il n'avait pas
besoin de coke pour être un type trépidant et drôle, le bon temps où il la baladait dans
Paris au volant de sa 403 poubelle, le bon temps où les flics étaient bonnasses et
fermaient les yeux sur les voitures-poubelles, le bon temps où il se passait encore
quelque chose sur les écrans et dans la tête des gens qui ressemblait à de l'idéal, à de
l'envie, à de la révolte, au goût du lendemain.
L'ordi, cadeau de départ du comité de rédaction, selon la version officielle. Le
présent promis par Dee Dee, sans le harcèlement amoureux dont elle l'avait menacée.
Une crise financière sans précédent contemporain ayant entre-temps éclaté, il était
prévu que le luxe traverserait une zone de turbulences et les ventes de la revue ne
manqueraient pas de s'en ressentir. La belle avait d'autres chats à fouetter.
L'ordi était un Apple de la dernière génération, châsse translucide où quelle que
soit l'heure le visage d'Enzo venait s'incruster, apparition irréelle comme surgie d'un
film de science-fiction.
Enzo fut d'abord le nom d'une habitude, puis celui d'une drogue douce. Claire
s'était dit que si elle avait eu à sortir, à s'éloigner de l'ordinateur, elle aurait sans doute
ressenti les effets d'un manque et pour y pallier, elle se serait empressée de très vite
passer à autre chose.
Mais elle avait à ce moment-là encore quatre semaines à tenir entre quatre
murs. Quatre longues semaines où s'exprima, qui sait ? le destin dans ses
imprévisibles, et souvent inespérées facéties.
8
Cela avait commencé une nuit où le processus de cicatrisation s'était manifesté
de façon particulièrement inconfortable. Démangeaisons et sensations cuisantes
vinrent s'ajouter cette nuit-là aux bouffées de chaleur qui perturbaient le sommeil de
Claire depuis déjà plusieurs années malgré un traitement hormonal qu'elle suivait
pointilleusement. Claire s'était couchée tard après avoir visionné un DVD rassemblant
les derniers épisodes de "Dr House", série dont elle était friande, en grande partie
pour le personnage du toubib déjanté qui lui rappelait Didier jeune. Bien vite, Claire
comprit qu'elle ne trouverait pas le sommeil. En nage sous sa couette, le visage en feu
sous ses pansements, elle déclina jusqu'aux alentours de trois heures du matin les
multiples parades à l'insomnie coutumières de ceux qu'affecte cette calamité
domestique. Respiration profonde et soutenue, fixation sur un point imaginaire,
détente obtenue par un plaisir solitaire, mais rien n'y fit. Claire repoussa sa couette et
sauta dans ses mules, passa sa robe de chambre et gagna son bureau où elle fit jouer le
syntoniseur du poste de radio. Las ! elle ne trouva que rediffusions, baratin
noctambule et variétés tapageuses. La télé, consultée, ne proposait pas mieux. Le
lecture, alors ? Claire venait de terminer un polar de Nicci French, un recueil de
nouvelles de Rick Moody attendait sur la table de chevet mais elle aimait à observer
une halte entre deux imaginaires, vieux réflexe de liseuse compulsive.
Restait le web, dont elle n'était pas une fanatique. Le web avait été de ses outils
de travail, mais elle lui avait préféré de loin les rigueurs et les charmes du terrain. Cela
faisait partie de ce qu'elle préférait dans son métier de journaliste. Aller rencontrer le
réel là où il se tricotait. Fallait-il se rendre à Londres, Oslo, Rome, Berne, Athènes,
Tamanrasset ? Le temps de quelques coups de fil et elle prenait place à bord d'un jet.
Dans la vie courante on prévoit de faire un voyage, on s'y prépare puis on y va, le
séjour est plus ou moins long et comporte les temps morts inhérents aux contingences
du quotidien dans toute espèce d'activité humaine. Dans sa vie à elle on décidait, on
décollait, le séjour était bref, suffisant toutefois pour faire ce que l'on avait à faire, l'on
s'imprégnait de l'atmosphère des lieux moyenant un peu de shopping, puis on
redécollait. Depuis l'apparition des laptops, le reportage s'écrivait pour ainsi dire en
temps réel. Avec la pratique, il était bouclé, mise en page comprise, dans le vol du
retour. Le web, pour Claire, était une énorme médiathèque qui, comme toutes les
médiathèques du monde réel, avait quelque chose d'un peu mort, ou du moins de trop
achevé. On y trouvait du créé, mais rien qui fût en état de création, à part peut-être
dans ces jeux en univers persistants dont parlaient les experts de la chose, et ces
salons de chat où se retrouvaient des gens que ces mêmes experts désignaient sous
l'appellation de no-lifers, individus réputés sans vie digne d'être vécue et sans autre
relations que virtuelles avec de leurs semblables masqués sous d'énigmatiques
pseudonymes.
En était-il ainsi de ce Genovese, qui sur un salon de rencontres comme il devait
en exister des milliers d'autres, demandait à la cantonade s'il se trouvait une jolie
française disposée à converser intelligemment ?
Claire lui avait répondu pourquoi pas ? et bien vite ils avaient poursuivi en
privé.
Genovese lui parla de soleil et de plage, de palmiers et de promenades sur une
Riviera italienne dont Claire se garda bien de lui dire qu'elle la connaissait comme le
fond de son sac à main, pour voir s'il lui racontait des histoires. C'était non. Sa
description des rivages de Bordighera, de la vue sur le Mont Bego depuis Vintimille, de
l'étrange village d'artistes de Bussana Vecchia surplombant SanRemo,
correspondaient à ce qu'elle en avait vu. Genovese disait habiter Cannes et y mener
une vie « relativement oisive ». Étrange hasard, se dit Claire, tout haut.
Elle aiguilla la conversation sur la vie à Cannes, posant çà et là quelques pièges
dans lesquels Genovese ne tomba pas. Il avait ses habitudes sur une plage privée de
Palm-Beach, non loin de son appartement au Marly, luxueuse résidence dont les
terrasses ouvraient sur l'incomparable perspective de la Croisette et les sommets
déchiquetés de la chaîne volcanique de l'Estérel.
Un Italien vivant de ses rentes mais pas plus superficiel que ça, voire
surprenant par son humour et son vocabulaire choisi. Claire avait l'habitude des
rupins. Elle avait passé la majeure partie de sa carrière à observer avec recul leurs
manies dispendieuses et leurs caprices d'enfants gâtés, à mépriser leur veulerie, leur
cynisme, leur obsession procédurière, à se gausser de leur maladresse à afficher ce
qu'ils supposaient être les bonnes manières, la culture, le goût forcément inhérents à
leur condition. Les rupins élégants et esthètes, maniant la bienséance et la retenue
aristocratiques étaient des purs produits de l'imagination des scénaristes. Dans la
réalité les rupins ne valaient pas mieux que l'héritier lambda d'un lopin de terre
promis aux bulldozers des promoteurs. Ils avaient simplement beaucoup plus d'argent
dont ils n'avaient pas gagné le premier centime.
Genovese lui apparut autre. Bien sûr on était dans le cadre strict, et somme
toute assez neuf, d'une forme de correspondance voulue spontanée et s'opérant en
temps réel par le truchement d'un clavier. Quoique Genovese n'employait pas les
raccourcis hermétiques familiers des chatteurs ordinaires, il saisissait rapidement des
phrases concises et bien léchées où l'humour était omniprésent, ce qui suffisait à se
faire une idée du contenu de son bagage culturel. Mais quelque chose chiffonnait
Claire. Le ton n'était pas celui d'une personne âgée, du moins dans ses âges. Il y avait
une fraîcheur, une sensibilité, une fluidité qui, pour cette experte de la chose écrite,
cadrait mal avec le personnage de retraité qui se cachait sous le pseudonyme de
Genovese.
Cela lui donna très envie de savoir à quoi il ressemblait. Mais elle se ravisa
aussitôt. Il lui faudrait se dévoiler aussi, et son visage était recouvert de bandelettes.
Genovese prendrait peur à la vue de cette momie. Comme il avait de l'humour, c'est
ainsi qu'elle lui présenta la chose.
- Une opération de chirurgie esthétique, s'inquiéta Genovese. Qu'aviez-vous
donc à reprocher à votre héritage ADN ? Un nez trop long ? Une bouche pas assez
pulpeuse ?
Elle s'esclaffa, lui dit. Un visage, un corps inassortis. Un désir de se retrouver
telle qu'elle se ressentait au fond d'elle-même, à l'image de la vie qu'elle avait offert à
son corps de vivre. Une vie libérée telle qu'on pouvait la mener à notre époque.
Elle avait prononcé ces derniers mots avec hésitation. Genovese et elle
appartenaient-ils vraiment à la même génération ? Elle en doutait. Brûlait de le savoir.
Voulait-il la rejoindre sur MSN ? Il répondit que oui. Elle le prévint alors de ce qu'elle
ne lui montrerait qu'une petite partie d'elle, disons ses mains.
Ce fut son décolleté. Son désir de séduire était décidément irrépressible. Cela
faisait partie de son personnage. Séduire, donner envie d'elle. Didier expliquait cela
par un manque de confiance en soi. Tes origines te travaillent, au fond de toi la fille
unique de prolos décourageants cherche à prendre sa revanche sur la bourgeoise
que tu as fait d'elle. C'est ton passé qui te court après, la môme, dans ses grolles à
deux balles et sa robe du samedi soir. Il fera son possible jusqu'au bout pour te
pourrir la vie. Sauf que c'est une illusion que tu entretiens. Tu luttes contre avec la
seule arme de ton sexe. Tout ce que tu fais est sexe, et ça t'a manifestement réussi.
Tu sais tirer profit de tes faiblesses. Mézigue, je les noie, mes faiblesses, sous une
pluie de bourbon. Manque de bol, je ne fais que les fertiliser.
En échange, Genovese lui montra le haut de son col. Un col cassé de chemise de
soirée. Dandysme ? Sortie de concert ? Ce n'était pas en tout cas le torse d'un homme
d'âge mûr. Un instant Claire hésita entre poursuivre et couper court. Mais elle se
souvint que dans leur dialogue en aveugle Genovese lui avait très peu parlé de lui, et
qu'elle n'avait pas songé à lui demander son âge.
Elle alluma une cigarette pour retrouver une contenance. Déçue, un peu, d'avoir
affaire à un jeune type. Ce serait coton de se le faire, fût-ce en imagination. A chaque
fois qu'elle se trouvait en présence d'un homme ou d'une femme, libre ou pas, Claire
jaugeait ses chances de l'afficher à son palmarès. De cela, elle ne ressentait ni honte ni
culpabilité, elle était comme ça depuis qu'elle s'était émancipée. La baise faisait partie
des besoins vitaux comme boire, manger, pisser... et c'était le seul plaisir dont on ne se
lassait jamais. Elle ne voyait pas le visage de cet homme mais il lui paraissait jeune,
beaucoup plus jeune qu'elle, trop sans doute. Sachant elle avait du mal à demeurer
neutre au regard du désir, le sien et celui qu'elle savait susciter chez l'autre, elle
craignit, si elle se laissait aller, de verser dans le vulgaire.
- C'est quoi, ton prénom ? demanda t-elle dans un nuage de fumée bleue.
- Enzo.
- Pas mal. Moi c'est Claire. Déçu ?
- De quoi ?
- De la jolie française disposée à converser intelligemment.
- Depuis tout à l'heure je trouve que nous conversons intelligemment et depuis
quelques secondes je te trouve plutôt jolie, Claire. Pardon, je trouve que tu as un très
joli décolleté.
Claire gloussa comme une collégienne à qui son prétendant offre un bouquet de
fleurs fanées. L'accent de Enzo, assorti de la voix qui va naturellement avec dans une
production de série B qui sait se tenir. Une voix, un accent dans ses écouteurs, à
rendre nymphomane une missionnaire des Témoins de Jéhovah. Une voix qui n'allait
pas du tout avec ce qu'elle devinait de ce corps svelte.
- Question de goût.
- A mon goût, si tu préfères. Et à ta façon.
Il ne pouvait feindre de ne pas avoir remarqué que ce n'était pas là le décolleté
de la bimbo du jour. D'ailleurs c'était sur un salon de rencontres dédié aux
quinquagénaires qu'ils avaient entamé cette conversation. Un gig en quête de proie, un
mec qui n'avait pas résolu son Œdipe, ou plus simplement une variété disons
distinguée de ces innombrables voyeurs qui hantent les salons de chat. Qu'importait.
C'était un jeu. Un passe-nuit. Il tenterait de la convaincre de se dévoiler davantage, et
s'il savait s'y prendre pour faire monter le désir ils s'enverraient en l'air à neuf cents
kilomètres de distance, ce serait toujours un fade de pris et ainsi allait la vie.
- Très joli décolleté, vraiment.
Il enfonçait le clou. Prévisible. Claire en ressentit de l'agacement.
C'est vrai que beaucoup d'italiens adorent les antiquités.
- Je fais partie de ceux-là, dit-il avec un sérieux exagéré qui la fit partir d'un
rire un peu hystérique.
- Mais dis-moi, s'enquit-elle lorsqu'elle se fut reprise, que faisais-tu sur ce salon
de vieux, un garçon de ton âge ?
Enzo répondit par un geste de la main qui marquait l'hésitation ou
l'impuissance. Claire remarqua alors que sa chemise était boutonnée à l'envers. Il avait
dû mal régler sa webcam.
- Cela m'arrive de m'ennuyer quand je ne sors pas le soir et que je ne trouve
pas le sommeil. J'aime bien chatter mais pas sur le dernier Batman ou sur ce que je
n'ai pas vu à la télévision. Je n'ai pas la télévision, les jeux vidéo m'indiffèrent, je
préfère m'amuser dans la vraie vie. Et toi, tu es insomniaque ? Seule ? Tu n'as pas
d'homme dans ta vie ?
- Plus.
- Tu es libre, alors.
- On peut dire ça.
- Te sens-tu libre ?
Plus qu'une question, c'était une remarque formulée sur le ton interrogatif. Se
sentait-elle libre, à ce moment précis ? Elle répondit que non.
- Si c'était le cas j'interromprais cette conversation, je fermerais mon
ordinateur et j'irais dans la cuisine me refaire du café.
- Pourquoi ne le fais-tu pas ?
- Je ne sais pas. On est libre quand on sait. C'est bizarre ce à quoi nous sommes
en train de jouer.
- Ce n'est que de l'insomnie combinée à de la haute-technologie. Nous ne
dormons pas, il nous a pris l'envie de discuter, puis de faire connaissance, et nous voici
à nous dire que nous ne dormons pas, à nous demander pourquoi nous sommes en
présence, et que faire de cela. Nous ne jouons à rien.
- Cela ressemble pourtant à un jeu. On s'écrit puis on se voit. Disons on
s'aperçoit, on se pressent. Surprise. Tu es jeune, je ne le suis plus. On se dit quoi ? Au
revoir, merci, c'était une erreur, ou on continue comme si de rien n'était ?
- Qu'est-ce qui te tourmentes ?
- Il y a, dit-elle, que tu sembles si peu vrai.
Elle se serait giflée. Tu sembles si peu vrai. Des mots de midinette. Une
réplique digne de servir de refrain à un tube de l'été. Tu sembles si peu vrai. Tu es un
rêve surgi du cœur de la nuit avec ton accent qui me fait fondre, ta voix dont les
graves me vibrent les ovaires. Voilà ce qu'il capterait, Enzo. Une vieille nympho
énamourée en train d'inonder son siège.
- Si peu vrai ? détacha t-il, l'air surpris.
- Tu n'es pas concerné. C'est moi que ça regarde. C'est ma façon de te percevoir.
Ce garçon avec sa belle voix de basse et sa chemise à col cassé, son langage de
philosophe. Cela ressemblait à l'un de ces rêves dont on sort en se disant qu'il était
absurde, mais qui, si on s'amuse à l'interpréter, nous révèle une foule de choses
éclairantes.
- Tu veux dire que je n'ai pas l'air authentique, insista Enzo.
- Je veux dire que je me demande si je ne suis pas en train de dormir. A mon
réveil, je me raconterai le rêve que j'ai fait d'un décolleté de robe de chambre
s'entretenant avec une chemise de smoking de la liberté et de son ressenti, du
mystère d'une rencontre qui n'en est pas vraiment une, et des images qu'ils ont pu
partager de jolis coins de Ligurie. Te sens-tu vrai, Enzo ?
- Je me suis souvent posé la question, répondit-il d'un ton posé, sans y trouver
de réponse qui me satisfasse.
- Je me la pose souvent à l'âge que j'ai. Comme quoi on n'est jamais rendu.
- Lui as-tu trouvé une réponse qui te convienne ?
Elle lui dit que cette réponse était non. Elle se trouvait si peu vraie elle aussi. Sa
vie sentimentale chaotique, ses errements sexuels pompeusement qualifiés
d'expériences, l'éternelle frustration de se voir embarquée dans des relations où tantôt
elle était la muse, tantôt la confidente, tantôt la putain, tantôt les trois, et toujours la
maîtresse. Cette cassure entre le désir que son corps inspirait aux hommes et leur
indifférence à son visage, à son regard, à son sourire. Son incapacité à la mimique, au
non-dit éloquent, qu'elle devait à ses origines modestes. Elle venait d'un milieu où l'on
disait haut et fort pour soi, où l'on ne s'adressait à autrui que pour saluer, échanger des
banalités, demander, récriminer. Où le langage n'était pas codé. Où un chat est un
chat. Il lui avait fallu apprendre à être présente à autrui, cela lui avait pris des années
de savoir se mettre en situation d'empathie, d'arriver à comprendre ce qui se cachait
derrière ce que disait l'autre, et surtout ce qu'il ne disait pas. Elle passait pour une
banquise parce que son visage était resté muet. Ce visage qu'elle n'aimait pas, elle
n'avait jamais éprouvé le besoin de lui apprendre à dire les choses comme à les taire.
Son corps seul était disert. Ses jambes disaient tout et n'importe quoi, ses seins étaient
intarissables, son cul plus bavard encore. Et ils leur répondaient du tac-au-tac, avec
leurs mots creux qui voulaient tous dire la même chose. Tout compte fait, Didier avait
raison, c'est parce qu'elle aimait baiser qu'elle avait réussi à devenir autre chose
qu'une banale employée de bureau.
- Ce Didier manque de délicatesse.
- Didier est lucide, il se fout de la délicatesse, il voit les choses comme elles sont.
- Tu es heureuse ?
- Il me manque. Non pas qui il est aujourd'hui, celui-là je le déteste, il me
répugne, il pue, c'est un caniveau. Ce qu'il a été me manque. Ce qu'il a représenté pour
moi et ce qu'il y avait autour, qui était tout entier imprégné de sa substance. C'est
parfaitement égoïste, je sais. C'est une histoire qui commence à sentir le moisi et qui
fera de moi une vieille, je le sens.
- Tu ne veux pas y renoncer ?
- Mon visage retrouvé, j'espère enfin passer à autre chose. C'est pour ça aussi,
l'opération. Je me verrai comme je n'ai jamais été. Ensuite je pars, je bazarde tout, j'ai
cessé de travailler, je suis libre et je pars dès que j'ai mon visage. Nous ferons
connaissance, moi et moi, là où j'ai choisi d'aller.
- A l'étranger ?
Elle garda le silence. Lui dire ? Ils ne se connaissaient pas et ne se connaîtraient
peut-être jamais, Enzo et elle. Mais quelque chose lui murmurait qu'il en irait tout
autrement. Enzo avait l'air d'un type réfléchi. En tout cas, s'il vivait comme il le
prétendait, l'argent n'avait pas réussi à en faire un con arrogant.
- A Cannes.
- Tiens. Pourquoi cette ville ?
- Tiens, répéta-t-elle, parce qu'il y fait soleil et qu'il y a la mer. A part ça, c'est la
seule ville balnéaire que je supporte.
- On peut s'y ennuyer langoureusement.
- Je sais aussi qu'on y attend la mort avec beaucoup de prétention. Disons que
j'y ai des bons souvenirs et que j'ai de quoi y vivre à hauteur de ce qu'une femme est
en droit d'espérer d'un tel décor quand elle n'est pas encore trop moche.
- Peut-être ferons-nous plus amplement connaissance ?
- Trop tôt pour le dire.
- Méfiante ?
- Prudente. Pour le moment, Enzo, tu es une voix dans la nuit qui s'exprime
dans un langage rare. Je ne sais pas encore dans quelle mesure tu n'es pas un produit
de mon imagination. Nous sommes loin l'un de l'autre, je ne peux pas te montrer mon
visage, par courtoisie tu n'as pas cherché à me montrer le tien, nous sommes dans le
jeu, jouons-le.
- En même temps cela confère à notre dialogue un petit quelque chose de
fantasmagorique.
- C'est cela, Enzo. Peut-être rêvons-nous ce dialogue.
- Il y a un bon moyen de savoir si nous ne rêvons pas.
- Lequel ?
- Retrouvons-nous demain soir, ou la nuit prochaine, ou quand il te conviendra.
Tu as mon adresse mail, j'ai la tienne mais je te laisse l'initiative de décider que nous
ne sommes pas en train de vivre un songe. Nous nous souhaitons une bonne nuit ?
- Ce qu'il en reste.
- Ce sera une belle aube, alors.
- Belle aube, Enzo.
9
Dee Dee appela dans la journée pour prendre des nouvelles, disait-elle, mais
Claire saisit bien vite que la belle avait besoin de s'épancher sur l'épaule de sa vieille
ennemie.
Rien n'allait plus. Les ventes du journal étaient en chute libre, les annonceurs
retiraient leurs billes, les actionnaires réclamaient des têtes, Varlet en première ligne.
- Depuis ton départ les conférences de rédaction ressemblent à des matchs de
boxe. Varlet veut changer la ligne éditoriale de fond en comble, cibler un public plus
jeune, plus populaire, plus métissé, en résumé surfer sur la vague Obama, faire dans le
"bling bling"...
- Je me disais aussi que tôt ou tard les lecteurs nous reprocheraient de nous
attarder dans le new age... Je dois dire que le dernier numéro avec six pages
consacrées au dernier bouquin de Cyrulnik, qu'on voit et qu'on entend partout faire
son petit numéro de gourou... Bof !
- Je ne te raconte pas le prochain. Retour sur les années Dolto entre l'expo
consacrée à Gainsbourg, le chic anglais selon James Bond, Jacques Salomé sa vie son œ
uvre chapitre XXXIX et un papier réchauffé sur la mode des jupettes de collégiennes.
Varlet écume. Pour une fois que je suis d'accord avec Varlet.
- Notre métrosexuel préféré n'envisage tout de même pas de faire de Heavenly
le pendant bobo de Femme Actuelle ?
Claire entendit son interlocutrice pouffer à l'autre du fil. Tout n'allait pas si mal
que ça. Dee Dee reprit :
- Sais-tu ce qu'il est venu me demander l'autre matin ?
- Tu veux dire que Varlet a surmonté la répulsion que tu lui inspires et qu'il t'a
invitée à dîner ?
- Non. Il m'a priée de contacter ton ex.
Claire sentit un frisson bizarre la traverser de part en part. Elle s'entendit
prononcer, détachant chaque mot :
- Varlet t'a demandé de contacter Didier ?
- Il le croit capable de te remplacer au pied levé. C'est vrai que toi partie, Claire,
nous n'avons plus de véritable auteur. Les autres ne font que du journalisme, toi tu
faisais du journalisme et tu écrivais. Eh bien Varlet m'a dit s'être renseigné à fond sur
Didier, avoir parcouru tout ce qu'il a écrit et signé de son nom ou pour le compte de
quelqu'un d'autre. Il dit que ce mec a un cerveau et qu'il en connaît le mode d'emploi,
qu'il a fait des merveilles sur Canal avant d'avoir été terrassé par le jeunisme, bref il le
veut à la rédaction.
- Pas sûr que Manhattan soit d'accord, vu les accointances politiques de Didier
et ses multiples addictions.
- Tu sais, Claire, ça fait un bout de temps qu'on a tiré un trait sur McCarthy aux
States. Manhattan n'a retenu que la qualité de son intervention lors de l'interview que
tu sais, et les retombées de celle-ci en termes de ventes. Les actionnaires ont donné
leur accord de principe.
- Tu veux dire que...
- Cela s'est passé très vite. Nous sommes allés rencontrer Didier à son hôtel,
Varlet et moi. Il écrivait. Je ne te dis pas le tableau, tu dois le connaître par cœur.
Ainsi, Didier s'était remis à écrire. Claire imagina la précieuse Dee Dee
Pendergast flanquée du non moins maniéré Jason Varlet pénétrant dans une chambre
d'hôtel envahie de fumée, les cendriers pleins à ras-bord, des cadavres de Jack sur la
table de travail, sur le lit, la télé, la moquette tachée.
- On lui parlait, il nous fixait, l'air de ne pas avoir dormi depuis des mois,
pendant que ses doigts couraient sur le clavier, comme animés d'une vie propre...
Claire se dit qu'elle aurait aimé être là. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait
pas connu Didier saisi de ce qu'elle appelait "la transe de l'inspiration".
- Il travaillait à quoi, tu le sais ?
- Le scénario d'une saga politique. Un truc énorme, ambitieux, disjoncté, bref
prometteur, avec Sarkozy comme personnage central.
- Un écrivain n'est jamais tant inspiré que par ses amours ou par ses bêtes
noires, nota Claire.
- Tu as dû entendre parler du dernier Oliver Stone, fit Dee Dee.
- "W.", le truc sur Bush.
- C'est du même tonneau, sauf qu'il est rempli d'acide. L'ascension de Sarkozy
vue par quatre familles françaises lambda et vue du microcosme politique, ses alliés,
ses adversaires, les milieux d'affaires, l'entourage de Jacques Chirac.
- Didier vous a confié tout ça ?
- Au début j'ai cru qu'il allait nous balancer son cendrier en travers de la gueule.
Le regard noir, le verbe assassin. On le dérangeait. Varlet surtout. Varlet qui n'arrêtait
pas de lui parler de toi...
- Le petit con.
- Lui écrivait sans cesser de nous fixer par dessus ses lunettes. A un moment
donné j'ai fait signe à Varlet de la boucler et j'ai demandé à Didier de nous parler du
projet sur lequel il travaillait. Ses doigts se sont arrêtés de courir et il a pris le temps
d'allumer une cigarette. Puis il nous a expliqué. Pendant deux heures d'horloge on l'a
écouté parler sans jamais l'interrompre. Varlet est sorti de là littéralement sonné.
Depuis, il ne décolle plus de son portable, il remue ciel et terre pour réunir une
coproduction.
Claire avait basculé son siège pour étendre ses jambes sur son bureau. Le
contact du combiné avec ses chairs tuméfiées, sous les pansements, vint lui rappeler
que là encore, elle n'était pas en train de rêver.
- Continue, dit-elle seulement.
- Le projet se fera, tu peux compter sur Varlet, il a le bras long comme le
Mississipi. Didier a une intelligence très au-dessus de la moyenne, je ne t'apprends
rien, Claire. Il a bien compris où était son intérêt.
- Tu entends par là qu'en contrepartie il a accepté de travailler pour Heavenly ?
- Sous la seule réserve qu'on ne le soumette à aucune espèce de censure. Il
choisira ses sujets et les traitera de A à Z selon sa propre optique.
- La spiritualité n'est pas son fort, le glamour non plus, les sex-toys il est
naturellement équipé...
- Varlet n'a pas tort quand il dit qu'il est grand temps de repositionner l'image
de Heavenly, de diversifier ses contenus, de concerner un plus large public...
- Quel sera ton rôle dans cette nouvelle mouture, Dee Dee ?
- Aucun.
- Varlet t'a remerciée ?
- Varlet n'y est pour rien. Je cesse à mon tour de prendre part à la marche du
monde. Ce sera chose faite au printemps.
Dee Dee eut un moment d'hésitation.
« Je serais bien passée te voir pour te dire tout ça, mais vu ton silence, j'ai
pensé que ce n'était peut-être pas opportun. »
10
Claire passa le reste de la journée affalée dans le seul fauteuil qu'elle avait
souhaité garder, une grosse chauffeuse d'hôtel datant des années trente, recouverte
de moleskine havane. Les dernières informations se télescopaient dans son esprit. Un
mois seulement s'était écoulé depuis son départ de la rédaction de Heavenly. Et cela
faisait près de deux semaines qu'elle s'était retirée du monde. Celui-ci avait tourné en
accéléré, sans elle.
Appeler Didier ? Il n'existait aucun moyen courant de le joindre. Il n'avait
jamais créé de boîte mail et il n'allumait son portable que pour appeler. Il détestait cet
ustensile et le téléphone en général. Comme il changeait fréquemment d'hôtel, il fallait
passer par le réseau insolite et changeant de ses connaissances pour pouvoir le
localiser. Appeler tel boucher casher de la rue des Rosiers qui vous mettrait en
relation avec tel balayeur d'origine sénégalaise opérant dans le XIIIème, lequel était
autorisé ou non à vous transmettre le numéro de tel gardien de cimetière au
Père-Lachaise qui, s'il avait reçu pour ce faire l'aval de l'intéressé, vous communiquait
le portable d'un chauffeur de taxi, d'un employé des services de maintenance des
égouts, d'un débitant de tabacs, d'une prostituée ou d'un tenancier de kiosque à
journaux mis au fait par ses soins de son point de chute du moment. Prétendre joindre
Didier revenait à accepter les règles d'un jeu de pistes digne d'un scénario
d'espionnage. Combien de créanciers s'étaient cassés les dents, combien d'huissiers du
Trésor Public avaient dû rendre les armes lors de cette vaine quête sur le mode
médiéval. Ce n'était pas une question de paranoïa. Didier était seulement jaloux de sa
tranquillité. En outre il avait décrété qu'il ne verserait pas un traître centime au fisc
tant que la pègre néo-libérale menée par le petit comte hongrois tiendrait le pays sous
sa férule.
Didier avait son numéro. S'il ressentait le besoin de l'appeler... mais ce besoin ne
s'était pas manifesté depuis la procédure de divorce. Pour Claire, la voie était libre.
Pour Didier, les verrous étaient en train de sauter. Dee Dee prendrait bientôt son
envol et si Enzo était un rêve, celui-ci appartenait à la catégorie des rêves récurrents.
Un œil sur l'écran de l'ordinateur suffit à Claire pour le vérifier. Enzo avait laissé
un message dans sa boîte mail. Il attendait qu'elle se connecte. Ce qu'elle fit avec une
fébrilité qu'elle ne se connaissait plus. Il était deux heures de l'après-midi, Enzo se
levait à peine. On se lève très tard à Cannes.
Sa webcam était orientée de la même façon que la veille. La chemise de
smoking avait laissé place à un peignoir de bain. Claire remarqua que l'image était
toujours inversée.
La voix d'Enzo résonna dans le casque.
- As-tu réussi à trouver le sommeil ? lui demanda-t-il sans préambule.
- A vrai dire, je n'ai pas les idées très...
- Très claires ?
Elle se jeta à l'eau. Lui raconta tout, le journal, Didier, leurs débuts, son apogée,
son déclin, leur vie passée, leur rupture, Dee Dee, leur amitié amoureuse, le journal,
ses amants, ses amantes, le projet ambitieux de Didier, l'appel de Dee Dee.
- ... Je te le répète, Enzo, je ne sais pas où cela nous mènera de dialoguer ainsi
mais pour l'immédiat, même si j'ai pu te choquer, je voudrais que nous ne nous
perdions pas de vue, je m'aperçois que ta présence m'est précieuse.
- En quoi m'aurais-tu choqué ?
- On ne se connaît pas. Je ne sais quelles sont tes croyances, tes sensibilités. J'ai
eu jusque-là une drôle de vie. Tu m'as l'air de quelqu'un de très bien, cela se fait rare
et je ne voudrais pas passer à côté. Je ne voudrais pas non plus m'en vouloir de t'en
avoir trop dit.
- Il n'y a rien de grave, jamais, à part la maladie, la mort, prononça Enzo. Il n'y a
rien en tout cas qui me choque dans ce que tu viens de me dire. Rien. Peut-être
comprendras-tu pourquoi, Claire, bientôt.
- Quelque chose de particulier ?
- De très particulier, mais il est prématuré de te le confier. Pour le moment on
fait connaissance, veux-tu ? On essaie de se dire des choses comme on aime se les
dire, on hésite, on doute, on a peur de soi, pas tant de l'autre. On voudrait vouloir
devenir des amis, c'est ça qu'on cherche au bout du clavier, on passe sa vie à chercher
quelqu'un qui nous comprenne. On vient là au cœur de la nuit, on ne dort pas, cela fait
toujours un peu peur d'avoir une nuit à passer à la lueur de la lampe, on aimerait bien
avoir un confident pour venir à bout de l'ombre. Quand le jour est là, on se rend
compte que l'on doute tout autant, que l'ombre n'est pas celle qui se voit, dont on peut
venir à bout en allumant sa lampe.
Claire demeura silencieuse le temps de digérer ces propos. Ils étaient ceux d'un
transfuge du romantisme victorien, poète lunaire à la voix bien timbrée, à l'éloquence
de tragédien, qui ne cherchait pas ses mots, qui devait avoir beaucoup lu. Qui parlait
comme on écrit alors que tant de lettrés se contentent d'écrire comme ils parlent. Enzo
s'exprimait avec une espèce de lassitude qui pouvait paraître forcée. Peut-être était-il
comédien.
Claire leva les yeux vers le poster de Didier comme pour lui demander son avis.
Qui est ce type ? Que me veut-il et qu'est-ce que j'attends de lui ? Pourquoi me
devient-il indispensable ?
Mais Didier restait coi, gardant la pose épique du cinéaste réaliste, un bras
nonchalamment passé autour de la caméra posée sur son épaule, dans cette rue du
quartier des Halles qui avait disparu depuis belle lurette sous la voracité des
bulldozers post-modernistes.
- Toi Enzo, reprit Claire, tu n'as personne à qui parler ?
- Si j'avais quelqu'un, je ne serais pas là, répondit-il sur le ton d'un aveu.
- Mais comment un garçon comme toi peut-il être seul, je ne comprends pas, tu
es brillant, plein d'humour, tu es...
- A dire vrai, trancha-t-il, c'est assez compliqué.
Il recula son siège et il y eut un grand bruit dans les écouteurs, Claire crut qu'il
allait couper la communication et elle se sentit rentrer les épaules comme pour
prévenir un choc. Mais il n'avait fait que modifier l'orientation de la caméra, de sorte à
ce qu'elle reste braquée sur son torse, comme si lui aussi voulait dissimuler ses traits.
Il leva une main, et une cascade de boucles châtain vint ruisseler sur ses épaules. Puis
il écarta les pans de son peignoir de bain.
Claire se pencha sur son écran, interdite.
Une paire de seins. Une vraie paire de seins aux mamelons bien formés. Au bas
mot du 95 b. Encadrés de longs cheveux bouclés.
La voix d'Enzo résonna à nouveau dans le casque. Claire ne l'entendit plus alors
comme une tessiture basse. C'était une voix rauque.
- Désires-tu que nous poursuivions ?
Il avait employé un ton presque obséquieux. Claire bredouilla:
- Si je ne me suis montrée indiscrète...
- La question était inévitable.
- Je ne te l'ai pas posée.
- Elle serait venue tôt ou tard dans la conversation. Dans notre cas, mieux vaut
tôt que tard.
- Dans notre cas ?
- Tu évoquais mes croyances, à l'instant. J'ai la faiblesse d'en nourrir quant à
l'idée de destin. Mais je crois aussi au libre-arbitre. En restons-nous là, Claire, ou
poursuivons-nous ?
11
Leur relation durait à présent depuis trois semaines. Trois longues semaines de
dialogues seulement interrompus par le repos que prenait l'un ou l'autre, à n'importe
quelle heure du jour ou de la nuit, quand le sommeil venait et qu'il se faisait invincible.
Claire n'avait pas souhaité revenir sur la particularité d'Enzo, comme s'il ne s'était rien
passé ce jour-là, sauf l'immixtion de son fantasme favori dans leur intimité naissante.
A présent Claire connaissait le visage d'Enzo. Un visage naturellement glabre,
aux pommettes hautes, de grands yeux étirés, un nez fin et une bouche dont elle lui
enviait le dessin. Lui découvrirait bientôt le sien. Ils avaient convenu de se rencontrer
à Cannes, chez elle. Cela se ferait au petit matin. Enzo adorait le petit matin pour ses
promesses et la pureté de sa lumière.
L'art, la gastronomie, les lectures, la politique, autant de sujets propices à
verser dans l'ennui, sur lesquels Enzo s'exprimait avec un sérieux empreint de tant de
légèreté que Claire sortait littéralement éblouie de leurs longues conversations. Enzo
était manifestement bien né et à l'abri de tout souci matériel. C'était l'impression qu'il
lui avait faite d'entrée de jeu. Un jeune homme riche qui vit dans son petit monde,
quoique ce petit monde semblait peu habité. Enzo n'évoquait pas d'amitiés, de
connaissances. Il parlait des livres qu'il avait lus, des films qu'il avait vus, d'expositions
où il était allé, des boîtes de nuit qu'il lui arrivait de fréquenter mais jamais un prénom,
un surnom, un sobriquet ne venait se glisser dans son discours. En retour Claire
évoquait ses ex, les gens qu'elle aimait bien. Lui ne lui parlait que d'elle, à elle, des
choses de la vie à travers elle.
Comme il était un homme et elle une femme, le sexe vint tout naturellement
s'immiscer dans leur échange. Il était présent depuis le début, on ne s'aventure pas
dans une telle correspondance sans cette arrière-pensée, mais c'est subrepticement
que sa présence se fit jour, comme l'invité de marque à une réception dont les hôtes
ont convenu qu'il n'apparaîtrait que tard dans la soirée.
- Lorsque tu me verras, il nous faudra à nouveau faire connaissance, lui
avait-elle dit.
- Ce sera toi. Ta silhouette, tes yeux, ta bouche, tes traits, ton sourire que je ne
connais pas, mais ce sera toi.
- Mes traits allégés, redessinés.
- Au fait, seulement le visage ?
- Je me suis occupé du reste en temps et en heure. Le visage, on ne peut pas. Il
est la partie du corps la plus exposée aux intempéries.
- Le rire, les sourires le sculptent à leur manière, ainsi que les soucis et les
larmes.
- J'ai longtemps cru que je résisterais à cette tentation.
- Je sais. Ton visage trahissait ton être au lieu de le traduire en non-dits.
- Il y a un proverbe italien qui dit quelque chose comme ça, je crois...
- Traduire n'est trahir que si ce qui est dit est vrai. Traduire l'imposture c'est
rendre lisible le mensonge.
L'accent d'Enzo, le rauque de sa voix, la profondeur de sa réflexion
ressemblaient si peu à ce qu'elle percevait de lui à travers son visage juvénile qu'elle
avait l'impression de visionner un film mal doublé. Son accent, sa voix rauque
vibraient de ses tympans au creux de son ventre comme dans le corps d'un violoncelle.
Ils seraient amants, il y avait longtemps qu'elle en avait acquis la certitude.
- Je sens pourtant comme un reproche dans ta voix, Enzo.
A travers ses écouteurs, elle entendait sa voix à elle résonner dans le vide de
son bureau. Sa voix à elle, où elle crut reconnaître quelque chose de fort ancien qu'elle
avait cru enterrer, qui appartenait à ses racines, à son extraction, à l'éducation humble
qu'elle avait reçue. La vulnérabilité. Enzo la subjuguait.
- Qu'aurais-je à te reprocher ?
- Rendre lisible le mensonge.
- Quand il y a mensonge. Mais là, où se tient-il ? Si ce n'est dans ta honte de te
montrer telle quelle, avec tes pansements. Je te verrai telle que tu auras voulu que je
te voie. Je ne t'aurais jamais connue affichant les traits que tu n'as pas aimés, et qui
pourtant sont indiscutablement les tiens.
- Je ne peux vraiment pas, Enzo, j'en suis navrée.
- Laisse-moi te désirer ainsi les quelques jours qui nous séparent de ton...
absence.
- De mon déménagement. Nous nous rencontrerons aussitôt après, nous nous le
sommes promis.
- Mais d'ici là ? Devrai-je me contenter de l'étoffe de ta robe de chambre,
comme à l'accoutumée ?
Les yeux de Claire se posèrent sur la webcam, petit œil de cyclope surmonté de
sa diode lumineuse. L'opération lui avait laissé le visage par endroits insensible,
douloureux là où la peau avait été incisée pour introduire les implants. Sous ses doigts,
à travers les derniers pansements, elle pouvait encore caresser les contours des œ
dèmes.
- Ce serait extrêmement douloureux pour moi, essaie de le comprendre.
La caméra montrait à Enzo la soie de sa robe de chambre, dans les tons écrus, à
hauteur de ses seins. Il pouvait en deviner la naissance.
Alors,
insista-t-il, montre-moi un peu plus de toi.
C'était une invitation, prononcée sur le même ton affable qu'il employait pour
évoquer la visite d'une église baroque, assortie d'un geste sans équivoque, mais non
sans élégance. Un geste de la main appelant au lever de rideau.
- Je crois aussi qu'il est temps, murmura Claire, reculant son siège comme il
l'avait fait naguère.
Elle dénoua la ceinture de sa robe de chambre et la laissa glisser sur la
moquette.
12
Une auberge sur le petit port de Mèze, non loin de Sète, décor à dominante
blanche et bleue, le vent glacial de décembre sous un ciel à la pureté de diamant.
C'était un dimanche avant Noël, des jeunes couples et leurs enfants, des retraités en
caban rouge et jaune, de rares touristes venus de contrées nordiques se groupaient
sur le quai à l'heure de la criée. Retour des parcs à huîtres, les étals scintillaient de
l'abondante pêche, le vent courbait les tamariniers, faisait siffler les mâts des bateaux.
Claire sirotait un chocolat en contemplant cette chaleureuse agitation quand son
portable résonna du thème "April in Paris" de Count Basie, annonçant un appel de Dee
Dee, dont le visage s'afficha sur le minuscule écran.
Dee Dee était en joie. Dee Dee exultait. Dee Dee était comblée.
- Je n'ai que de bonnes nouvelles, ma chérie.
- Heavenly se porte mieux ?
- Heavenly se porte à merveille depuis que Didier a repris ton flambeau. Bien
sûr l'ambiance des comités de rédaction n'est pas la même, les plus anciens d'entre
nous auront du mal à s'y faire mais d'ores et déjà les annonceurs se bousculent et les
premiers retours sont très prometteurs. Le dernier numéro a été mis en forme en un
temps record selon la nouvelle formule...
- Je pense que je le trouverai à mon arrivée à Cannes.
- C'est le numéro de Noël mais on a pris le risque de sortir des clichés.
"Génocide de sapins", ça t'inspire quelque chose, Claire ?
- Ça, c'est du Didier pleine peau.
- Vrai. Mais l'édito est de moi.
- Les mauvais plis se prennent vite, je vois.
- Suit un dossier signé intitulé "Noël, néons, Grenelle, etc." sur le bilan
énergétique des éclairages de Noël dispersés tout autour de la planète et leurs
retombées en termes de destruction de la couche d'ozone. Didier ouvre sa série "Ces
grandes dames et le sexe" avec Charlotte Rampling qui passe aux aveux et que Varlet
a photographiée chez elle dans sa lingerie de prédilection. Eclairages travaillés et
ambiance british, du grand art !
- Jeanne Moreau a dit oui pour le prochain épisode ?
- On ne l'a pas sollicitée mais Fanny Ardant, Diams et Nathalie Baye sont
programmées. Selon les études de marché, les concepts de Didier, ses interviews à
contre-emploi, son style décalé sont à même de séduire non seulement notre lectorat
habituel mais un public que nous n'aurions jamais imaginé toucher il y a seulement
quelques semaines. J'ajoute que l'épaisseur de son carnet d'adresses nous est des plus
précieux.
- Il a donc songé à acheter de la colle, fit Claire.
- Pardon ?
- Je faisais allusion à son carnet d'adresses.
- Je me trompe ou tu es jalouse, ma chérie ?
- A peine, éluda Claire. Didier donne-t-il encore l'impression de se camer ?
- On ne se quitte pour ainsi dire plus et je ne l'ai pas vu se faire une ligne de
coke. Sa consommation d'alcool est en baisse. Il n'a plus un instant à lui et ce n'est que
le début. Tu es assise ?
- Confortablement.
- Varlet. Il a assuré. Ce petit con cachait bien son jeu. On l'a sous-estimé, ma
chérie. A l'heure qu'il est, Didier doit roupiller dans le vol qui l'emmène à L.A. Le
tournage de son film débute courant juin aux studios Universal, Didier derrière la
caméra, Dylan Baker dans le rôle de Sarkozy, Ben Gazzara prêtera ses traits à Jacques
Chirac, Danny DeVito jouera le ministre Raffarin, Mick Jagger devrait faire un Villepin
très convaincant, et tiens-toi bien, Ségolène Royal sera interprétée par Angelina Jolie !
- Tu veux dire achevée.
Emportée par son enthousiasme, Dee Dee ignora la saillie de Claire.
- Ça s'appellera "Rogue Washer", en français "L'Homme qui voulait nettoyer la
racaille". Selon certaines indiscrétions, l'Elysée apprécie très modérément.
- Tu m'en vois ravie, répondit Claire, je n'ai pas lu le scénario, mais pour bien
connaître la plume de mon ex, ça ne va pas verser dans la brosse à reluire.
- Là-bas, je veux dire aux States, on le compare déjà à Céline, à Dantec, à
Bukowski, à Michael Moore, que sais-je !
Claire éclata de rire.
- Et pourquoi pas à Eminem, tant qu'ils y sont ? Céline et Dantec, c'est le coup
de boule assuré. Moore, admettons. Bukowski, pas grand chose à voir à part
l'alcoolisme chronique et la queue arquée.
- Heu... à ce propos, Claire....
Un silence s'installa sur la ligne. Au bout d'une vingtaine de secondes meublées
d'une lointaine rumeur de trafic urbain, Dee Dee balbutia :
- ... Puisque tu en parles...
- Je me doute que tu ne fais pas allusion à l'oeuvre de Charles Bukowski, dit
Claire avec un calme dont elle s'étonna elle-même. Vois-tu, j'avais envisagé cette
éventualité. Je ne m'y étais même pas préparée, tant elle tenait pour moi de
l'évidence.
« Tu sais bien, Dee Dee, que j'ai des yeux qui me servent à voir, comme cela
arrive souvent aux écrivains, et que ce n'est pas le sens moral qui m'étouffe. L'une des
dernières conversations sérieuses que nous ayons eue avec Didier portait sur mes
chances de te convaincre de me suivre dans mon lit.
- Il nous voyait vraiment faire ça ?
- Je nous voyais le faire aussi. Et comme nous en parlions, je vous revoyais tous
deux à chaque fois que les hasards du métier vous mettaient en présence. Tu sais
quoi, ma loute ? Nous avons du goût, et c'est pour ça que nous nous entendons à
merveille ! »
Epilogue
Deux brefs coups de sonnette au parlophone. Claire sursauta, plaqua ses mains
sur son ventre, alla attraper sa robe de chambre au dossier d'une chauffeuse. Elle
traversa toute l'étendue du loft pour aller presser d'un index tremblant la commande
du verrou électronique.
Derrière la porte, elle guetta le cliquetis de l'ascenseur. La cabine stoppa à
l'étage. Un pas dans le corridor, assourdi par l'épaisse moquette.
Claire ouvrit la porte.
Face à elle, une longue jeune femme vêtue d'un élégant tailleur pourpre,
fièrement campée sur ses hauts talons, une paire de lunettes solaires jugulant en
serre-tête sa chevelure châtain dont les boucles s'épandaient en cascade sur ses
épaules drapées d'un carré Hermès.
La jeune femme, ses lèvres peintes de grenat tendues en un timide sourire, lui
saisit la taille comme pour l'inviter à danser. Claire lui offrit ses lèvres flambant
neuves.
- Tu seras le premier à y goûter, Enzo.
Et sûrement pas la dernière, songea-t-elle en s'abandonnant au baiser.
FIN

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